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Glanage et grappillage : le prétexte du regrattier

p. 171-176


Texte intégral

1Depuis quelques années, à Poitiers, nous nous intéressons, sous l’impulsion de Nicole Masson, à un périodique édité par le libraire Jean Néaulme1 en 1750 et 1751 : le Petit Réservoir. Nous avons entrepris d’en faire une édition électronique, et ce colloque est pour moi l’occasion de revenir sur l’« Avertissement du libraire », que j’avais mis en regard avec le « Discours préliminaire » de l’Encyclopédie. Néaulme, qui prétendait avoir eu le premier l’idée du projet encyclopédique après Chambers — « la première idée de cette entreprise m’appartient » — reproduit le « Discours préliminaire » dans le tome V et dernier, et y dévoile son intention : « faire une Édition plus belle, plus ample et meilleure encore, et la donner après de la moitié moins, et aussi par souscription2. » Le projet ne verra jamais le jour, mais c’est bien d’une édition pirate qu’il s’agit là.

2Il apparaît en effet que le Petit Réservoir, s’il obéit à une esthétique du « plaisant mélange », caractéristique au moins de ce milieu de siècle et des Journaux de Marivaux en particulier, relève d’une stratégie commerciale assez proche de ce que nous pouvons connaître aujourd’hui avec Internet, et révélatrice, pour la période qui nous occupe, d’un moment de l’histoire de l’édition antérieur à la législation de 1777 : pour la première fois, cette année-là, des arrêts du Conseil du roi édictent les privilèges des auteurs, et marquent un pas vers la notion de propriété littéraire (même si le pouvoir royal réaffirme là que le privilège est une grâce et non un droit reconnu au légitime propriétaire). La stratégie de Néaulme est donc antérieure à 1777, mais aussi à 1763, année où Diderot publie sa Lettre sur le commerce de la librairie qui, si elle ne manque pas d’ambiguïtés puisque l’auteur s’y fait le porte-parole de son libraire Le Breton — malgré les couleuvres qu’il a avalées comme auteur —, réclame la liberté de publication pour l’éditeur, dès lors que l’auteur lui a, tout aussi librement, aliéné sa propriété. En relisant les deux textes liminaires de Néaulme, les deux Avertissements du libraire du tome I3, il nous a semblé que l’esthétique invoquée, tout en métaphores déployée, était bien un prétexte de commerçant, lequel s’avance plus ou moins à découvert.

3En tant que libraire, Néaulme édite mais n’imprime pas : il fait travailler un ou plusieurs imprimeurs sans doute depuis son établissement de Berlin, bien que le Petit Réservoir soit publié à La Haye, et que Néaulme dispose de libraires associés à Amsterdam, Utrecht, Rotterdam, Leyde. Mais l’entreprise prend l’apparence d’une démarche esthétique de quasi-salut public : Néaulme, dans son premier Avertissement, invoque la nécessité de « recueillir » les « petites Anecdotes » (« choses non publiées », dit l’Encyclopédie) qui sont toutes prêtes à s’égarer. Recueillir, recueil : Néaulme inaugure là, malgré l’apparente insignifiance du terme, la guirlande de métaphores qui va émailler ses avertissements. Le « recueil » selon Furetière (1690) puis Trévoux (première édition 1701), est défini comme une « collection, ramas, assemblage de plusieurs choses ». Il correspond bien au titre du périodique auquel s’arrête Néaulme, celui de « Petit Réservoir ». Car le réservoir, « lieu où l’on réserve » (Furetière), terme autrement imagé que celui, plus neutre, de recueil, peut être mis en regard avec d’autres titres auxquels Néaulme avait songé, comme il le rappelle dans son deuxième Avertissement : Magasin des Modernes, Répertoire littéraire, Glaneur littéraire4. Mais, à la différence du « magasin » (« lieu où l’on serre », disent Furetière et Trévoux), le réservoir a une fonction, celle de la (re)distribution : « Il ne se dit guère », disent en chœur Furetière et Trévoux, « que des lieux où on amasse, où on réserve les eaux, pour les faire couler, ou jaillir en quelque lieu ». Néaulme met ici en avant la diffusion des « lumières » ainsi recueillies. Le projet, qui se veut modeste et sans prétention — « petit réservoir », « petites anecdotes », « petites pièces » —, ne manque pourtant pas d’ambition, du moins quant à la quantité de matière engrangée : « Les Petits Ruisseaux forment les grosses Rivières […] ; ainsi, si le Public veut bien me seconder, j’ose assurer que cet Ouvrage deviendra un Grand Réservoir de bien de jolies choses5. » Le libraire s’identifie donc à la fonction de son périodique : il est lui-même ce petit réservoir qui accueille les « productions », « lumières », « anecdotes » que lui adresseront ses lecteurs, une fois épuisés « les Matériaux qu’[il a] déjà6 ». Néaulme refuse certes tout engagement, hormis le « secret inviolable », c’est-à-dire l’anonymat des auteurs quand ils le souhaitent, l’oblitération de la « source » du réservoir ; aucune promesse quant à la périodicité (« Je ne m’engage à rien du côté de la Régularité »), ni quant à la publication d’un envoi privé (« L’unique grâce que je demande, c’est que l’on ne se formalise point, si je ne fais pas usage de ce que l’on pourrait m’envoyer »), ni quant à l’éventuelle rémunération de l’auteur :

