Récits de publication, récits de publiciste : de quelques discours préfaciels dans le Mercure galant
p. 133-142
Texte intégral
1Le Mercure galant, mensuel que fonde Donneau de Visé en 1672 et qu’il dirigera jusqu’à sa mort en 1710, abonde en préfaces aux rôles et aux statuts divers. Si elles concernent d’abord le journal dans son ensemble, les préfaces ponctuent également la lecture du périodique pour servir d’introductions aux œuvres littéraires que publie le Mercure galant. Suivant le rythme et la singularité propres à la forme périodique, les préfaces du Mercure galant racontent en continu l’histoire des publications du journal. Bien qu’une grande partie des discours préfaciels du journal ne portent pas le nom de « préface », ils en assument l’un des objectifs fondamentaux qui est d’établir un contact avec le public dans le but de susciter le désir de lecture du texte. Le cas du Mercure galant est à la fois exemplaire et banal en son temps, car toutes les préfaces se fondent clairement sur une rhétorique de l’échange littéraire calqué sur les échanges sociaux. Écrites par les divers membres engagés dans le processus de publication, libraire, rédacteur, éditeur, public, les préfaces du journal de Donneau de Visé témoignent que la réussite d’un commerce littéraire d’actualité suppose une connaissance et une maîtrise des codes qui régissent le commerce du monde. Plus qu’une stratégie de fidélisation, l’engagement avec le lecteur qui s’exprime dans les préfaces dessine une posture critique dont la prétention principale est d’abord de publier l’acte d’écriture et de lecture, deux activités sociales et socialisantes. Forme de promotion de la littérature d’actualité, les préfaces journalistiques invitent ainsi à une enquête sur l’histoire de la publication ouverte sur d’autres histoires, celle de la critique littéraire et de la publicité.
Le jeu de l’engagement réciproque
2Une interrogation sur les préfaces dans le Mercure galant ne saurait faire l’économie d’une réflexion sur les contraintes d’une publication périodique qui suppose la fidélité du public pressenti. Comme Jean Sgard l’explique, la presse périodique de l’âge classique « suppose une liaison avec l’événement, une relation suivie et une sorte de bail de lecture passé avec le public, ce que représente le plus souvent l’abonnement1 ». Dans les préfaces qui concernent le journal dans son ensemble ce sont les stratégies d’adhésion qui vont primer. La question du public va être mise à l’avant-plan. Ainsi, dans la préface au lecteur qui ouvre le premier numéro du Mercure galant, le libraire annonce qu’il s’agira d’une œuvre suivie prenant la forme d’une lettre familière, puis il expose le contenu original du journal et surtout il délimite la sphère du public à qui il s’adresse :
Ce Livre à dequoy plaire à tout le monde à cause de la diversité des matières dont il est remply. Ceux qui n’aiment que les Romans, y trouveront des Histoires divertissantes. Les Curieux de Nouvelles, & les Provinciaux & les Étrangers, qui n’ont aucune connoissance de plusieurs Personnes d’une grande naissance ou d’un grand mérite, dont ils entendent souvent parler, apprendront dans ce Volume & dans les suivans, par où ils sont recommandables, & ce qui les fait estimer. Lors qu’on voudra connoître quelqu’un, on n’aura qu’à le chercher dans Le Mercure Galant, si l’on veut estre éclaircy de ce qu’on souhaite d’apprendre2.
