Les éditeurs de l’abbé de Lattaignant
p. 177-181
Texte intégral
1À l’occasion de ce colloque à Lorient, c’est la mémoire d’un enfant du pays — ou presque — que je vais évoquer, celle de Gabriel Meusnier de Querlon, né à Nantes en 1702, mort à Paris en 1780. Ce polygraphe journaliste a eu une longue carrière, difficile à retracer avec certitude, multipliant les tâches souvent anonymes d’éditeur et de rédacteur1. Il a su conserver une bonne réputation morale dans ce monde fourmillant des littérateurs de second ordre souvent discrédités.
2L’observer dans son travail d’éditeur de texte, c’est voir apparaître clairement un rôle original d’intermédiaire entre l’auteur et le public.
3Les écrivains des Lumières ne sont pas toujours tendres avec ces hommes de l’ombre qui recueillent les textes, les agencent et les proposent à l’impression. Ainsi dans l’Encyclopédie2 on peut lire à l’article « Fugitives (pièces-) » :
On appelle pièces fugitives, tous ces petits ouvrages […] qui se perdent quelquefois, ou qui recueillis tantôt par l’avarice, tantôt par le bon goût, font ou l’honneur ou la honte de celui qui les a composés.
4On voit ici se dessiner des enjeux éditoriaux et économiques. Le terme moral d’« avarice » évoque peut-être la pratique du collectionneur qui accumule des trésors pour lui-même. Mais il est plus probable que ce soit la cupidité des faiseurs de recueils qui soit ici fustigée. L’esprit de lucre est condamné, même si l’Encyclopédie envisage tout de même l’hypothèse que le « bon goût » a pu présider au choix des pièces de l’anthologie. Moncrif, dans la préface qu’il donne à l’édition de ses Œuvres mêlées, tant en prose qu’en vers (Paris, Bernard Brunet Fils, 1743, p. XIII) et qu’il intitule « De l’objet qu’on doit se proposer en écrivant », stigmatise pour sa part « l’avarice ou la malignité » des parasites littéraires qui pillent les auteurs pour vivre. C’est dire que l’éditeur doit souvent justifier son intervention dans le dispositif éditorial.
5Regardons de plus près une des réalisations éditoriales de Meusnier de Querlon, la publication en 1750 des poésies de Gabriel-Charles Lattaignant. Le livre paraît à Amsterdam, en deux volumes in-12°, de 280 pages environ chacun, sans mention de libraire. Le titre en est assez étrange : Pièces dérobées à un ami. L’explication est simple : Meusnier de Querlon, ami de Lattaignant, prétend avoir préparé l’édition de ce recueil à l’insu de l’auteur3. Nous nous trouvons donc face à une dédicace de l’ouvrage, écrite, non pas par l’auteur des pièces publiées, mais par leur éditeur, et justement adressée à l’auteur ! Cependant nous notons d’emblée que le nom de Lattaignant ne figure nulle part dans les volumes, alors que Meusnier se dissimule à peine derrière le cryptogramme M.D.Q., ce qui le met en valeur aux yeux du lecteur. Dans la dédicace, Meusnier va justifier son rôle d’éditeur à travers une argumentation en plusieurs points.
6Le titre de l’ouvrage et l’anonymat de l’auteur posent clairement la question de l’autorité du poète sur ses pièces fugitives. Tout un jeu de dépossession est entrepris par Meusnier avec son ami en filant les métaphores du vol et du larcin. Il commence ainsi sa dédicace :
On ne s’est jamais peut-être avisé de voler les gens, pour leur faire ensuite honneur de leur bien. L’idée en tout cas me paraît si singulière, qu’assurément je serais piqué qu’on pût m’en disputer l’invention.
Je vous ai donc en effet dérobé tout ce qui s’est trouvé sous ma main, propre à entrer dans ce recueil, et vous voyez que je suis du moins un voleur d’assez bonne foi, puisque non seulement j’affiche mon vol, mais même que je vous le dédie4.
7Pour assurer la justification de son intervention, Meusnier est obligé de distendre les liens entre l’auteur et son texte afin de se glisser subrepticement entre eux et de s’imposer comme l’interlocuteur du public. Il écrit :
À qui viendrait-il dans l’esprit qu’une édition faite à votre insu puisse être votre ouvrage ? Si on vous soupçonnait d’y avoir seulement songé, on vous rendra toujours la justice de vous croire trop paresseux, pour y avoir la moindre part. […] Non, Monsieur, (et j’en serai cru, parce que le fait est exactement vrai) vous n’êtes entré pour rien ni dans le projet ni dans la façon d’un recueil où cependant tout est de vous5.
