Les couleurs d’Hélène : éloge de la bigarrure
p. 159-168
Texte intégral
1La beauté peut avoir quelque chose de scandaleux. Cultiver ou priser la beauté, c’est s’arrêter aux apparences, c’est rester prisonnier du monde sensible. Lecteurs de Platon, nous savons que la contemplation de ce qui est beau peut conduire au monde des Idées mais le Beau n’est par lui-même qu’un degré inférieur de l’être ; il n’est qu’une qualité esthétique. La couleur, ou plutôt les couleurs, sont à ranger du côté de la réalité sensible. La bigarrure et le chatoiement ont également quelque chose de scandaleux. Ils renvoient au plaisir des sens, à la diversité phénoménale ; ils ont partie liée avec le luxe, la richesse et le superflu. L’habit sombre du bourgeois ou de l’homme d’église annonce la rigueur et le sérieux ; un vêtement coloré révèle le saltimbanque ou l’homme de rien1. Certaines figures de la littérature ou du mythe incarnent cette négativité de la couleur, de la beauté et du sensible. Hélène de Troie est de celles-là.
2D’après Homère, la plus belle femme du monde était fille de Zeus et de Léda. Une autre tradition veut qu’elle fût la fille de Zeus et de Némésis. Némésis, fuyant un Zeus enamouré, aurait parcouru le monde entier en se métamorphosant en de multiples créatures. Elle finit par prendre la forme d’une oie et le roi des dieux, qui avait pris celle d’un cygne, s’unit à elle à Rhamnonte en Attique. Némésis pondit alors un œuf, qu’elle abandonna. Découvert par un berger, il fut porté à Léda, qui le conserva dans une corbeille ; lorsqu’il s’ouvrit, la belle Hélène en sortit. Hélène, née d’un œuf, deviendra un magnifique oiseau, un oiseau de paradis, et son plumage fera d’elle le phénix de la Grèce.
3C’est sous le signe de la couleur que Jean Giraudoux fait paraître sur scène Hélène, personnage de sa pièce créée en 1935, La guerre de Troie n’aura pas lieu. Dans ce drame, l’épouse de Ménélas, amante de Pâris, n’est ni plus ni moins qu’une sotte, une sotte encombrante dont le peuple de Troie peine à se débarrasser. Devant la menace d’un conflit mondial, Hector est chargé par les Troyens de persuader Hélène de regagner la Grèce. Le dialogue s’engage ainsi :
Hector : C’est beau, la Grèce ?
Hélène : Paris l’a trouvée belle.
hector : Je vous demande si c’est beau la Grèce sans
Hélène.
Hélène : Merci pour Helene.
hector : Enfin, comment est-ce, depuis qu’on en parle ?
Hélène : C’est beaucoup de rois et de chèvres éparpillés sur du marbre.
Hector : Si les rois sont dorés et les chèvres angora, cela ne doit pas être mal au soleil levant.
Acte I, scène 8.
4Cette Grèce plastique imaginée par Hector, cette Grèce tout droit sortie d’un tableau, pose le motif sur lequel les échanges qui suivront reviendront sans cesse, celui de l’esthétique et des couleurs : Hélène est tout entière sensations et sensualité ; les hommes sont pour elles de grands savons qu’il est agréable de frotter contre soi, et elle ne choisit des événements, des objets et des hommes que ceux qui ne sont pas pour elle des ombres2. « Je choisis ceux que je vois », affirme-t-elle à Hector. Et le dialogue continue ainsi :
Hector : Je sais, vous l’avez dit : ceux que vous voyez colorés. Et vous ne vous voyez pas rentrant dans quelques jours au palais de Ménélas ?
Hélène : Non. Difficilement.
hector : On peut habiller votre mari très brillant pour ce retour.
Hélène : Toute la pourpre de toutes les coquilles ne me le rendrait pas visible.
Hector : Voici ta concurrente, Cassandre. Celle-là aussi lit l’avenir.
Hélène : Je ne lis pas l’avenir. Mais dans cet avenir, je vois des scenes colorées, d’autres ternes. Jusqu’ici ce sont toujours des scenes colorées qui ont eu lieu.
