Les couleurs dans le Satyricon de Pétrone et les Épigrammes de Martial
p. 91-102
Texte intégral
1La couleur ne constitue pas pour les Anciens un élément indispensable de l'euidentia, cette qualité du discours qui transforme l’auditeur ou le lecteur en spectateur en mettant pour ainsi dire sous ses yeux la scène ou l’objet décrits1. Que ce soit en prose ou en poésie, les indications chromatiques occupent une place assez restreinte dans la littérature latine. Elles sont cependant plus nombreuses en poésie, où elles prennent souvent la forme d’expressions stéréotypées, dans lesquelles l’épithète n’apporte aucune information nouvelle, mais ne fait que développer une propriété de la chose (par exemple silua uiridis, dentes albi). Cette tendance générale n’empêche pas une différence selon les sensibilités individuelles : certains auteurs accordent plus de place que d’autres à la couleur. C’est le cas, outre Columelle2, de Pétrone et de Martial.
2C’est dans l’épisode du repas chez Trimalcion, la Cena Trimalcionis, que la thématique des couleurs revêt un intérêt particulier. Certes le goût de Trimalcion pour les couleurs vives et les contrastes de couleurs a souvent déjà été souligné. Mais on s’est contenté de constater la chose, sans chercher à l’expliquer. Reprenons les passages les plus significatifs. Quand on découvre Trimalcion par les yeux d’Encolpe, il est vêtu d’une tunica russea (27, 1), « une tunique rouge », et joue avec une pila prasina, « une balle vert poireau » (27, 2). Un peu plus loin, on l’enveloppe dans une coccina gausapa, « une étoffe écarlate » (28, 4). Son portier est prasinatus, « vêtu en vert poireau », avec cerasino cingulo, « une ceinture cerise » (28, 8), et il écosse des pois, un légume de couleur verte. Trimalcion, arrivant à table, est vêtu d’un pallio coccineo, « un manteau écarlate », avec laticlauiam mappam, « une écharpe à large bordure rouge » (32, 2). La bourre de ses coussins est conchyliatum aut coccineum, « teinte de pourpre ou d’écarlate » (38, 5). Quand il se blesse, un esclave est fouetté pour avoir bandé son bras alba potius quam conchyliata lana, « avec de la laine blanche plutôt que pourpre » (54, 4). La chienne de son mignon porte prasina fascia, « une écharpe vert poireau » (64, 6). Quant à sa femme Fortunata, elle a cerasina tunica, « une tunique couleur cerise », avec galbino cingillo, « une petite ceinture jaune-vert » (67, 4 ; le diminutif cingillum désigne une ceinture de femme, voir Varron, De lingua Latina 5, 114).
3Trimalcion est nettement caractérisé par le rouge : russeus, coccinus ou coccineus, conchyliatus. Conchyliatus signifie « pourpre », le conchylium étant un coquillage qui donne la pourpre. Coccinus/coccineus signifie « écarlate » ; les Anciens tiraient une couleur rouge écarlate du coccum, un insecte analogue à la cochenille, vivant sur une variété de chêne et longtemps pris pour une baie de cet arbre. Russeus renvoie à un rouge tirant sur le roux.
4Le goût de Trimalcion pour la pourpre et l’écarlate s’explique bien. Ces teintures coûteuses étaient réservées aux grands personnages, voire aux magistrats (Sénèque, Lettres à Lucilius 62, 3 : conchyliati ; 69, 4 : purpura ; 94, 60 : purpura cultus ; Juvénal 3, 283 : coccina laena). Trimalcion cherche ainsi à se hisser au rang social auquel, s’il n’était d’origine servile, sa richesse lui permettrait de prétendre. De même, l’écharpe à large bordure rouge qu’il porte mime la laticlave, bande pourpre que les sénateurs portaient cousue à leur tunique, et que lui-même ne peut arborer. Mais il n’ose pas aller jusqu’à la pourpre véritable (purpura et purpureus ne sont pas employés), qui connote trop la grandeur royale ou impériale.
5L’adjectif russeus, qui est appliqué à sa tunique, s’emploie surtout, comme son doublet russus (cf. Lucrèce 4, 75), pour des étoffes (Pline l’Ancien 21, 166 ; 28, 261 ; 29, 64 ; Apulée, Métamorphoses II, 7, 3). Mais il renvoie aussi à la faction des Rouges, au cirque (Pline l’Ancien 7, 186), appelés plus souvent Russati.
