Les préfaces du père Brumoy dans Le Théâtre des Grecs
p. 195-204
Texte intégral
1Brumoy dans son Théâtre des Grecs feint de ne pas prendre parti dans la querelle des Anciens et des Modernes : il propose une étude non partisane, unique moyen selon lui d’infléchir le jugement des lecteurs en matière de goût. Pour parvenir à son but et faire connaître le théâtre grec sans préjugés, il offre grâce à sa méthode originale la possibilité à chacun de ses lecteurs d’étudier et de juger « sainement1 » les tragédies antiques. Son ouvrage se compose d’un vaste ensemble de discours, de traductions intégrales ou partielles des pièces de théâtre grecques (Eschyle, Sophocle, Euripide et Aristophane2), de comparaisons avec des imitations (latines, françaises ou italiennes3), qui forme pour la première fois une somme complète dans laquelle le théâtre antique est présenté dans sa globalité4.
2En choisissant une préface tripartite importante (tant au niveau du contenu que de son volume) qui se décline sous la forme de trois Discours (sur le Théâtre des Grecs, sur l’origine de la tragédie et enfin sur le parallèle du théâtre ancien et du moderne), Brumoy veut informer ses lecteurs et exposer clairement les pré-requis nécessaires à la compréhension du théâtre grec. La lecture des quatre points qui forment le premier discours, Discours sur le théâtre des Grecs, pourrait laisser injustement penser qu’il épuise la matière : « I. les poètes tragiques peu connus, & pourquoi », « II. Le but de l’ouvrage », « III. Source des jugemens contre les Tragédies grecques & règle pour en juger sainement » et enfin « IV. Le plan & l’exécution de ce livre ». Mais le reste des cent soixante-quatre pages in quarto5 n’est pas inutile. Le préfacier joue sur l’indépendance et la complémentarité de ses trois discours : tout en délivrant un message identique, ils participent, chacun selon un angle différent, à la justification de l’intérêt que doit susciter le théâtre antique, formant en fin de compte un prologue indispensable6.
3Ainsi, l’originalité de cette préface ne réside pas dans son volume ; elle provient surtout de la description méthodologique en abîme. Au-delà des exigences liées au genre de la préface, le Jésuite se joue des codes et fournit à ses lecteurs un réseau de correspondances et d’échos entre ses trois discours qui fonde non seulement les bases communes d’un contrat de lecture mais précise également le but à atteindre : parvenir à un jugement assuré envers les auteurs grecs. À l’image de son Théâtre des Grecs à propos duquel Brumoy affirme :
Pour former une idée précise et complète du théâtre ancien, il falloit en recueillir tous les restes ; faire un assemblage suivi ; comparer les œuvres de chaque poète entr’elles, & chacun d’entre eux avec ses Rivaux ; saisir par cette comparaison leur caractère et leur génie ; en marquer avec justesse les traits généraux & particuliers, mêmes les plus délicats ; réunir, confronter, assortir, lier les parties, en composer un tout ; débrouiller le cahos pour en tirer un corps vivant & animé avec ses justes proportions ; en un mot, rebâtir le Théâtre ancien de ses propres débris7.
4La Préface se présente comme un tout morcelé, où chaque partie éclaire les autres et où toutes forment un pré-texte original à une œuvre sans pareille.
Originalité et complémentarité des trois discours : une description méthodologique en abîme
5Brumoy est conscient de l’originalité de son ouvrage et de sa méthode : « On a tant écrit sur le Théâtre, qu’il semble difficile de rien dire de nouveau. Mais on ne l’a point encore fait, que je sçache, de la manière dont j’entreprens de le faire aujourd’hui8. » C’est la raison pour laquelle il préfère une description méthodologique en abîme plutôt qu’un exposé immédiat, afin de ne pas heurter un public qu’il souhaite le plus large possible :
Mon dessein est de tirer [les poètes grecs], du moins en partie, des ténèbres où nous paroissons les avoir condamnés, & de les citer de nouveau au tribunal, non du petit nombre, mais du Public ; non pour arracher l’approbation en leur faveur, ou les livrer à la censure ; mais afin qu’ils soient jugés avec quelque connois- sance de cause, sans égard aux authorités favorables ou contraires, & avec l’esprit Cartésien, autant qu’il peut s’appliquer aux choses de pur goût9.
