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La préface inutile : l’abbé de La Porte éditeur de théâtre

p. 183-192


Texte intégral

1Lorsqu’on s’intéresse à l’histoire des rééditions de comédies de la première moitié du xviiie siècle, il n’est pas rare de rencontrer le nom de Joseph de La Porte. L’abbé ne s’est pas, à vrai dire, spécialisé dans le genre dramatique : à l’instar de l’abbé Desfontaines et de Fréron, ses mentors, il s’engage dans des entreprises journalistiques ambitieuses1 qui témoignent d’un intérêt à peu près égal pour tous les genres. Cette dispersion du goût se constate également dans son activité d’anthologiste ; il propose au public, à côté des sérieux recueils d’« esprits » à caractère moralisateur (Esprit de Bourdaloue, du P. Castel, Esprit des monarques philosophes), des synthèses plus improbables (comme celle qui concerne l’œuvre de Desfontaines) ou des ouvrages manifestement légers comme le Portefeuille d’un homme de goût. À l’instar des libraires dont il partage l’avide attention envers les engouements du public, La Porte fait feu de tous les bois que lui fournit la forêt de la littérature française.

2Cependant, ses Anecdotes dramatiques de 1775, et le Dictionnaire dramatique de 1776 auquel il collabore avec Chamfort, signalent chez l’abbé de La Porte un intérêt constant, sinon exclusif, pour le théâtre. Ouvrages de longue haleine (et presque les derniers qu’il publie), ils reposent sur un patient travail de collecte d’informations qui n’aurait pas pu se soutenir sans une authentique attirance pour les matières traitées. La Porte fréquente les comédiens, reste en contact avec les héritiers des auteurs, s’intéresse aux archives ; aussi l’avis des libraires à l’édition d’œuvres de Regnard de 1770 le présentera-t-il non seulement comme un « auteur connu de la République des Lettres », mais surtout comme un homme « très versé dans le genre dramatique ». S’il n’est pas interdit de penser que la confection des Anecdotes et du Dictionnaire n’aurait pas abouti sans le désir de surfer sur la vague de succès déclenchée par l’Histoire des frères Parfaict, et confirmée par l’Abrégé de Mouhy, force est de reconnaître que les deux ouvrages désignent une espèce de noyau dur de l’intérêt polymorphe de l’abbé pour l’histoire de la littérature. Par conséquent, si quantitativement on ne saurait soutenir la suprématie des textes théâtraux dans l’œuvre d’éditeur de La Porte2, il convient toutefois de les retenir comme la partie la plus importante et la plus significative de son travail dans ce domaine. L’abbé de La Porte ne fournira certainement pas le portrait type de l’éditeur critique de théâtre dans la seconde moitié du xviiie siècle (à supposer qu’un tel découpage chronologique ait ici un sens), mais sa pratique peut révéler un certain nombre d’attentes d’époque par rapport à cette fonction.

3On doit à l’abbé de La Porte une réimpression des Œuvres de Regnard (en 1770) et de Crébillon (en 1774), le rassemblement en 4 volumes de la plupart des pièces de Legrand (en 1770 encore), et l’achèvement en 1778 des œuvres complètes de Saint-Foix, que l’auteur, disparu prématurément, n’avait pas pu remettre au libraire. À l’exception de la dernière, il est possible de penser que ces publications seraient des branches collatérales du grand travail de préparation des Anecdotes (1775) et du Dictionnaire dramatique (1776), qui aurait attiré l’attention de l’auteur sur des œuvres intéressantes et plus ou moins oubliées. Pourtant, l’hétérogénéité des auteurs semble prouver que La Porte ne choisit pas vraiment ses objets : l’initiative de la réimpression revient en dernier ressort aux libraires, qui acceptent ou refusent les projets en fonction des textes disponibles sur le marché, quand ils ne commandent clairement des éditions auxquelles La Porte n’aurait jamais songé.