Hector : Nous allons vous remettre aux Grecs en plein midi, sur le sable aveuglant, entre la mer violette et le mur ocre. Nous serons tous en cuirasse d’or à jupe rouge, et entre mon étalon blanc et la jument noire de Priam, mes sœurs en péplum vert vous remettront nue à l’ambassadeur grec, dont je devine, au-dessus du casque d’argent, le plumet amarante. Vous voyez cela, je pense ?
Hélène : Non, du tout c’est tout sombre.
5La dimension comique de cet échange est évidente. Mais au-delà du rire, nous décelons une intention philosophique. Le théâtre de Giraudoux est en effet un théâtre d’idées, un théâtre à thèse. Ce drame très librement inspiré du poème homérique oppose deux mondes, ou plutôt deux visions du monde, d’un côté Hélène, avec ce qu’Hector appelle son « album de chromos », « ses gravures prêtes de toute éternité », et de l’autre Hector, l’homme d’action, le guerrier, qui ne connaît que la poussière et la cendre des champs de bataille. D’un côté un monde de la bigarrure, de l’éclat, de l’autre, le gris de la destruction et le rouge du sang. Hélène, l’oiseau chamarré, n’est pas à sa place dans le monde héroïque d’Hector. On peut voir dans cette opposition une réflexion de nature esthétique : deux genres s’opposeraient ici, l’épique, avec son lot de sublime et de pathétique, et un autre genre, difficile à définir, moins grave, plus frivole, entièrement tourné vers le plaisir des sens, faisant de la beauté artistique le seul critère de vérité ; nous parlerons d’une esthétique parnasienne. Ces chèvres angora et ces rois dorés éparpillés sur le marbre, évoqués plus haut, ont de fait quelque chose de parnassien. L’Hélène de Giraudoux est attentive aux bijoux portés par les combattants qui s’acharnent sous les murs de Troie ; c’est tout ce qu’elle perçoit de la bataille, Emaux et camées3.
6Mais il faut aller au-delà de la théorie esthétique, car derrière l’ars poetica se cache généralement un postulat philosophique. Hélène est prisonnière des sens ; elle ne parvient pas à s’échapper du monde sensible. Elle est donc en quelque sorte un personnage anti-platonicien, qui n’a pas accès aux Idées et à l’intelligible. Elle appartient au monde de l’apparence et du simulacre. Il faut se souvenir qu’Euripide fit de ce simulacre le motif central de son Hélène4 : la véritable Hélène ne serait jamais parvenue sur les rives de l’Hellespont, mais elle serait restée en Égypte, tandis qu’à Troie, c’est pour un fantôme d’Hélène que l’on se massacra pendant plus de dix ans. Hélène de Troie se situe du côté du non-être. Suivant la voie tracée par le sophiste Gorgias, nous nous proposons de réhabiliter Hélène et de prononcer un éloge philosophique de la bigarrure. Comme Hélène, le sophiste est du côté d’une pensée qui n’est qu’une pseudo-philosophie, une philosophie des apparences5. Gorgias, dans son Eloge d’Hélène, affirme que le discours constitue le φα'ρμακον du sophiste6. Le discours est une drogue dont les effets sur l’auditoire peuvent être puissants. Mais le discours est également, car tel est le sens du terme grec φα'ρμακον, affaire de teinture et de couleurs. Les rhéteurs latins s’en souviendront, qui qualifieront de colores les parties destinées à donner au discours un relief particulier qui n’est pas seulement du côté de l’ornement mais bien plus de celui de la pensée7.