6De là, le choix d’une préface tripartite :
Comme j’écris moins pour les Sçavans de profession que pour le Public, j’ai cru devoir commencer par les des Discours préliminaires tel que celui-ci, dont le but est de bien convaincre le Lecteur, que dans le païs de l’Antiquité, il faut marcher avec de grandes précautions, quand il s’agit de prononcer sur les Ouvrages de goût. S’il est des règles pour les exposer, il en est aussi pour en juger10.
7Les discours de Brumoy contiennent tous des marques énonciatives fortes : la présence du « je » est prédominante et Brumoy s’engage en défendant l’ensemble de ses choix. Ainsi, après avoir justifié l’intérêt de confronter les textes anciens entre eux et aussi avec leurs imitations modernes, il explique pourquoi il renonce à traduire intégralement toutes les pièces : c’est la crainte de l’ennui mêlée à la volonté de plaire et d’instruire qui l’en dissuade. Les extraits suffisent : « les analyses raisonnées sont aussi éclairantes et ennuient moins11. » De la même manière, il justifie ses choix de traduction : position modérée entre « l’exactitude trop scrupuleuse qui déguise [les auteurs grecs], & la licence qui les altère12 ». Brumoy opte finalement pour une traduction en prose : « la versification se rend heureusement par une Prose poétique qui joint ses grâces à celles des vers anciens13. » Le but de l’ouvrage indiqué très tôt dans le premier discours révèle immédiatement les limites de tout examen cartésien lorsque le champ d’application concerne, généralement, des choses de pur goût, et particulièrement, des pièces de théâtre grec. En effet, la méthode cartésienne — souvent appliquée par les Modernes pour discuter de l’autorité de la tradition — s’avère ici arbitraire et inefficace :
Si ce qui plaît aux uns peut à bon droit déplaire aux autres, […] il s’ensuivra que chacun se livrant à sa manière de sentir & de penser, pensera & sentira très-juste, guidé toutefois par des idées très contraires & par des sentimens fort opposés14.
8Se pose alors le problème du fondement du goût15, auquel Brumoy propose de répondre par une précaution indispensable qui consiste à se transporter16 aux temps et aux lieux où les poètes ont écrit « pour ne rien admirer ou critiquer sans un fondement raisonnable ».
9Ainsi, Brumoy revendique son ouvrage comme un ouvrage inspiré par le goût universel, avec une méthode qui s’appuie sur une « poétique des faits ». Brumoy révèle ici son contrat de lecture. Il défend clairement une position autre, qui ne se fonde qu’en partie sur la philosophie cartésienne17, en préférant choisir une sorte de troisième voie : celle de la modération18. Brumoy précise aussi, au travers d’une métaphore du voyage, la nécessité de fixer les principes d’une bonne relation entre lecteur et auteur, complicité souvent alléguée et recherchée dans la majorité des préfaces :
Mais si le faiseur de relations veut faire trouver beau le paîs dont il parle, on ne le croit pas sur sa parole, ni même sur les authorités qu’il allègue. Il doit se défier de lui-même, & ne songer qu’à faire un exposé juste. J’ose assûrer que telle a été ma pensée. Il en doit être de même à proportion, du Lecteur qui veut juger ; il faut qu’il convienne de certains principes avec le voïageur qui expose19.
10Le Théâtre des Grecs, en marge de toute querelle littéraire, trouve donc sa justification dans une étude impartiale et factuelle où l’auteur précise « je ne dirai rien par moi-même. Les Poëtes parleront pour eux20 ». La méthode de Brumoy se clarifie et ressemble selon ses propres dires à « une instruction de procès suivant les coutumes du païs Grec21 ». Cependant, Brumoy dans ses différents commentaires s’appuie lui aussi sur la critique et cite fréquemment des extraits de la Poétique d’Aristote, d’Horace ou des observations de divers savants. Cette manière d’intégrer et de construire son raisonnement à partir d’autres auteurs renforce la pertinence de son jugement, ce qui ne l’empêche pas de relever la contradiction quant à l’utilisation des autorités. Ainsi, il précise paradoxalement à ce qu’il a affirmé précédemment que :
À dire le vrai, il est bien difficile de ne pas donner quelque poids à des suffrages si éclairés, si modérés & toujours si uniformes pour la gloire des Poëtes Grecs. Les juges ont été compétens & désintéressés : ils ne prévoïoent pas qu’on dût un jour les contredire au point de dégrader leur jugement, & d’en appeler au bon sens sur les choses qui leur étoient plus connues & plus familières qu’à nous22.