4Tout aussi disparate semble la pratique méta-textuelle de l’abbé. Les œuvres de Regnard sont précédées d’un « avis des libraires sur cette nouvelle édition de 1770 » et d’un « avertissement sur la vie et les ouvrages de Regnard », qui se réduit dans le cas de Legrand à un ensemble d’« Anecdotes sur la vie de Le Grand, comédien du Roi » ; en revanche, un catalogue commenté des pièces de ce dernier permet de compléter avec de sommaires aperçus historiques et critiques la connaissance préliminaire d’une œuvre passée sous silence dans l’introduction. On retrouve à peu près la même disposition dans les œuvres de Saint-Foix, mais les anecdotes ont été remplacées par un véritable « éloge historique », lui-même précédé d’un « Avertissement », tandis que les quelques lignes consacrées dans le catalogue à chaque pièce de Legrand ont laissé ici la place à un véritable commentaire d’environ une page, proposé par l’auteur même à ses lecteurs. Crébillon bénéficie, enfin, du traitement le plus soigné, ses tragédies étant précédées d’un « avertissement des libraires associés », d’une véritable « préface » et d’un « éloge historique », suivis d’une « Ode sur la mort de M. de Crébillon », d’une « Épître au Roi, sur l’édition du Louvre », et même de la « Préface de l’Auteur » à une de ses précédentes éditions. À la fin du IIIe volume, d’autres morceaux s’ajoutent à cet ensemble initial déjà bien fourni. L’appareil méta-textuel semble donc tenir compte, chez La Porte, de la place des textes dans la hiérarchie littéraire académique ; il refuse ainsi la dignité d’une préface (avec tout le prestige d’érudition associé au mot) aux auteurs comiques, si largement connus et représentés qu’ils le soient encore (comme Regnard), ou si appréciés qu’ils le soient par l’abbé lui-même, en dépit, parfois, de la classification officielle des talents (c’est le cas de Saint-Foix).

5Le premier rôle de l’éditeur critique s’avère ainsi d’œuvrer à la transmission d’une certaine idée de la littérature. Le commentaire proprement dit des textes (lorsqu’on peut en identifier un) s’attachera dès lors à souligner leur conformité aux préceptes classiques du genre, au détriment de toute réflexion sur leur originalité. Les pièces de Crébillon deviennent, sous la plume de La Porte, autant d’avatars d’une « idée » platonicienne de tragédie, des exemples permettant d’illustrer un savoir topique sur ce noble art. Le premier paragraphe de la préface annonce clairement cette intention, alignant une série de considérations générales susceptibles de s’appliquer à n’importe quel auteur :

Le genre tragique absorbe, parmi nous, tout autre genre de Littérature ; l’éclat qui en résulte éblouit une foule d’aspirants, et dérobe à leur vue les précipices qui environnent cette carrière. De là tant d’essais prématurés, tant d’efforts impuissants, tant de chutes réitérées. Il faut l’avouer ; la gloire attachée à cette sorte de triomphes est bien propre à faire des ambitieux et des téméraires. Quelques Tragédies d’un ordre supérieur suffisent pour acquérir à leur Auteur le titre de grand homme ; mais quatre ouvrages de cet ordre sont quelquefois le fruit de soixante ans de travaux. Le Théâtre de M. de Crébillon en est un exemple, qui appuie ce raisonnement3.

6On retrouve la même approche dans l’analyse des pièces, véritable inventaire des réussites et des écarts par rapport à la règle. Le lecteur attentif peut, en lisant entre les lignes, parvenir à une idée d’ensemble quant à la spécificité du vers crébillonnien, plus vigoureux que brillant ; tous les matériaux sont également réunis pour déduire que le grand tragique est un véritable spécialiste des « reconnaissances », qu’il manie avec brio dans Atrée et Thyeste ou dans Electre. Mais la préface ne propose pas vraiment une synthèse sur l’auteur, finissant par l’idée topique de « l’horreur » crébillonienne, après une analyse qui n’aura jamais insisté sur ce trait :

M. de Crébillon rappela sur la scène tout le tragique d’Eschyle, avec une régularité de plus qu’Eschyle ne connut jamais. Son style nerveux n’a ni l’élévation de celui de Corneille, ni l’élégance de celui de Racine. Il préfère les pensées aux images. Ses vers ont plus de force que d’harmonie ; et son pinceau mâle ne peint presque jamais que des objets terribles. En un mot, son génie nous asservit ; mais c’est en tyran, à force de nous faire trembler, et d’étaler à nos yeux le carnage et l’horreur4.