7L’Hélène de Giraudoux est un oiseau au plumage multicolore, un oiseau de paradis : assimilons-la à un paon. En choisissant le paon, nous commettons certes une entorse mythologique : le paon est l’oiseau de Junon, Hélène appartient à Vénus. Mais le destin philosophique du paon peut se lire à partir de quelques textes que nous commenterons brièvement et qui nous renvoient bien à cette dévalorisation ontologique de la beauté dont nous voyons en Hélène de Troie l’emblème littéraire. Communément, le paon souffre d’une assez mauvaise réputation ; il est dévalorisé par cela même qui fait son excellence au sein de l’espèce volatile, la richesse et l’éclat de son plumage. Le paon est un oiseau qui se pavane - l’étymologie du verbe renvoie au nom latin – pauo – de cet animal qui fait la montre ; il n’est qu’apparat et orgueil. Oiseau de cour – on le rencontre dans la plupart des jardins et des palais princiers – il est la version animale du courtisan, de l’orgueilleux, du prétentieux. Il pourrait aussi bien être celle du sophiste. Une fable de La Fontaine le met en scène se plaignant à Junon, la déesse à laquelle il est traditionnellement associé, de ce que son chant n’égale pas celui du Rossignol ; la déesse, irritée de ces lamentations illégitimes, le renvoie à sa beauté et à sa riche queue qui semble « La Boutique d’un Lapidaire8 ». On voit ce que cette comparaison a de méprisant. Le philosophe jésuite espagnol Balthasar Gracian (1601-1658), dans son ouvrage intitulé El Discreto9, rapporte, sur le mode ésopien, l’apologue du paon, oiseau d’ostentation. Le chapitre intitulé « La Réalité et la Montre10 » nous décrit cet oiseau en butte à la jalousie de tous ses congénères ailés ; tous se rendent au palais de la richesse, demeure supposée de l’oiseau de Junon, pour instruire son procès ; le paon, écrit Gracian, « reçut la visite des oiseaux ses confrères dans une vaste cour, théâtre de sa gloire, où il le disputait alors par le brillant de son plumage à l’éclat des rayons du soleil ». Il lui est ordonné de ne plus exhiber les plumes de sa queue, au nom de son propre intérêt :
c’est pour t’avertir que nous sommes tous fort scandalisés de ta fastueuse chamarrure ; ainsi doit-on appeler l’attirail bigarré de ton plumage. […] car, si tu avais un peu moins de brillant et plus solide ; tu aurais compris qu’en t’efforçant pour paraître beau, tu fais une grimace qui te défigure. L’ostentation est un défaut qui ne se rencontre que dans le vulgaire : elle naît d’une sotte vanité, laquelle naît à son tour d’une petitesse d’esprit ; […] c’est exposer le mérite que d’en faire parade : la réalité se suffit à elle-même, sans le secours du spectacle. En un mot, tu es le symbole des richesses ; et ce n’est point être sage ; c’est être imprudent que de les découvrir.
8Plus que la condamnation de la richesse, qui nous entraînerait dans une fausse direction, il faut en fait retenir de cet acte d’accusation l’opposition entre le brillant et le solide, entre l’apparence et la réalité. C’est donc bien d’un débat platonicien qu’il s’agit ici. La gent ailée s’acharne à démontrer la vanité et l’erreur d’une ostentation qui relègue l’oiseau incriminé dans le camp des grimaciers et des fanfarons. Au discours d’apparat, elle oppose un discours de vérité. Platon s’adresse ici à Gorgias. C’est sur ce plan que l’oiseau de Junon, après être demeuré interdit quelques instants, contre-attaque et engage son plaidoyer pro domo :
Pourquoi ne condamner en moi que la montre et non point la beauté ? […] un peu de dehors vaut quelque fois mieux que le plus solide fonds, qui est caché. À quoi serviraient les merveilles de la nature ; si elles étaient condamnées à une éternelle obscurité ? si le soleil était toujours éclipsé par d’épaisses ténèbres ? si l’or demeurait toujours dans le sein de la terre ? si les pierres précieuses restaient toujours au fond de la mer ?
9Cette réponse, suivie d’une majestueuse roue, déchaîne l’assistance qui se rue sur le plaideur. Devant le danger, le paon doit en appeler à d’autres avocats : accourent alors un lion, un loup, un renard, un aigle. Et c’est le renard, « personne sage et avisée », qui est finalement désigné comme arbitre. Ce dernier se prononce en faveur de l’oiseau de Junon, arguant du principe que
très souvent la montre importe plus que la réalité. La montre est comme le supplément propre à remplir un vide ; et comme l’ornement et le lustre du solide. Elle ajoute du prix à tout ce qui frappe les sens, et encore plus aux qualités de l’esprit. […] D’ailleurs, inutilement le condamnerait-on à ne déployer jamais son plumage ; ce serait comme le condamner à ne plus respirer l’air : il lui est aussi peu possible de ne paraître point, que de n’être pas paon.