11Comme il avait reconnu l’importance et la difficulté de « juger par soi-même23 », en stigmatisant l’utilisation cartésienne des Modernes, en ce qui concerne la comparaison du théâtre ancien et du moderne, il condamne de la même manière, à première vue, les outils qu’il utilise : « Pour porter son Jugement il ne s’agit pas de comparer l’ancien avec le moderne, comme on le veut presque toujours24. » Il met donc en valeur son application originale. En effet, tout au long de son Théâtre des Grecs, Brumoy confronte systématiquement les pièces antiques et leurs imitations latines ou modernes : les copies éclairent l’original25. Fidèle à sa modération, il refuse tout examen inique des poètes grecs : « On ne veut point les considérer en eux-mêmes ; on veut les mesurer au niveau de notre siècle et de nos mœurs. C’est comme si l’on jugeoit un Étranger sur le code François26. » Sa méthode représente donc un préservatif pour ses lecteurs :
Il y manquoit d’exposer le Théâtre ancien dans le point où il faut l’envisager pour le bien connoître, c’est-à-dire en lui-même, par l’exposition des œuvres Tragiques & Comiques, jointe à la manière dont elles ont été composées, & aux conjonctures des lieux & des tems qui en sont inséparables. Car c’est sur le rapport de toutes ces choses qu’on peut & qu’on doit décider du prix de ces œuvres, soit en elles-mêmes, soit par égard aux Modernes27.
12Il justifie par là les deux discours qui suivent. Le second :
C’est pour éclaircir de plus en plus l’idée qu’on doit se faire de la Tragédie Grecque, qu’il m’a paru nécessaire de la reprendre dès son origine, de montrer ses accroissemens, et de marcher pas à pas sur toutes les traces anciennes de l’esprit humain, plus sûrement peut-être, qu’on ne la fait jusqu’à présent28.
13Mais aussi le dernier discours :
Et comme le préjugé légitime en faveur de notre Théatre est un des plus grands ressorts de nos préventions contre l’ancien, il a fallu dans un troisième Discours faire voir l’étendûë & les bornes de la comparaison entre le Théatre antique, établir des principes, en tirer des conclusions, et fonder le parallèle sur le caractère des Siècles & des génies, des Poètes & des Spectateurs29.
14Ce dernier discours porte le titre évocateur de Discours sur le parallèle du théâtre ancien et du moderne et traite majoritairement du théâtre ancien. La moitié est consacrée à informer les lecteurs du contexte historique et culturel lié aux trois principaux auteurs Eschyle, Sophocle et Euripide. Cette connaissance indispensable selon Brumoy ne remplace pas l’étude des textes (voie nettement plus éclairante), mais oblige surtout ses contemporains à reconnaître que le goût des spectateurs grecs justifie en grande partie un grand nombre de choix poétiques des auteurs antiques. Ce dernier discours sert surtout à montrer les limites de toute comparaison entre théâtre ancien et moderne et reconnaît une certaine gloire aux inventeurs. Il propose finalement un système qui conduit le public au théâtre antique :
Le Théatre des Corneilles & des Racines peut en charmant tous les esprits, laisser encore lieu aux Anciens de mériter nos applaudissemens sur ce qu’ils ont de beau30.