Une autre Question m’a été faite encore de savoir ce que je payerai à un Auteur par Feuille ; sur quoi j’ai l’honneur de répondre que je ne taxe pas le travail d’Autrui qui coûte plus ou moins de peine, et qui vaut plus ou moins par lui-même, suivant le différent degré de Lumières de son Auteur. Je déclare donc seulement que, si ce que l’on voudra bien m’envoyer, me convient, soit pour la Matière, soit pour le Prix qu’on voudra bien me demander, je ferai alors savoir mon petit Sentiment, ou je remercierai tout simplement, suivant la Liberté que je me suis réservée dans mon premier Avertissement7.

4Du moins le Libraire peut-il, au début de son Avertissement liminaire, sembler limiter son projet à l’édition de productions privées qui lui ont été ou qui lui seront communiquées.

5Il n’en est rien. Dès la deuxième page, on comprend que les « Matériaux » en sa possession sont, pour une bonne part, des œuvres déjà publiées : pour le « Discours préliminaire » de l’Encyclopédie, la Défense de l’Esprit des lois de Montesquieu, le Discours sur les sciences et les arts de Rousseau, l’Histoire de la Félicité de Voisenon, telles épîtres et épigrammes de Fontenelle, il s’agit clairement de rééditions — pirates — de textes récents. Sans doute ces « matériaux » sont-ils aussi, en partie, des textes oubliés, plus anciens, que le libraire, appliquant à la lettre la métaphore des lumières, va « déterr[er] de l’obscurité où ils étai[en]t enseveli[s]8 ». Mais une autre métaphore, double celle-là, définit au mieux le projet de Néaulme et vaut que l’on s’y arrête : « Il y a tant à GLANER, à MOISSONNER, à VENDANGER, et à GRAPILLER, que l’on peut encore se former un MAGAZIN, ou un bon RESERVOIR de tout ce qui n’a point été employé9. » Les quatre infinitifs sont disposés en chiasme sémantique, mais l’accent est mis sur les deux infinitifs en position extrême : « glaner » est à « moissonner » ce que « grapiller10 » est à « vendanger ». Les deux dictionnaires qui nous ont servi de référence, Furetière et Trévoux, les définissent, logiquement, à peu près dans les mêmes termes :

6Glaner : – ramasser les épis négligés dans un champ moissonné (Furetière)
– ramasser les épis épars et négligés dans un champ moissonné (Trévoux)

7Grap[p]iller : – chercher (Furetière) les petites grappes que les Vendangeurs ont laissé[es, Trévoux] dans la vigne
– cueillir (Trévoux)

8Glaner (jardinage) : se dit ordinairement des grains tombés dans un champ moissonné que les femmes viennent chercher après que les gerbes sont liées. Ce mot est synonyme à grapiller dont on se sert en parlant des personnes qui viennent visiter une vigne après que la vendange est faite. (Encyclopédie)

