Les couleurs de la rhétorique et la rhétorique des couleurs
p. 17-28
Texte intégral
1Les psychologues savent aujourd’hui que l’on ne rêve pas toujours en couleur. Lorsque cela se produit, il s’agit généralement d’émotions fortes qui engendrent en nous une sensation de terreur ou de beauté. On ne s’étonnera donc pas que les poètes et les artistes, depuis l’Antiquité, aient pu rêver en couleur. Ils traduisent ainsi leurs émotions en joignant la couleur à la vision. Nous essaierons de montrer comment cette pratique a toujours existé. Les poètes et les peintres ont pensé que les couleurs leur permettaient de traduire au-delà des mots leurs émotions, joies ou terreurs. Puisqu'il s’agit d’un langage, il est permis de parler à ce propos de rhétorique, d’en analyser les termes et d’en voir la portée verbale, philosophique ou esthétique.
2Les Anciens ont élaboré une théorie des « couleurs de rhétorique ». Ce mot lui-même désigne une forme de signification qui ne dépend pas seulement des vocables mais qui, dans le langage même, se rattache aux tropes et aux figures. La première démarche qui nous est proposée est donc de voir à quoi se rattache cette manière de parler : « couleurs de la rhétorique ». Il s’agit d’une part d’un trope, c’est-à-dire d’une forme de métaphore ou de métonymie et aussi d’une figure. Dans le premier cas on veut approfondir la définition des termes, dans le second jouer sur la disposition du sens ou des phrases. Nous n’entrerons pas ici dans le détail des terminologies qui sera présenté dans une communication ultérieure, mais nous essaierons de mettre en lumière certaines tendances essentielles.
3Commençons donc par les tropes. Les couleurs du récit interviennent alors pour élargir le sens des mots en y introduisant des indications sensibles et concrètes. Les couleurs du langage procèdent dans ce cas, soit du silence, soit de la ressemblance : elles interviennent soit sur des mots particuliers, soit dans des tonalités générales. Les anciens rhéteurs n’emploient pas ce terme qui est au contraire très familier aux modernes, mais ils savent qu’un récit ou une image peuvent prendre une inflexion élargie qui se reproduit par écho ou par similitude dans la totalité d’un texte : couleur prend donc aussi le sens de tonalité. Nous rejoignons ici la définition des figures qui peuvent porter sur l’ensemble d’une phrase ou même d’un texte. Certains modernes leur ont donné le nom d’images-récits.
4À partir de ces définitions des problèmes se sont posés aux rhéteurs antiques. Ils avaient deux inquiétudes principales. D’une part il fallait savoir éviter l’abus des couleurs, d’autre part l’artiste créateur de langage devait même se demander si on pouvait les éviter. Il fallait s’interroger sur les droits et les exigences de la civilisation. Ce que les anciens Latins appelaient les genera dicendi. En particulier, il fallait savoir si l’on pouvait se servir dans les métaphores et dans les images de toutes les couleurs et rechercher la palette la plus riche. Les auteurs les plus classiques, par exemple Cicéron, imitaient en cela la pratique des potiers ou des peintres les plus anciens qui se contentaient de trois couleurs, le rouge, le bleu et le noir, encore que le noir ainsi que le blanc ne fussent pas à proprement parler des couleurs. On visait en somme la sobriété et la stylisation. Cela n’excluait point des nuances très marquées qui distinguaient, dans la céramique, par exemple les lécythes et les hydries qui permettaient de traduire, même dans la plus grande simplicité, ce qu’on appelait la sobria ebrietas.