Une méthode originale31 : la transportation32
15Une rhétorique forte au service d’une méthode originale : Brumoy présente non seulement la transportation comme un outil nécessaire et indispensable pour prononcer un jugement adéquat sur le théâtre grec mais il affirme aussi qu’elle représente un bon moyen pour comparer efficacement théâtre ancien et moderne. Le jeu des transpositions et l’incitation de se « dépaïser en leur faveur33 » autorise le père Brumoy à imaginer Euripide assistant à une représentation de Racine et à affirmer : « Il seroit certainement charmé de se reconnoître, & de se voir embelli, ou si l’on veut, surpassé : il admireroit du moins dans la copie ce que la Grèce admira dans l’original34. » Toute la méthode de Brumoy est ainsi résumée : les pièces françaises imitées ou inventées à partir des pièces grecques servent à la réhabilitation de ces dernières ! De la même manière, il s’appuie sur ce que les lecteurs connaissent pour leur faire découvrir ce qu’ils ignorent ; méthode qui lui permet de louer par exemple les déplacements du Chœur :
Quoi qu’il soit assés difficile de donner une idée bien nette de ces marches & contre-marches, on comprend aisément par les diverses figures des nôtres, qu’elles devoient être fort variées & fort agréables sur les vastes Théatre d’une République polie, qui n’épargnoit rien pour l’agrément & la splendeur des spectacles35.
16Brumoy cherche à prouver que, malgré les préjugés de ses contemporains (« quelques personnes ont pensé […] que le Chœur étoit absolument inutile36 »), d’autres, tels que Racine, ont tenté de les réintroduire. Mais ce qui lui importe le plus, c’est de transmettre finalement une certaine ouverture d’esprit :
Je ne dis pas ceci pour justifier les Anciens, & moins encore pour balancer le mérite de leur Théâtre & du nôtre ; mais parce qu’il paroît injuste de condamner leurs Chœurs, uniquement par la raison que nous ne nous sommes pas avisés de nous en servir, comme s’il n’y avoit d’estimable en fait d’esprit que ce qui est authorisé par nos usages & notre manière de penser37.
17Brumoy s’appuie sur une relativité réflexive : en imaginant les auteurs grecs assistant à une représentation d’auteurs modernes, il cherche surtout à inciter ses contemporains à se conformer aux exigences antiques et à se mélanger aux Athéniens. Ce qui déplait aux premiers fait miroir à d’autres éléments choquants pour les seconds. L’incompréhension et la surprise varient en fonction des époques et ce constat permet à Brumoy d’affirmer que, pour prononcer un jugement quant à la qualité des pièces, il est absolument nécessaire de faire abstraction de ses propres mœurs et coutumes. La transportation implique donc de comprendre la plupart des enjeux de toutes ces représentations théâtrales. Brumoy réclame à ses lecteurs de véritablement quitter leurs références culturelles et de se transporter aux temps et aux lieux où les auteurs grecs ont composé leurs œuvres.
18La transportation est multiple, puisqu’à plusieurs reprises Brumoy se glisse dans la peau d’auteurs grecs38 et justifie ainsi plusieurs de leurs choix. Finalement, toutes ces précautions recherchent un même but : mieux appréhender le théâtre grec.
Tout ce que nous dirons ne servira qu’à nous faire entrer plus profondément dans l’esprit des Tragédies Grecques ; esprit qu’on ne reconnaîtrait plus en elles sans tous les préparatifs que j’apporte pour le rallumer, […] pour en remplir mes Lecteurs avant de les introduire dans le Cirque des Grecs39.