6Fortunata, la femme de Trimalcion, porte une tunique cerise avec une ceinture jaune-vert. L’adjectif galbinus désigne une couleur intermédiaire entre le jaune et le vert. Il est réservé pour les étoffes, mais d’emploi rare car les Romains n’aimaient pas le jaune pâle pour les tissus3. Cette couleur ne convenait qu’aux femmes, ou aux hommes de mœurs scandaleuses : ainsi chez Martial le fellateur Zoilus (III, 82, 5 : galbinatus4), ou chez Juvénal des hommes qui célèbrent comme des femmes les mystères de la Bonne Déesse (2, 97 : indutus… galbina rasa). Sur le mode mineur, Fortunata reproduit les deux couleurs qui caractérisent Trimalcion à sa première apparition, le rouge de sa tunique et le vert de sa balle.
7Le concierge de la maison associe comme Fortunata la couleur cerise et une forme de vert, mais de manière inversée. En effet pour lui c’est la ceinture qui est cerise, et le vêtement vert. Ce vert ne peut être galbinus, pour les raisons qu’on vient de dire. Le concierge est donc prasinatus, vert poireau, ce participe-adjectif étant un hapax.
8Le même vert, apparemment voyant, colore la balle, sans doute en étoffe, avec laquelle joue Trimalcion, et l’écharpe que porte la chienne de son mignon ; est employé cette fois l’adjectif prasinus. Prasinus se trouve deux autres fois employé en latin à propos d’un tissu, chez Martial (III, 82, 11 : un éventail ; X, 29, 4 : une robe) ; sinon, il qualifie une fois chez Pline l’Ancien (37, 181) une gemme de Chaldée. Mais prasinus, principalement, renvoie à la faction des Verts, au cirque.
9Dans ces diverses indications de couleur de la Cena Trimalcionis qui toutes, notons-le, s’appliquent à des tissus (comme si rien d’autre ne pouvait être coloré), deux font donc nettement allusion aux factions du cirque.
10Il y a, rappelons-le, quatre factions pour les courses de char, les Blancs (Albati), les Rouges (Russati ou Russei), les Verts (Prasini) et les Bleus (Veneti). Peut-être les quatre factions ne sont-elles pas apparues simultanément, la question est discutée. Quoi qu’il en soit, il s’établit à un moment un système d’alliance, les Verts avec les Blancs et les Bleus avec les Rouges, dans lequel les Verts et les Bleus tenaient le premier rôle, ayant en quelque sorte éclipsé les autres5. Caligula et Néron étaient partisans des Verts6. Trimalcion ne l’est pas, mais plusieurs de ses esclaves le sont (70, 10 : Cario, etsi prasinianus es famosus ; 70, 13 : le cuisinier). Trimalcion est donc supporter des Bleus ou, peut-être, des Rouges. Sa tunique rouge trouverait ainsi une explication. Une épigramme de Martial (XIV, 131), servant d’étiquette à des Lacernae coccineae, « manteaux écarlates », nous suggère en effet que les supporters d’une faction portaient parfois les couleurs de celle-ci :
Si ueneto prasinoue faues, cur coccina sumes ?
Ne fias ista transfuga sorte uide.
11Martial semble faire ici allusion à l’une des deux factions nouvelles créées par Domitien (Suétone, Vies des douze Césars, Domitien 7, 1), les Purpurei.
12Pline l’Ancien (33, 90) rapporte qu’on a vu l’arène du cirque sablée avec de la chrysocolle, lorsque Néron, vêtu d’une casaque de cette même couleur (c’est-à-dire verte), devait conduire en personne un char. La chrysocolle est la malachite ou carbonate basique de cuivre, pierre d’un beau vert diapré. Pline l’Ancien pourrait faire allusion à l’épisode de la visite de Tiridate à Rome, en 66, où, selon Dion Cassius (LXIII, 6, 3), l’empereur conduisit un char, vêtu d’un manteau vert. Cette folle prodigalité, si elle s’explique par la dévotion de l’empereur pour les Verts, pouvait s’autoriser du précédent de Caligula qui, selon Suétone, fit pour des jeux exceptionnels parsemer le cirque de vermillon et de chrysocolle, c’est-à-dire de rouge et de vert (Vies des douze Césars, Caligula 18, 5 : quosdam autem praecipuos [circenses] minio et chrysocolla constrato circo). Dans la mesure où Caligula était un partisan fanatique des Verts, au point de séjourner constamment dans leur écurie (Suétone, Vies des douze Césars, Caligula 55, 7) et de faire empoisonner les chevaux et cochers des factions rivales (Dion Cassius LIX, 14, 5), on s’étonne qu’il ait décoré le cirque de vert et de rouge. Aussi Alan Cameron, en s’appuyant sur ce texte, a-t-il pu supposer que l’alliance entre factions n’avait pas été constante7. Quoi qu’il en soit il arrivait aussi, selon Pline l’Ancien encore (36, 162), qui malheureusement ne donne pas de précision chronologique, que l’on parsemât le sol du cirque de paillettes de pierre spéculaire, c’est-à-dire de mica, afin d’obtenir une agréable blancheur.
