Ouverture
p. 13-16
Texte intégral
1Glory be to God for dappled things1 – « Béni soit Dieu pour le miroitement du monde ! ». J’aime ce vers du poète Gerard Manley Hopkins, qui donne de la force aux matins du monde. C’est l’éloge du poikilon, bien sûr nous l’avons reconnu. Se laisser prendre d’abord par la bigarrure. Jouir du jeu des lumières et des ombres, et des bruits. Puis commencer à discerner et décrire. Ou plutôt restituer, représenter, mimer.
2Le moment de la confusion où commence à s’organiser le monde, à naître le monde, dans la lumière. C’est un des grands moments de la création poétique, où le poète mime le créateur, est créateur. Où le poète organise le monde.
3Pour ouvrir, citons quelques textes.
L'« Hymne à Aphrodite » de Sappho
4Poikilothron (e)…« Dont le trône éblouit de couleurs multiples… » premier mot du premier fragment, l’invocation à Aphrodite. Premier mot du premier vers. C’est le poikilon. C’est ce mot grec qui désigne l indéfini des lumières et des couleurs. Le poikilon dont on ne se rassasie jamais…l’éblouissement. Qui dira le bonheur de ce miroitement ? Les Ménades, dans les Bacchantes d’Euripide, déploient les merveilles du dieu, chanteuses splendides. Tout scintille et tout bruit, tout brille. C'est le poikilon divin, la bigarrure, le chatoiement infini. La lumière éclatée sur la mer, par exemple. Elle se diffuse en couleurs variées. La mer poikilletai comme disent les Grecs ; variatur, comme disent les Romains. Et ce sont mots difficiles à traduire. C’est la bigarrure, la variété scintillante de la lumière. Mais c’est ainsi qu’Épicure définit le plaisir : Pensée Maîtresse, 18 : « Le plaisir de la chair n’augmente pas une fois que la douleur provenant du manque est arrachée ; mais il varie (poikilletai) seulement. » Cette variation n’est pas une question de croissance ni d’intensité. C’est une question de couleurs. Cicéron le montre, dans le De finibus, II, 10 sq. :
As-tu donc oublié, dit Velléius l’épicurien, ce que je t’ai dit un peu avant : qu’une fois toute douleur éliminée le plaisir peut varier, variari, et non s’accroître ? – Je n’ai pas oublié, dis-je. Mais si ton langage était du bon latin, il n’en était pas clair pour autant. Variété (varietas) est en effet un mot bien latin, qui s’emploie au propre pour marquer les dissemblances de couleurs, mais qui, au figuré, s’applique à toutes sortes de dissemblances : on dit un discours varié, un poème varié, des caractères variés…
5En fait, à proprement parler, la varietas serait plutôt un mot de peintre que de philosophe. Justement devrions-nous dire.
6C’est cette qualité lumineuse, étincelante des couleurs qui permet l’éblouissement et implique immédiatement la présence d’Aphrodite. En fait, comme je l’ai montré souvent, varietas ne traduit pas exactement le poikilon, pas plus que numerus ne traduit vraiment rythmos. On peut rendre compte des composants de la varietas, ce qui n’est pas le cas pour le poikilon. Le plaisir épicurien n’est pas du domaine de la quantité ; il irradie, laissant cela à la douleur.
Lucrèce : De rerum natura, chant 2 ; Variation sur la variété
7Voici que Lucrèce veut convaincre son disciple Memmius que les principes premiers des choses n’ont point de couleur. Mais il faut absolument suivre Lucrèce dans la répétition vertigineuse de ses varia. L’avons–nous assez dit ? varietas est un mot de peintre. Quand on l’entend, il doit colorer l’espace.
Les couleurs, Chant 2
8Les semences du monde, autrement dit les atomes, sont sans couleur. Les couleurs viennent de leurs formes et de leurs combinaisons qui changent de formes.
De plus, si aucune nature de couleur n’a été donnée aux principes des choses, et s’ils sont doués de formes variées, à partir desquelles ils engendrent des couleurs de tout genre et les varient, étant donné qu’il est de grande importance de savoir avec quelles autres les semences se lient, et selon quel arrangement, savoir quels mouvements elles se donnent et reçoivent entre elles, tu pourras sur le champ aisément expliquer pourquoi ce qui a été de couleur noire un peu avant, peut devenir d’une blancheur éclatante de marbre tout soudain : comme la mer, quand les vents puissants mettent le branle à sa surface, se change en flots blancs de marbre éclatant.
