Les traducteurs de romans anglais et leurs préfaces
p. 205-214
Texte intégral
1Souvent exclus du cercle des écrivains et méprisés pour leur incapacité légendaire à créer par eux-mêmes, considérés comme les humbles serviteurs de créateurs plus prestigieux, de nombreux traducteurs de romans anglais, amateurs ou professionnels, n’ont pas rédigé de préfaces, pour des raisons difficiles à cerner et vraisemblablement multiples. Cependant, si une préface pouvait sembler nécessaire à la présentation des premières traductions d’œuvres anglaises, à l’époque où les romans d’outre-Manche prennent une place croissante dans les bibliothèques françaises, on pourrait s’attendre à ce que les traductions n’aient plus besoin de ce passeport que représente une préface. Pourtant, plus de la moitié des traducteurs de romans anglais en ont écrit une, signée ou non. Présenter l’œuvre d’un autre, étranger de surcroît, n’est pas anodin au xviiie siècle. Les traducteurs sont généralement anglophiles, bien que certains se contentent de profiter de l’engouement des lecteurs français, mais également conservateurs en matière de littérature et fiers de leur propre culture. Ils sont donc confrontés à un dilemme sans doute supérieur à celui des auteurs de préfaces allographes car ils doivent faire l’éloge du roman qu’ils présentent, même s’ils ne sont pas totalement convaincus de ses qualités, en courant le risque, comme les traducteurs d’auteurs anciens, d’être trop enthousiastes. Ils doivent donc être critiques tout en se sachant objets de critique pour leur choix et la qualité de leur traduction. En d’autres termes, étant juges et parties les traducteurs peuvent-ils être objectifs ? Quels sont leurs critères d’appréciation ? Se satisfont-ils de ce rôle subalterne ? La plupart utilisent, ou du moins connaissent, la topique préfacielle habituelle1, à laquelle s’ajoutent des références à la vogue des romans anglais qui leur servent d’introduction et d’excuse, surtout lorsqu’il s’agit d’œuvres mineures, ainsi que la présentation de la traduction elle-même : méthode et différences éventuelles entre original et traduction.
Le traducteur comme critique littéraire
2Se présentant comme lecteurs éclairés de romans étrangers dont ils détiennent les clefs, les traducteurs annoncent, préviennent, invitent à la lecture et font partager leur expérience. Mais curieusement la plupart éprouvent également le besoin de défendre le genre romanesque et de prendre position dans le conflit qui oppose le « bon goût français » et la « manière anglaise ». On peut supposer que le pré-texte soit avant tout destiné aux critiques littéraires français. En effet, même si l’un des traducteurs introduit sa préface comme une dédicace : « Veuillez, mon cher lecteur, agréer cette bagatelle » (Anonyme, 17882), dont le dernier mot est déjà un jugement, d’autres s’adressent ou font référence aux critiques. En fait, le traducteur est souvent assimilé à l’auteur3. Si pour Desfontaines cette assimilation n’est qu’un élément de la topique préfacielle, un passage obligé dont il s’éloigne aussitôt pour réaffirmer son identité de critique, tous les traducteurs n’ont ni la même autorité ni la même réputation et adoptent souvent des stratégies défensives : rappel de leur qualité de « simples » traducteurs, affirmation que le lecteur est seul juge de l’original et de leur travail4, présentation négative (« Le roman que nous offrons au public n’est pas sans défauts5 ») ou introduction des réserves par prétérition au dernier paragraphe en généralisant : « Ce reproche pourrait être fondé ; mais il lui est commun avec tous les écrivains anglais6. » Quant au traducteur anonyme d’Albert et Théodore (1799), il feint de souscrire aux arguments des détracteurs du roman « gothique » pour mieux les dénoncer.