13Ces raffinements pour le sol du cirque trouvent un étonnant parallèle dans le Satyricon. Au chapitre 68, 1, les esclaves répandent sur les pavés du triclinium de la sciure teintée de safran et de vermillon (scobem croco et minio tinctam), et, ce que le narrateur Encolpe déclare n’avoir jamais vu faire auparavant (quod nunquam ante uideram), de la pierre spéculaire réduite en poudre (ex lapide speculari puluerem tritum). Le rapprochement avec les deux textes de Suétone et de Pline saute aux yeux. Trimalcion, qui a organisé le repas comme un spectacle avec de nombreuses innovations (cf. 27, 3 : notauimus etiam res nouas ; 31, 8 : nouo more ; 35, 1 : nouitas ; 70, 8 : inaudito enim more), reproduit ici certains des raffinements inouïs inventés pour le cirque par les empereurs passionnés de courses de char, Caligula et Néron. Et les couleurs qu’il privilégie dans sa tenue et celle des siens font aussi allusion au cirque.
14Les auteurs chrétiens ont donné des explications pour les quatre couleurs des factions. Avec quelques variantes, ils déclarent (Tertullien, De spectaculis 9, 5 ; Cassiodore, Variae III, 51, 5 ; Corippe, Éloge de l’empereur Justin II I, 320329 ; Isidore, Étymologies XVIII, 41, 1-2) que chaque couleur était vouée par les Romains à un dieu ou à un élément du monde, car le cirque est une image réduite de l’univers. Le rouge était associé ou consacré à l’été et à Mars, le vert au printemps et à la Terre Mère, le bleu à l’automne, à l’Air et à la Mer, le Blanc à l’hiver, à l’Air et aux Zéphyrs. Par sa prédilection pour le rouge Trimalcion est un être solaire, lié à l’été et à Mars, dieu dont Rome tire son origine ; le vert de ses balles, du vêtement de son concierge et de l’écharpe de la chienne de son mignon renvoie au renouveau du printemps. Dans la symbolique des couleurs proposée par Tertullien et ses successeurs, qui se trouve confirmée par ailleurs8, le rouge et le vert paraissent les couleurs les plus favorables. En outre, elles ont un aspect complémentaire. La complémentarité est plus nette encore si l’on s’en tient à une symbolique traditionnelle des couleurs, où le vert est la couleur de l’eau et des divinités marines : on a alors le rouge igné de la force vitale, avec le vert humide de la fertilité.
15La couleur prasinus, « vert poireau », appelle cependant d’autres remarques. C’est, selon les Anciens, la couleur de l’émeraude, au point que prasitis (Théophraste, De lapidibus 37) et prasinos lithos (Septante, Genèse 2, 12) en grec, prasinus ou prasinus lapis en latin (Ambroise, Explanatio Psalmorum XII I, 36, 1 ; Histoire Auguste, Maximiani duo 27, 7 ; Cyprianus Gallus, Heptateuchos, Genèse 59 ; Cassiodore, Orationum reliquiae, MGH, AA, t. XII, p. 480, 15)9 désignent cette pierre. Or l’empereur Néron s’intéressait aux émeraudes, peut-être pour ses nombreuses vertus évoquées par Pline l’Ancien (37, 62-64). Selon l’encyclopédiste (37, 64) en effet, il regardait les jeux de gladiateurs dans une émeraude : on considère généralement, en s’appuyant sur Isidore de Séville (Étymologies XVI, 7, 1), qu’il ne s’agissait pas d’une émeraude concave servant de lunette, mais d’une plaque où Néron contemplait l’image réfléchie des combats, car il avait la vue faible (Suétone, Vies des douze Césars, Néron 51, 1) ; il évitait en outre par là la réverbération de l’arène. Le rapport entre cette pierre et Néron est devenu si étroit qu’elle porte parfois son nom. Ainsi, dans un passage du lapidaire de Socrate et Denys (26, 8)10, une variété d’émeraude couleur poireau (prasôdès) est appelée néronienne (nérônianos). Saint Épiphane11, à propos de l’émeraude ou lithos prasinos, dit que certains la qualifient de nérônianos ou de dométianos, mais la raison qu’il en donne manque de clarté. L’hésitation entre Néron et Domitien n’est en tout cas pas très surprenante : Domitien en effet était parfois appelé Néron, ainsi chez Martial (XI, 33) et Juvénal (4, 38 : caluo… Neroni). L’association de l’émeraude avec Néron est encore attestée plus tard. Sidoine Apollinaire semble y faire allusion dans un passage d’une lettre (Lettres V, 8, 2). Cassiodore évoque une piscine néronienne dont les eaux ont la couleur verte des gemmes (Variae II, 39, 5-6). Enfin Grégoire de Tours (Liber in gloria martyrum 102), parlant d’une émeraude, la désigne par la périphrase lapis Neronianus.