5Cette formule faite de deux mots contradictoires et non pas d’un seul terme, relevait donc des figures et de la construction même des phrases : elle constituait un oxymore qui utilisait la brièveté pour souligner la complexité du réel. Nous voyons qu’elle est en relation avec la persuasion oratoire ou la création poétique. Diverses autres suggestions apparaissent qui persisteront dans l’histoire des littératures. D’une part, il faut se demander dans quel ordre se présentent ces différents types d’écriture ou de représentation. Dans l’œuvre littéraire, qu’est-ce qui vient d’abord ? Est-ce la « couleur » ou le dessin qui semble pourtant la précéder et peut-être la déterminer ? Cette question n’a cessé par la suite de captiver les esthéticiens. Le dessin pouvait-il être lui-même suggéré par la couleur ou, inversement, la couleur par le dessin ? On s’est notamment interrogé à ce sujet au temps de la Renaissance lorsqu’il s’agissait de tracer les contours d’un objet pictural. Raphaël donnait le premier rôle à la pureté du dessin, et Le Titien, suivi par la peinture vénitienne, tirait le dessin du modelé même des personnages, de la transparence et de la douceur qui donnait forme à ses Vénus ou à ses paysages. Du même coup, on se demandait quel pouvait être le rôle même de la couleur, et s’il ne fallait plutôt la supprimer ou l’atténuer. Michel Ange en avait sans doute été convaincu parce qu’il préférait l’intensité expressive du marbre. Quand il voulait sculpter l’image de la Nuit, il savait qu’elle était un « rêve de pierre » et se souciait donc de sa lumière mystérieuse et paradoxale, plutôt que de sa couleur. De là aussi l’admirable recherche du relief obtenu même par la couleur qui apparaissait dans les peintures de la chapelle Sixtine.
6Naturellement cela se trouvait joint à d’autres suggestions. D’abord pouvait-on ou devait-on peindre les sculptures ? Le procédé avait été utilisé dans l’Antiquité et cela suscite même aujourd’hui l’inquiétude et la surprise de nos contemporains qui tendent à suivre la pratique de Michel Ange. Pourtant il semble bien que Phidias, non moins puissant que le sculpteur toscan, avait lui-même utilisé la couleur dans ses effigies. Elle a disparu aujourd’hui sous l’effet du temps, mais nous avons gardé quelques témoignages et surtout quelques descriptions venues des contemporains. Cela est vrai aussi pour le Moyen Âge : les portails des cathédrales étaient peints. Ceux qui les admirent tels qu’ils les voient, ne peuvent s’y résigner : ils devraient plutôt faire confiance à la beauté telle que la concevaient les créateurs anciens. Nous savons que les Grecs se servaient du rouge et du bleu non point pour constituer ce que nous appelons des chromos et qui n’a rien à voir avec le chromatisme antique. Ils cherchaient plutôt à mettre en valeur l’éclat des marbres et à le souligner par la beauté et la délicatesse des couleurs. Il en allait de même dans l’art roman ou gothique, et particulièrement dans l’usage de la mosaïque et des vitraux qui servaient deux fins principales : mettre en valeur la lumière divine et la pureté des couleurs créées elles aussi par Dieu. Celles-ci, dans leur diversité, rehaussaient l’unité de la pensée divine et le rejoignaient aussi par leur pureté et leur intensité. Quelques recherches ont été effectuées à ce propos par les médiévistes : ils ont notamment mis en évidence certains aspects de la polychromie dans les sculptures de la cathédrale d’Amiens. Ils se sont interrogés aussi sur les vitraux : à cet égard la réponse est particulièrement complexe. Les restaurations effectuées à Chartres ont montré l’importance des tons purs, en particulier le rouge et l’orangé, mais du coup le célèbre bleu du portail royal, sous l’effet de ce contraste qui lui était restitué a perdu son caractère unique en entrant dans une synthèse et les artistes se sont plaint plutôt que les historiens. Toute restauration des sensibilités passées appelle ainsi le rétablissement des synthèses originales sans lesquelles on comprend mal l’intention des artistes créateurs. Mais le temps, de son côté, peut infléchir ou enrichir la signification de ces beautés qui représentent à la fois le temps perdu et ce que le temps retrouvé a modifié.
7En tout état de cause on doit toujours esquisser une histoire de la création qui nous renseigne en même temps sur l’évolution de la pensée critique. L’art n’est jamais tout à fait indépendant de l’histoire de l’art. En réalité les deux disciplines dialoguent constamment, et il en va de même dans tout langage. Il faut se demander par exemple si les couleurs de rhétorique relèvent de l’asianisme et de sa somptuosité verbale ou du classicisme et de son dépouillement. Les deux tendances existent toujours ensemble, mais plus ou moins. Il faut faire chaque fois la part de la raison et de la fantaisie : phantasia veut dire imagination. On ne peut jamais s’en passer tout à fait, mais il faut savoir la purifier ou l’adapter.