3D’autres stratégies protectrices consistent à mentionner le succès obtenu par l’original : « Il faut avoir du mérite pour plaire dans Athènes, et cette Athènes est sûrement Londre7 », succès confirmé par le nombre d’exemplaires qui y ont été vendus et par la citation de journaux dont on assure qu’ils sont objectifs, ce qui parfois tient lieu d’analyse. Mais tous les traducteurs ne suivent pas aveuglément l’avis de critiques avertis. Desfontaines par exemple, qui pourtant utilise ces topoi, n’est pas totalement convaincu de la valeur de Gulliver, malgré les éloges de ses amis anglais. Flatter les lecteurs en leur offrant ce qu’ils ont l’habitude de lire les conforte dans leur conservatisme et leur chauvinisme et justifie, comme nous le verrons, la manipulation du texte original. Mais, lorsque Bouchaud affirme que les Français sont « juges équitables et éclairés », ou que la dame anglaise censée avoir traduit Joseph Andrews repousse une objection (« je ne puis le croire d’une nation judicieuse »), la flatterie a le but inverse d’inciter le lecteur à une plus grande ouverture d’esprit. En fait, tout comme les avertissements d’originalité et de singularité, ces arguments invitent à modifier les critères habituels d’appréciation.
4Dans la majorité des cas cependant, la préface est avant tout un récit de lecture8 : le traducteur évoque ses réactions. L’expression du plaisir peut être faussement naïve de la part d’un écrivain comme Prévost :
Je commence par un aveu qui doit faire honneur à ma bonne foi, quand il pourrait en faire moins à mon discernement. De tous les ouvrages d’imagination, sans que l’amour-propre me fasse excepter les miens, je n’en ai lu aucun avec plus de plaisir que celui que j’offre au public. (Clarisse Harlove, 1751)
5ou bien excuser le manque d’objectivité d’une débutante :
J’étais neuve dans cette langue, et ceux qui commencent l’étude d’une langue étrangère attribuent souvent aux idées et aux talents de l’auteur un mérite qu’ils ne doivent souvent qu’au plaisir de l’entendre9.
6Ce plaisir est avant tout lié à la fertilité, unanimement reconnue, de l’imagination des romanciers anglais, comme l’analyse Saint-Hyacinthe :
Ceux qui s’efforcent à nous amuser par des romans et par des fables, tâchent de nous dédommager de la vérité par une vraisemblance habilement ménagée. On sait qu’on va lire des fables, mais on oublie qu’on en lit, et l’imagination qui, dans la liaison des objets qu’on lui présente, ne trouve rien d’incohérent ou de contradictoire, s’y attache avec tant d’ardeur, qu’elle donne rarement à la raison le loisir de venir l’interrompre dans ses amusements. (Robinson Crusoë, 1720)
7Cependant l’analyse littéraire est souvent limitée à une énumération :
Narration simple, aventures variées dont aucunes ne sortent du cercle des vraisemblances, peinture fidèle des mœurs, soit dans ce qu’elles ont de commun à tous les pays, soit dans ce qu’elles ont de particulier aux habitants de la Grande Bretagne ; caractères bien tracés, parfaitement soutenus10.
8Qualités auxquelles s’ajoutent le naturel, des incidents bien amenés et diversifiés, la variété des personnages, une bonne connaissance du cœur humain et des passions. Une telle énumération de critères communs aux deux littératures ne rend pas vraiment compte de la spécificité et de la supériorité des romans anglais11 et l’étude du style est souvent réduite à l’éloge de la simplicité. Certains s’y essaient, mais la meilleure analyse de la synthèse de tous ces éléments, de ses causes et de son fonctionnement apparaît dans l’une des deux préfaces de La Montagne. Selon sa théorie des climats, les Anglais sont plus enclins à la réflexion et donc plus aptes à analyser le cœur et les motivations humaines, ce qui, joint à l’imagination, permet aux romanciers de créer des personnages vrais. Il compare romans et jardins, tire ses métaphores de la peinture et des beaux-arts :
L’auteur est peintre, et sait donner du relief à ses images. Il fait un usage heureux des métaphores les plus hardies, qu’il sait fondre avec beaucoup d’art dans le tissu de l’expression familière, et dont il éteint pour ainsi dire, le trop d’éclat, par des nuances très habilement graduées12.