16Le prasinus, « vert poireau », qui intervient plusieurs fois dans la Cena Trimalcionis, s’il renvoie aux factions du cirque, est donc également associé à l’émeraude et à Néron. On notera, au passage, que Trimalcion mentionne l’émeraude dans un poème (55, 6) qu’il attribue à Publilius Syrus12.
17Le système des couleurs dans le Satyricon n’en devient pas entièrement clair pour autant. Évidemment, les couleurs criardes et contrastées qui caractérisent Trimalcion et sa maisonnée illustrent d’abord le mauvais goût supposé de celui-ci, du moins selon la vision qu’on a traditionnellement du personnage ; pourtant, elles sont attestées dans la peinture du temps, et notamment dans la peinture de jardins, où fleurs et fruits viennent ponctuer de couleurs vives le vert de la végétation, introduisant la uarietas tant prisée des Anciens. Par ailleurs, l’association du rouge et du vert s’explique par les rapports que ces deux couleurs entretiennent dans leur valeur symbolique. À un deuxième niveau, l’allusion aux factions du cirque est évidente. Moins immédiatement perceptible, la figure de Néron, empereur avec lequel Trimalcion possède des traits communs, apparaît derrière le vert poireau. Mais ceci n’ouvre pas à un mode d’explication cohérent. Peut-être cependant n’y a-t-il pas là de quoi s’étonner. En effet le texte pratique la surcharge référentielle, comme nous l’avons montré ailleurs13, et ne se réduit pas à un axe d’interprétation unique. C’est un aspect de sa richesse, parfois déroutant pour le critique. Enfin, il n’est pas exclu que l’on ait tendance à exagérer la signification d’adjectifs comme prasinus ou russeus. En effet, sous l’influence des factions du cirque, les adjectifs qui les désignaient ont, sinon supplantés, du moins concurrencés les adjectifs de couleur traditionnels : ainsi, pour dire bleu, s’est-on mis à employer indifféremment uenetus et caeruleus, et, pour dire vert, prasinus aussi bien que uiridis ; le phénomène est net en latin tardif (e.g. Histoire Auguste, Heliogabalus 19, 2 ; Cassiodore, Variae V, 34, 2 ; Expositio psalmorum 52, 7), et peut-être était-il sensible dès le début de l’empire dans la langue non-littéraire. Bref, l’original Trimalcion garde son mystère.
18Martial, en poésie cette fois, constitue une autre exception à la relative pénurie de notations chromatiques dans la littérature latine. Martial se livre à une poétique du réel, qui accorde une place importante aux objets de la vie quotidienne et aux produits de consommation, dans la mesure notamment où les personnages sont définis pour une bonne part à travers leur relation aux choses14. La description doit alors susciter immédiatement la représentation de ces choses. Les notations de couleur sont un des procédés utilisés, avec les termes techniques, les adjectifs géographiques, etc.
19Certes on trouve parfois chez lui ces épithètes de couleur redondantes dont on a parlé plus haut : une rivière a des eaux bleues (caeruleus Liris, XIII, 83, 1), les roses sont rouges (rosis rubens, IV, 55, 18). Il y a aussi des épithètes stéréotypées ou banales, ainsi les paons couverts de pierres précieuses (gemmei pauones, III, 58, 13 ; gemmantes alae, XIII, 70, 1 ; cf. XIV, 85), les Usipiens blonds (flaui Usipi, 60, 3), l’oreille ou la gorge blanche comme neige des femmes (niuea auris, 59, 18 ; niueum pectus, XIV, 149, 2)15, le cou de lait d’un adolescent (lactea colla, I, 31, 18).
20Cependant Martial s’écarte souvent de la formule traditionnelle : il qualifie par exemple des bras de alba (XI, 84, 3), au lieu de l’habituel candida, et la crinière d’un lion de aurea (VIII, 55, 10), au lieu de l’habituel fulua16. Ou bien il modifie par une adjonction la formule traditionnelle : ainsi en VII, 33, 2, la toge n’est pas dite plus banche que la neige, ce qui serait banal, mais plus blanche que la première neige (candidior prima niue). Ou encore le cliché est justifié : ainsi en IV, 42, 5, Martial veut pour mignon un enfant né sur les bords du Nil et niue candidior, teint d’autant plus beau pour un Égyptien qu’il est rare.
