La famille de libraires et éditeurs Jombert et leurs préfaces d’ouvrages scientifiques
p. 241-250
Texte intégral
1La famille parisienne Jombert a compté quatre générations de libraires, éditeurs et imprimeurs. Cette dynastie a durablement marqué le monde de l’édition française à la fin du xviie et pendant tout le xviiie siècle. Sa production éditoriale était spécialisée dans les ouvrages d’art militaire, de sciences et de beaux-arts.
2Jean Jombert (1643-1705), le premier de la lignée, fut reçu libraire en 1686, il exerça jusqu’en 1705. Puis, son fils Claude Jombert (1679-1735), reçu libraire en 1700, reprend le commerce de son père, jusqu’à sa mort survenue en 1735. C’est à cette date que son fils, Charles-Antoine Jombert (1712-1784), dont la postérité a gardé le souvenir, s’investit dans la librairie qu’il a héritée de son père. Il est nommé « Libraire du roi pour l’artillerie et le génie » en 1736 et il poursuivra son activité jusqu’en 1775, date à laquelle il choisit de cesser son commerce. Il revend alors son fonds de librairie à son gendre Louis Cellot (1731-179 ?), imprimeur juré, et à ses deux fils : Claude-Antoine Jombert (1740-1788), qui fera faillite en 1782, et Louis-Alexandre Jombert (1749-179 ?) à la tête de sa maison jusqu’en 1791.
3Nous allons tenter de regarder de plus près les préfaces rédigées par les Jombert pour en discerner le sens, voir quels messages elles véhiculent et qu’attend l’éditeur de cette tribune privilégiée, en examinant la politique éditoriale que l’on décèle à travers leurs préfaces.
Relations avec les auteurs
4On voit à travers toute la carrière des éditeurs Jombert que les échanges avec les auteurs sont réguliers et véritablement durables. Il y a des relations temporaires, ponctuelles et d’autres faisant l’objet d’un contrat d’exclusivité. Dans leurs préfaces, les Jombert fournissent quelques éléments qui permettent de caractériser leurs relations avec les auteurs.
5Il est aussi intéressant de remarquer que la préface révèle les aléas et les mécanismes de la vie quotidienne de nos éditeurs. On sait qu’à cette époque le droit d’auteur proprement dit n’existe pas, le privilège est accordé le plus souvent à l’éditeur, et ce n’est qu’à la suite des arrêts du 30 août 1777 que les auteurs ont pu jouir de leurs droits à perpétuité. Les relations entre l’auteur et son éditeur sont en général assez mal connues, on sait que l’éditeur parfois achetait le manuscrit à l’auteur ou négociait avec lui sa publication.
6Or, chez les Jombert, on constate un fort investissement de la part des auteurs. Ils sont présents et corrigent en principe toujours les épreuves, comme c’est le cas du mathématicien Jean-Etienne Montucla. Jombert explique dans l’Avis au lecteur de son ouvrage en 1754 :
Quelques affaires pressantes & qui obligeoient l’Auteur à des absences fréquentes de la Ville, ne lui ayant permis que de jetter (sic) un coup d’œil sur les premieres feuilles à mesure qu’elles s’imprimoient, afin de ne point faire languir l’impression, on prie le Lecteur de corriger d’après l’errata les fautes qu’on y releve, & de suppléer à celles qui auroient échappé à la révision qu’on a faite de l’ouvrage entier. On se flate qu’il n’en est aucune qui concerne le fonds du sujet2.
7Très souvent l’auteur est présenté comme surchargé d’activité, parfois même se trouvant en déplacement, voire souffrant, mais dans la plupart des cas l’éditeur tend à justifier son auteur. C’est ce qui arrive pour Frézier, dans La Théorie et la pratique de la coupe des pierres. Jombert explique dans l’Avertissement sur cette nouvelle édition que la première édition, publiée à Strasbourg, était pleine de fautes dues à l’éloignement de l’auteur lors de l’impression de celle-ci. L’édition est désormais épuisée et il écrit :
Le sieur Jombert se trouvant dans le cas d’en faire une nouvelle, a apporté tous les soins pour rendre celle-ci la plus exacte & la plus correcte qu’il est possible, soit pour le discours, soit pour les planches, où l’on étoit arrêté à tous instans par quantité d’omissions & de lettres ou de chiffres gravés l’un pour l’autre. M. Frézier de son côté a bien voulu se prêter aux vues du libraire, en lui fournissant plusieurs additions considérables, avec les éclaircissements nécessaires pour réparer les omissions qui lui avoient échappé dans la premiere édition3.