9Mais dans la plupart des préfaces les remarques stylistiques n’interviennent que pour justifier la traduction pour laquelle les traducteurs sont beaucoup moins critiques.
10Les partisans de la traduction libre annoncent fièrement leurs modifications, à juste titre, du moins de leur point de vue, puisque cette prise de pouvoir sur le texte13 les élève au rang d’écrivains. C’est très sérieusement que Frénais renverse à son profit le préjugé selon lequel le traducteur ne pense pas : « Si [l’auteur] a pensé pour moi, j’ai cru pouvoir penser aussi quelquefois pour lui14. » Desfontaines et Prévost, pour ne citer qu’eux, l’avaient fait avant lui, en se flattant d’avoir œuvré au nom de la bienséance et pour le plus grand plaisir des lecteurs français15 par un allègement du style. La traductrice des Lettres d’un jeune lord nous fait suivre les étapes de son évolution de la traduction littérale à la traduction libre puis à la réécriture : lassée de corriger constamment des phrases qui lui semblaient manquer de naturel, elle réécrit la première lettre, puis mécontente du style et des personnages elle oublie l’original et en change le dénouement. Le ton de ces traducteurs est volontiers condescendant, pour évoquer les « petites réparations » que Prévost juge nécessaires à l’introduction de romans anglais en France ; il devient agacé quand il s’agit de dénoncer des manquements à la délicatesse et à l’élégance ou de supprimer les réflexions dites inutiles à la narration16 ; ou encore, indigné devant la bassesse, les expressions familières ou grossières. Le goût supposé des lecteurs excuse le chauvinisme, mais leur pseudo-objectivité, qui s’appuie sur les critères français de la « bonne » littérature, camoufle souvent des difficultés à traduire, et ceci est mis en relief non seulement par leurs rivaux qui les accusent de mal connaître l’anglais, mais indirectement par les traducteurs plus modestes qui admettent avoir eu du mal à rendre un style qui les avait incités à traduire :
C’est le plaisir qu’en le lisant j’ai éprouvé moi-même, qui m’a engagé à [le] traduire, et c’est peut-être ce qui aurait dû m’en détourner, car [il] plaît surtout par les grâces du style, et de tous les genres de mérite qu’un ouvrage peut avoir celui du style est le moins fait pour encourager un traducteur17.
11Une traduction plus littérale est justifiée par le désir de faire connaître non seulement la littérature mais la langue étrangère elle-même. Il ne s’agit pas de guerre ouverte par le biais des préfaces, mais les partisans et adversaires des différentes méthodes de traduction semblent se répondre. Saint-Ange les renvoie dos à dos en accusant les premiers de falsification : « Les traducteurs d’anglais sont presque toujours dans l’usage de falsifier leur auteur, sous prétexte de le franciser. Sous leur plume, tous les écrivains ont le même style. Tous les étrangers ont le costume de Paris18 », et les seconds d’être parfois inintelligibles. Les propos sont évidemment plus vifs dans les cas de concurrence directe. Desfontaines en particulier met toute son autorité de critique reconnu pour décourager la lecture de l’autre traduction de Gulliver. D’autres se moquent de leurs rivaux. Mais ils sont eux-mêmes critiqués par leurs successeurs…
Le traducteur comme moraliste
12Rien de plus frivole qu’un roman sans but moral.