21En général l’épithète ou la notation de couleur permet à Martial de mieux définir l’objet ou la personne en insistant sur une de ses caractéristiques : une aiguière rouge, c’est-à-dire en argile rouge (ruber urceus, XIV, 106, 1, cf. IV, 66, 8 : rubens cadus) ; la poussière blonde, celle du sable (flauus puluis, XIV, 71, 1, cf. VII, 67, 5 : [tribas Philaenis] flauescit haphe) ; un pigeonnier, sans doute chaulé, aussi blanc que les oiseaux qu’il contient (quaeque gerit similes candida turris aues, XII, 31, 6)17 ; un bûcher noir, parce que le noir est la couleur de la mort (nigri rogi, XI, 91, 8, cf. 14, 6 : nigra columba, pour une colombe morte) ; le Galaesus, fleuve voisin de Tarente que Virgile qualifiait de noir (Géorgiques 4, 126 : niger Galaesus), est blanc parce qu’il assure à la laine qu’on y lave une remarquable blancheur (albus Galaesus, XII, 63, 3) ; le vin rouge18, sombre au point de noircir les tonneaux qui le contiennent (egerit et nigros Massica cella cados, I, 26, 8), la coupe en cristal qu’il emplit (candida nigrescant uetulo crystalla Falerno, VIII, 77, 5) ou la neige qui le rafraîchit (faciant nigras nostra Falerna niues, IX, 22, 8). Souvent cette épithète de couleur fait métaphore ou métonymie : les pommes sont dites de cire (cerea poma, 94, 6), parce qu’elles ont la blondeur de la cire ; de vieilles dents sont de poix et de buis (picei buxeique, II, 41, 7), c’est-à-dire noires et jaunes. Plus subtilement, les Bretons sont qualifiés de bleus (caerulei Britanni, XI, 53, 1), parce qu’ils ont les yeux bleus, mais aussi parce qu’un élément bleu les entoure (l’adjectif caeruleus est, on le sait, fréquemment appliqué à la mer).
22L’adjectif de couleur permet parfois de proposer une formulation plus poétique. Ainsi, en XIII, 47, à propos de pains du Picénum, le banal lac est remplacé par la périphrase niueum nectar, qui équilibre mieux dans le vers l’autre groupe nominal imagé, Picentina Ceres ; en IX, 59, 17 et XI, 27, 10, la périphrase uirides gemmae, pour l’émeraude, permet une variation avec la sardoine, qui elle est désignée par le mot propre ; c’est le même souci de variété qui explique que soient préférés à aurum, en VIII, 51, 5, flauum metallum (qui s’oppose à uera electra), et en XIV, 12, 1, flaua moneta (qui répond à argentum).
23Les notations de couleur peuvent encore contribuer à élaborer un portrait en charge. Ainsi deux vers symétriques (chaque fois trois groupes formés d’un adjectif ou d’un participe au nominatif, qualifié par un substantif à l’ablatif) servent à décrire l’homosexuel Candidus ; le second concerne son physique, le premier rassemble divers éléments de couleur : Candidus a les cheveux brillants, il est noir d’onguents parfumés19, il est vêtu de pourpre éblouissante, son visage est délicat, son torse large, ses jambes épilées (crine nitens, niger unguento, perlucidus ostro, /ore tener, latus pectore, crure glaber, XII, 38, 3-4). La même structure sert à décrire Zoilus, si ce n’est que la description ici est concentrée sur un vers : Zoilus a les cheveux roux, le teint sombre, le pied court, les yeux malades (crine ruber, niger ore, breuis pede, lumine laesus, XII, 54, 1) ; avec un tel physique, Zoilus ne peut être un homme de bien.
24Le passage de Martial qui contient le plus de notations de couleurs est sans doute la description de la basse-cour de la villa de Faustinus à Baïes (III, 58, 12-21). C’est, comme l’écrit Pierre Laurens, « un déluge de couleurs, de cris et de mouvements, d’où résulte l’impression d’un vie animale intense20 ». En effet grouillent dans la cour fangeuse oie criarde, paons constellés de pierreries (gemmei pauones), flamant (désigné par une périphrase : nomenque debet quae rubentibus pennis), perdrix piquetée (picta perdix), pintades (numidicae guttatae, « poules tachetées de Numidie »), faisan, coq, porcelet et agneau, tandis que dans le pigeonnier gémissent le ramier et la grise tourterelle (cereus turtur).