7Aussi, plutôt qu’une image globale de l’œuvre, tardive et exigeant une autre démonstration, c’est-à-dire un autre méta-texte, retiendra-t-on de cette préface la méditation en pointillés sur les exigences du genre tragique, dont l’universalité et la pérennité ne sont jamais remises en question.

8Il est vrai qu’il arrive plus d’une fois à La Porte d’insister sur les licences accordées à l’auteur tragique :

Peut-être aussi le caractère de Rhadamiste sort-il un peu de la nature […]. Mais on n’a pas encore prescrit des bornes aux fureurs de l’amour : elles peuvent donc s’étendre aussi loin qu’un auteur le veut dans un roman ou dans une tragédie. Il ne faut pas non plus envisager un personnage tragique comme un homme ordinaire. C’est une figure dont les traits doivent être grossis pour être vus de loin.
J’ignore aussi pourquoi M. de Crébillon fait descendre Sémiramis du rang des dieux. […] Mais il faut laisser aux poètes ces sortes de libertés : heureux encore s’ils n’en prennent pas de plus grandes. Un poète agit comme le sculpteur d’Horace, qui, du tronc d’un arbre, fait un banc ou un Dieu5.

9Ailleurs, il souligne les réussites sinon en dépit des règles, du moins à rebours d’une interprétation trop étroite de celles-ci : aussi Crébillon mérite-t-il de triompher avec son Atrée, malgré le frisson qui parcourt le lecteur lors de la scène de la coupe. Mais le noyau dur des règles, imposant un certain choix des sujets et des personnages, traçant un cahier de charges précis quant à la construction des scènes et de la versification, conserve sous la plume de l’éditeur un statut de dogme indépassable. Son approche de l’œuvre est rhétorique, et délibérément sans originalité. Le public des Œuvres semble ainsi se réduire à la classe restreinte des dramaturges en herbe, qu’il s’agit de rendre sensibles à la grandeur d’un patrimoine, tout en les encourageant discrètement par l’énumération des facilités qui viennent parfois adoucir la route épineuse de l’auteur tragique. On n’a pas été impunément précepteur jésuite pendant un bon nombre d’années…

10Des conclusions convergentes peuvent être tirées à la lecture de l’analyse des comédies de Saint-Foix. Si le but de la préface n’est plus aussi ostensiblement généralisant que dans le cas de Crébillon, si le travail sur les comédies ne semble plus aussi systématiquement orienté vers une réflexion sur la Comédie, il n’en reste pas moins que toute une série des maximes poétiques et esthétiques sur l’art de Thalie est proposée au lecteur. Point de réussite comique digne de ce nom sans une correction du rire qui ne s’abaisse jamais dans les régions faciles du scabreux et du scatologique :

M. de Saint-Foix joint à une diction pure, correcte et toujours élégante, la façon de dialoguer la plus vive, et en même temps la plus décente. Dans vingt Comédies que nous avons de lui, on ne trouve pas une plaisanterie hasardée et qui ne soit du bon ton6.

11Point de succès sans le naturel dans la peinture des caractères :

L’Auteur paraît s’être appliqué à étudier le cœur des femmes, à y démêler les plus secrets sentiments, et à les exposer au naturel sur la scène, sous l’enveloppe d’une fiction aimable. Lui seul sait saisir, sans être vainement subtil, les nuances fines et imperceptibles. Il exprime habilement le goût, la façon de penser, et les petits défauts même du beau Sexe : il les fait sentir avec adresse, et de manière à le flatter plutôt qu’à l’offenser7.

12Certes, la volonté de définir la spécificité de la voix théâtrale de Saint-Foix apparaît cette fois-ci dans le texte pratiquement dès le début, et l’originalité de l’auteur fait l’objet d’une véritable démonstration : « Des peintures de mœurs naïves, les expressions les plus naturelles et les plus délicates, caractérisent son Théâtre8. » Mais, au-delà de l’amical désir de faire ainsi ressortir le dramaturge de la masse dans laquelle il risque fort d’être noyé (ce que ne lui aura d’ailleurs pas épargné son destin), on peut interpréter cet effort comme une manière de répondre à une question plus large, récurrente dans la comédie française du xviiie siècle, qui concerne les possibilités de renouvellement du genre. Saint-Foix offre l’exemple encourageant d’une réussite selon les préceptes classiques à une époque où l’innovation ne semble pouvoir venir que de l’exploration de voies détournées, voire contraires au dogme :