8Il arrive même que l’auteur se surpasse et qu’il apporte des soins particuliers à l’amélioration de son ouvrage lors d’une réédition. En 1780, Louis-Alexandre Jombert écrit en tête de la Gnomonique de Dom Bedos de Celles, dans un Avis du libraire sur cette seconde édition :
La satisfaction avec laquelle le public a accueilli la Gnomonique de Dom Bedos, m’a fait penser à en donner une seconde édition, la première étant épuisée. J’en ai fait la proposition à l’auteur, qui, à ma sollicitation, a bien voulu travailler pendant près d’une année à perfectionner son ouvrage. Il l’a augmenté d’environ 100 pages, & il y a fait beaucoup de changemens : il l’a presque tout refondu. Il a profité de quantité de lettres qu’on lui a écrites en différens temps, & des lumieres de plusieurs savans de ses amis qui l’ont aidé dans ce travail4.
Genèse éditoriale
9Dans les préfaces, les Jombert reviennent assez souvent sur la genèse de leurs éditions, ils relatent par exemple les circonstances dans lesquelles est née une édition ainsi que les aléas auxquels ils ont été confrontés. Ch.-A. Jombert a réédité l’’Architecture moderne de Briseux, en 1764. Dans l’Avertissement sur cette nouvelle édition il explique :
Mon père ayant acheté ces planches d’architecture [de Tiercelet], en 1726, forma le projet d’en faire un livre : mais s’étant adressé pour cet effet à des praticiens plus au fait de l’Art de dessiner que de celui d’écrire, les divers traités qu’ils y joignirent ne répondirent pas à son attente ni au mérite des desseins dont il s’agissoit de faire la description. Ce livre parut en 1728 en 2 vol. in-4° avec environ 150 planches. La première édition s’étant trouvé épuisée au bout de trente ans, l’empressement avec lequel on continua de rechercher cet Ouvrage pour le joindre à celui de M. Blondel sur la Décoration des édifices, qui avoit été annoncé comme une suite de l’architecture moderne, me fit penser à une nouvelle édition5.
10La préface prend parfois les habits de l’anecdote pour justifier la démarche de son auteur. C’est le cas de Ch.-A. Jombert lors de la publication du catalogue de la vente des tableaux et dessins de Louis-Joseph Le Lorrain, en 1758. Il explique que Le Lorrain, étant devenu peintre de l’Impératrice de Russie, devait à cause de son départ se défaire de ses effets personnels « dont le transport seroit très embarrassant6 ».
11Claude-Antoine Jombert fait lui aussi part de l’histoire éditoriale lorsqu’il entreprend de rééditer Les Edifices antiques de Rome de Desgodets en 1779. Il écrit un « Avis sur cette nouvelle édition » et évoque l’édition originale :
[Celle-ci] fut tirée à petit nombre & bientôt épuisée. Après la mort de M. Desgodetz, ces planches sont passées dans les mains d’un de ses neveux, qui n’a point voulu qu’elles vissent le jour tant qu’il a vécu. Depuis nombre d’années, ce livre infiniment recherché étoit devenu d’un prix excessif ; & l’on regrettoit de ne pouvoir jouir des planches pour le réimprimer & le remettre à son premier taux. Des héritiers plus traitables viennent heureusement de consentir à les céder ; ce sont ces mêmes planches que l’on s’empresse d’offrir aux curieux instruits, avec le texte de l’auteur, que l’on donne sans aucun changement. On se flatte que cette collection sera favorablement accueillie, surtout dans ce siècle où tout respire le goût le plus recherché dans les bâtimens, tant publics que particuliers, où cette simple & noble architecture a pris enfin la place du genre mesquin & maniéré7.
