La perception du grand homme dans les textes préfaciels de deux dictionnaires : Le Dictionnaire de l’Académie française (éd. 1798), le projet de Rivarol
p. 119-130
Texte intégral
1Comment ne pas céder à la tentation de mettre en regard deux préfaces concomitantes, parues à un an d’intervalle, au sortir de la tourmente révolutionnaire, consacrées l’une et l’autre au même sujet : la mise en circulation d’un nouveau dictionnaire de la langue française ? En effet Rivarol publie en 1787, an V de la République, son Prospectus du nouveau Dictionnaire (placé en tête du Discours préliminaire de la langue française), tandis que Garat fait précéder la cinquième édition du Dictionnaire de l’Académie française, an VI de la République, d’une préface dont il avoue la paternité à l’occasion1. L’éblouissant causeur de salon et son émule le politicien phraseur, surnommé par Napoléon « l’enfileur de mots » qui, lors de la dissolution de l’Académie française, en l’absence du secrétaire perpétuel, Marmontel, sous le patronage de Morellet, est conduit à cumuler les fonctions de coordinateur, de maître d’œuvre, voire d’éditeur, inaugurent l’un et l’autre une nouvelle lignée de dictionnaristes, qui cherchent à rompre avec les traditions académiques, préfèrent frapper un grand coup plutôt que d’avancer à petits pas, et voient dans la crise institutionnelle l’occasion rêvée de servir leurs projets personnels.
2La parution de l’Encyclopédie, à partir de 1751, a eu pour effet indirect de susciter dans le public un engouement durable pour les dictionnaires, almanachs, et tous les autres supports textuels qui délivrent un savoir éclaté. L.-S. Mercier dans son Tableau de Paris consacre un chapitre entier à la nouvelle lubie des Parisiens, leur amour « inconsidéré » des dictionnaires : « On a tout mis en dictionnaire. Les savants s’en plaignent : ils ont tort. Ne faut-il pas que la science descende dans toutes les conditions ? Ne faut-il pas qu’elle soit hachée pour être reçue par le plus grand nombre2 ? » On ne lit plus, on consulte. La prolifération de ces publications — spécialisées ou non — est la preuve flagrante de leur popularité dans le monde des lettres, et à plus forte raison les imitations parodiques (citons pour mémoire le Dictionnaire des girouettes, 1815) ou les applications à visée érudite ou pédagogique qui en sont faites (le calendrier républicain est publié en dictionnaire).
3Les différences pressenties entre les deux préambules, les deux pré-textes au sens étymologique du mot, semblent liées au degré de présence du rédacteur. Rivarol et Garat n’ont pas vocation à produire des textes canoniques, construits sur le mode de la réitération, usant d’un discours généralisateur, faits souvent d’idées communes, de redondances ou de mises au point littéraires propres à en faire accroire au lecteur. Ils cherchent, à la faveur du chaos général, à écrire une préface qui s’écarte de la routine et fasse événement. Mus pour le premier par des principes républicains et pour le second par des exigences lexicographiques, ils s’enhardissent, font assaut d’originalité, s’écartent des sentiers battus en détournant le préambule de sa fonction première, en rehaussant l’accessoire, les parties adventices au détriment du corps du texte ou, qui pis est, en le désatellisant structurellement, en le traitant comme un tout, une unité indépendante, autarcique.
4Cet ornement littéraire, destiné à capter l’attention du lecteur, se transforme en une tribune à partir de laquelle le préfacier peut haranguer son public, en un espace transitionnel où l’auteur parle en philosophe, où l’éditeur fait figure de chef d’orchestre. Dans ce sas improvisé, on peut brasser des idées, adopter des positions tranchées, et faire de ces premières pages de réflexion une sorte de traité, de petit manifeste. Il n’est plus question de demi-mesures, d’accommodements, d’ajustements au goût du jour. Le tout est de monter la voix pour se faire entendre. Dans ce siècle de moins en moins philosophe, les assertions pastichent toujours quelque peu les déclarations publiques, les promesses, les engagements si prisés du grand nombre.