Il a le mérite d’avoir créé les sujets de la plupart de ses Pièces ; et c’est un genre neuf qu’il a mis au Théâtre. […] L’ingénieux Auteur de l’Oracle, du Sylphe et des Grâces semble avoir choisi le milieu entre ces deux extrémités : il ne fait pas rire dans le goût de Molière ; il est encore plus éloigné de faire pleurer ; mais il fait sourire agréablement le Spectateur ; et ce souris, que fait naître un trait spirituel, ou une idée de volupté délicatement voilée, vaut bien le ris qu’excite une plaisanterie purement comique9.

13À l’instar des pièces canoniques de Crébillon, ces comédies qui ont résisté à la tentation d’une déformation du comique méritent dès lors applaudissement et émerveillement, preuves vivantes de la plasticité du système en dépit de son apparente rigidité. La préface renvoie au lecteur un signal fort quant à la pérennité de la conception littéraire classique, l’éditeur remplissant, une fois de plus, son rôle de pédagogue et de gardien du temple du goût.

14Cependant, cette fonction solennelle n’est pas considérée consubstantielle de la préface, puisque La Porte ne la remplit pas systématiquement. Les œuvres de Legrand ne bénéficient d’aucune mise en perspective littéraire, à l’exception de quelques rares observations génériques lors de la brève présentation des pièces dans le catalogue. Plus surprenante encore s’avère la sourdine du travail critique dans les préliminaires aux Œuvres de Regnard — à tel point que l’Avis des libraires cherche à la justifier dans une certaine mesure par la promesse d’une « magnifique Édition » future « de ces mêmes Œuvres, du format in-8°, ornée de gravures et enrichie de notes critiques et historiques ». Car des impératifs plus triviaux s’imposent en premier lieu au préfacier : une défense de l’objet proposé au public, une justification de l’entreprise qui déclenche, du moins dans l’idéal, l’achat. La mise en perspective littéraire cède ainsi souvent la place à des considérations sur l’objet-livre, qui soulignent la correction du texte, le choix et la beauté des caractères utilisés :

Les Œuvres de Le Grand ont été imprimées plusieurs fois, tant en France que dans les pays étrangers, mais toujours assez mal ; de manière que le Public s’est aperçu de quantité de fautes typographiques ; même de vers omis, de Scènes coupées, etc. Le Lecteur judicieux et connaisseur verra aisément que cette édition a été faite avec soin ; qu’on n’a rien épargné, ni pour le caractère, ni pour le papier. L’Editeur (M. De La Porte, Secrétaire de la Comédie Française) ne s’est pas tenu aux anciennes éditions, il a consulté les manuscrits déposes à la Comédie ; il a, sans rien supprimer de l’Auteur, distribué l’ordre des Scènes conformément à l’action théâtrale. Enfin on espère que le Public sera satisfait de cette nouvelle édition10.

15Plus subtilement, l’éditeur n’hésite pas à consacrer une partie de sa préface à rappeler au public le plaisir ressenti lors de telle ou de telle représentation. Des vers sont cités de Crébillon, en insistant sur les émotions qu’ils déclenchent ; dans le catalogue des pièces de Legrand les notations les plus fréquentes concernent le nombre de représentations et l’effet produit : « Cette pièce eut beaucoup de succès » (LAveugle clair-voyant) ; « Elle se revoit souvent et avec plaisir » (L’Epreuve réciproque), « Elle a eu toujours du succès : elle est fort réjouissante, et se donne souvent au Public » (L’usurier gentilhomme), etc. Même jeu dans les notices placées par Saint-Foix à la tête de chacune de ses pièces, que La Porte reprend telles quelles parce qu’elles n’hésitent pas à souligner le triomphe des représentations et à justifier les échecs. Acheter le volume après avoir applaudi aux représentations semble, dès lors, chose naturelle, entendue, qui dispense dans l’absolu le préfacier de discuter les mérites littéraires du texte au regard de la théorie. Comme le rappelle W. Kirsop :

Les dramaturges dont les pièces sont entrées au répertoire font partie désormais de la « bonne littérature », notion que le monde de la librairie contribue à ancrer dans les esprits. Il convient donc de mettre à la disposition des personnes qui forment des bibliothèques des collections bien imprimées de tragédies et comédies publiées à l’origine d’une façon hâtive et souvent peu aptes à attirer la faveur des amateurs de beaux livres11.