13Cette affirmation de La Montagne (Cornelia Sedley, 1789) explique la sempiternelle réitération du but moral du roman traduit, des modèles de conduite qu’il offre et du châtiment infligé à l’imprudence et au vice. Pour mettre en relief l’utilité du roman qu’il présente, le traducteur n’hésite pas à endosser lui-même l’habit de moraliste pour dénoncer les mœurs de son temps et même à prendre le ton du prédicateur. Tout en légitimant le choix du roman anglais et le temps consacré à sa traduction, cette insistance est un bon argument de vente, perçu comme tel par le traducteur. Cette obsession qui, si elle n’est pas directement inspirée par le Père Porée, rappelle certains écrits de Desfontaines19, est cependant étrange : depuis la première traduction des œuvres de Richardson, le roman anglais est pour les Français, synonyme de roman moral20. Les lecteurs s’attendent donc à retrouver dans tout roman anglais les qualités de ses personnages… et sont parfois déçus :
On pourrait peut-être s’étonner qu’un compatriote de Richardson nous ait tracé des mœurs si différentes de ces modèles de décence, d’honnêteté fière et modeste, qui nous ont transportés d’admiration dans Pamela, Clarisse et Grandisson. (1776)
14Cependant Mlle Matné de Morville n’est pas convaincue par l’héroïsme de Clarissa :
Clarisse n’est-elle pas trop sublime ou trop faible ? On dirait que ses vertus ne tiennent qu’à l’ascendant qu’elle se flatte d’avoir sur les cœurs. Toute sa conduite, quelqu’admirable qu’elle paraisse, n’est que l’effet d’une vanité qui la suit jusque dans la tombe. Elle ne paraît humble que parce qu’elle est intimement persuadée de sa supériorité sur tout ce qui l’environne21.
15Ce jugement tendrait à situer à cette époque le glissement du roman sentimental, où l’accent est mis sur l’édification morale qu’offrent des parangons de vertu, au roman de sensibilité, où le pathétique incite à la bienveillance et à la générosité. Le modèle n’est plus Clarisse mais l’amie qui la pleure :
Quel est le moment où les larmes coulent avec délices, où l’on est ravi d’en répandre ? C’est celui où Miss Howe vient considérer encore les restes glacés d’une amie qui n’est plus : c’est sa douleur qui excite la nôtre ; c’est cet attachement si rare dans tous les siècles, dans tous les climats qui nous fait regretter la perte de l’héroïne qui faisait le bonheur de Miss Howe. (Ibid.)
16D’ailleurs, dans sa traduction de Clarissa (1785) Le Tourneur a réintroduit les parties du roman qui font appel à la sensibilité et l’ont ému :
Il y a des lettres, des scènes où la plume du traducteur a été forcée de s’arrêter, noyée dans les larmes22.
17Ces larmes suscitées par les héros de romans plus souvent que par la réalité font partie du plaisir de la lecture, mais Constant de Rebecque est persuadé que cette sensibilité est utile à la société.
18L’importance de l’argument moral, même s’il investit la majeure partie de la préface, n’évince pas totalement l’analyse littéraire. Il permet de revaloriser l’imagination : « Amuser l’imagination est souvent la meilleure et la plus courte manière de toucher. […] Et si un récit fabuleux fait avec art peut y exciter un seul mouvement de compassion pour un malheur réel, le romancier achève ce que le moraliste, et peut-être même le prédicateur ont inutilement tenté » (1788) et de louer la simplicité de moyens de grands romanciers anglais comme Richardson et Sterne. Cependant La Montagne remet en question la valeur morale de l’authenticité des faits et des personnages, si souvent invoquée par les romanciers et consciencieusement reprise par leurs traducteurs, car selon lui des romans sur Cartouche ou Mandrin ne sauraient être utiles, même si ces personnages ont vraiment existé.