9Ces deux pratiques ont retrouvé une actualité qu’elles semblaient avoir perdue grâce au film d’Agnès Varda, Les Glaneurs et la Glaneuse (2000). On y apprend le sens juridique des deux verbes : glaner, c’est « se baisser pour ramasser les choses qui poussent vers le haut », et grappiller, « cueillir ce qui pousse vers le bas ». Car c’est bien de droit qu’il s’agit, et c’est peut-être de ces droits de glanage et grappillage, précisément remis en cause au courant du xviiie siècle, que, non sans mauvaise foi, s’autorise Jean Néaulme. Le film d’Agnès Varda nous rappelle en effet que glanage et grappillage, prescrits par l’Ancien Testament — « Tu abandonneras cela au pauvre et à l’étranger », dit le texte du Lévitique —, font l’objet d’un édit de novembre 1554 qui en définit strictement les limites juridiques : le glanage est interdit à ceux qui peuvent gagner un minimum de six deniers par jour ; il se fait en présence du maître des champs ; son temps est limité à trois jours ; dans la journée, le glanage doit avoir lieu entre le lever et le coucher du soleil.

10Il se trouve que, en matière agricole, le xviiie siècle poursuit une évolution initiée dès Louis XIV qui revient à limiter de plus en plus le droit de glanage en encourageant la clôture des champs. Cette évolution est évidemment à mettre en relation avec la révolution agricole qui aboutira en Angleterre aux enclosure Acts du Parlement (lois de clôture, établies pour la plupart entre 1760 et 1830) et en France aux lois des 28 septembre-6 octobre 1791 qui proclament la liberté du sol, la liberté de se clore et de se déclore. Redistribuant la terre en grands secteurs clos, elles reviennent à abolir les droits de parcours, de vaine pâture, de glanage et de grappillage. Si nous n’en sommes pas là dans les années 1750, il faut rappeler les deux tragiques condamnations dont ont fait l’objet des glaneurs en 1731 et en 173411. Il nous semble que cette évolution est sensible jusque dans les définitions de Furetière et Trévoux : celui-ci, plus tardif, évoque au contraire de Furetière des coutumes juridiques particulières relatives aux droits de glanage et de grappillage, comme les articles « Chaume » et « Moisson » de l’Encyclopédie y insisteront : avant de « laisser la liberté de glaner (« Chaume ») », il faut permettre « aux décimateurs de trouver ceux qui doivent lever la dîme » (« Moisson »). Il est vrai aussi que Trévoux est le seul à relever les sens figurés de « glaner » (« On le dit aussi pour traiter une matière après que d’autres l’ont déjà épuisée ») et « grappiller », le « grappilleur » se disant « quelquefois au figuré d’un homme qui fait des profits injustes ». C’est encore le sens figuré que retient le Robert aujourd’hui : grappiller, c’est « faire de petits profits secrets, plus ou moins illicites […]. Voir gratter ».

11Sans doute Néaulme nous apparaît-il aujourd’hui comme l’un de ces grappilleurs, de ces gratteurs ou regrattiers. Neaulme/Néaulme est certes une adresse problématique, car les éditions parues après 1764 sont vraisemblablement fictives12. Mais c’est bien le dénommé Néaulme que Voltaire mettra en cause dans sa lettre à Jean-Jacques Rousseau du 30 août 1755 ; il y dénonce « ce libraire assez avide pour imprimer ce tissu informe de bévues, de fausses dates, de faits et de noms estropiés », l’accusant d’avoir fait paraître son Histoire universelle totalement défigurée. Futur éditeur de l’Émile, Néaulme, ou son prête-nom, effrayé par la condamnation de l’ouvrage par les États de Hollande, n’hésitera pas à publier à Berlin en 1764 un Emile chrétien, consacré à l’utilité publique, rédigé par M. Formey, auteur du Philosophe chrétien : la part de Formey consiste en notes en bas de pages, le texte étant bien de Rousseau, mais amputé de La Profession de foi du Vicaire savoyard. Mais s’il ne s’agit pas ici de réhabiliter ni de justifier la pratique de ce libraire d’avant 1777, on peut préciser la valeur-prétexte des textes du Petit Réservoir, à la lumière des métaphores maîtresses du glanage/grappillage. D’abord, la visée esthétique ne saurait être remise en cause : Montesquieu est, après tout, l’auteur d’un Spicilège, terme que Trévoux définit comme « ce qui a été recueilli, glané ». Ensuite, il convient de (ré)inscrire Néaulme dans son époque : les métaphores du glanage et du grappillage visent à légitimer, en la naturalisant, une pratique dont Néaulme n’ignore pas qu’elle est aux frontières du licite. Elle caractérise une époque qui voit se dessiner peu à peu le droit de propriété, tant agraire que littéraire, au point de limiter, puis de faire disparaître le droit de glanage. Ce droit, comme ceux de grappillage ou de râtelage (glanage appliqué aux herbes délaissées par les faneurs), n’apparaît plus dans le Code pénal de 1994. Mais la pratique, comme le montre le film d’Agnès Varda, n’en a jamais cessé. Arrêterons-nous ici la comparaison entre les glanages agricole et littéraire ? Sans doute : si la limitation du droit de glanage est préjudiciable aux plus démunis, l’interdiction du glanage littéraire, au nom de la protection du droit d’auteur, est une nécessité. Mais quelques années après l’éphémère parution du Petit Réservoir, Diderot reprend la métaphore agraire pour rappeler que l’éditeur, en l’absence de définition d’un tel droit, est le seul à même d’exploiter légitimement un ouvrage, à condition certes que l’auteur lui en ait librement aliéné la propriété :