8Les nuances que nous indiquons ici ne relèvent plus seulement de la terminologie rhétorique, mais elles posent des questions à la rhétorique. Nous entrons donc dans la deuxième partie de notre exposé : non plus les couleurs de la rhétorique, mais la rhétorique des couleurs, c’est-à-dire l’application de cette terminologie. Il faut toujours se référer, dans la rhétorique, à la philosophie pour la comprendre, et par conséquent dépasser les mots tout en conservant leur beauté. Nous aurons à envisager successivement ces deux aspects.
9Il faut bien comprendre tout d’abord que la rhétorique doit être conçue comme une synthèse vivante. Les termes techniques ne suffisent pas : il s’agit de les dépasser en les illustrant et en approfondissant leur sens. C’est précisément à cela que servent les couleurs. On doit connaître leur usage et savoir qu’ils impliquent la vie. Ils ne s’arrêtent pas à la simple abstraction. De là un dialogue particulièrement essentiel à l’époque médiévale. L’usage du sensible dans la rhétorique contribue aussi à la rendre vivante et à critiquer l’abstraction en répondant à cette exigence.
10Les philosophes eux-mêmes en avaient conscience de façons diverses. Nous dirons qu’il y avait deux réalismes : le premier était reconnu par les Épicuriens et les Stoïciens qui croyaient (de façon différente) à la réalité du sensible, soit dans les « représentations compréhensives », c’est-à-dire les plus complètes, ou dans le plaisir pur et nécessaire. Dans les deux cas on dépassait le simple nominalisme, on ne croyait pas seulement aux mots, mais aux intuitions à la fois naturelles et rationnelles qui venaient de la nature et de la raison. Mais les Platoniciens et les Aristotéliciens prenaient des positions différentes. Les Aristotéliciens s’appuyaient aussi sur la raison naturelle, mais pour en souligner le caractère vivant et en dépassant ainsi l’abstraction qui intervenait pourtant chez eux dans la logique. Les Platoniciens plaçaient l’idéal au-dessus des mots : ils doutaient ainsi de l’apparence et, pour la dépasser, ils usaient à la fois de la dialectique et du progrès toujours inachevé qui la menait vers l’infini ou du mythe qui proposait un ensemble d’images toujours incomplet, mais toujours tourné vers l’absolu : il s’agissait, a-t-on dit, d’un réalisme des idées mathématiques ou des certitudes premières qui pouvait faire progresser les connaissances mais non les fonder absolument. Les mythes exprimaient la réalité de l’absolu ; ils n’atteignaient pas son essence. Ils constituaient cependant des symboles capables de susciter l’élévation de l’âme. Ils se servaient des sens et de leurs images symboliques pour monter plus haut dans un au-delà encore mystérieux. On comprend dès lors que, dans l’Académie, cette doctrine trouvait une double place. D’une part elle favorisait le dialogue qui permettait d’élargir la pensée ; d’autre part elle stimulait l’imagination qui permettait de dépasser la poésie par elle-même en lui suggérant les voies de la transcendance.
11Les philosophes interviennent donc dans la rhétorique ou, plus exactement, utilisent certaines de ses principales conquêtes. Ils montrent par leur dialogue que toutes les vérités logiques restent ouvertes et ne peuvent entièrement arrêter le mouvement de l’esprit. Ils critiquent d’autre part la poésie quand elle est mensonge, mais ils pensent avec Aristote qu’elle recourt aussi à une critique de la poésie pour l’utiliser purement dans la catharsis. On revient donc à un équilibre entre les réalismes contradictoires du Portique et du Jardin et la soumission nominaliste aux mots. Tel est en particulier le résultat obtenu par l’Académie et le Lycée qui réalisent une sorte de synthèse entre réalisme et nominalisme, qui croient aux mots tout en les dépassant dans une approche de la transcendance. Cela intervient chez les philosophes mais aussi chez les rhéteurs. Ils ne se contentent plus de la stricte raison puisqu’ils la trouvent incomplète, et qu’ils veulent se tourner de façons diverses, vers l’absolu. La littérature va essayer dans une large mesure de combiner les deux exigences.