8Meusnier dit clairement que le volume que le lecteur est en train d’ouvrir n’est pas « l’ouvrage » de l’auteur des textes. Et il distingue nettement éditeur du recueil et auteur des pièces qui le composent6. Le poète n’est que l’origine des pièces de vers : « tout est de vous ». Mais l’objet-livre tire son architecture et son intérêt majeur du « projet » et de la « façon » du recueil, c’est-à-dire de la collecte et de l’organisation des pièces par l’éditeur. Le plaisir que va prendre le lecteur tient autant aux pièces du puzzle qu’à l’image harmonieuse qu’elles forment une fois assemblées. Il affirme :
Ainsi s’est formé ce recueil qui, comme j’ose l’espérer, ne plaira pas moins dans son assemblage que les pièces qui le composent ont plu en détail7.
9Meusnier distingue ainsi deux plaisirs différents à la lecture, celui de la lecture d’ensemble et celui de la lecture de détail.
10Nous sommes dans un univers très particulier qui est celui de la poésie fugitive8. Il est facile de déposséder l’auteur de toute assignation du texte, car la poésie fugitive par nature « échappe » à son auteur et devrait disparaître avec les circonstances qui l’ont vue naître. La publication des pièces fugitives se fait souvent sans l’aval de leur auteur. Il est donc facile pour Meusnier de se mettre au premier plan et de reléguer Lattaignant dans les coulisses et dans l’ombre.
11Meusnier explique clairement ses intentions en entreprenant l’édition de ces poèmes ; il écrit que c’est un « larcin fait au profit du Public ». Le poète, lui, vise simplement un public restreint — lui-même et ses amis —, alors que l’éditeur en publiant un recueil recherche une large audience pour ces pièces de circonstance.
12Les textes préliminaires de cette édition singulière mettent parfaitement en place un contrat de lecture particulier entre auteur, premier cercle de destinataires directs, éditeur et public large. Le rôle de Meusnier est donc celui de divulguer à un public d’amateurs des textes qui, sans lui, seraient restés réservés à une poignée de privilégiés. À ce titre, il est bien l’initiateur, le créateur du livre que le lecteur ordinaire a entre les mains.
13Mais les circonstances mêmes dans lesquelles le recueil a vu le jour ont généré des imperfections pour cette édition. Meusnier le reconnaît :
On pourra me blâmer, et vous tout le premier, de n’avoir point rangé les pièces dans l’ordre du temps où elles ont été composées. J’avoue qu’à cet égard il y a bien de la confusion, et qu’un peu d’ordre serait mieux. Mais l’embarras de fixer les dates me mettait dans la nécessité de vous consulter, et ni le secret dont j’avais besoin, ni la précipitation qu’exigeait une échappée de cette nature ne m’ont pas permis de porter jusque-là l’exactitude9.
14C’est pourquoi, en 1757, peut paraître une nouvelle édition des Poésies de M. L’Abbé de L’Attaignant, « contenant tout ce qui a paru de cet Auteur sous le titre de Piéces dérobées, avec des augmentations très considérables ; des annotations sur chaque pièce qui en expliquent le sujet et l’occasion, et des airs notés sur toutes les chansons ». L’adresse de l’ouvrage est à Londres et à Paris, chez Duchesne10. Il se compose de 4 volumes in-12°. L’édition est préparée par Joseph de La Porte, un des plus abondants compilateurs de la seconde moitié du siècle ; elle reproduit la préface de Meusnier et y ajoute celle de Claude-Marie Giraud assez connu pour ses satires et épîtres facétieuses et qui endosse ici l’habit d’éditeur.
15Cette nouvelle préface rappelle d’abord toute l’histoire de l’édition de Meusnier, les circonstances particulières qui l’ont entourée :
À la vérité cette édition pouvait lui [à l’auteur] donner quelque défiance. Il ne s’était nullement mis en peine de fournir les éclaircissements nécessaires, et son indifférence pour toute espèce de gloire poétique, l’empêcha même de revoir et de corriger ses ouvrages. Le premier sacrifice lui avait déjà trop coûté, pour qu’on dût exiger encore ce travail […] ; et il fallait se contenter de ce qu’on avait pu obtenir11.
16Non sans rendre hommage à son prédécesseur, le nouvel éditeur met en évidence les défauts de cette première entreprise :
Ainsi malgré les soins et les lumières de l’éditeur, le premier recueil était très imparfait. La plupart des vers perdaient beaucoup de leurs agréments par l’ignorance où l’on était des sujets qui les avaient fait naître, et le lecteur se trouvait en défaut dans ce qui pouvait piquer davantage sa curiosité. D’ailleurs il y avait des fautes qui étaient échappées dans la première chaleur de la composition12. […]
Nous avons remarqué que la première [édition] manquait de certains éclaircissements nécessaires, pour mettre le lecteur au fait de bien des choses dont l’incertitude pouvait causer de l’embarras, et lui diminuer le plaisir de la lecture13.