25L’indication de couleur n’est pas toujours donnée par un adjectif. Plusieurs moyens sont employés par Martial pour varier les formulations. Il y a d’abord la périphrase nominale21 : Bassus est revêtu de la couleur de l’herbe (herbarum fueras indutus, Basse, colores, V, 23, 1), Vetustilla a un teint de fourmi, c’est-à-dire noir (III, 93, 3 : crus colorque formicae). La périphrase peut être adjectivale : une toge est l’émule des premières neiges (licet haec primis niuibus sint aemula dona, 28, 15), un vêtement en laine de Canusium semblable à du vin doux trouble (turbato Canusina simillima mulso, XIV, 127, 1 ; cette laine était rouge sombre). La périphrase peut aussi être verbale : les pépins de grenades imitent les roses éphémères (imitata breues punica grana rosas, I, 43, 5), une toge l’emporte sur la neige vierge (toga non tactas uincere iussa niues, II, 29, 4), une autre l’emporte sur les lis, les troènes encore droits et l’ivoire que blanchit la colline de Tibur (lilia tu uincis nec adhuc delapsa ligustra/et Tiburtino monte quod albet ebur, VIII, 28, 11-12 ; on exposait à Tibur, où la température était froide, l’ivoire que l’on voulait blanchir, cf. IV, 62 et VII, 13, 1-2) ; les cheveux d’Érotion l’emportent par leur blondeur sur la toison des troupeaux de Bétique, les chignons des Germains et le lérot au pelage d’or (quae crine uicit Baetici gregis uellus/Rhenique nodos aureamque nitelam, V, 37, 7-8 ; les moutons de Bétique sont censés devoir la couleur naturelle de leur toison à leurs bains dans le fleuve Bétis, qui charrie des paillettes d’or, cf. IX, 61, 3-4 et XII, 98, 1-2). Dans un cas, la périphrase s’ajoute à la mention explicite de la couleur : c’est en IV, 42, 10, où les lèvres du jeune esclave rivalisent par leur rougeur avec les roses de Paestum (Paestanis rubeant aemula labra rosis).
26L’indication de couleur peut être renforcée, l’adjectif se trouvant au comparatif22 : Vacerra est plus pâle qu’un vieux buis (non recenti pallidus magis buxo, XII, 32, 8), les cheveux de Clytus sont plus noirs qu’une mûre près de tomber (sit moro coma nigrior caduco, VIII, 64, 7 ; la mûre se substitue à la poix, plus habituelle), les épigrammes d’un mauvais poète sont plus pâles qu’une peau blanchie de céruse (cerussata candidiora cute, VII, 25, 2). La comparaison structure l’ensemble de l’épigramme I, 115 : le poète est désiré par une jeune fille plus blanche que le cygne immaculé, que l’argent, que la neige, que le lis, que le troène (loto candidior puella cycno,/argento, niue, lilio, ligustro), mais lui en veut une autre, qui est plus noire que la nuit, la fourmi, la poix, le geai, la cigale (nocte nigriorem,/formica, pice, graculo, cicada). La périphrase verbale et le renforcement par le comparatif conviennent en effet bien aux nombreuses épigrammes de Martial qui fonctionnent sur le mode de l’accumulation.
27Dans la poésie latine, les notations de couleur ont tendance à se regrouper de manière à faire naître, par juxtaposition, des effets de contraste chromatique23. La structure du vers latin, avec la liberté dans l’ordre des mots qu’il permet, se prête particulièrement bien à ce genre de recherche. Ces contrastes chromatiques sont fréquemment utilisés pour la description de certaines réalités : le corps humain, avec une opposition entre la blancheur du teint, l’incarnat des joues ou des lèvres, la couleur sombre de la chevelure ; les produits de l’artisanat humain, pour lesquels il est facile de tirer parti de l’opposition des matières ; les productions de la nature, où herbes et feuilles, fruits et fleurs ont des teintes opposées.
28Martial s’inscrit dans cette tradition. Il prête une grande attention au jeu des couleurs entre elles et sait utiliser savamment la disposition des substantifs et des épithètes. Ceci est particulièrement net pour l’évocation de la nourriture et des mets. Ainsi le miel blond tiré d’un pot de terre rouge (flauaque de rubro promere mella cado, I, 55, 10), la fève pâle dans une marmite de terre rouge (spumet rubra conchis tibi pallida testa, XIII, 7, 1) ou avec du lard rosé (pallens faba cum rubente lardo, V, 78, 10), des poireaux d’Aricie où le vert contraste avec le blanc (in niueo uirides stipite cerne comas, XIII, 19, 2), des œufs sur le plat, où le jaune nage au milieu du blanc (candida si croceos circumfluit unda uitellos, XIII, 40, 1), un crabe rouge sur un plat d’argile de même couleur (concolor in nostra, cammare, lance rubes, II, 43, 12), un chou vert sur un plat noir (nigra cauliculus uirens patella, V, 78, 7), du noir Falerne versé par une main blanche comme le marbre (marmorea fundens nigra Falerna manu, VIII, 56, 14 ; voir aussi VIII, 77, 5, cité plus haut).