10Vladimir Jankélévitch a commenté, dans son recueil Le Je-ne-sais quoi et le Presque-rien11 cet apologue de Gracian. Il a bien vu dans ce texte « l’interversion diamétrale du platonisme, sensible déjà dans l’éthique cicéronienne du Decorum12 ». Si Jankélévitch ne cite ici aucun passage de Cicéron en particulier, il nous semble qu’il a à l’esprit un passage du De finibus où il est précisément question de la queue du paon. Le philosophe romain établit une distinction entre les organes qui sont utiles, nos mains, nos pieds, nos jambes, les organes internes, et ceux qui sont donnés à titre de parure, la queue du paon, le plumage changeant des pigeons, les mamelles et la barbe des hommes :
Iam membrorum, id est partium corporis, alia uidenturpropter eorum usum a natura esse donata, ut manus, pedes, ut ea, quae sunt intus in corpore, quorum utilitas quanta sit a medicis etiam disputatur, alia autem nullam ob utilitatem quasi ad quendam ornatum, ut cauda pauoni, plumae uersicolores columbis, uiris mammae atque barba13.
11La parure du paon, la bigarrure du plumage de certains oiseaux ne répondent à aucune fin utile mais elles sont données par la nature. Elles trouvent leur justification dans l’ordre naturel des choses14.
12Sur un plan analogue, l’apologue de Gracian n’a d’autre finalité, selon Jankélévitch, que celle de
réhabiliter le jeu frivole des apparences et des nuances et ce ballet des ombres vaines dont le nom platonicien était Skiagraphia. […] La réhabilitation de l’accident caractérise une certaine philosophie modale qui se désintéresse de l’être pour considérer les seules manières d’être de cet être : le philosophe réintègre la caverne des ombres et des reflets hors de laquelle il avait fait évader les captifs. Qualités primaires, qualités secondes, elles ont toutes même promotion et même consistance pour un impressionnisme philosophique qui réduit la substance à ses modes.
13Ainsi le paon et ses couleurs sont de l’ordre de l’accident, de la modalité, mais cet oiseau impressionniste n’en est pas pour autant interdit de substance car : « le Créateur a conféré à ses créatures le Paraître en même temps que l’Être, et ceci par surcroît : car, comme l’artifice est une seconde nature qui double et corse la première, ainsi la manière d’être est un second être ou un supplément d’être, une petite majoration ontique dont le Créateur a gratifié l’être, pour que plus de l’Esse nu l’être ait aussi la splendeur multicolore du plumage et la gloire et le lustre ». Nous pensons ici à la Poétique d’Aristote et à l’opposition marquée entre ce qui, dans l’art pictural, relève de la forme ou du dessin et ce qui relève des couleurs ; l’approche aristotélicienne privilégie sans surprise le dessin, qui renvoie à l’Idée, en n’accordant aux couleurs que le statut d’accidents15. Face à ce formalisme, d’autres alternatives philosophiques existent ; en suivant Jankélévitch, nous parlerons d’impressionnisme philosophique. C’est en cet impressionnisme intuitif de la couleur que réside le sublime16.