5Ainsi la ferveur politique de l’idéologue Garat et philosophique du sceptique Rivarol pour faire adopter « leur » dictionnaire, ou du moins pour le second une conception nouvelle du dictionnaire, témoignent des nombreux enjeux qui se dissimulent derrière un outil de culture au service du progrès. Brandon de discorde, le dictionnaire académique, plus que tout autre, se présente comme la référence absolue, qu’il soit un modèle du genre pour les héritiers de l’esprit philosophique ou un contre-modèle pour les traditionalistes, qui, avec Domergue, se flattent de freiner l’évolution de la langue. Mais le débat ne porte pas seulement sur les critères d’excellence d’un bon dictionnaire, il soulève une question plus large à laquelle chacun des deux préfaciers prétend donner une réponse : qui seront les grands hommes de demain ? Seront-ils capables de répandre des idées nouvelles en utilisant non une liberté de langage mais le langage de la liberté ?
Parenté de la préface d’auteur et d’éditeur
6Les changements dus à la position d’énonciation confèrent à l’auteur de la préface un statut que les choix politiques ou linguistiques viennent corroborer. Rares sont les intrusions d’auteur dans le texte de Garat, qui a pour dessein de combiner les points de vue des idéologues, des académiciens et des grammairiens autour d’un projet commun : rétablir l’Académie. Hormis un modalisateur incluant un « je » grammatical (« à ce que je crois ») qui marque un léger doute et trois « nous » de connivence, le texte est à dessein anonymé, neutralisé. Il s’adresse à un vaste public, aux contemporains et aux préfaciers des éditions antérieures du Dictionnaire Académique (1694, 1718, 1740, 1762), dont les textes se suivent et ne se ressemblent pas.
7À l’opposé, Rivarol utilise de nombreuses marques du « je », élargies au « nous » emphatique et au « on » plus englobant. La force de ce « je » vient de sa fréquence, qui augmente en fin de démonstration, et de l’adéquation parfaite entre l’énonciateur linguistique et le sujet de l’énoncé. Là où le politicien Garat s’enferme dans une stratégie d’évitement, le brillant publiciste clame haut et fort qu’il est le père du Prospectus, fait négligemment référence au Discours sur l’Universalité de la langue française, couronné par l’Académie de Berlin en 1784, en le citant à mots couverts et s’affiche comme un spécialiste qui récuse avec vigueur le monopole exercé par l’Académie ou ses substituts sur le devenir de la langue française. Garat n’assume pas son auctorialité, se présentant comme le porte-parole des Quarante, alors que lui-même n’est pas membre de leur corporation. Quoique mal vu dans le groupe des académiciens philosophes, il semble former équipe avec Morellet, Suard, et les autres. L’auteur du Discours préliminaire de la cinquième édition, soit pour mieux se défendre, soit pour mieux attaquer, revêt successivement des personnages variés : le bouillant révolutionnaire, le philosophe grammairien ou le futur académicien. Facile à identifier, Rivarol se réfugie derrière une objectivité scientifique. Plus fuyant, plus divers, plus mobile, Garat se donne de l’importance en jouant l’homme à mystères. Cet ambitieux, sous couvert de voler au secours d’une institution en péril, poursuit des menées secrètes, rêve de cueillir les palmes académiques. Sa curieuse préface se termine sur un point d’interrogation. La cinquième édition, appelée couramment et par dérision l’édition révolutionnaire, est suivie d’un Supplément qui lexicalisera « les néologismes et les mots que la Révolution et la République ont ajoutés à la langue3 ». Pour accomplir les derniers travaux, il promet de ne pas recruter d’Académiciens et de protéger l’anonymat de ces nouveaux gardiens de la langue, de ces juges compétents car étant sans attaches avec le monde de la création artistique. Là encore, le lecteur est placé face à une fausse énigme : les obscurs collaborateurs, Bourlet de Vauxcelles, de Wailly, Selis sont connus de tout un chacun.