12On imagine bien que l’étalement sur la place publique de ce genre de différends pouvait soulever des tensions entre les ayants droit et l’éditeur, qui profitait d’une tribune conférant à ses propos une grande portée.
Choix éditoriaux
13La préface apparaît également comme un document témoignant des choix éditoriaux des libraires, qui exercent leurs prérogatives dans le champ de l’offre intellectuelle. En règle générale, les Jombert n’étaient pas de simples prestataires qui se contentaient d’exécuter des commandes, on les voit prendre de vrais risques. Ch.-A. Jombert se place dans la perspective d’un historien de l’art lorsqu’il écrit dans l’avertissement du Répertoire des artistes en 1765 :
Il y a lieu de croire que les recherches que nous avons faites à cette occasion pourront être un jour de quelque utilité pour l’histoire générale des Arts, à laquelle nous nous proposons de travailler, si le tems & nos occupations journalières nous permettent d’entreprendre cette importante besogne8.
14La préface apparaît comme le reflet d’une politique éditoriale déterminée et conquérante. Aussi loin que l’on remonte dans la généalogie des préfaces on trouve une volonté de se positionner d’une façon dynamique face au marché.
L’éditeur-auteur
15L’un des Jombert, Charles-Antoine, ne s’est pas contenté de son rôle d’éditeur. Passionné d’art, il s’est lui-même positionné en qualité d’auteur en rédigeant trois catalogues raisonnés de graveurs, celui de son ami Charles-Nicolas Cochin, celui de Stefano Della Bella et enfin celui de Sébastien Le Clerc. L’une des plus percutantes préfaces est celle de son catalogue de Della Bella, paru en 1772, où il expose les limites de ses méthodes, les difficultés qu’il a dû surmonter, tout en dévoilant ses faiblesses :
Le titre d’essai, que je donne à ce petit ouvrage, est un aveu de mon insuffisance, & une suite des difficultés presque insurmontables que j’ai rencontrées en voulant remplir exactement la tâche que je m’étois imposée dans l’arrangement des pieces de ce catalogue par ordre historique. La grande facilité que j’avois eue à disposer ainsi celui de l’œuvre du célebre Cochin fils, mon ami & mon contemporain, que j’ai connu dès la plus tendre jeunesse, m’a engagé insensiblement à entreprendre ceux de Callot, la Belle, & le Clerc. […] Mais qu’il est différent de décrire les ouvrages d’un artiste […] dont on a été à portée de suivre toutes les entreprises un peu considérables, ou de parler de ceux d’un étranger mort il y a plus d’un siècle, & qui a passé une grande partie de sa vie dans un coin de l’Italie, où il n’a été connu que d’un très-petit nombre de personnes ! En effet, à l’exception des différentes suites que la Belle a mises au jour pendant les dix années qu’il a vécu à Paris, [...], à peine avons-nous quelque notion des autres gravures de cet habile artiste, surtout de celles qu’il a faites depuis son retour de France en Italie, & dont les planches, après sa mort, sont restées ensevelies à Florence dans le cabinet du grand-duc de Toscane. Si les Marolles, les Florent Lecomte, les Gersaint, & les autres faiseurs de catalogues, ont trouvé anciennement tant de difficulté à rassembler les œuvres de la Belle, même d’une maniere confuse & sans ordre […] quels obstacles n’ai-je pas été obligé de vaincre, pour connoître à présent le tems où chaque piece a été faite, & pour lui assigner la place qu’elle doit occuper dans son œuvre, […] ! Il ne seroit donc pas surprenant que je me fusse égaré en tâchant de débrouiller ce chaos ; & si quelque critique judicieux me faisoit apercevoir des fautes, […] loin de lui en vouloir, je lui en aurois obligation, & je profiterais avec docilité de ses avis pour rectifier dans une édition plus complette, si elle avoit lieu, ce que cet essai pourroit avoir de défectueux9.