3Même si la première phrase semble tendre à une vaste extension du public (« tout le monde »), le titre du périodique indique une filiation à une sphère publique précise qui n’a pas de frontières géographiques, mais dont le modèle se trouve à Paris : les galants. « La diversité des matières » se voit d’ailleurs rapidement associée aux deux principaux intérêts de la sociabilité galante : le divertissement littéraire et la connaissance des modèles et des codes de la représentation sociale de la mondanité. Le libraire délimite l’espace de réception visé par l’adjectif du titre « galant », en même temps qu’il étend la sphère galante aux communautés excentrées de Paris, de là le nom Mercure prend son sens comme référence au dieu messager qui diffuse largement l’information. La diversité crée un premier rapport de continuité entre les motivations du journal et les préoccupations du monde galant à qui il s’adresse. Si la matière est susceptible d’intéresser des lecteurs, le fonctionnement du journal l’est tout autant : il mime un échange galant. À l’image du monde de la sociabilité mondaine, le Mercure propose les bases d’un dialogue avec le public qui est invité à participer à l’écriture du périodique en transmettant au libraire des galanteries et des nouvelles susceptibles de susciter la curiosité : « Ceux qui auront quelques Galanteries & quelque chose de curieux qui mérite d’estre sçeu, pourront me l’apporter & je feray en sorte que l’Autheur en entretienne la personne à qui il adresse ses lettres3. » Le préfacier incite le lecteur à devenir membre d’une activité de socialisation, « un commerce galant ». Par cette proposition d’implication collective, il sert en fait les intentions concrètes du commerçant : susciter des abonnements. L’ouvrage offre ainsi un capital symbolique pour le lecteur, alors que, pour le fondateur, le capital symbolique se double d’un capital réel que l’ouvrage doit dissimuler, notamment à travers l’effacement de l’implication du directeur.
4Donneau de Visé débute d’ailleurs l’écriture de son journal comme s’il s’agissait d’une réponse à une demande particulière faite par une Marquise qui, éloignée de Paris, souhaite rester au plus près de l’actualité parisienne : « Il n’estoit pas besoin de me faire souvenir que lors que vous partîtes de Paris, je vous promis de vous mander souvent des nouvelles capables de nourrir la curiosité des plus Illustres de la Province qui doit avoir le bonheur de vous posseder si long-temps4. » La Marquise, modèle fictif des lecteurs, légitime, par sa demande, la parution du journal. En restreignant son lieu de destination à un espace intime, Donneau place l’ouvrage périodique dans le cadre d’un échange familier entre particuliers. Il propose ainsi aux lecteurs galants une scène générique stéréotypée de manière à faciliter un rapport d’identification entre eux et la Marquise. Il voile son ambition de commerçant, et il valide le style journalistique, par le naturel et le spontané du style galant.
5Le choix de privilégier l’échange par lettre manifeste une appartenance à un espace social et littéraire en vogue à l’époque, appartenance mise au service d’une dynamique de fidélisation. Le libraire invite à un échange galant, l’auteur le mime et se soumet à ses lois.
Le Nouveau Mercure galant : l’histoire d’un réengagement avec le lecteur
6De 1674 à 1677, le Mercure galant s’interrompt pour des raisons qui demeurent assez obscures. En ouvrant le premier numéro du Nouveau Mercure, on s’attend à trouver une préface expliquant les causes de l’interruption du périodique. Or le journal s’ouvre sur une fiction galante qui tient lieu de préface : une compagnie se retrouve chez une duchesse, on y parle de la guerre, et un membre de la compagnie lit un poème de Pellisson à ce sujet. Après la lecture du poème, la duchesse déplore le fait que ce type de production demeure sans support de publication réel et c’est là que le périodique intervient dans la conversation :
Sçavez-vous, Madame, […] dans quel Livre ces petites Pieces dont vous me parlez auroient admirablement bien trouvé leur place pour estre conservées : C’est dans le Mercure Galant, dont il y a quatre ou cinq ans qu’on nous donna six Volumes. Je m’étonne que cet Ouvrage ait esté abandonné, car le dessein en estoit agreable, & il plaisoit tellement, qu’on m’a dit qu’il n’a pas esté seulement imprimé dans la plus grande partie des Provinces de France, mais aussi dans les Païs Etrangers, où l’on se fait une joye de nos plus particulieres Nouvelles […]. Je me suis étonné[e] comme vous, repartit la Duchesse, de la discontinuation de cet Ouvrage ; & quand j’en ay demandé la raison, quelqu’un m’a dit que l’Autheur avoit eu une longue Maladie, & des Affaires qui l’avoient empesché d’y travailler ; mais pour peu qu’il fut presentement à luy-mesme, je luy conseillerois fort de le reprendre, il est capable de beaucoup d’agrémens par la diversité des Matieres, & c’est ce qui me fait dire qu’il n’y a point à douter qu’il ne réüssit, le malheur de la plûpart des Livres n’arrivant que parce qu’il est impossible de choisir un Sujet qui soit assez du goust de tout le monde, pour estre generalement approuvé ; au lieu que n’y ayant rien qui ne pût entrer en celuy-cy, chacun y trouveroit au moins par quelque Article dequoy satisfaire sa curiosité. On y parleroit de Guerre, d’Amour, de Mort, de Mariages, d’Abbayes, d’Eveschez : On assaisonneroit cela de quelque petite Nouvelle Galante, s’il arrivoit quelque chose d’extraordinaire qui pût estre tourné en Historiette, & l’on pourroit mesme nous donner quelque leger Examen de tous les Ouvrages d’Esprit qui se feroient5.