14Puisque nous avons ainsi choisi de faire du paon l’animal emblématique d’une philosophie de l’impression et de la couleur, on ne s’étonnera pas de le surprendre en flagrant délit d’exhibition au détour d’un vers de Lucrèce. Au sein du chant II du De natura rerum, l’oiseau de Junon sert au poète de preuve, ou plutôt d’exemple, au service de sa théorie de la couleur. La question de la couleur est en effet au cœur de ce chant dédié aux principes de l’atomisme épicurien ; elle est suivie, dans le déroulement du poème, par un exposé sur la sensibilité. Autant dire que ce chant du De natura rerum constitue la partie esthétique de l’exposé lucrétien. Mais nous placerons également ce chant sous la bannière de l’impressionnisme. Rappelons qu’il s’ouvre sur le très célèbre :
Suaue, mari magno turbantibus aequora uentis, e terra magnum alterius spectare laborem […]
« Il est doux, quand les vents tourmentent de leurs trombes la mer aux vastes flots, de se trouver à terre et d’observer de là le grand malheur d’autrui17. »
15En d’autres temps, la mer deviendra un motif privilégié de l’impressionnisme. Il faut surtout noter, dans les premiers vers de ce chant, la présence des notations de couleur ; car c’est au moyen de deux tableaux très colorés que le poète oppose deux formes de bonheur :
Et la nature même, en ce cas, ne réclame
rien de bien précieux : si l’on n’a pas chez soi
des simulacres d’or figurant des éphèbes
ayant dans leur main droite une torche allumée
pour donner la lumière aux nocturnes banquets,
si la maison n’est pas ruisselante d’argent
ni reluisante d’or, si les lambris dorés
ne résonnent du son de la moindre cithare,
eh bien ! sur l’herbe tendre, allongés entre soi,
sur le bord d’un ruisseau, à l’ombre d’un grand arbre,
faire du bien au corps ne coûte pas grand chose,
surtout quand le temps rit, surtout quand la saison
a de fleurs émaillé les herbes verdoyantes18.
Et, de quitter le corps, les ardentes fièvres
ne se hâtent pas plus lorsque tu te débats
au milieu des tableaux, de la pourpre écarlate, que s’il te faut coucher dans le drap plébéien19.
16Quelques vers plus loin, le poète invoque encore l’éclat de l’or (fulgorem ab auro) et « la claire splendeur d’un vêtement de pourpre » (clarum uestis splendorem purpurai20). Ainsi, au plaisir clinquant et tape-à-l’œil de l’ignorant, le disciple d’Épicure préférera un autre plaisir, celui d’une floraison printanière au bord d’un ruisseau – où l’on retrouve le motif de l’eau, que l’on goûte allongé sur l’herbe à l’ombre d’un arbre. Je crois que cette scène évoque sans difficulté quelque tableau célèbre21. On peut évidemment voir dans ce passage une allusion au Jardin, où se réunissaient le maître et ses disciples. Le jardin épicurien est un lieu où l’on philosophe au milieu des senteurs et des couleurs du printemps : l’esprit a besoin de ce sensualisme22 pour s’élever, un sensualisme tout en nuances et en impressions, opposé à l’or et à la pourpre dont l’éclat tranchant ne peut qu’accabler les sens, opposé au son de la cithare, qui ne peut rivaliser avec la douce musique de l’eau d’un ruisseau. Les harmonies et les coloris de la nature sont précisément de l’ordre de ce « Je ne sais quoi » dont parlent les auteurs.
17Dans tout jardin on doit aussi trouver des oiseaux ; c’est toute une volière que le poète fait apparaître huit cents vers plus loin, en distinguant parmi les volatiles ceux dont le plumage est coloré, les pigeons (columbae), le paon (pauo), et ceux qui ne laissent voir qu’une teinte, les corbeaux (corui), les cygnes (cycni). Quelle est la raison d’être de ces oiseaux dans l’argumentation lucrétienne ? Ils font saisir que la couleur n’est pas une qualité première des atomes mais une qualité seconde ; les couleurs d’une chose peuvent en effet changer, dit le poète :
Omnis enim color omnino mutatur in omnis23.
18Ce qui caractérise les couleurs c’est leur variabilité ; uariant colores. La cause de ces changements de couleur est la lumière. C’est ici qu’interviennent le pigeon et le paon :
Lumine quin ipso mutatur, propterea quod
recta aut obliqua percussus luce refulget ;
pluma columbarum quo pacto in sole uidetur,
quae sita ceruices circum collumque coronat ;
namque alias fit uti claro sit rubra pyropo,
interdum quodam sensu fit uti uideatur
inter caeruleum uiridis miscere zmaragdos.
Caudaquepauonis, larga cum luce repleta est,
consimili mutat ratione obuersa colores.
« […] Et bien plus ! la couleur
se trouve transformée par la lumière même,
selon que les rayons qui viennent la frapper
avant d’en rejaillir sont droits ou bien obliques,
comme on voit au soleil les plumes des pigeons
qui leur font sur la gorge et tout autour du cou
un genre de couronne : il arrive en effet
qu’on leur voie la rougeur du pyrope éclatant,
et qu’à d’autres moments, on ait le sentiment
que se mêle à du bleu le vert des émeraudes.