17C’est ainsi que Giraud en vient à justifier cette nouvelle parution : cette fois les textes bénéficieront d’un commentaire qu’il juge maintenant indispensable.
On a eu soin dans celle-ci de mettre à la tête de chaque pièce un petit sommaire où l’on peut d’un coup d’œil s’instruire du sujet et de l’occasion qui l’ont fait naître ; et l’on trouve de plus, quand il en est besoin, des notes au bas de la page, pour ne rien laisser regretter à la curiosité. On sent combien ce secours est utile pour entendre le sens de l’auteur ; et si bien des écrivains avaient eu cette attention, on lirait avec plus de fruit et de satisfaction quantité d’ouvrages qui ont épuisé vainement les conjectures de plusieurs laborieux commentateurs qui se sont mis en peine d’en éclaircir le sens après coup. Ainsi à la faveur de cette nouvelle édition, les œuvres de M. l’Abbé de l’Attaignant ne seront point une énigme pour la postérité14.
18C’est donc un véritable apparat critique, au sens moderne du terme, qui se met en place, avec notice liminaire et note de bas de page.
19Par ailleurs, Giraud explique qu’il y a davantage de pièces que dans la précédente édition, écrites ou retrouvées depuis. Il indique qu’on n’a pas écarté des pièces moins bonnes et qu’on a « donné le tout ». Dernier agrément encore, et qui n’est pas des moindres : on trouvera dans cette nouvelle édition les airs notés pour toutes les chansons, même les plus connus. L’édition se présente donc comme une édition augmentée, presque exhaustive. Même si le titre n’indique pas « œuvres complètes15 », le cœur y est. On a cherché à lui donner « toutes les perfections dont elle était susceptible ».
20Ainsi à sept ans d’intervalle, les deux éditeurs des poèmes et chansons de l’abbé de Lattaignant, auteur de « J’ai du bon tabac », viennent nous offrir dans leurs pièces liminaires une défense et illustration de l’édition, même appliquée à des objets de modeste importance. La figure de l’éditeur vient supplanter par son travail et repousser dans l’ombre le créateur des textes qu’il prétend servir mais qu’il utilise aussi pour se mettre lui-même en valeur et pour justifier ses émoluments auprès des imprimeurs-libraires. C’est l’éditeur qui fait lire, qui diffuse, qui touche le plus large public, bref qui fait vendre, des productions que le seul génie du poète et sa négligence auraient réservées à une diffusion manuscrite, non lucrative, au seul profit d’une poignée d’initiés. Les temps ont changé.
Notes de bas de page
1 Voir pour plus de détails Sgard J., dir., Dictionnaire des journalistes, 1600-1789, Voltaire Foundation, 1999, notice n° 574, p. 714-715.
2 Tome VII, 1757.
3 Ce n’est sans doute qu’une posture de la part de l’auteur comme de l’éditeur, peut-être même une stratégie commerciale.
4 Pièces dérobées à un ami, Amsterdam, 1750, tome I, p. 1-2.
5 Ibid., p. 4-5.
6 On pensera à la distinction en anglais entre deux mots pour dire « auteur » qui distinguent finalement plusieurs rôles : « author », créateur et « writer », rédacteur.
7 Pièces dérobées à un ami, Amsterdam, 1750, tome I, p. 3.
8 Je me permets de renvoyer à mon ouvrage, La Poésie fugitive, Champion, 2002.
9 Pièces dérobées à un ami, Amsterdam, 1750, tome I, p. 4.
10 J’ai consulté l’exemplaire de la BnF portant la cote : YE-10675. Les noms des éditeurs ne figurent pas en clair dans l’édition. La notice de la BnF les précise.
11 Poésies de M. l’abbé de L’Attaignant, Londres & Paris, Duchesne, 1757, p. VII-VIII.
12 Ibid., p. VIII.
13 Ibid., p. XXIV-XXV.
14 Ibid., p. XXV-XXVI.
15 Pour cette pratique éditoriale, voir Sgard J. et Volpilhac-Auger C., dir., La Notion d’œuvres complètes, Voltaire Foundation, Oxford, 1999, et pour la poésie fugitive plus particulièrement mon article dans cet ouvrage, intitulé « Voltaire et ses rogatons », p. 41-47.
Auteur
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