16En fait, la nécessité même de la préface peut être remise en question dans ce contexte où la justification de l’édition se fait d’abord en fonction des goûts du public, quelles que soient les prétentions du préfacier de justifier son choix comme répondant au « grand goût ». On remarque d’ailleurs, à l’époque, la multiplication des « œuvres complètes » qui se contentent de relier ensemble les pièces d’un même auteur (c’est le cas pour Boissy), sans aucun appareil méta-textuel. De telles pratiques restent minoritaires, mais elles n’attirent pas moins l’attention sur le caractère superfétatoire de la préface, du moins du point de vue des libraires. S’ils continuent à en commander aux érudits comme La Porte, il semblerait que ce soit moins par besoin de défendre leur entreprise, que par volonté de lui apporter une valeur ajoutée. La préface est un signal, un gage de sérieux, dont la présence rassure le chaland au sujet de la qualité de l’édition. Qu’elle s’attaque ou non à des sujets sérieux, qu’elle sache développer habilement une argumentation quant aux mérites de l’édition, voici ce qui compte peu, en dernière analyse, puisque dans l’absolu elle n’est pas faite pour être lue, selon le libraire. D’ailleurs, selon Charles d’Alençon, éditeur des œuvres de Dufresny, c’est précisément ce qui arrive : si le public ne se soucie des préfaces de romans, s’il regarde avec mépris « les auteurs à genoux » de Boileau, pour quelle raison s’intéresserait-il plus aux spéculations d’un tiers qui cherche à lui démontrer que l’auteur dont il s’occupe mérite les plus distingués des suffrages ?

17Aussi la fonction performative semble-t-elle dédoublée en ce qui concerne la préface critique, du moins chez l’auteur qui ne se contente pas simplement de saturer une valence textuelle pour des raisons économiques. Tout en faisant lire l’œuvre, comment assurer les conditions de sa propre lisibilité ? Pour ce faire, La Porte rejoint les créateurs de littérature dans leur volonté d’« accrocher » le public, de l’amener avec soi à travers la lecture jusqu’à ce qu’il ne puisse plus la quitter. Au-delà des considérations de hiérarchie littéraire, c’est peut-être la raison pour laquelle il évite de parler de « préface » à propos des textes sur Legrand, Saint-Foix ou Regnard, en évitant d’effrayer le public avec un terme aux connotations trop sérieuses, voire austères. En parcourant l’appareil critique des Œuvres complètes de Crébillon, on peut être surpris par l’espèce de redoublement entre les deux pièces liminaires maîtresses : le récit de vie revient sur l’écriture de chaque tragédie et constitue un prétexte pour insérer à nouveau une série de considérations critiques. Ne serait-il pas que, soupçonnant le lecteur de « sauter » la préface, La Porte entend la refaire sans en avoir l’air, en faisant passer la théorie littéraire à la faveur des anecdotes historiques par excellence plus digestes ?

18À vrai dire, La Porte ne cherche pas toujours à dissimuler un contenu critique derrière les anecdotes dont il se sert pour charmer le public. Parler de la vie de l’auteur, même sans proposer une approche interprétative de son œuvre, suffit selon lui pour répondre aux exigences contradictoires d’introduire (fonction méta- textuelle) et de plaire. Aussi ses préfaces laissent-elles parfois une impression de rupture par rapport au texte qu’elles précèdent, objets disparates que l’on peut, à la limite, détacher des écrits qui les auraient pourtant générés. L’« Avertissement sur la vie et les ouvrages de Regnard » ne permet pas vraiment de saisir le mérite desdits ouvrages ; tout au plus vérifient-ils l’adéquation des textes par rapport aux incidents biographiques connus. La Porte se plaît à surprendre Regnard en plein délit d’omission, sans se poser, à aucun moment, la question des raisons littéraires qui ont pu conduire l’auteur à alléger son récit de certains épisodes :

Voilà comment Regnard raconte ses aventures d’Alger, dans son petit Roman intitulé La provençale, où il ne fait aucune mention de son voyage à Constantinople.