8Les deux écrits circonstanciels, composés dans un premier mouvement à coup sûr, manquent de pondération et de solennité. Ils se présentent l’un comme un morceau oratoire, l’autre comme un exposé didactique et prennent le contre-pied des discours académiques, à telle enseigne que Garat et Rivarol se rejoignent pour brocarder un terme qui, à l’aube du xixe siècle, semble obsolète, le mot « préface ». À l’instar de leurs congénères, ils jettent leur dévolu sur deux appellations souvent couplées, le Prospectus et le Discours Préliminaire. Le premier mot, emprunté tel quel au latin, redonne du lustre à ce genre littéraire ; le second tire son prestige du titre donné par D’Alembert à la préface de l’Encyclopédie (1751). Ces pratiques langagières montrent que les deux écrivains cèdent à l’attrait de la nouveauté, soit par coquetterie d’auteur, soit pour préparer le public à une vision nouvelle des choses.
La préface : une partie de cache-cache
9La tendance dans les dernières décennies du siècle est de transformer ce fastidieux exercice en un jeu de l’esprit. Les pages d’introduction délimitent une aire de liberté où l’on feint de croire que l’on peut tout dire. Le préfacier préfère étourdir le lecteur de ses jongleries verbales, l’installer dans un système d’illusion plutôt que de le glacer avec des vérités de fond. Il suffit de remettre les préfaces dans leur contexte historique, dans leur situation d’origine pour comprendre les tensions qui traversent ce dialogue sans médiateur avec le lecteur. Toujours filtrée, la parole se déploie dans un espace intermédiaire entre la lumineuse vérité et les ombres du mensonge, des oublis calculés, des réticences. Même endiguée, elle dépasse souvent les intentions du préfacier.
10Ainsi, qu’il y a loin des projets réformateurs à leur réalisation ! Le lecteur a vite fait de comprendre que Rivarol ne composera jamais ce nouveau dictionnaire dont il nous trace les grandes lignes. Le malheureux donne des signes de lassitude dès les premières pages, il abrège par degrés les derniers points de son plan et remet à plus tard les explications censées figurer dans son Discours préliminaire dont il ne rédige que le début. Il serait plus juste de parler de « plan d’ouvrage », de « programme », « d’avant-projet » pour désigner le Prospectus de Rivarol. Le lexicographe écrit un avant-texte qui n’aura pas d’après-texte. Son discours introductif est pré-texte dans les deux acceptions du mot. D’une part sa préface s’offre comme un appel, une annonce, au même titre que le port de la toge tissée, bordée de rouge annonçait chez les Romains que le jeune patricien entrait dans l’âge de l’adolescence. D’autre part, elle sert à cacher les raisons véritables qui poussent Rivarol à théoriser sur l’art et la manière de faire un dictionnaire. Par ce biais il peut approfondir une matière qui lui tient à cœur sans avoir à fournir les efforts pour accomplir la démesurée entreprise.
11Depuis toujours, le libelliste a cultivé l’espoir d’acquérir une gloire littéraire en composant, à l’instar du grand Furetière, son propre dictionnaire. Le libraire Fauche, à Hambourg, lui donne cinquante livres par mois pour travailler à un nouveau dictionnaire de la langue française. C’est peine perdue. Le pamphlétaire à la plume acérée ne sait qu’accumuler des notes, se perdre dans des recherches sans fin. L’éditeur tempête, enferme en désespoir de cause le sujet récalcitrant qui renchérit en le traitant gracieusement de « tarentule4 ». L’ouvrage n’avance pas. À la lumière de ces faits, il est plus facile d’interpréter le positionnement de ce grammairien utopiste qui construit sur du vide la maquette d’un dictionnaire qui ne verra jamais le jour.