29Souvent dans ce cas le vers est composé de deux substantifs et deux adjectifs épithètes, entrecroisés autour du verbe selon l’ordre a+a’+v+s+s’.
30Les effets de couleur ne se limitent pas au domaine alimentaire. Ils concernent souvent des tissus : ainsi en XIV, 139, où un capuchon liburnien a déteint sur un manteau, le changeant de blanc en vert pâle (Iungere nescisti nobis, o stulte, lacernas./Indueras albas, exue callainas) ; ou en X, 76, 8-9, où le poète Mévius grelotte sous un capuchon sombre, tandis que le cocher Incitatus brille sous la pourpre (pullo Maeuius alget in cucullo ;/cocco mulio fulget Incitatus). Ils sont parfois simple suggestion, ainsi en III, 58, 22-23, où la lumière du feu se détache sur la blancheur laiteuse de la peau des jeunes esclaves (cingunt serenum lactei focum uernae/et larga festos lucet ad lares silua) ; ou en IX, 59, 17 (uirides picto gemmas numerauit in auro), XII, 15, 3-4 (miratur Scythicas uirentis auri flammas) et XIV, 109, 1 (gemmatum Scythicis ut luceat ignibus aurum), où le vert des émeraudes de Scythie contraste avec le jaune de l’or qui les enchâsse. Ils peuvent friser le jeu de mots, ainsi avec la juxtaposition du teint noir de l’Indien et du rouge que suppose le nom de la mer d’Érythrée, à quoi s’ajoute la blancheur des perles que l’Indien y trouve (quicquid Erythraea niger inuenit Indus in alga, X, 16, 5) ; ou lorsque la chaste Sibylle de Cumes envoie en présent un plat en terre qui a le rouge de la pudeur (rubicunda testa, XIV, 114, 1).
31L’association ou opposition de couleur la plus fréquente chez Martial est noir/ blanc.
32Le système noir/blanc correspond au caractère tranché de ses épigrammes, qui accentuent les contrastes et refusent la nuance. On le rencontre appliqué aux réalités les plus diverses : aux dents (V, 43, 1), au teint (I, 72, 5-6 ; IV, 62), aux cheveux et à la barbe (III, 43 ; IV, 36), à un manteau noir qui devient blanc en raison d’une chute de neige (IV, 2), au vin rouge et à ses contenants ou à la main qui le verse (voir plus haut), à des lettres sur des tablettes d’ivoire (XIV, 5, 2). Le noir au milieu du blanc peut symboliser ce qui détonne (I, 53, 7-8 : le plagiaire Fidentinus a introduit une page personnelle dans un livre entièrement copié sur Martial : elle se reconnaît immédiatement, comme un corbeau parmi des cygnes), et le noir face au blanc est le négatif face au positif (X, 3, 9-10, à propos de la renommée du poète : procul a libellis nigra sit mea fama, quos rumor alba gemmeus uehit penna).
33Les notations de couleur chez Martial, parfois implicites, ressortissent à une poésie des choses, et servent à mettre en relief un objet particulier, bien circonscrit, que ce dernier retienne à lui seul l’attention, ou qu’il s’inscrive dans un environnement plus vaste qui lui sert de toile de fond. La couleur en même temps constitue un élément de définition, une propriété distinctive de cet objet, et Martial se rapproche en cela de la littérature technique.
34Pétrone et Martial accordent donc aux couleurs une place plus importante que d’autres auteurs latins, mais ils n’en font pas le même usage. Chez Pétrone les notations de couleur paraissent avoir une valeur symbolique, qu’il n’est d’ailleurs pas facile de dégager exactement. Chez Martial en revanche, la couleur est un procédé d’expressivité. Elle sert à mettre en relief un objet ou un aspect des choses, souvent par un système de contraste.
Notes de bas de page
1 Voir J. Trinquier, « Quid de pratorum uiriditate… plura dicam ? (Cicéron, De senectute, 57). Les couleurs du paysage dans la littérature latine, de Lucrèce à l’époque flavienne », dans Couleurs et matières dans l’Antiquité. Textes, techniques et pratiques, Études réunies par A. Rouveret, S. Dubel et V. Naas, Paris, Éditions rue d’Ulm, 2006, p. 215 et 254.
2 Voir J. Trinquier, ibid., p. 216 note 10.
3 Voir J. André, Étude sur les termes de couleur dans la langue latine, Paris, Klincksieck, 1949, p. 148-149.
4 Voir aussi Martial I, 96, 8-9 : (Maternus) habeat et licet semper/fuscos colores, galbinos habet mores (c’est le thème cher à Martial de l’hypocrisie, opposition entre ce qu’on cherche à paraître et ce qu’on est réellement).