12Après Platon, voici Lucrèce et Virgile : tous deux accordent, de façons diverses, les recherches de l’Académie, et celles du Jardin et du Portique. Elles se marquent dans leur création chaque fois d’une manière originale. Horace écrit l'Art poétique : il s’inspire à la fois des Stoïciens et d’Aristote, il les réunit dans son socratisme qui ressemble quelque peu à la doctrine d’Épicure
13Épicure. Il enseigne ainsi l’accord entre la sagesse et la beauté. Il ne parle pas de la rhétorique, mais il l’utilise dans le sens d’un classicisme élégant et d’un naturalisme joint au désir de l'otium et du repos. Il s’agit d’apprendre l’élégance et de la respecter dans la grâce : celle-ci procède aussi des leçons du Platonisme et voici qu’une paix nouvelle s’établit dans un mélange de modestie et d’ironie. Le rat de ville s’accorde avec le rat des champs, tout en se tenant à l’écart. Le Stoïcisme propose une théorie de la convenance et des devoirs qui gardera longtemps tous ses prestiges : il s agit en somme de sauver la morale par des fables, des sourires, et de la constance. En cela la pureté aristotélicienne rejoint la grâce et le sublime que Platon avait conservés dans sa théorie de l’amour et de la beauté. Grâce à Socrate, la grandeur rejoint la modestie et l’ironie. Au terme de ces quelques remarques, nous voyons que toute la littérature latine, dans le moment de son plus parfait classicisme, repose sur une image, celle de l'otium et de la dignitas chère à Cicéron puisqu’elle constitue une synthèse entre les contraires, une source de paix civique et de sérénité spirituelle.
14Il s’agit bien sûr de trouver en quelque façon un équilibre dans le progrès, ce qui ne signifie pas l’imitation mais plutôt l’équilibre même de la vie. Nous pouvons, dans ces conditions, obtenir, en particulier, une double victoire sur le temps et sur l’espace. Le temps est retrouvé dans l’élégance, grâce à l’instant et à l’espoir (carpe diem), l’espace, grâce à l’esprit d’universalité et à la douceur d’une retraite individuelle (se suffire dans Rome et dans un jardin).
15Il devient ainsi possible de dépasser toutes les incertitudes de la sophistique et d’accorder les valeurs morales et les valeurs esthétiques. La sagesse intervient dans la rhétorique ou plutôt la transfigure en se confondant avec elle dans le iudicium, terme qui signifie à la fois le jugement et le goût, qui nous introduit à la fois dans la vérité et dans la beauté, qui permet de conserver ensemble quelques valeurs qui resteront essentielles.
16La première est la vérité, la seconde est la morale. Toute l’Antiquité latine et grecque a insisté sur l’affinité fondamentale qui existe entre l’une et l’autre. Les modernes hésitent beaucoup à suivre cet enseignement parce qu’ils veulent se limiter à la forme. Mais, du même coup, ils s’interdisent de reconnaître l’unité de la création littéraire et poétique. Depuis Platon et Aristote, et aussi depuis le monisme stoïcien, on pensait qu’il n’était pas possible d’éliminer les matières ou plutôt leur esprit. Nous estimons qu'il faut respecter cette tradition, non dans un esprit de nominalisme dogmatique qui n’a jamais été le sien, mais selon la compréhension qui s’est établie à l’origine entre Platoniciens et Aristotéliciens : elle a rendu possible la véritable science telle que les modernes l’ont reconnue dans sa souplesse et dans ses progrès. En somme, nous ne sommes pas étonnés de constater que les problèmes posés par Le nom de la rose existent toujours. Umberto Eco s’en est avisé lorsqu’après avoir défendu le formalisme linguistique il est revenu de manière inattendue à ses premiers ouvrages thomistes qui lui enseignaient précisément le caractère complémentaire de la théorie des idées et de l’ontologie. Il faut méditer à la fois sur l’être et sur son sens, sur les mots et sur les images. C’est là qu’intervient le jeu des couleurs et des choses.