12Entre les partisans d’un ouvrage où court un esprit révolutionnaire modéré et ceux qui, à l’exemple de Garat, malgré les objurgations pressantes de Morellet, cherchent à mettre déjà de la « bonne philosophie » dans la rédaction de la future édition, autrement dit à faire du dictionnaire officiel une bible des idéologues, Rivarol choisit la troisième voie, l’utopie d’une réforme en profondeur, d’une régénération du dictionnaire5. Littré prendra bonne note des recommandations de Rivarol avec le succès que l’on connaît. Temporairement en position de force, il a tout loisir pour ironiser sur la frivolité de ses concurrents qui hésitent à remanier de fond en comble un tel monument du savoir et qui se hâtent de faire du neuf avec du vieux. Pourtant, sa nouvelle vision n’aboutira qu’à la publication de sous-produits littéraires en collaboration avec Champcenetz, amuseur public connu pour ses idées ultraroyalistes : le Petit Almanach des grands hommes en 1788 et pour partie le Petit Dictionnaire des grands hommes de la Révolution en 1790. À ces deux ouvrages satiriques, il convient d’ajouter la Galerie des États-généraux en 1789 et la Galerie des dames françaises en 1790. Rivarol emprunte au dictionnaire sa présentation et son ordonnancement, mais il dérègle sciemment la balance du mérite : ou bien il rehausse des écrivaillons obscurs ou bien, dans un mouvement contraire et provocateur, il abaisse des hommes de lettres réputés et les dépopularise, sous prétexte que ce sont de faux grands hommes. Ce faisant, il rejoint la cohorte des minores, des petits auteurs qui n’arrivent pas à produire le chef-d’œuvre qui les sortirait du lot commun. Curieusement, au cours de ces investigations plurielles, il explore les ultimes virtualités du dictionnaire, des plus futiles au plus sérieuses, des plus fantaisistes aux plus raisonnées. La souplesse de cette forme littéraire qui n’est pas enchaînée à un seul sujet au moins pour des raisons structurelles, convient à la personnalité d’un auteur qui tente de canaliser le foisonnement de ses pensées derrière un effet d’architecture.
13Quant à la préface de Garat6, une note griffonnée et signée par l’abbé Bourlet de Vauxcelles sur l’unique exemplaire du Discours préliminaire affirme : « M. Suard avait fait un discours préliminaire auquel on a substitué celui-ci par Garat7. » En l’absence de documents que l’on puisse croiser pour authentifier l’assertion, on en est réduit à échafauder des hypothèses : Garat se contente-t-il de reprendre dans les grandes lignes la préface d’origine en lui faisant subir un toilettage de finition ou bien cherche-t-il à rafraîchir la jaquette de l’ouvrage par un badigeon révolutionnaire et à procéder dans la foulée à une réorientation de surface ? Nombreux sont les mobiles qui poussent l’idéologue à se lancer dans cette entreprise éditoriale. Celui-ci est convaincu que le Dictionnaire de l’Académie doit continuer à vivre, à condition de s’adapter à son siècle, et de briguer l’honneur de devenir le pendant d’un autre monument de la culture, l’Encyclopédie. Certes Garat « ne met pas un bonnet rouge à ce vieux dictionnaire », comme le voudra Hugo, mais il attend de la nouvelle Académie qu’elle révolutionne la langue, qu’elle ouvre plus grandes les portes aux nouveautés. De plus, il tombe dans les excès d’une propagande faite à la va-vite. « Chez aucun autre peuple, déclare-t-il à bout d’arguments, et dans aucun autre siècle, il n’a existé un pareil dictionnaire : il ne peut plus en exister pour les langues de l’Europe8. » Quitte à tomber dans le paralogisme, il affirme, en toute bonne foi, par exemple, que le Dictionnaire de l’Académie développe l’esprit républicain, il prétend qu’il peut passer sans modifications profondes des temps du despotisme aux jours de la liberté. Son vœu le plus cher est que ses collaborateurs et amis, les idéologues, investissent l’Institut, comme jadis les encyclopédistes avaient pris d’assaut la vieille Académie. Par un renversement spectaculaire de situation, le corps constitutionnel habilité jadis à légiférer sur la langue française nourrit l’espoir de recouvrer sa légitimité grâce au succès de la dernière édition du Dictionnaire de l’Académie. Garat considère avec raison que de la réussite de ce produit culturel, édité de toute évidence à des fins propagandistes, dépend la survie de l’Academia gallica.