Le libraire […] possède [l’ouvrage] comme il était possédé par l’auteur ; il a le droit incontestable d’en tirer tel parti qui lui conviendra par des éditions réitérées ; il serait aussi insensé de l’en empêcher que de condamner un agriculteur à laisser son terrain en friche, ou un propriétaire de maison à laisser des appartements vides13.

12À l’heure où l’on s’interroge sur le droit d’auteur mis à mal par Internet, l’éclairage apporté par un moment de l’histoire de l’édition, parce qu’il révèle derrière d’innocentes métaphores champêtres une stratégie commerciale non exempte de rouerie, peut, on l’espère, apporter quelque contribution à un débat dont Roger Chartier, par exemple, a su judicieusement poser les termes14.

Notes de bas de page

1 Néaulme ou Neaulme ? L’un serait vrai, l’autre non... Nous nous en tiendrons ici, conformément aux occurrences les plus fréquentes, à l’orthographe accentuée. Le Petit Réservoir est vraisemblablement édité depuis Berlin, comme l’indique la page-titre et comme le laissent supposer, d’après J.-N. Pascal, les caractères typographiques. Le titre complet est : Petit Réservoir, contenant une Variété de faits Historiques et Critiques, de Littérature, de Morale, et de Poésies, etc. Et quelquefois de Petites Aventures romanesques et galantes, « ouvrage périodique. Se trouve à Berlin, dans la Librairie de Jean Neaulme, Protégé de Sa Majesté. MDCCI ».

2 Cinq volumes du Petit Réservoir ont paru : tomes I, II, III en 1750 ; IV et V en 1751. À partir du tome II, la mention « ouvrage périodique » disparaît.

3 Petit Réservoir, p. 3-4 et 143-144.

4 Le Glaneur n’est pas un titre original au xviiie siècle, nous dit J.-N. Pascal, qui nous rappelle aussi que le terme de « réservoir » est chez La Fontaine.

5 « Premier Avertissement », deuxième paragraphe.

6 Ibid., p. 4.

7 « Second Avertissement », p. 144.

8 « Avant-Propos » de la Relation de ce qui s’est passé dans une Assemblée au bas du Parnasse pour la Réforme des Belles lettres, p. 5.

9 « Avertissement du Libraire », p. 4.

10 Aujourd’hui orthographié avec deux « p ».

11 1731 : un glaneur est condamné au carcan et au bannissement ; 1734 : trois glaneuses sont condamnées à être battues nues, fustigées de verges et flétries d’un fer chaud (d’après Agnès Varda).

12 Ces précisions nous ont été données par Dominique Varry, que nous remercions ici.

13 Diderot, Lettre sur le commerce de la librairie (1763), Mille et une Nuits, 2003, p. 47.

14 « Le droit d’auteur est-il une parenthèse dans l’histoire ? Peut-on entrer dans un monde de circulation des œuvres situé à distance radicale de tous les critères esthétiques et juridiques qui ont gouverné la constitution de la propriété artistique et littéraire ? Ou, techniquement et intellectuellement, ces critères restent-ils considérés comme légitimes, et il faut alors faire un effort pour qu’ils puissent s’appliquer à une technologie qui leur est rétive ? C’est la grande question, à la fois juridique (qu’est-ce qu’une œuvre ?) et culturelle (qu’est-ce qu’un auteur ou un créateur ?). » Chartier R., « Grand Entretien », Le Monde, 18-19 décembre 2005.

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