7L’espace de réception visé est ici explicitement mis en scène, et le contrat à établir avec le public se passe des arguments du préfacier. C’est le public lui-même qui exprime ses conditions d’adhésion. La promesse de satisfaction est immédiate : un chevalier, ami de l’auteur du Mercure galant, prend la parole pour annoncer la réapparition du journal. Il détaille le contenu qui coïncide parfaitement avec les désirs du public, il annonce la périodicité mensuelle de l’ouvrage, et il va même jusqu’à satisfaire la Duchesse, impatiente de lire le Mercure galant :
Je voudrois, reprit la Duchesse, que son Libraire me le voulut vendre dés aujourd’huy, car je meurs d’envie de voir ce qu’il dira de certaines Gens dont il ne se dispensera pas de parler. Puis que vous estes si curieuse, répondit le Chevalier, voyez si vous pourez vous résoudre à joüer une heure plus tard ; car l’Autheur m’a confié toutes les Feüilles imprimées de son Livre, & il ne tiendra qu’à vous que je ne vous en fasse la lecture. Toute la Compagnie joignit ses prieres à celles que fit la Duchesse au Chevalier de leur vouloir donner ce divertissement, & il commença de cette sorte6.
8Tout au long de ce « récit de publication7 » est mis en évidence, par le relais de la fiction, que le public devient l’autorité première de l’œuvre. C’est à lui que revient l’ouverture de l’ouvrage, c’est lui qui en détermine le contenu, encore lui qui demande au chevalier d’en faire une lecture publique. C’est aussi le public qui a le dernier mot : après la lecture du Chevalier, l’engagement est réaffirmé par la Compagnie qui s’enthousiasme, applaudit le nouveau Mercure et s’informe du lieu où l’on peut le trouver. Le volume se termine donc sur le jugement du public qui cautionne la publication du Nouveau Mercure. Dans cette préface s’exprime une prise de position nette quant au rôle du public : la réception spontanée de ce dernier est l’indicateur le plus sûr de la réussite d’un ouvrage d’actualité. La Duchesse elle-même l’avait d’ailleurs énoncé au début de la conversation :
Je ne voudrois pas aussi, adjoûta la Duchesse, que l’Autheur du Mercure Galant nous donna [sic] son sentiment particulier, il y auroit de la présomption à s’établir Juge dans une Cause où on pourroit dire en quelque sorte qu’il seroit Partie interessée ; car tous ceux qui se meslent d’écrire sont naturellement jaloux les uns des autres : Mais pourveu qu’il ne fit que recüeillir les sentimens du Public, je ne voy pas que Messieurs les Autheurs pûssent avoir rien à luy imputer, au contraire je croy qu’ils luy seroient obligez, puis qu’ils recevroient la récompense de leur travail, parce qu’il feroit connoistre ce qu’il y auroit de beau dans leurs Ouvrages, & qu’ils apprendroient à se corriger pour d’autres de ce qu’ils sçauroient que le Public y auroit condamné8.