Cautions et autorité
16Les Jombert se sont toujours manifestés comme une dynastie très soucieuse d’obtenir la caution de l’autorité, à tel point que le médisant inspecteur de police D’Hémery note dans son rapport de police en 1752 à propos de Ch.-A. Jombert : « C’est un homme fort riche et qui n’est point suspect. Il est fils de libraire et donne beaucoup dans les livres de mathématiques10. »
17Soucieux de l’obtention du privilège avant de se lancer dans la publication, on remarque que les Jombert soumettent aussi parfois les manuscrits à l’Académie avec laquelle ils entretiennent des rapports étroits.
18Claude Jombert, dont le père Jean était un ami intime de l’académicien Jacques Ozanam, n’hésite pas à faire mention de la collaboration de celui-ci ainsi que de ses confrères pour donner plus de poids à ses publications. Les Éléments d’Euclide en 1709, sont précédés d’un avis du « Libraire à Lecteur », dans lequel Jombert explique qu’il a entrepris de corriger entièrement cet ouvrage pour en donner une nouvelle édition « dans laquelle j’ay pris toutes les mesures possibles pour la mettre à la perfection » :
Pour cet effet j’ay donné à l’un de ces Messieurs toutes les corrections que les autres y avoient faites, après les avoir examinées avec soin, qu’il a toutes réünies avec les siennes sur un seul exemplaire pour servir de copie à l’Imprimeur. Trois d’entr’eux ont aussi pris la peine d’en lire les épreuves, & M. Ozanam dont le merite est assez connu, outre ses corrections l’a augmenté de plusieurs Usages. […] J’espere, mon cher Lecteur, que les autres Livres de Mathematiques que je me propose de vous donner dans la suite, ne seront pas faits avec moins d’exactitude que celuy-ci11.
19Dans l’idée de recevoir un aval scientifique pour la réédition des Édifices antiques de Rome de Desgodets, Claude-Antoine Jombert soumet son projet à l’Académie royale d’architecture. Grâce aux procès-verbaux de l’institution, nous pouvons suivre pas à pas les négociations en vue de l’obtention d’une approbation qui facilitera l’octroi du privilège. Ainsi, dès le 1er mars 1779 :
M. l’abbé Bossut a fait lecture d’une lettre du Sr Jombert, libraire du roy, par laquelle il prie l’académie de vouloir permettre qu’il fasse paroître sous sa protection, sous son approbation et sous son privilège, une nouvelle édition de l’ouvrage de feu Desgodets, membre de l’académie d’architecture, dont lui, libraire, vient de faire acquisition ; par la même lettre il prie l’académie de vouloir bien lui procurer quelques notes intéressantes que peuvent fournir ses registres sur la vie de cet académicien célèbre, dont il désire mettre un précis de la vie à la tête de cette réimpression. L’académie […] verra avec plaisir son manuscrit et ses planches quand il pourra les lui faire remettre et […] elle lui donnera alors l’approbation et communiquera le privilège qu’elle pourra lui donner ; et à l’égard des notes sur la vie et les ouvrages, ce qui pourra être recueilly, tant des registres que de la tradition, lui sera communiqué par M. Le Roy, académicien et historiographe12.
20Voici un extrait de la préface de l’édition réalisée :
L’académie royale d’architecture, sentant la nécessité d’un ouvrage aussi important, a bien voulu consentir que cette nouvelle édition parût avec son approbation & sous son privilège. On n’a rien négligé pour la rendre plus correcte & mieux exécutée que la précédente. […] Le public verra sans doute avec plaisir quelques notes historiques que l’académie a eu la bonté de nous communiquer sur notre auteur & sur ses ouvrages13.
Aspects techniques
21Les préfaces se font l’écho des aspects techniques de l’édition, choix de caractères, de papier, de format et d’illustration, et on constate parfois un désir d’homogénéité allant jusqu’à uniformiser certaines éditions pour les assortir. On peut lire dans l’« Avis des Libraires » de l’ouvrage de Salmon :
Comme l’Histoire d’Angleterre a beaucoup de rapport & de liaison avec celle de France, on a cru faire plaisir au public en imprimant ce livre de même forme & caractere que l’Abregé Chronologique de l’Histoire de France, […] pour le rendre plus portatif, & pour la commodité des personnes qui désireraient réunir ces deux ouvrages14.