19On ignore les raisons qui ont pu l’obliger à garder le silence sur son séjour en cette ville ; mais voici la vérité du fait12.

20Le rapport entre texte et métatexte s’inverse alors, l’œuvre servant à plus d’une reprise d’appui et de prolongement à la préface :

Pour donner une idée de la vie agréable que Regnard passait à Grillon avec ses amis, il suffit de lire le Mariage de la Folie, Divertissement pour la Comédie des Folies amoureuses, que l’Auteur semble avoir composé à cette intention, en s’y désignant sous le nom de Clitandre, Tome III13.

21Loin de servir l’œuvre introduite, l’appareil méta-textuel semble, dans ces cas peut-être extrêmes, s’en servir pour assurer sa propre promotion auprès du public.

22Promotion qu’il assure surtout par un usage abondant du petit récit piquant de faits extraordinaires. La Porte procède systématiquement de manière chronologique pour parler de la vie de ses auteurs, mais la banalité de cette démarche est compensée par des haltes anecdotiques qu’il propose régulièrement, au détriment parfois d’un développement attendu sur des moments cruciaux. Les conditions dans lesquelles Regnard (pour s’en tenir au même exemple) accepte d’effectuer un voyage en Laponie, l’itinéraire qu’il suit sont évoqués avec une grande rapidité ; le seul point sur lequel l’abbé s’arrête est celui de l’inscription laissée à Metawara — suffisamment curieuse pour qu’elle mérite ce grossissement :

Et ce fut au haut de cette montagne qu’il grava sur un rocher, en quatre vers latins, pour lui et ses camarades, cette inscription qui vraisemblablement ne sera jamais lue que des ours :
Gallia nos genuit, vidit nos Africa, Gangem Hausimus, Europamque oculis lustravit omnem ;
Casibus et variis acti terraque marique
Hic randem stetimus, nobis ubi defuit Orbis.
De Fercourt, de Corberon, Regnard
Anno 1681, die 22 augusti14.

23Toute la vie de Regnard, sous la plume de La Porte, devient une suite d’anecdotes. Et la tendance se confirme dans les quelques pages qui tracent l’itinéraire de Legrand, incapables de résister, même dans les conditions où il faut se montrer le plus bref possible, à la tentation d’évoquer tel ou tel incident à part de son existence15. Les éloges historiques de Crébillon et de Saint-Foix fournissent les informations attendues sur leurs dates de naissance et leurs emplois, sur leur vie de famille et leur mort ; toutefois, le plus clair de ces textes est consacré au récit amusé d’événements mineurs mais plaisants et/ou hors du commun.

24Une autre stratégie de séduction employée abondamment par La Porte consiste en un véritable grossissement qu’il fait subir aux auteurs. Transformés par sa plume, ils forment sinon une galerie de véritables héros, du moins une série de grands hommes. La vie de l’abbé Desfontaines mérite d’être connue parce que l’être est à part, ayant choisi une voie épineuse qui n’est pas à la portée de tout un chacun :

Rien n’est indifférent de ce qui regarde les hommes distingués par les talents, et surtout les critiques. On est toujours curieux de connaître ces esprits vraiment philosophes qui ont su braver les périls d’une profession si dangereuse. On sait qu’il n’en est point de plus exposé aux traits de la calomnie16.

25Regnard affronte sa captivité avec stoïcisme et retrouve la liberté avec une sagesse digne des plus grands antiques :

Regnard ayant ainsi recouvré sa liberté, revint aussitôt à Paris, portant avec lui la chaîne dont il avait été chargé pendant son esclavage, et qu’il a toujours conservée avec soin dans son cabinet, pour se rappeler incessamment la mémoire de cette disgrâce17.

26Saint-Foix enfin, malgré ses défauts soulignés avec une ostensible prétention d’objectivité (un « caractère bouillant et fougueux »), se montre exemplaire en tant qu’auteur, dépassant par l’écriture les défauts de sa nature :

S’il est vrai que les Auteurs se peignent dans leurs écrits, M. de Saint-Foix est une exception à la règle : non seulement aucun ne se ressent de cette humeur véhémente ; mais ils forment, avec elle, le contraste le plus frappant18.