9Par ce commentaire, la Duchesse indique que la posture critique que doit et que va adopter l’auteur du Mercure, répond à l’objectif même de la conversation en train de se faire. En illustrant l’enthousiasme du public pour le journal, d’abord l’ancien puis le nouveau, l’auteur évite de se mettre lui-même en scène. Le jugement de la collectivité galante transfère ainsi par fiction la responsabilité du projet au public : la publication satisfait d’abord les besoins de la sociabilité et conséquemment les jugements sur les œuvres se donnent comme échos de la voix du public. La fiction galante est un discours de publicité déguisé en récit de publication, donc fondé sur un amusant jeu d’adhésion renversé.
10Dès la première préface, c’est le Mercure galant qui semble adhérer à son espace de réception. La préface fictionnelle vient confirmer cette intention ; le Mercure s’introduit littéralement dans la compagnie galante pour satisfaire le groupe. Ainsi mis en scène au sein d’une assemblée, le Mercure galant se voit intégré à l’entité collective de sorte que la voix de l’auteur est d’emblée confondue avec celle du groupe, et c’est d’ailleurs un membre de la compagnie qui prend en charge la lecture du journal. En se fondant dans le groupe, l’auteur s’assure de fidéliser le public en respectant les règles de la communication galante : l’important est bien de faire croire au pouvoir de celui avec qui l’on engage un échange pour mieux asseoir l’autorité singulière de sa voix. Comme l’explique A. Viala lorsqu’il traite de la dynamique des échanges galants, le but « n’est pas d’obtenir l’adhésion à une opinion, ni d’attirer l’attention, mais de manifester qu’on fait partie du groupe ou qu’on est digne d’y être intégré9. »
11Bien que cette fiction vise d’abord à manipuler le public pour que s’accomplisse la réussite commerciale de l’entreprise périodique, le pouvoir que le journal donne au public demeure bien réel, car Donneau de Visé libère un espace de publication à conquérir par le lecteur. La dignité de la voix du public est reconnue ; et en retour, l’entreprise peut prétendre à une légitimité. Par cette préface est exprimée l’importance de la connaissance des codes de communication galants dans le développement de la modernité littéraire. En transposant les modes de régulation de l’espace social de la galanterie dans l’espace livre, jusqu’à proposer une œuvre collective, l’auteur renforce son statut en démultipliant son rôle. Dès lors que le public intervient concrètement dans l’ouvrage par des publications signées ou non, Donneau de Visé devient ponctuellement éditeur critique des œuvres de son public.
Les préfaces de l’éditeur et le travail d’organisation des textes
12Parmi les fonctions d’éditeur que va dès lors assumer Donneau de Visé figure avant tout l’organisation des textes qui concerne parfois les œuvres qu’il intègre à la lettre mensuelle, mais qui touche surtout aux Extraordinaires qui vont paraître de 1678 à 1684.
13Les Extraordinaires du Mercure galant se présentent comme un témoignage des lecteurs face à la publication de leurs écrits. Pour tous, publier c’est partager un savoir, ou une opinion, ou simplement, participer au jeu de l’écriture ; mais pour certains, voir son nom paraître dans le journal, c’est devenir un auteur ; variés à plus d’un titre, les Extraordinaires s’apparentent à la mode des recueils collectifs de l’époque. Ces suppléments contiennent les réponses reçues par lettres à des questions lancées par le journal. La variété des sujets proposés, des participants et de leurs intentions, est harmonisée par des préfaces du rédacteur qui énonce plus d’une fois ses critères de publication.