22Louis-Alexandre Jombert cherche lui aussi à perfectionner les ouvrages qu’il édite, y compris pour certains en cours de publication. C’est le cas de L’Art de vérifier les dates de Dantine. En tête du second tome, Jombert annonce :
Plusieurs de nos lecteurs seront peut-être surpris de voir que nous avons changé de caractère dans l’impression de notre cinquieme livraison. Pourquoi, diront ceux qui trouvoient mal assorti à leur vue le petit romain, n’a-t-on pas employé dès le commencement ces nouveaux caracteres ? Notre réponse est facile : c’est qu’ils n’étoient pas encore gravés. Nous les avons mis en œuvre aussitôt qu’ils ont été fondus. Serrés comme ils sont, ils ne chassent guere plus que ceux auxquels on les a substitués, et plaisent beaucoup plus à l’œil15.
23L’une des grandes passions des Jombert, à partir de Charles-Antoine en particulier, a été l’iconophilie. Ils ont cherché sans cesse à mieux illustrer leurs publications, faisant appel aux artistes parmi les plus accomplis de leur temps. D’ailleurs, Charles-Antoine Jombert passe pour avoir été l’un des tout premiers éditeurs français à publier des ouvrages d’architecture en format très réduit et plus maniable. Voulant ennoblir le livre, il n’a jamais lésiné non plus pour traduire sur métal des ouvrages auparavant illustrés sur bois. Dans les pièces liminaires de l’Usage du compas d’Ozanam, il signale :
L’estime particuliere & l’empressement que le public a toujours témoigné pour les ouvrages de M. Ozanam m’engagent, ami lecteur, à vous donner aujourd’hui une nouvelle édition de son traité de l’Usage du compas de proportion, que j’ai réduit à une forme plus portative, ce qui m’a obligé de faire graver en cuivre les figures de cet ouvrage qui n’étoient qu’en bois dans les éditions précédentes16.
Souci de satisfaire le public
24Incontestablement, au vu de ses préfaces, Charles-Antoine Jombert a eu la volonté d’être à l’écoute de son public et de le satisfaire au mieux, renouvelant sans cesse ses appels à la clientèle. Il demande dans ses textes liminaires des conseils, des avis et des critiques pour améliorer ses éditions. C’est une tradition de famille, dont témoigne par exemple le traité de Luders, le premier ouvrage édité par Jean Jombert en 1680. Bien ancré dans la tradition familiale, Claude Jombert prend la relève et continue dans la même éthique commerciale. Dans les Secrets des arts et métiers de 1716, il donne un avis :
Comme je suis dans l’usage de faire un commerce juste & raisonnable, j’ai toûjours eu en vûë, mon cher Lecteur, de vous donner des ouvrages, qui non seulement ne pussent corrompre ni diminuer en vous le goût du vrai & du bon, mais encore qui pussent vous procurer tout l’avantage que vous en pourriez esperer. Je suis persuadé que ce livre de Secrets des Arts & Métiers que je vous présente, remplira mes intentions ; & qu’en même tems la solidité de ces matieres, la verité de ces Secrets, leur importance ou leur utilité, l’ordre & le stile dont ils sont écrits & circonstanciez, rempliront vôtre curiosité, & combleront vôtre attente. Je prie ceux qui auront quelques Secrets bien éprouvez, concernant les Arts & Métiers, de vouloir me les communiquer, en les ajoutant à ce Livre je leur en ferai honneur, s’ils le jugent, à propos17.