17Nous comprenons du même coup comment elles interviennent dans la beauté. C’est elle qui, sans dogmatisme, unit ensemble les couleurs et la pensée. Il est donc légitime et nécessaire de parler du beau. Cela oblige en même temps les artistes à voir l’être et le tout, les ensembles et le détail. Ainsi peut-on finalement mettre ensemble le tout et le rien sans mépriser ni l’un ni l’autre. Nous touchons maintenant au problème de la beauté et à l’esthétique du langage dont nous avons dit qu’elle implique nécessairement le respect du vrai et l’attention envers l’être.
18Nous pourrions déjà insister sur une image sensible, qui est celle du clair et de l’obscur. Elle évoque d’abord la lumière, sa présence, son absence et ses cheminements. La beauté gothique développe une telle expérience qui existait aussi dans les variations et les rencontres internes de la poésie antique et de son style. Faut-il être limpide ou réserver la part de l’ombre ? Bien entendu les poètes antiques ou baroques ont signalé ou accordé les deux aspects. Nous touchons ici à un point majeur de la terminologie esthétique chez les Anciens : il s’agit de séparer le joli et le beau ou de les unir, et en tout cas de les distinguer par deux termes qui assurent un dialogue et des échanges. On parle du sublime et du beau. On trouve cette distinction dès le pseudo-Longin lorsqu’il définit ensemble les deux notions. Il faut montrer que le beau réside dans l’harmonie des choses et des pensées, dans le bon usage des formes et des figures, mais que le sublime est « l’écho d’une grande âme ». Il joint l’élévation à la beauté et il parvient à approcher l’une et l’autre par le jeu des tropes, par la variation des tournures et des expressions. En particulier, cette doctrine a été reprise au xviiie siècle par l’Anglais Burke qui lui a donné une application originale. Au temps où le style rococo s’attachait au joli et au charme de l’agrément, il est revenu au tragique antique et surtout à la méditation biblique qui lui paraissait la vraie source de l’élévation. À l’agréable douceur du beau il a opposé le mystère du sacré, donc ses ténèbres. Il a retrouvé le chemin du terrible. Les auteurs qui l’ont suivi ont certes respecté la valeur de la grâce, mais ils ont préservé ce qu’il y a de sublime dans la nuit et dans le terrible. Il se tenait alors du côté de l’infini et non dans les limites du plaisir. Cette imagerie a été acceptée au xixe siècle par les Romantiques qui ont repris ensemble les deux termes, ils ont distingué à leur tour le beau et le sublime sans vouloir les séparer, mais en donnant une sorte de préférence absolue au sublime. On pouvait mener ainsi à son terme une évolution qui avait commencé dès l’Antiquité tardive et qui avait permis de rapprocher l’esthétique païenne et la grandeur chrétienne. Qu’était-ce déjà que le beau pour Platon ? Une forme de la « splendeur » qui s’opposait au simple agrément et qui montait vers le mystère de l’Idée sans la trahir mais en ouvrant vers elle le chemin. Dès lors, on ne pouvait considérer séparément ni le clair ni l’obscur : ils existaient ensemble et on pouvait esquisser entre eux une sorte de synthèse ou de dialogue. En venant de l’Idée platonicienne ou du plaisir épicurien, on pouvait aller par une série de symboles vers la ténèbre du sublime, sans l’atteindre mais en l’approchant de l’infini. De Kant aux modernes, tel pouvait être le véritable progrès de l’art. Le jour ne s’affaiblissait pas lorsqu’on passait par la nuit pour mieux le connaître. Cette expérience était à la fois rationnelle, comme Kant le suggérait dans la critique du jugement et mystique, comme le savaient les plus émerveillés parmi les chrétiens. Quant aux artistes, ils comprenaient depuis Léonard de Vinci, que la véritable beauté naissait souvent du clair-obscur, du sourire de la Joconde et du mystère de la « Vierge au rocher ».