14En dehors d’exigences matérielles, telles la lisibilité de l’écriture, de la signature, ou le respect du bon usage linguistique, Donneau demande à ses lecteurs de s’accommoder de certaines règles. C’est ce qu’indique la préface de l’ordinaire du mois de juillet 1678 :
À l’égard des Ouvrages d’esprit, on prie qu’on n’envoye rien que de court tant pour le Mercure que pour l’Extraordinaire. Outre que la diversité plaist, on est bien aise qu’il se trouve place pour tout ce qu’on reçoit de bon. […] [Le journal] va dans toutes les Cours, & pour estre bien reçeu, il n’y sçauroit porter des Ouvrages trop achevez. Ceux qui veulent bien se donner la peine d’écrire pour l’Extraordinaire, peuvent choisir telle matiere qu’il leur plaira. Plus elle sera particuliere, plus on la recevra agreablement. Ils sont priez de mettre cette matiere pour titre de leurs Ouvrages ; sans commencer par des loüanges ou par des congratulations à l’Autheur sur le succés de son Livre. On a déjà dit que tout ce qui est bon aura son tour, & on en avertira point davantage. Ceux qui se plaisent à expliquer les Enigmes en Figures, sont priez de fixer un seul Mot, sans en donner plusieurs sur la mesme Enigme ; c’est ne rien dire que de dire trop10.
15Les enjeux d’écriture qui sont effleurés dans cette préface se précisent dans les autres préfaces qui organisent les Extraordinaires. Les contraintes matérielles servent d’abord à définir un contrat d’écriture basé sur la brièveté. Il importe aux auteurs de s’accommoder à la taille du mensuel et des suppléments qui sont limités par le prix, mais aussi par le temps : le travail du compilateur se fait dans l’urgence et pour créer un corps d’écrits le plus homogène possible, le public doit collaborer par des textes courts. Le respect de la brièveté témoigne en premier lieu d’une responsabilisation du public dans l’élaboration d’une œuvre collective soumise à des exigences de temps et d’espace. La brièveté répond également au modèle fondateur du Mercure galant, la lettre, dont la diversité est la devise. Savoir être bref, c’est aussi présenter une image positive de soi : on sait que dans le monde galant, l’art d’être bref est une marque de prudence et de retenue, mais aussi une preuve de l’intérêt que l’on porte au plaisir de l’autre, en partageant l’espace de la représentation comme de la publication.
16Ici, les contraintes matérielles prescrivent des contraintes d’écriture. Le préfacier va les orienter de manière à exprimer que la publication engage une image de soi, correspondant au modèle du groupe auquel on appartient. Publier, c’est se rendre public, c’est aussi possiblement faire sa propre publicité. Plusieurs lecteurs l’ont bien compris, l’espace du Mercure galant, à l’image du commerce du monde, est un lieu privilégié de mise en scène de soi, un espace symbolique de représentation et de reconnaissance sociale.
17Le modèle d’écriture que propose Donneau dans ses préfaces est donc adapté à la périodicité, mais aussi au commerce galant et à son éthique. Les préfaces sont elles-mêmes écrites suivant ce modèle, puisque l’éditeur évite le ton prescriptif et place l’intérêt des rédacteurs au premier rang. Ces types de préface, véritable travail d’orchestrateur galant, témoignent pleinement de la cohérence du projet de Donneau de Visé : celui-ci identifie ses lecteurs aux intentions de son ouvrage sans omettre de souligner qu’ils y trouveront un intérêt personnel. Les préfaces d’éditeur sont donc une réponse positive aux préfaces qui proposaient d’intégrer le lecteur par des actes de publication. Les conseils de l’éditeur aux différents rédacteurs sont pensés en termes de stratégie publicitaire qui touche autant au journal qu’à ses membres : être publié dans le Mercure galant est un moyen de se représenter, se faire de la publicité et en faire, par effet réflexif, à l’ensemble de l’ouvrage.
18La stratégie publicitaire de Donneau portera ses fruits : en 1684, il reçoit une première pension royale de 6 000 livres. Quelques mois plus tard, il cesse la publication des suppléments. Le public est conquis et le Roi lui-même, par son mécénat, scelle le succès du journal. L’espace accordé au public se restreint au profit de la représentation de la politique royale. Le Roi donne une pension qu’aucun abonnement ne peut égaler, il est donc légitime qu’il obtienne un espace de publication à la hauteur de ses dons. C’est pourquoi, les suppléments qui ponctueront le Mercure galant concerneront désormais le Roi et ses actions. La voix politique prend le pas sur la voix publique. Les lecteurs se taisent et il ne reste alors à préfacer que les œuvres des rédacteurs permanents dont les textes paraissent dans le corps même de la lettre mensuelle.