5 Voir Sidoine Apollinaire, Poèmes 23, 322-324 et 362 ; Corippe, Éloge de l’empereur Justin II I, 320-329.
6 Pour Caligula, voir Suétone, Vies des douze Césars, Caligula 55, 7, et Dion Cassius LIX, 14, 6 ; pour Néron, voir Pline l’Ancien 33, 90, et Dion Cassius LXIII, 6, 3.
7 A. Cameron, Circus Factions, Oxford, Clarendon Press, 1976, p. 61-64. La chose est sûre en tout cas pour l’Afrique, comme le montrent les tabellae defixionum de Carthage.
8 On peut citer notamment un poème de l'Anthologie latine I, 197 (vers 5 : Tempora cornipedes referunt, elementa colores), et, parmi les monuments figurés, une mosaïque du IVe siècle, trouvée dans la Maison du paon à Carthage, qui montre quatre chevaux enrubannés aux couleurs des factions en train de brouter respectivement les végétaux des quatre saisons, le Vert les roses du printemps, le Rouge les épis de l’été, le Bleu les raisins de l’automne, le Blanc les olives de l’hiver ; voir l’ouvrage collectif La mosaïque en Tunisie, Paris, Éditions du CNRS, 1994, p. 194-195 ; A. Merlin et L. Poinssot, « Factions du cirque et saisons sur les mosaïques de Tunisie », Revue archéologique 32, 6e série, 1948 (= Mélanges d’archéologie et d’histoire Charles Picard, t. II), p. 732-745 ; P. Wuilleumier, « Cirque et astrologie », Mélanges d’archéologie et d’histoire de l’École française de Rome 44, 1927, p. 184-209.
9 On trouvera d’autres exemples en latin chrétien dans le CD-Rom Cetedoc Library of Christian Latin Texts.
10 Voir R. Halleux et J. Schamp, Les Lapidaires grecs, Paris, Les Belles Lettres, CUF, 1985, p. 166.
11 On trouve le texte ibid., p. 328 (mais une omission par saut du même au même le rend incompréhensible), et dans Epiphanii Opera, éd. G. Dindorfius, Lipsiae, T. O. Weigel, 1859, 5 t. en 6 vol., vol. IV, 1 (Degemmis), p. 174.
12 Il est plus logique d’accorder à Trimalcion la capacité de citer à peu près correctement plutôt que celle d’improviser. Cependant, certains critiques rejettent l’attribution à Publilius Syrus, car ces vers ne sentent pas sa facture. En revanche ils peuvent être rapprochés de plusieurs fragments de Laberius. Trimalcion aurait alors commis une de ses confusions coutumières. Voir F. Giancotti, Mimo egnome. Studio su Decimo Laberio e Publilio Siro, Messina-Firenze, G. D’Anna, 1967, p. 231-274.
13 É. Wolff, « La Cena Trimalcionis : au-delà des apparences », dans Pallas 61, 2003 (Symposion. Banquet et représentations en Grèce et à Rome. Colloque international, Université de Toulouse-Le Mirail, mars 2002), p. 341-348.
14 Voir É. Wolff, « Réalisme et poésie chez Martial », Vita Latina 148, décembre 1997, p. 31-37.
15 On pourrait multiplier les exemples avec niueus qualifiant le corps d’une femme ou d’un bel esclave. Toutes les références à Martial sont données selon l’édition de L. Friedlander.
16 Voir J. André, Étude sur les termes de couleur dans la langue latine, p. 353 et 360.
17 Même type de formulation avec l’adjectif similis pour éviter la répétition de l’épithète de couleur en VI, 77, 8, à propos d’un cornac libyen sur un éléphant noir : quae uehit similem bellua nigra Libyn.
18 On sait que les Romains parlent de uinum atrum (e.g. Plaute, Ménechmes 915) ou uinum nigrum (Martial X, 49, 2 : nigrum Opimianum ; XI, 8, 7 et XI, 50, 7 : nigrum Falernum) pour le vin rouge.
19 L’adjectif niger est fréquent chez Martial en ce sens, cf. VI, 55, 2 ; XII, 17, 7 : nigra recumbit amomo.
20 P. Laurens, L’abeille dans l’ambre. Célébration de l’épigramme, Paris, Les Belles Lettres, 1989, p. 234.
21 Voir sur ces périphrases J. André, Étude sur les termes de couleur dans la langue latine, p. 303-311.
22 Voir J. André, Étude sur les termes de couleur dans la langue latine, p. 319-321.
23 Voir J. Trinquier, « Quid de pratorum uiriditate… plura dicam ? (Cicéron, De senectute, 57). Les couleurs du paysage dans la littérature latine, de Lucrèce à l’époque flavienne », p. 234.
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