19Brumoy démontre au cœur de sa préface et de son ouvrage que le jugement « sain » nécessite un travail en amont : connaissances historiques et culturelles sont indispensables à la compréhension des pièces grecques. Ces pré-requis contribuent à favoriser la transportation, seul moyen de lever les difficultés rencontrées, y compris religieuses : « si l’on accorde que ces Dieux [païens] feroient un mauvais effet aujourd’hui, il ne faut pas croire qu’il en fut ainsi autrefois40. » De cette confrontation des époques naît une règle précise de comparaison : elle ne peut s’appuyer sur une confrontation des idées et des mœurs. En effet, si les contemporains de Brumoy condamnent souvent le théâtre grec en vertu de leurs mœurs barbares, le Jésuite rappelle justement que cet argument peut également être retourné contre leurs auteurs : « eux-mêmes revenant au monde ne nous condam- neroient[-ils] pas à leur tour sur la folle hauteur de nos idées qui paroît dédaigner la nature et l’humanité41 ? »
20Le père jésuite ne ménage aucune ressource pour restituer au théâtre grec toutes ses lettres de noblesse : la transportation s’appuie parfois sur la comparaison de la littérature avec d’autres arts. En débutant son ouvrage par l’affirmation d’une vérité rarement discutée à propos des arts, Brumoy rassemble ses lecteurs : en « peinture et sculpture […] l’antique grec conserve toujours la supériorité sur ce que nous avons de plus parfait en ce genre42 ». Dans ces deux disciplines, les artistes reconnaissent leurs dettes envers leurs illustres prédécesseurs grecs. Observant, en revanche, que les œuvres littéraires ne bénéficient pas de la même révérence (« Il n’en est pas des Spectacles & des Ouvrages de goût, comme du reste des choses faites pour le plaisir, dont tout ce qui sent l’antique ou l’étranger nous charme43 »), Brumoy souligne discrètement une espèce d’injustice. Puis, il achève son introduction en reprenant deux métaphores. La première sculpturale :
Le Théatre grec sera regardé comme une statuë antique avec ses linges mouillés, peu ornée à la vérité, mais où tout est naïf et vrai ; & le Français, comme une statuë moderne dont les attitudes & les drapperies ont plus de dignité & de richesse, moins d’agrément & de vérité44.
21La seconde est picturale :
C’est un tableau dont la simplicité, la vie, & la ressemblance font le principal mérite. Le nôtre est un tableau plus brillant & dont les traits sont plus hardis. Si ce dernier frappe & saisit davantage, le premier n’a pas moins droit d’attacher & de plaire. Ce que l’un perd dans l’examen rigoureux de la raison, l’autre le gagne par ce même examen, & c’est le sort des belles choses. Plus on les voit avec des yeux critiques, plus on les trouve belles45.
22Ainsi, la comparaison des arts vient appuyer les conclusions qu’il souhaite tirer de la transportation dans une autre époque. La lecture de son livre se veut un voyage érudit dans le temps. La méthode du père jésuite est progressive puisqu’au début il se transporte seul46 et parvient au fur et à mesure à transporter ses lecteurs.
23L’étude de la gravure située juste avant la page de titre est intéressante, car sa construction ressemble au mouvement complexe de l’ouvrage et récapitule en peu de symboles ce qui lie les auteurs modernes aux Grecs. Toute l’illustration renferme des références à la Grèce antique et à son théâtre : temple ionique, masques, lauriers ou encore lyres. Au sol, un angelot tient une banderole sur laquelle on peut lire les noms de Corneille et de Racine. Sur une autre est inscrit le nom de Molière et sur une troisième figurent ces deux alexandrins : « Des succès fortunez du spectacle tragique,/ Dans Athènes naquit la Comédie antique ». Le théâtre grec symbolise donc les fondations sur lesquelles s’appuie le théâtre en général. Un autre angelot, situé sur la droite, à mi-hauteur, tient lui aussi une banderole sur laquelle figurent les noms d’auteurs latins : Ovide et Sénèque d’un coté, Plaute et Terence de l’autre. Enfin le regard de cet angelot pousse le spectateur à suivre son attention et à diriger sa vue vers la gauche afin de s’arrêter à une première médaille qui porte le nom d’Eschyle. Un peu au-dessus se trouvent deux autres médailles, la première contient le nom de Sophocle et la plus haute celui d’Euripide. Légèrement à gauche, une dernière médaille contient les noms d’Aristophane et de Ménandre. Toute l’illustration est construite de manière à forcer celui qui regarde à effectuer un mouvement ascendant ou descendant mais qui met en scène la suprématie du théâtre grec habilement placé au sommet de toute la scène.
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24La méthode et la conclusion du Discours sur le parallèle du Théâtre ancien & du moderne du père Brumoy se confondent avec celles de son Discours sur l’usage des Mathématiques par rapport aux Belles-Lettres47 : « Votre affection pour les unes doit vous amener vers les autres. » De la même manière, Brumoy dans son Théâtre des Grecs, affirme :
Mais comme il ne s’agit point ici de préférence, ni même de comparaison rigide entre deux théâtres qui ont si peu de rapport, c’est assés d’avoir fait connoître comment & en quoi on peut comparer pour juger mieux de l’un, qui est moins connu, par le contraste de l’autre qui l’est plus. C’est l’avantage que j’ai prétendu procurer au Théâtre Grec sans aucun préjudice pour le François. Ce seroit beaucoup d’avoir mis par ce moïen les lecteurs en goût & en situation de juger par eux-mêmes du degré d’estime qu’on peut accorder aux inventeurs de la Scene Grecque, sans intéresser le moins du monde l’admiration si justement dûe aux Grands Maîtres de notre Scene48.