Les préfaces de l’éditeur dans l’espace restreint de la lettre familière : célébration et stéréotype
19À la différence des textes des Extraordinaires, du moins dans les deux premières années, les œuvres publiées dans l’ordinaire correspondent à un réseau composé de deux types d’auteurs : ceux dont les noms sont déjà connus et ceux que Donneau de Visé tente de lancer dans le monde des lettres. Les premiers donnent du prestige au Mercure galant, alors que les autres anticipent ce prestige en publiant régulièrement dans le journal. D’un côté comme de l’autre, le rôle du préfacier est le même, il célèbre les auteurs qu’il publie dans sa lettre. Les intentions sont cependant différentes. Louer les auteurs connus est non seulement une manière de les remercier d’honorer le journal par leurs écrits, c’est aussi le signe d’une reconnaissance réciproque. Louer les gens dont le statut est encore à déterminer est un moyen de les aider en leur offrant une vitrine publicitaire. Il ne faut pas perdre de vue que les préfaces de Donneau sont écrites par un homme de métier qui a commencé sa carrière en critiquant des auteurs déjà consacrés. Passée la fougue des premières années et une fois hissé sur le Parnasse, Donneau retiendra de ses vertes ambitions l’importance de s’inscrire dans un réseau et de le défendre. Dans le Mercure galant, il donne une publicité de son monde par ses éloges et témoigne d’une prise de position littéraire sur les œuvres d’actualité dont la valeur vient des effets de réception immédiats. Moteur de l’activité du préfacier, mais aussi de la critique journalistique que pratique Donneau de Visé, la description de la réception du public est une preuve du bruit, gage de succès, même éphémère. Peu importe si au final le public adhère ou non à l’œuvre présentée, l’important est d’en parler, de susciter la curiosité et de faire lire. La dynamique d’écriture de ses préfaces est entièrement fondée sur les enjeux d’une réception sur le vif et la critique qui y est formulée n’engage pas une analyse approfondie et méthodique des œuvres, elle engage une lecture. C’est pourquoi elle est très stéréotypée et de fait accessible au plus grand nombre.
20Assez semblables, les nombreuses préfaces du rédacteur se rapprochent du préambule à une prise de parole, c’est-à-dire, suivant la définition de Furetière, « de ce qu’on dit avant d’entrer en matiere ». Furetière donne l’exemple de tous les poètes qui, avant de lire leur sonnet, mentionnent systématiquement qu’il a été écrit promptement. Fondées sur la dynamique du préambule oral qui s’élabore à partir d’un réseau de topiques argumentatives, les préfaces de Donneau apparaissent comme un répertoire de formules de présentation. Ces formules sont d’abord mises au service du dialogue avec la Marquise. Donneau débute en effet la majorité de ses préfaces comme une réponse à la commande de sa destinataire et de ses amies ; les éloges des œuvres et des auteurs reformulent toujours les critères d’appréciation de la Marquise. Les préfaces sont ainsi une invitation à partager le plaisir de lecture de cette lectrice privilégiée. Grâce à sa culture et à son goût, le préfacier assure également le lien entre diverses publications de mêmes auteurs, en rappelant le plaisir procuré lors des lectures précédentes ou encore en résumant la critique de la Marquise. Ce jeu fictif est à l’image du récit de publication ci-haut commenté : par la voix de sa lectrice modèle, le préfacier feint de ne pas juger en son propre nom et cherche à conserver en tout temps l’illusion de l’autorité qu’il reconnaît à sa destinataire.
21À ces topiques propres à la dynamique épistolaire s’ajoutent des arguments qui renvoient à des lieux communs des préfaces de l’époque : Donnneau place l’œuvre dans des scénographies typées comme la ruelle ou encore une assemblée académique pour mettre en scène le bruit du monde. La topique du manuscrit trouvé ou encore le jeu de l’anonymat de l’auteur, qui sera d’ailleurs souvent révélé dans une autre préface, sont aussi utilisés pour susciter et maintenir la curiosité du lecteur d’un numéro à l’autre. Bref, les préfaces des œuvres présentées dans la lettre récupèrent des formules de présentation qui circulaient dans le monde lors des lectures publiques, ou reprennent les topiques argumentatives des publications de la littérature galante. Se réaffirme par une autre voie l’appartenance du Mercure à un groupe qui partage un imaginaire commun de la communication.