19Nous voyons ici comment le jeu de l’imaginaire se combine avec l’expérience de l’être et avec les exigences visionnaires et naïves de la contemplation. Il est facile de concevoir que les deux recherches aboutissent, dans leur unité, à la profondeur de la vraie joie. Nous pouvons aisément nous en rendre compte par une esquisse relative à l’histoire de l’art.
20Notons d’abord qu’elle prend d’emblée conscience du dialogue entre la naïveté et le sentiment qui l’exalte et la dépasse : le jeu de l’imaginaire tend précisément à préserver et souligner cet écart. Les Anciens en étaient conscients dès le temps d’Homère et encore au temps de la Bible. Homère plaçait au plus haut degré la rencontre de la beauté humaine et de l’héroïsme ou de la sagesse des dieux. On ne saurait le limiter à la simple humanité, mais dans l’héroïsme et dans la contemplation mythologique, il fondait plutôt ce que les modernes ont appelé depuis un divino-humanisme et il profitait de sa poésie pour unir dans la lumière étrange des légendes le rayonnement de l’enfance et la lumière mystérieuse de l’absolu. C’est ainsi qu’il faut comprendre Achille et Ulysse. Le premier trouve la gloire dans la souffrance et dans la mort qu’il donne et qu’il recevra fatalement ; le second trouve dans le retour et dans son inépuisable amour une plénitude qui le console mais qui ne saura jamais empêcher son désir de redoubler et de rester nouveau.
21Ainsi se définit à travers l’histoire une série de degrés de la création artistique : ils apparaissent chez les écrivains et les poètes, mais aussi peut-être de manière chronologique, dans les différentes formes de la technè humaine. On commençait par Homère, mais le pouvoir de l’imagination qui est essentiel dans les créations humaines nous conduira d’abord vers Pythagore et Virgile. Le premier distingue dans les mythes de la métempsycose une doctrine de l’imitation qui intervient dans l’histoire des individus et des nations. La répétition, les parallélismes, les variations entre ceux qui amplifient et ceux qui diminuent, sont la matière même de l’histoire comme de la rhétorique et de la poétique. Il est donc possible et suggestif de dégager une poétique de l’histoire où les contraires se répètent et se combinent, comme la splendeur et la nuit, la création et la destruction. Les différents penseurs se partagent, cela étant, entre le pessimisme et l’espoir, mais la problématique d’ensemble qu’ils établissent est favorable à la poésie qui obéit à la uariatio de l’amour et de la haine, de la joie et de la peine.
22La conception du sublime telle qu’elle apparaît dans la Bible va plus loin, car elle nous indique en quelque façon la couleur de Dieu. Il est pareil, comme l’était déjà Apollon, à la beauté et à la nuit. Il crée donc une sorte d’ambiguïté fondamentale au cœur même de l’absolu. En somme nous pourrions dire que tout poète, qu’il soit païen ou chrétien, mythologue ou contemplatif, fait un jour ou l’autre l’ascension du Sinaï et qu’il y trouve la présence terrible de Dieu dont la vue le foudroierait sans doute, mais qui lui permet de le voir de dos, juste assez pour éviter d’être détruit par sa lumière ou anéanti par son obscurité. Telle est la véritable fonction de la poésie et de la création artistique, qu’on ne peut donc réduire à un simple formalisme. Rilke saura qu’il faut entrer dans la vision de l’ange et sans doute la dépasser même pour saisir Dieu dans son « absence ardente ».
23On comprend aussi que cette vision, tout en passant par les images, n’est pas imaginaire parce qu’elle découvre la vérité de l’absolu et le découvre en le contemplant, non en l’expliquant. Elle n’est donc pas dogmatique, mais tout le monde peut avoir des anges dans sa maison ou même le Christ et reconnaître, au-delà de toute croyance systématique, la vérité de leur douceur.