Le pré-texte prétexte
19La préface est aussi le lieu où le traducteur, après s’être présenté comme critique littéraire et moral, c’est-à-dire après avoir justifié sa place dans la société dans un rôle convenu, peut enfin parler en son nom propre et développer une écriture personnelle, même si Prévost affirme que celle de Grandisson lui a permis un « caprice d’artiste », c’est-à-dire de changer de registre. Curieusement, les traducteurs qui se plaignent le plus du rôle ingrat qu’ils viennent de jouer ont généralement traduit librement et même réécrit certains passages. Dans sa longue préface à sa traduction de Gulliver (1727), où il exprime clairement sa frustration de ne servir que de truchement, Desfontaines écarte le paravent derrière lequel il a dû se cacher :
Si cette préface paraît longue, le public doit pardonner cette prolixité à un écrivain, qui va faire le personnage de traducteur, et ne dire presque rien de lui-même, dans deux volumes.
20À plusieurs reprises, sous couvert des topoi de modestie, du récit de transmission et de lecture, il devient l’objet de sa préface, en parallèle avec Swift, tout en se donnant le meilleur rôle puisqu’il alterne, pour l’auteur anglais éloges et critiques et pour lui-même fausse modestie et auto-satisfaction.
21La topique préfacielle, notamment le sujet même du roman traduit ou les motivations du traducteur, offre également une tribune où développer ses propres idées politiques, morales, philosophiques ou littéraires. Quelques préfaces se transforment ainsi en traités sur le cœur humain, sur le bonheur individuel ou social, en cours de philosophie sur la perfectibilité et en pamphlet féministe dénonçant l’éducation donnée aux filles. Arkwright (traducteur des Lettres de Charlotte à Caroline de W. James en 1786) présente le plus bel exemple de digressions successives. Le but avoué de sa préface était de démontrer ses capacités linguistiques, mais il passe de sa propre situation à l’origine et à la diversité des langues, puis à la rivalité entre l’Angleterre et la France. La mention de la rivalité coloniale l’entraîne à disserter sur les conséquences néfastes de toute guerre et à militer en faveur de la paix… Dans ces quelques pré-textes, la partie dévolue à la présentation de l’ouvrage anglais et de son auteur est minime. Le rappel brutal de l’objet de la préface ainsi que les excuses pour d’aussi longues digressions servent de conclusion hâtive.
22Sur le plan littéraire, Desfontaines et La Montagne illustrent l’utilisation des préfaces pour donner leur avis sur les auteurs et romans français contemporains23. Le premier adopte le déguisement d’une dame anglaise qui aurait traduit Joseph Andrews24. Il en accentue la crédibilité par un bref commentaire féministe à propos des romans libertins français (« les femmes y sont trop peu ménagées à mon gré »), par l’aveu d’une connaissance de seconde main du théâtre français (elle la doit à un voyageur anglais qui lui fait part de ses découvertes) et par quelques détails documentaires sur la littérature et la vie en Angleterre. Ce double féminin, très cultivé, excellent critique littéraire, « reprend » l’enthousiasme de Desfontaines pour l’ouvrage de Fielding et surtout sa critique des romans français :
Y a-t-il de la vraisemblance dans l’Histoire de Cleveland et du Doyen de Killerine ? Quel tissu de fadeurs et de riens, que La Vie de Marianne ! Le Paysan Parvenu vaut un peu mieux : mais quels traits grossiers ! quelles bassesses ! quelles images ! Les Confessions du Comte de... sont d’un homme d’esprit, et peignent bien les mœurs corrompues de toute l’Europe ; mais les femmes y sont trop peu ménagées à mon gré, et ce livre ingénieux depuis le commencement jusqu’à la fin ne respire que la volupté des sens, et n’enseigne que le libertinage du cœur. Votre Madame de Luz est dans le même goût. Je ne parle point de certains romans vilains et infâmes, qui déshonoreraient la nation française dans notre esprit, si nous ne vous rendions justice, et si nous ne savions que les honnêtes gens les ont en horreur chez vous, comme chez nous25.