22Il ressort de ce lot d’arguments ici à peine esquissé, une image stéréotypée de la préface que renforce la périodicité. Mais loin d’être négatif, ce caractère stéréotypé des préfaces est un principe de régulation de ces textes écrits dans l’urgence et dont l’objectif est de faire lire. Le meilleur moyen pour y arriver ne consiste pas à faire directement la publicité des œuvres et des auteurs, mais bien celle des effets de lectures. Les préfaces sont donc une suite d’images type de la réception des œuvres d’actualité et elles contribuent à propager ces images.
23Entre les préfaces de Donneau qui célèbrent son monde et les préfaces qui visent à célébrer son propre journal, le jeu et l’enjeu sont les mêmes : il faut rendre légitime l’œuvre d’actualité en légitimant d’abord la réception du public qui y trouve son intérêt, se cacher derrière une autorité que l’on contribue à créer, pour mieux s’autoriser soi-même et ce que l’on défend. Ces discours préfaciels sont, on l’aura bien compris, une variante de la critique journalistique que développe Donneau, la seule différence étant que la critique proprement dite vise des œuvres qui ne paraissent pas dans le journal. Préfaces et critiques forment ainsi un ensemble de discours sur le public qui est au cœur du jeu publicitaire : le public est l’argument principal des textes qui lui sont adressés. Il est symboliquement le producteur ou le moteur de tous les discours, mais réellement il est le plus souvent le récepteur et surtout le fidèle abonné. Pour nous, lecteurs lointains et habitués à ce genre de manipulation, le jeu publicitaire du Mercure galant est évident et banal, jusqu’à en être faible. En son temps, il s’agissait d’une innovation, une manière moderne de promouvoir le divertissement littéraire et d’en tirer un profit commercial. Le meilleur moyen étant de créer une œuvre à l’image du commerce du monde, fonctionnant comme lui, et récupérant l’imaginaire social de ses acteurs. Ceux-ci étaient célébrés à travers un univers stéréotypé dans lequel ils se reconnaissaient et affirmaient en quelque sorte leur propre mode d’être en se fidélisant au journal. Ce que nous disent donc les préfaces du Mercure galant, c’est que la publicité de la littérature dans la presse est née d’un désir intéressé de communication fondé sur l’exhibition du désir de l’autre, désir d’être juge, lecteur, auteur, bref de participer à la littérature d’actualité, de s’inscrire dans le mouvement de l’histoire, d’y laisser sa trace, grande ou petite, qu’importe. Aux fondements de cette brève histoire de la publication et de la publicité se trouve encore une autre histoire, plus belle, parce que sans doute moins de circonstance, plus belle aussi, parce qu’en deçà de l’intérêt commercial de la presse, une histoire du désir de la littérature et de son pouvoir de rassemblement, et de conservation.
Notes de bas de page
1 Sgard J., Inventaire de la presse classique, Grenoble, PUG, 1978, p. 2.
2 Mercure galant, tome I, 1672, s. p.
3 Ibid.
4 Ibid.
5 Nouveau Mercure galant, janvier-février-mars, Paris, Jean Ribou, 1677, p. 10-14.
6 Ibid., p. 25-26.
7 Nous empruntons cette expression à Viala A. et Jouhaud Chr. Voir « Introduction », De la publication, Paris, Fayard, 2002.
8 Ibid., p. 15-16.
9 Viala A., « L’éloquence galante. Une problématique de l’adhésion », dans Amossy R., dir., Images de soi dans le discours, Lausanne/Paris, Delachaux et Niestlé, 1999, p. 184.
10 Mercure galant, Paris, G. de Luyne et autres, juillet 1678, p. 21-22.
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