De plus, la queue du paon, de la même façon,
et quand elle est gorgée de lumière à foison,
change aussi de couleur selon qu’elle est tournée24. »
19Ce que le cou du pigeon et la queue du paon mettent en évidence, c’est la variété de la nature. Cette uarietas est révélée non seulement par les plumes multicolores de ces oiseaux mais également par les altérations chromatiques que ces plumes peuvent subir selon leur exposition à la lumière. Le jeu des couleurs devient ainsi pour le philosophe une indication de la nature des choses ; la couleur trouve sa légitimité philosophique précisément en tant qu’elle est une qualité seconde, soumise au changement. Les couleurs du paon, le paon lui-même, deviennent emblématiques de la physique atomique d’Épicure. Un monde constitué d’atomes et de particules est un monde bigarré. Il ne saurait en être autrement. La bigarrure est la signature ontologique de la nature des choses. Pour un épicurien, la nature est dite uaria. Cet adjectif, uarius, revient sans cesse dans les vers de Lucrèce, dès lors qu’il s’agit de qualifier le monde tel qu’il s’offre au regard et aux sens. Comment le traduirons- nous ? Dire que la nature est variée, ou diverse, répond certes à l’idée comprise dans ce qualificatif mais une telle traduction pourrait bien passer pour une platitude. La nature est également changeante, comme les exemples précédents l’ont montré. L’emploi de cet adjectif uarius traduit en fait l’adjectif grec ποικίλος, dont le champ sémantique comprend les idées de variété, de diversité, de variabilité mais avec en outre une dimension esthétique bien marquée. Ποικίλος signifie d’abord coloré, bigarré. Rappelons l’existence, à Athènes, de la Στο'α ποικίλη, ainsi dénommée parce que ses parois étaient couvertes de peintures - et notons au passage que c’est dans ce Portique bigarré qu’une autre école philosophique « sensualiste » se réunissait, celle de Zénon et de Chrysippe.' H φύσις ποικίλη, natura uaria, la nature est bigarrée. C’est pourquoi il faut louer Hélène de savoir discerner les couleurs du monde.
Notes de bas de page
1 Dans le portrait à charge qu’il brosse de Villegaignon, homme opportuniste et fourbe, le protestant Jean de Léry note que ce dernier s’était fait lever six habits de couleur différente, qu’il changeait tous les jours de la semaine. De la couleur qu’il choisissait de porter, on pouvait déduire son humeur (Histoire d’un voyage faict en la terre du Brésil, chap. VI, 1580, éd. F. Lestringant, Le Livre de Poche, Paris, 1994, p. 190-191). La bigarrure de Villegaignon est une preuve supplémentaire de l’inconsistance de son âme ; esprit tout entier occupé de lui-même, attaché au paraître, marqué par l’hybris, il est éloigné de la religion. De même, dans le tableau qu’il donne de sa propre infamie, le héros du drame de Musset, Lorenzaccio, mentionne son « manteau de soie bariolé » (Acte III, sc. 3). Ici encore, la richesse des couleurs est liée au scandale.
2 Ibid. et Acte I, sc. 9. Le monde d’Hélène est un monde des sens et de la sensation. Elle ne s’attache qu’aux objets ou aux êtres colorés et brillants.
3 « Hector : Et Pâris ? Vous voyez le cadavre de Pâris traîné derrière un char ? – Hélène : Ah ! Vous croyez que c’est Pâris ? Je vois en effet un morceau d’aurore qui roule dans la poussière. Un diamant à sa main étincelle... Mais oui !... Je reconnais souvent mal les visages, mais toujours les bijoux. C’est bien sa bague. »
4 Vraisemblablement représentée au sein d’une trilogie comprenant Andromède, en 412 av. J.-C.
5 « Le première sophistique a perdu la guerre philosophique. C’est, on le sait, au nom de la vérité que la sophistique a d’abord et toujours été condamnée : l’accusation majeure portée par Platon comme Aristote se laisse consigner dans le terme de pseûdos. Pseûdos objectif, le “faux” : le sophiste dit ce qui n’est pas, le non-être, et ce qui n’est pas véritablement étant, les phénomènes, les apparences. » B. Cassin, « Du faux ou du mensonge à la fiction (De pseudos à plasma) », in eadem (dir.), Le plaisir de parler, Études de sophistique comparée, Arguments-Colloque de Cerisy, Éditions de Minuit, Paris, 1986, p. 3-29.