23Quant à La Montagne qui annonce « quelques réflexions suggérées par le roman [qu’il a] traduit », il commence le pré-texte à La Visite d’été (1788) par une analyse approfondie des romans anglais pour justifier leur succès en France. Cette analyse est truffée de comparaisons et de citations grâce auxquelles il peut étaler son érudition littéraire et sa connaissance de l’Angleterre26 : il cite aussi bien Pétrarque qu’un ouvrage sur les jardins et fait référence au dimanche anglais, mentionne Horace et Cicéron mais juge certains auteurs anglais supérieurs à la littérature latine (« Voilà certainement un ouvrage [Le Voyage sentimental de Sterne] dont les anciens n’ont pas eu l’idée27 »). Mais ce sont surtout ses réflexions générales sur l’aspect moral du roman traduit et sur les affections vraies et naturelles que celui-ci doit montrer plutôt que les passions outrées, qui lui permettent de donner son opinion sur La Nouvelle Héloïse et d’y consacrer dix-huit pages...
Conclusion
24Père adoptif d’un roman anglais, si l’on conserve la métaphore de la paternité d’un ouvrage, le traducteur endosse plusieurs costumes. Il est à la fois découvreur d’œuvres nouvelles, avocat d’une autre littérature et d’une autre civilisation dans la mesure où un roman reflète les mœurs de son pays d’origine, acclimateur28 parfois. Si le titre de « passeur » n’est pas totalement approprié du fait qu’il reste sur sa propre « rive », c’est-à-dire qu’il ne fait jamais table rase de sa culture d’origine, on peut lui reconnaître celui d’ambassadeur d’une littérature qu’il connaît mieux que ses lecteurs, du moins ses généralisations sur les romanciers anglais le laissent entendre. Mais l’objectivité n’est qu’une impression, voire une illusion, qu’il donne par un mouvement de balancier entre éloges et critiques, entre dénigrement de l’original et auto-satisfaction ou l’inverse. L’évolution à laquelle on aurait pu s’attendre au fil de l’« invasion » des romans anglais en France, qu’il s’agisse de la sensibilité des traducteurs et de leurs lecteurs, de la topique ou des théories de la traduction, n’est pas continue. Même si on note parfois une plus grande tolérance, elle dépend davantage de la personnalité des traducteurs. Le chauvinisme est latent. Même s’il s’affirme moins ouvertement sur le plan esthétique, il continue d’être attisé par les rivalités politiques et littéraires.
Notes de bas de page
1 Comme le montre cet exemple caricatural de préface-machine : « Ce roman anglais figure dans toutes les bibliothèques anglaises à côté de Tom Jones. Puisse ma traduction tenir le même rang dans les bibliothèques françaises. Je n’ai rien négligé pour la rendre digne de cet honneur, mais. je fais une préface, et je veux qu’elle soit bonne. » Henry Bennet et Julie Johnson, Paris, Louis, 1794.
2 Le texte complet des préfaces se trouve dans Cointre A. et Rivara A., Anthologie de préfaces de traducteurs de romans anglais 1720-1825, à paraître.
3 L. A. Marquand affirme qu’« une traduction est un ouvrage original pour ceux qui n’entendent pas le texte ».Voir Smith C., Roland, Paris, Imprimerie de J. Gratiot et Cie, 1799.
4 Le traducteur anonyme de Pamela oppose le goût du public qui a fait le succès du roman à celui des censeurs qui l’ont critiqué. Cet argument est purement publicitaire si ce traducteur est Aubert de La Chesnaie des Bois, l’un des plus éloquents censeurs de ce roman.
5 François Soulès, préface à Musgrave A., Edmond de la Forêt, Paris, Langlois, 1798.
6 Le Nœud gordien, Londres, 1770.
7 Poivre, préface à Goldsmith O., Le Citoyen du monde, Amsterdam, J. F. Boitte et Cie, 1763.
8 Voir Cointre A. et Rivara A., op. cit., « Introduction ».
9 Anonyme Lettres d’un jeune lord, Paris, les Marchands de Nouveautés, 1788.
10 Breton, préface à Clarke E., Ermina Monrose, Paris, Gueffier jeune et Lenormant, 1800.
11 Un seul traducteur juge son auteur égal, voire supérieur, à un romancier français : « Marivaux n’a pas souvent plus d’esprit, plus de connaissance du cœur humain, plus de sagacité pour en saisir les mouvements les plus secrets. On trouvera ici quelquefois sa manière, mais jamais, à ce qu’il me semble, les défauts qu’on lui reproche » (Deschamps, préface à Inchbald E., Simple Histoire, Maestricht, J. P. Roux, 1793).