24Les peintres nous la décrivent aussi : il leur est donné de nous la dire ; ce n’est point un hasard si Claudel nous dit que « l’œil écoute ». C’est donc que le peintre nous parle aussi par les images et les couleurs sans avoir besoin des paroles, grâce à la rhétorique de la lumière. Les critiques modernes ont donc tort quand ils prétendent réduire au pur formalisme la pensée comme la parole. L’art véritable combine toujours les deux. Il suffit pour s’en aviser d’esquisser quelques images tirées de l’histoire de l’art. Hegel a voulu les suggérer : on le lui reproche aujourd’hui quelquefois, en disant qu’il n’est pas un véritable historien. Certes, il est trop systématique et souvent il méconnaît le rôle et l’ampleur des synthèses. Il dit que la peinture succède à la sculpture, mais c’est qu’il connaît mal la peinture antique, ses techniques, ses moyens et ses profondes affinités avec le Moyen Âge, la Renaissance et notre temps. En réalité, l’éternité se mêle toujours au temps et le nourrit tout en s’en distinguant.
25Qu’il nous suffise de le montrer par quelques exemples. Les premiers viennent de la Grèce et de Rome. Ils étaient mal connus mais on y revient aujourd’hui. Qu’on songe, à Rome, au Musée du Capitole, à quelques fresques qui représentent des danseuses auprès de Bacchus et des musiciennes. Le peintre rejoint l’éternité par le temps même et par l’admirable discrétion de ses couleurs qui reproduisent, dans une lumière grise et dorée, l’exacte ambiance de la Rome moderne telle que nous la connaissons dans ses jardins. Je pense aussi à Pompéi et à la villa des Mystères qui n’est pas seulement un panorama de l’érotisme antique, mais qui est une exaltation de l’amour élégiaque tout entier, avec ses rêves, son épouvante et ses initiations. Les liturgies païennes se mettent ainsi au service de la vision religieuse. Donc, la peinture existe déjà dans la plénitude de ses moyens, dans la richesse de sa parole et dans sa recherche de l’absolu.
26Cela n’exclut pas la sculpture grecque qui est lumière du marbre et charme de ses ornements. Nous l’avons déjà suggéré à propos de Phidias et plus tard de Michel Ange. À la chapelle Sixtine ou sur le tombeau de Jules II l’humanité biblique exprime à la fois son sublime et ses passions. Mais il faut d’abord exalter l’art médiéval dont nous avons dit qu’il fait se rencontrer et s’unir la sculpture et la peinture. Il insiste ainsi sur divers moyens que les artistes, jusqu’à la Renaissance, appelleront emphasis, diaphasis et apophasis. La parole, lorsqu’elle veut exprimer la grandeur et l’élévation, doit recourir à l'emphasis qui n’est pas l’emphase mais la suggestivité obtenue à la fois par la recherche de la sensibilité concrète et de la concentration : il s’agit de la parole du cœur telle qu’on la verra de saint Anselme à saint Bernard, aux cantiques de saint Thomas et à la parole amoureuse de François et de Bonaventure. Ici encore c’est bien le cœur qui parle et il s’agit du Christ, non d’une métaphore.
27L'apophasis était le nom grec de la théologie négative : elle n’est pas négation totale, mais rejet de l’apparence sensible pour trouver Dieu dans son « absence ardente ». Cette manière de sentir n’exclut ni la joie ni la contemplation la plus sensible, mais les nourrit d’amour spirituel, comme le montre saint Jean de la Croix. On peut aller beaucoup plus loin encore lorsque s’esquisse la Renaissance. Je pense à Pétrarque qui est encore tout proche de Dante et de Boccace, mais qui saisit dans l’amour charnel la pureté même de la nostalgie spirituelle. C’est ainsi qu’il nous propose une description, c’est-à-dire une image sensible et figurée de sa bien-aimée Laure :
Des grâces qu’à bien peu le ciel large destine,
Une rare vertu qui n’est d’humaine sorte,
Sous des cheveux si blonds un esprit tout chenu
Et chez une humble dame haute beauté divine ;
Un charme étrange et singulier,
Le chant qui se perçoit dans l’âme,
La démarche céleste, l’esprit ardent qui vague,
Qui rompt la dureté, incline la hauteur
Et ses beaux yeux qui pétrifient les cœurs,
Puissants pour éclairer et l’abîme et les nuits,
Oter l’âme des corps, la donner à autrui,
Avec ce dire plein d’intellect doux et haut
Et avec ces soupirs suavement brisés :
Tels sont les magiciens de ma métamorphose.