27La préface redouble ainsi les sources d’intérêt pour le lecteur, faisant appel à la fois à sa curiosité pour les petites choses et à son admiration pour les individus supérieurs. Là où les éditeurs de Molière présentent sa vie pour effectuer une analyse des conditions de développement du génie, là où Charles d’Alençon se sert de la biographie de Dufresny pour mener une réflexion caractérologique, il semblerait que La Porte donne libre cours, dans ses textes liminaires, à une espèce de nostalgie romanesque. Derrière le critique littéraire pointe le créateur refoulé, caractérisé par un sentiment assez personnel de ce qui peut plaire, mais qui n’aura jamais trouvé les moyens de franchir le pas entre l’assemblage des matériaux et l’écriture de la fiction.

28L’analyse des préfaces de La Porte montre donc, dans la mesure où l’on peut extrapoler à partir d’un seul cas, que l’éditeur savant du xviiie siècle écrit à la croisée d’exigences multiples. Tenu de fournir des informations indispensables au lecteur qui ne se contente pas d’un face-à-face sans médiation avec l’œuvre littéraire, il doit également se limiter sous la pression des exigences éditoriales. S’il semble relativement libre de l’obligation herméneutique, on ne lui demande pas moins de jouer son rôle de gardien du temple du goût, en transmettant un certain sens des hiérarchies littéraires. Entre la supériorité dont l’exercice critique l’investit, et le sentiment de sa secondarité par rapport au créateur, sa position est malaisée, marginale, ingrate. Aussi peut-on finalement décrire la préface comme un champ de bataille, où l’introducteur gagne, par des stratégies diverses, le droit d’exister littérairement, le droit d’être lu.

Notes de bas de page

1 Voir Observations sur la littérature moderne (1749-1752) ou l’Observateur littéraire (1758-1761).

2 La réserve s’impose notamment à cause de l’état de relative méconnaissance de l’œuvre de La Porte. Si la plupart des dictionnaires et bibliographies mentionnent son travail, aucun ne se donne vraiment la peine d’effectuer un inventaire exhaustif. Son existence même n’est présentée que très sommairement : significativement, le Dictionnaire des Journalistes, en général éloquent là où le Grente fait défaut, ne lui fait pas l’honneur d’une notice biographique.

3 « Préface » aux Œuvres de Crébillon, Paris, les Libraires associés, 1774, p. 1.

4 Ibid., p. 18.

5 Ibid., p. 8-9.

6 « Éloge historique de M. de Saint-Foix », Œuvres complètes de Monsieur de Saint-Foix, Paris, Vve Duchesne, 1778, p. vj.

7 Ibid., p. vij-viij.

8 Ibid., p. vj.

9 Ibid., p. vij-viij.

10 « Anecdotes sur la vie de Le Grand, Comédien du Roi », Œuvres de Legrand, Paris, les Libraires associés, 1770, s.p.

11 Kirsop W. « Nouveautés : théâtre et roman », dans Chartier R., Martin H.-J., Histoire de l’édition française. T. 2, Le livre triomphant : 1660-1830, Fayard, Cercle de la librairie, 1990, p. 275.

12 « Avertissement sur la vie et les œuvres de M. Regnard », Œuvres de Regnard, nouvelle édition, revue, exactement corrigée et conforme à la représentation. Paris, les libraires associés, 1770, p. 4.

13 Ibid., p. 8.

14 Ibid., p. 6-7.

15 « On rapporte même à ce sujet, qu’un jour il avait joué un grand rôle tragique où il avait été mal reçu ; il harangua le Public à l’annonce, et finit par dire : Messieurs, il vous est plus aisé de vous accoutumer à ma figure, qu’à moi d’en changer », « Anecdotes sur la vie de Legrand, comédien du Roi », op. cit., s.p.

16 « Préface » à L’esprit de l’abbé Desfontaines ou Réflexions sur différents genres de sciences et de littérature, Londres, Clément, 1757, p. xiij.

17 « Avertissement sur la vie et les œuvres de M. Regnard », op. cit., p. 5.

18 « Éloge historique de M. de Saint-Foix », op. cit., p. xv.

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