Hommages et règlements de comptes
25On sait que dans son salon Charles-Antoine Jombert recevait une véritable assemblée artistique et scientifique, qui faisait de sa maison une sorte d’annexe de l’académie où de nombreux échanges culturels s’opéraient non seulement en vue de la sociabilité mais aussi de la production éditoriale du maître de maison. Ce salon était prisé par la qualité des intervenants ainsi que par l’extrême prévenance de ses hôtes. Les préfaces rendent compte des contributions que l’éditeur a reçues de la part de ses amis, de ses relations et du public, et elles permettent de leur rendre hommage et justice. C’est ainsi lors de la publication du catalogue de Della Bella :
Je dois un témoignage public de ma reconnoissance à la complaisance & à l’urbanité de M. Paignon Dijonval, amateur très-curieux & très-éclairé, qui possede un œuvre de la Belle des mieux conditionnés, & dont le cabinet est dans le plus bel ordre qu’on puisse desirer. Il m’a permis de m’arrêter sur les pieces rares qui se trouvent en nombre dans son œuvre de ce maître, autant que j’en ai besoin pour en prendre note & en tirer les descriptions qu’on trouvera dans ce catalogue. Je dois aussi beaucoup à M. Joullain fils, marchand d’estampes, & amateur très- instruit, qui m’a procuré l’entrée de ce beau cabinet, & qui m’a été d’un grand secours, soit pour la disposition de ce catalogue de la Belle, soit pour celui de l’œuvre de Sébastien le Clerc, auquel je travaille actuellement, & qui suivra de près celui-ci18.
26En même temps Charles-Antoine Jombert peut se servir de la préface pour des règlements de comptes avec des personnes qui n’ont pas voulu se prêter aux échanges ou fournir des renseignements dont ils étaient les détenteurs. C’est le cas de Pierre-Jean Mariette qui, lorsqu’il fut sollicité par Jombert en vue de la préparation du même catalogue, se refusa à lui ouvrir ses portefeuilles et à lui communiquer les informations qu’il avait glanées à travers sa riche carrière de marchand, éditeur et chercheur :
Un seul amateur, possesseur de l’œuvre de la Belle le plus complet qui existe aujourd’hui, étoit en état de me conduire & d’éclairer mes pas dans ce labyrinthe de difficultés ; mais loin de me prêter un secours que j’avois lieu d’attendre de lui, il m’a refusé même la permission de jeter un coup-d’œil sur ce trésor unique qu’il possede, parce qu’il se propose de travailler aussi sur le même sujet. En attendant donc que cet amateur très-éclairé, & bien plus capable d’écrire sur tout ce qui concerne les arts, veuille bien nous faire part de ses connoissances, & donner au public un catalogue de l’œuvre de la Belle, d’après celui qui est entre ses mains, je prie le lecteur de jetter un coup-d’œil favorable sur cet essai, que je n’avois composé d’abord que pour ma propre instruction, & que je ne me suis déterminé à mettre au jour qu’à la sollicitation de quelques amis qui ont daigné m’encourager & m’aider de leurs lumieres dans ce travail19.
27La préface peut donc apparaître aussi comme un cahier de doléances dans lequel l’éditeur consigne les échecs ou les regrets qui ont émaillé l’exercice de son métier.
Conclusion
28Voilà une famille issue des couches les plus modestes de l’artisanat commercial parisien, dont le père du premier Jombert connu dans l’histoire de l’édition était marchand fruitier, et qui lentement, à force d’une détermination rare, va se hisser jusqu’aux sphères les plus distinguées de la haute bourgeoisie commerciale et savante du siècle des Lumières. Cette famille est exemplaire dans sa pérennité, et elle l’est aussi dans ses choix stratégiques, dans ses alliances, dans le tissu de ses relations et dans l’influence qu’elle aura tout au long de son existence. Elle est aussi remarquable par la rigueur et la grande qualité de sa production scientifique ou artistique.
29La famille Jombert a utilisé la préface comme un instrument hautement volontariste dans sa politique éditoriale et commerciale et par là même elle a laissé une mine de renseignements dans ces pièces au statut modeste. Ces textes multiples et dispersés fournissent sans en avoir l’air des éléments des plus précieux pour la compréhension d’un métier et de la mentalité de ceux qui l’ont exercé.