… Si la surface des flots se composait de semences bleues d'azur, elle ne pourrait nullement passer à la blancheur. Car de quelque façon que tu déranges des éléments bleus, jamais ils ne pourront migrer à la couleur du marbre. Si ce sont des semences teintes d'une couleur et d'une autre, qui font l'éclat de la mer un et pur, comme souvent à partir d'autres formes et de figures variées, se construit un carré quelconque – une figure –, il faudrait, comme nous discernons dans le carré des formes dissemblables, être en mesure de discerner dans la surface de la mer, comme dans n'importe quelle éclatante couleur une et pure, des couleurs absolument dissemblables entre elles et variées. En outre les figures dissemblables n'empêchent en rien que tout soit à l'extérieur un carré. Mais les couleurs variées des choses empêchent et interdisent qu'une chose dans son ensemble puisse être d'une seule couleur. Alors, de plus, la raison qui nous pousse et nous tente parfois, jusqu'à nous faire attribuer des couleurs aux principes, tombe, puisque le blanc n'est pas formé d'éléments blancs, que le noir n'existe pas à partir d'éléments noirs, mais d'éléments variés…
En outre, puisque les couleurs ne peuvent exister sans lumière et que les principes des choses ne se manifestent pas à la lumière, on peut savoir par là qu'ils ne sont revêtus d'aucune couleur […]. Bien plus, la couleur est changée par la lumière (lumen), du fait qu'elle resplendit, frappée d' 'une lumière (lux) droite ou oblique ; ainsi, selon qu'il est vu dans le soleil, le plumage des colombes, qui enroule leurs nuques et couronne leur col. Car tantôt il se fait qu'il est rouge […] d'autres fois, selon une certaine perception, il paraît être un mélange entre le bleu sombre (caeruleum) et les vertes émeraudes. Et la queue du paon, quand elle est pleine de lumiere, pour la même raison change de couleurs quand elle se tourne. Ces couleurs, puisqu'elles naissent d'un certain jet de lumiere, il faut penser qu'elles ne peuvent exister sans lui […] ; les principes n'ont aucun besoin de couleurs, mais c'est par leurs formes variées qu'ils mettent au jour des sensations de couleurs qui varient… (v. 75/ sq.)
9La couleur ne saurait être élémentaire, car elle est continuellement changeante. « N'importe quelle couleur peut se changer en n'importe quelle couleur » (2, 749). Il suffit d'un jet de lumière.
10Ce passage du poème est difficile et passionnant. La couleur, nous dit-il, n’existe pas en soi. Et dans ce débat éternel de la forme et de la couleur, il nous dit qu'au fond des choses, essentiellement, la couleur naît de la forme.
11À ce propos souvenons-nous de la genèse de la peinture, telle que nous la donne Pline l'Ancien (Histoire naturelle, 35, 29). « Tandem se ars ipsa distinxit…. Enfin l'art opéra en lui-même (de lui-même) de la distinction ». Il trouva la lumière et les ombres, dit le texte, que je paraphrase, Il trouva le contraste des couleurs se renforçant réciproquement ; s'ajouta l’éclat (splendor) qui est autre chose que la lumière. On appela tonos (la tension) l'opposition entre éclat et lumière ; puis on articula. Naquirent la juxtaposition et le passage des couleurs, qu’on appelle harmogè, l’articulation. Texte lui aussi merveilleux et inépuisable.
12Ce sont des occasions de cette sorte qui nous donnèrent à rêver en ces Entretiens de La Garenne-Lemot, encore une fois variés, comme la lumière de ce pays toscan en bord de Sèvre nantaise.
Notes de bas de page
1 Gérard M. Hopkins, Pied Beauty. Cf. Taille des Reliquae, vers, proses, dessins, réunis et caractères ? traduit par Pierre Leyris, Paris, Seuil, 1957. Pierre Leyris traduit Gloire à Dieu pour les choses bariolées …, p. 68.
Auteur
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