28Cette description d’un amour fait intervenir toutes les nuances que nous avons indiquées, mais elle est aussi terrestre qu’absolue. Ce sont les images sensibles ou les traits de langage qui réussissent à faire parler le spirituel et à l’unir à l’expérience du cœur, peut-être dans le mystère ou le silence.
29Nous pourrions maintenant aller jusqu’à Baudelaire ou à Mallarmé pour qui la poésie est « musicienne du silence ». Nous rencontrons ici, dans la beauté, à la fois le noir et le blanc : ce sont les deux lumières des anges. La peinture rencontre l’ombre comme la splendeur : qu’il suffise de penser d’abord à Rembrandt qui fut aussi un graveur et transposa donc la vision biblique entre ces deux couleurs. Nous pouvons employer ce terme puisque nous l’avons déjà pris en ce sens. La réussite la plus étonnante, très caractéristique de cette façon de sentir est La Ronde de nuit : parmi le groupe des gonfaloniers qui s’avancent en procession, on voit rayonner une jeune fille toute blanche qui semble être la lumière même de cette nuit. L’usage de la lumière et de la couleur est plus réaliste dans la peinture flamande et jusque chez Vermeer de Delft qui traduit une pure clarté pénétrant par des fenêtres invisibles et éclairant la belle dentelière ou des musiciennes tranquilles. Toutes les plus simples nuances du réel se mêlent ici, comme il arrive encore dans les vieilles demeures, aux échos de l’infini.
30On arrive enfin à la peinture moderne. Elle aussi sait que l’œil écoute. Elle nous parle du feu et de la nuit, mais surtout de l’azur et de sa mystérieuse plénitude. Je pense à l’œuvre de Nicolas de Staël disparu il y a peu d’années dans l’angoisse d’une création extrême. Une exposition d’ensemble l’a récemment rappelé à Paris. Lui aussi fut un peintre de la lumière ; il s’aperçut qu’elle envahissait toute chose et quelquefois aussi qu’elle les détruisait lorsqu’elle avait trop d’éclat pour le terrestre. Il chercha donc l’absolu dans la lumière et dans sa splendeur ascétique. Cela le conduisit à deux idées principales. D’une part, il dépassa tout en l’utilisant la notion d’abstrait : certes, il se contentait souvent d’images lumineuses, mais il savait que, puisqu’elles étaient lumineuses, elles disaient l’être ou l’Idée. Il peignit donc de grandes nappes de couleurs enchâssées qui pouvaient représenter aussi bien des matches de football, symboles immobiles et absolus du mouvement, ou les formes sans formes de l’absolu, c’est-à-dire l’azur qu’il contemplait dans le ciel de Briançon ou d’Antibes, mais aussi dans le silence et dans ses transpositions musicales qui parlaient au-delà des mots.
31C’est alors, dans un de ses derniers tableaux, qu’il décrit picturalement la musique. Il s’agit d’une œuvre de très grand format. Sur sa droite, on voit la forme noire d’un grand piano qui reste d’ailleurs inachevé ; sur la partie inférieure et dans toute la largeur, une vaste étendue de blancheur confuse ou rayonnante où se devinent des rectangles parfois colorés de vert : ce sont les nuances de l’espoir ou de la joie ; l’immense fond du tableau est fait de rouge pompéien pur et uni. Cette stylisation si vaste constitue une double méditation sur le silence et sur la pureté. La beauté, ici comme ailleurs, aboutit au noir de la théologie négative et au rouge dont parle le cœur. L’éblouissement de la blancheur vient s’y joindre. Telles sont dans leur plénitude et dans leurs exigences les images antiques et modernes de la beauté.
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