30Libraires et éditeurs spécialisés précocement — en l’occurrence dans les ouvrages d’art militaire, de sciences et de beaux-arts —, les Jombert ont tenu bien plus que d’autres confrères à entretenir une relation étroite avec leur public, qui s’apparente à un réseau élitaire (académiciens, ingénieurs, architectes, etc.) lui aussi spécialisé. D’où ces préfaces fréquentes particulièrement nourries, justificatives et instructives, visant à la fois à fidéliser leur clientèle, à valoriser leur plus-value éditoriale et à affirmer leur propre statut d’excellence. Mieux que beaucoup d’autres de leurs contemporains, les Jombert ont su faire ainsi de leurs préfaces ces lieux privilégiés de l’histoire éditoriale qui mettent un libraire face à son public et à la postérité.
Notes de bas de page
2 Montucla J.-E., Histoire des recherches sur la quadrature du cercle, Paris, Ch.-A. Jombert, 1754, p. xxx.
3 Frézier, La Théorie et la pratique de la coupe des pierres et des bois, pour la construction des voutes et autres parties des bâtimens civils & militaires, ou traité de stereotomie à l’usage de l’architecture. Nouvelle édition corrigée & augmentée, Paris, Ch.-A. Jombert, 1754-1769, t. III.
4 Bedos de Celles F., La Gnomonique pratique, ou l’art de tracer les cadrans solaires avec la plus grande précision, par les méthodes qui y sont les plus propres, & le plus soigneusement choisies en faveur principalement de ceux qui sont peu ou point versés dans les mathématiques, nouvelle édition, Paris, Alexandre Jombert jeune, 1780, p. xxi.
5 Briseux, Architecture moderne, ou l’art de bien bâtir pour toutes sortes de personnes. Divisé en six livres, Paris, Ch.-A. Jombert, 1764, t. I.
6 Le Lorrain L.-J., Catalogue d’une collection de tableaux & de desseins des meilleurs maîtres de France, d’Italie & de Flandre ; d’une collection considérable d’estampes tant en porte-feuille que montées sous des verres blancs d’Allemagne. De bronzes, marbres, stucs, bras de cheminée, & feux dorés d’or moulu : du cabinet de M. le Lorrain peintre du roi & de l’impératrice de Russie, Paris, Ch.-A. Jombert, 1758, p. 3.
7 Desgodets, Les Édifices antiques de Rome, mesurés et dessinés très-exactement sur les lieux, nouvelle édition, Paris, Claude-Antoine Jombert, fils aîné, de l’Imprimerie de Monsieur, 1779.
8 Jombert Ch.-A., Répertoire des artistes, Paris, l’auteur, 1765, t. I, « Avertissement ».
9 Jombert Ch.-A., Essai d’un catalogue de l’œuvre d’Etienne de la Belle, peintre et graveur florentin. Disposé par ordre historique suivant l’année où chaque pièce a été gravée. Avec la vie de cet artiste, traduite de l’Italien, & enrichie de notes, Paris, l’auteur, 1772, « Avertissement ».
10 D’Hémery J., Historiques des libraires, BnF, Ms. fr. 22107, fol. 73.
11 Les Elemens d’Euclide, expliquez d’une maniere nouvelle & très-facile, avec l’usage de chaque proposition pour toutes les parties des mathématiques. Par le P. Dechalles. Nouvelle édition. Revûë, corrigée & augmentée par M. Ozanam, Paris, Cl. Jombert, 1709, « Le Libraire au lecteur ».
12 Lemonnier H., Procès verbaux de l’académie royale d’architecture, 1671-1793, Paris, 1911-1926, t. VIII, p. 369-371.
13 Desgodets, op. cit.
14 Salmon T., Nouvel abrégé chronologique de l’histoire d’Angleterre. Traduit de l’anglois, Paris, Rollin fils, Ch. A. Jombert, 1751, t. I.
15 [Dantine], L’Art de vérifier les dates, Paris, A. Jombert jeune, 1783-1787, t. II, « Avertissement ».
16 Ozanam J., Usage du compas de proportion et de l’instrument universel, Paris, Cl.-A. Jombert fils, 1769.
17 Secrets concernant les arts et métiers, Paris, Cl. Jombert, 1716, t. I, « Le libraire au lecteur ».
18 Jombert Ch.-A., Essai d’un catalogue..., op. cit., « Avertissement ».
19 Ibid.
Auteur
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