25Le succès du Théâtre des Grecs ainsi que ses nombreuses rééditions et imitations49 prouvent que le Jésuite n’aura pas prêché en vain. Son ouvrage a traversé les siècles50 et, au-delà de la reconnaissance de l’importance du théâtre antique, a participé activement à la mise en pratique d’une littérature comparée où source et imitations s’éclairent mutuellement et où l’herméneutique reste liée au contexte de la production des auteurs.
26L’œuvre du père jésuite, volontairement placée en marge de la querelle par son auteur, est une façon habile pour lui de signaler la force de son projet. Le paradoxe de vouloir réhabiliter les Anciens grâce aux Modernes semble fonctionner et son œuvre se pense en véritable institution de vie littéraire51.
27Au croisement de la pédagogie et de la critique, son ouvrage montre que de l’usage de sa préface naît une véritable méthode critique où Brumoy, enclin à la tolérance, revendique la relativité du goût et encourage ses Lecteurs à un examen approfondi des textes afin de mieux parvenir à cerner les grandes beautés que recèle le théâtre grec.
Notes de bas de page
1 Le troisième point de son Discours sur le Théatre des Grecs s’intitule « Source des jugements contre les Tragédies grecques, & règle pour en juger sainement » in Th. des Gr., Paris, chez Rollin et Coignard, 1730, p. v. Voir aussi les expressions : « jugement assuré » in Th. des Gr., op. cit., p. xvi, ou encore « Il faut juger sainement des ouvrages anciens & modernes, envisager la nature telle que les autheurs l’ont peinte » (Ibid., p. 237). En d’autres termes, Brumoy recommande de les juger avec les apanages, les idées et les manières de leur siècle, bons ou mauvais, il n’importe.
2 Il débute cette partie par un Discours sur la comédie suivi de nombreuses Observations préliminaires et d’un long rappel sur les Fastes de la guerre du Péloponnèse. Ensuite il traduit ou commente les comédies d’Aristophane, puis offre une conclusion générale et achève par un Discours sur le Cyclope et sur le spectacle satyrique précédant la pièce d’Euripide.
3 La première pièce traduite est Œdipe de Sophocle, suivie de « Réflexions » et de l’Œdipe de Sénèque, puis de la version de Pierre Corneille et enfin de celle de M. Orsatto Giustiniano. Les traductions intégrales des sept pièces de théâtre sont : Œdipe, Electre, Philoctète de Sophocle suivies de Hippolyte, Iphigénie en Aulide, Iphigénie en Tauride et Alceste d’Euripide.
4 Le père Brumoy parle d’un « assemblage complet », op. cit., p. xxiv.
5 Dans l’édition de 1730 qui comporte plus de 1200 pages…
6 « Il est des faits qui ont précédé l’action, & qui ne sçauroient être ignorés du spectateur sans qu’elle en souffre. Ils sont du ressort de l’exposition. Il en est aussi qui appartiennent au corps de l’action même, & qu’il est nécessaire de préparer », op. cit., p. lxiij.
7 Ibid., p. xiv.
8 Ibid., p. xxvij
9 Ibid., p. iv. La restriction de l’application de l’esprit cartésien est ironique, puisque c’est cet esprit qui est responsable, selon Brumoy, d’un « certain dédain pour tout ce qui se refuse à l’examen de nos lumières » op. cit., p. iij.
10 Ibid., p. xv.
11 Ibid., p. xxj.
12 Ibid., p. xvj-xvij. Brumoy signale qu’une mauvaise traduction ressemble à un visage de cire froide : tout y est glacé et mort.