12 Préface à Pratt S. J., Cornelia Sedley, Genève/Paris, Buisson, 1789.
13 A. Rivara voit dans ce concept l’expression de tous les phénomènes d’intertextualité : critique et traduction. C’est ainsi que les auteurs utilisent leurs lectures, notamment Voltaire quand il lit Malebranche ou parle des « romans de Descartes » parce qu’il refuse sa conception de l’âme, ou quand Diderot lit les Voyages du Père Labat, qu’il prétend faire citer par un de ses personnages de l’Entretien d’un Père avec ses enfants, il transforme un cordonnier de Messine qui la nuit massacre les nobles qui commettent des exactions en une espèce de « philosophe » proche de l’Encyclopédie par sa fonction et par ses convictions.
14 Préface à Brooke F., Histoire d’Emilie Montague, Paris, Gauguery ; Rouen, Vve Besongne et fils, 1770.
15 C’est aussi, selon Prévost, la méthode des traducteurs du Journal étranger : tout comme un sculpteur transforme un bloc de pierre en œuvre d’art, ils rendent les romans anglais acceptables en France. Voir Grandisson, Amsterdam, 1770.
16 Ces reproches rappellent les critiques de Desfontaines, Buffon et Prévost à l’encontre de La Vie de Marianne. Voir Rivara A., Les Sœurs de Marianne, Oxford, Voltaire Foundation, 1991, p. lxvii-lxviii.
17 Deschamps, op. cit., 1793.
18 Préface à Mackenzie H., L’Homme sensible, Amsterdam et Paris, 1775.
19 En particulier ses Observations sur les écrits modernes, t. XV, Lettre CCXXIII.
20 Même si en 1788 le traducteur d’Antoine Varnish se plaint qu’il se publie encore en Angleterre des « petits romans ou historiettes galantes connues sous le nom de Novels » qu’il qualifie de « genre dépravé » et si vers la fin du siècle d’autres traducteurs rejettent les romans dont le seul but est de piquer la curiosité.
21 Préface à Kelly H., Les Egarements réparés, Londres, Paris, J. B. G. Musier fils, 1773.
22 La sensibilité peut cependant entraîner à l’indulgence vis-à-vis des personnages de roman. La traductrice des Lettres d’un jeune lord avoue avoir eu pitié de l’héroïne : « Ce dénouement [dans l’original] était sans doute plus moral ; mais il m’avait attristée […] j’ai voulu surtout faire le bonheur d’Isabelle, et récompenser sa noble confiance dans les promesses de son amant. »
23 Prévost utilise le pré-texte à sa traduction de Sidney Bidulph pour reprocher à Voltaire, reconnaissable sous les initiales et les titres de ses œuvres, de ne pas mettre ses talents d’écrivain, dont il fait l’éloge, au service de la vertu.
24 Dans Observations sur les écrits modernes, t. XXXIII, lettre XDIV, Desfontaines s’avoue simple polisseur de la traduction : « le style de la dame anglaise a été limé et poli par une plume française. »
25 Ibid.
26 Cette dernière est superflue puisque la lettre qui sert de pré-texte est adressée à la personne qui lui a envoyé de Londres l’original.
27 Op. cit., Paris, Knapfen et fils, 1788.
28 Bien que l’appellation « naturalisation » soit plutôt employée, elle reflète des réalités diverses et sous couvert d’application de critères français représente la plupart du temps une appropriation, donc une réécriture partielle ou totale du texte d’origine.
Auteur
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