6 § 14. Comparaison reprise par Platon, Théétète, 167a.
7 Cf les Controverses de Seneque le Rheteur (éd. H. Bornecque, CUF, Les Belles Lettres, Paris, 1932, reprise sous le titre Sentences, divisions et couleurs des orateurs et des rhéteurs, préface de P. Quignard, Aubier, Paris, 1992).
8 Livre II, fable 17.
9 Huesca, Juan Nogués, 1646.
10 Nous nous fondons sur la première traduction française de Joseph de Courbeville, Paris, 1723 (Éditions Plasma, Paris, 1980).
11 PUF, Paris, 1957 (rééd. Seuil, Paris, 1980, 3 vol.). Le premier volume du recueil, La manière et l’occasion, s’ouvre sur ce commentaire du texte de Gracian. Le « Je ne sais quoi » a donné lieu, au cours du xviie siècle, a d’abondantes discussions. On lira en particulier le cinquième des Entretiens d’Ariste et d’Eugène du Père jésuite Dominique Bouhours (1628-1703), publiés en 1671, où les contours de cette notion sont débattus, avec des références au texte de Gracian. Dans leur notice d’introduction, les éditeurs du texte (B. Beugnot et G. Declerq, Honoré Champion, Paris, 2003, p. 271-277) donnent une bibliographie complète sur cette question du « Je ne sais quoi », qu’ils situent justement du côté de l’irrationnel et de l’intuitif en insistant sur le lien étroit qui la rattache au sublime.
12 Traduction du grec πρεπον le decorum (lit. ce qui convient) est chez Cicéron une notion s’inscrivant dans un rapport de complémentarité avec l’honestum, le bien en soi.
13 III, 5, 18 (éd. J. Martha, CUF, Les Belles Lettres, Paris, 1930, 5e éd. revue et corrigée par Cl. Rambaux en 1989, réimp. 2002).
14 Naturellement, la zoologie nous enseigne que ces couleurs chatoyantes remplissent un rôle essentiel dans le processus de la reproduction ; elles sont le moyen par lequel le mâle attire et séduit la femelle. Leur utilité est par conséquent capitale. Il en va de même de la pilosité masculine qui, en tant que caractère sexuel secondaire, participe de l’attirance sexuelle des deux partenaires.
15 Nous commentons ici le chap. VI du texte d’Aristote, 50a 23-28 & 50a 38-b 3, où l’auteur compare un tableau qui serait fait des plus belles couleurs (τοις καλλιστοις ϕαρμάκοις), sans dessin, à une image dessinée en noir et blanc (ϕάρμακον), qui ne saurait être qu’un accident secondaire, il faut préférer la forme et la ligne.
16 Cf. supra n. 11.
17 v. 1-2, trad. en alexandrins de B. Pautrat, Le Livre de Poche, Paris, 2002.
18 [...] et anni
tempora conspergunt uiridantis floridus herbas.
19 v. 23-36.
20 v. 51-52.
21 Nous pensons au Déjeuner sur l’herbe de Manet. Mais on pourrait aussi bien évoquer le Bonheur de vivre de Matisse, qui nous renvoie à la Première Bucolique de Virgile.
22 Nous empruntons ce terme à É. Brehier, Chrysippe et l’ancien stoïcisme, PUF, Paris, 19512 (Alcan, Paris, 1910) qui parle de « sensualisme » pour définir la théorie stoïcienne de la connaissance. En fait, l’Épicurisme rejoint sur ce point le Stoïcisme : pour les sectateurs de l’un et de l’autre, les sens et les impressions que nous recevons du monde qui nous entoure sont le premier mode d’accès à la connaissance.
23 v. 749.
24 v. 799-807. Cicéron, dans le passage du De finibus précédemment cité, semble s’être souvenu de ces exemples.
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