13 Ibid., p. xviij.
14 Ibid., p. vij-viij.
15 Problème du goût universel vs goût arbitraire, des règles fixes et des règles arbitraires, du bien fondé de la comparaison entre modernes et anciens. « Le goût universel n’est le souverain juge que jusqu’aux limites, où le goût arbitraire commence son empire avec un despotisme qui empiette le plus souvent sur le premier ».
16 Ce transport théorique prouve la réciprocité des reproches : si un Français peut à juste titre être choqué des mœurs grecques, Euripide assistant à une représentation de Racine serait certainement lui aussi choqué par la duplicité d’action et la part importante de la galanterie française. Voir op. cit., p. xj.
17 Responsable selon lui du désintérêt pour le passé, « connaissance qui coûte trop », op. cit., p. j.
18 Brumoy répond à toute mise en doute et objection de sa bonne foi : « C’est qu’en évitant également l’éloge fastueux & la satyre injuste, je n’affecte pas de me voiler d’un faux air de modération pour rehausser plus adroitement les Anciens, ni pour les déprimer aussi plus surement », op. cit., p. xxv.
19 bid., p. xv.
20 Ibid., p. xxvij.
21 Ibid., p. xxiij.
22 Ibid., p. vj.
23 Ibid., p. iv.
24 Ibid., p. iv.
25 Dans cet exercice de comparaison, il s’interdit formellement de juger les pièces d’auteurs vivants. Pour lui, il est indispensable d’attendre la mort des auteurs, pour que les critiques se détachent de la relation qui les lie aux hommes. Le temps qui passe permet seul à la critique de s’approcher de la vérité !
26 Th. des Gr., op. cit., p. xiij.
27 Ibid., p. xxij.
28 Ibid., p. xv.
29 Ibid., p. xv-xvj.
30 Ibid., p. v.
31 Jean-Baptiste Dubos précisait déjà ce que tout poète peut attendre du public : « Comme le poëte est en droit d’exiger de nous que nous trouvions possible tout ce qui paroissoit possible dans les tems où il met sa scene, et où il transporte en quelque façon ses lecteurs : nous ne pouvons point, par exemple, l’accuser de manquer à la vraisemblance, en supposant que Diane enleve Iphigenie au moment qu’on alloit la sacrifier, pour la transporter dans la Tauride. L’évenement étoit possible suivant la theologie des grecs de ce tems-là. », Réflexions critiques sur la poésie et la peinture, Paris, P.-J. Mariette, 1733 [1719], p. 237-238.
32 Terme construit à partir de l’expression « si à mon tour par un effort d’imagination que je lui dois [à Euripide], je me transporte au Théâtre d’Athènes […] si je deviens athénien, comme ceux que le Poëte a eu en vûë de réjouir […] je suis nécessairement toûché des mêmes vérités & des mêmes beautés qui ont frappé si vivement leurs esprits », op. cit., p. ix.
33 Ibid., p. xij.
34 Ibid., p. xj.
35 Ibid., p. lxxix.
36 Ibid., p. lxxvj.
37 Ibid., p. lxxvij-lxxviij.
38 Homère, ibid., p. xliij ou encore Eschyle, « Voici donc comment ce grand poète a du raisonner », ibid., p. lxv.
39 Ibid., p. c.
40 Ibid., p.cxlviij.
41 Ibid., p. clvj.
42 Ibid., p. xcix
43 Ibid., p. j
44 Ibid., p. clix.
45 Ibid., p. clx
46 Ibid., p. xij.
47 Discours prononcé au collège Louis le Grand lorsqu’il obtint la chaire de Mathématiques.
48 Th. des Gr., p. clx.
49 Rééditions de 1732, 1749, 1763, 1785... jusqu’en 1825. Mentionnons aussi la traduction anglaise de Ch. Lennox, The Greek Theater, London, printed for Milar, 1759.
50 De nombreuses années après le décès du père jésuite, certains artistes, à l’image du peintre Ingres, lisent encore et demeurent influencés par son ouvrage. Voir Ingres, Cahiers littéraires inédits [Texte imprimé], par Norman Schlenoff, Paris, PUF, 1956.
51 Voir Viala A., Naissance de l’écrivain : sociologie de la littérature à l’âge classique, Paris, Minuit, 1985.
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