14Écrites le plus souvent dans un but polémique, les préfaces des dictionnaires, concises ou délayées, sont toujours l’aboutissement d’une longue histoire. Béatrice Didier rappelle qu’un dictionnaire, placé à la croisée de multiples discours, « dialogue toujours avec un autre, et dans ce dialogue, il se mêle une part de critique ou de divergence créatrice9 ». Il existe une parenté étroite entre le Prospectus de Rivarol et le Discours liminaire de Garat, parus à quelques mois d’intervalle. Elle est liée à la matière traitée, à l’état social des préfaciers (des provinciaux qui ont acquis une demi-célébrité grâce à leurs travaux journalistiques et à leurs talents oratoires), à l’organisation du débat qui suit un déroulement classique (attaque en règle de l’Académie, remise en cause des compétences des lexicographes attitrés, citations utilisant le lexique-choc de la Révolution). Mais il est hasardeux d’établir entre les deux opuscules, la part de coïncidences inévitables, la part des emprunts déguisés, la part des responsabilités : qui ouvre les hostilités, qui rédige une préface-réponse, qui pactise ou qui contre-attaque ? ou, pour utiliser une tournure de langage de P. Bourdieu, qui a des positionnements dominants ou dominés ? C’est à Hambourg que Rivarol écrit son Prospectus (1796) et le publie (1797). Le décalage chronologique d’un an entre la parution des deux préfaces (celle de Garat sort en 1798, date de la cinquième édition du Dictionnaire de l’Académie), l’éloignement de la capitale de son auteur ne permettent pas d’envisager sérieusement que Rivarol ait eu entre les mains le Discours préliminaire de son rival et encore moins le nouveau dictionnaire. Vérification faite, les exemples donnés pour illustrer les fautes de méthode et les bévues des coopérateurs figurent toutes dans la quatrième édition, mais n’apparaissent que partiellement dans la cinquième. Néanmoins, l’émigré a nécessairement entendu parler de la sortie prochaine de l’ouvrage et ses griefs contre le Dictionnaire de l’Académie concernent les deux dernières éditions (1762 et 1798).
15La préface de Garat est entourée d’un halo de mystère : nous n’avons aucune idée du premier jet (ou, à la rigueur, d’une première édition), ni de son contenu, ni de sa divulgation éventuelle. Or, la lecture de cette préface, pour le moins atypique, change de sens selon que l’héritier des encyclopédistes a eu vent ou non du plan de Rivarol. Le long développement sur les apports de la philosophie aux travaux des linguistes, les remarques appuyées de Garat sur la difficulté de travailler seul un dictionnaire encyclopédique, les citations à double sens, bâties sur le modèle des exemples de Rivarol, toutes ces résonances, ainsi que d’autres sous- entendus font penser que Garat a lu et examiné avec soin la préface enflammée de Rivarol10. Il s’ensuit que soit Garat a composé le Discours liminaire entre 1794 et 1798, dans le temps où il assistait aux séances de travail sous l’égide de Suard, de Morellet, auquel cas sa préface est une réponse « en creux » à l’ennemi irréductible des médiocres, soit l’avant-propos a été écrit tardivement, peu de temps avant la sortie du dictionnaire et toute similitude entre les deux préfaces n’est que pure coïncidence11. Cela étant, il entre dans le dessein du délégué de l’illustre compagnie de souscrire également à une double finalité, l’une pragmatique (savoir commencer mais aussi terminer un dictionnaire national dont la gestation laborieuse s’étale sur une génération, voire deux pour la première édition), et l’autre théorique (réfléchir à une nouvelle poétique du dictionnaire). Pour Garat, les grands progrès de cette édition tiennent au fait que le dictionnaire a réussi à opérer un tournant difficile entre « la langue monarchique et la langue républicaine12 ». Pour Rivarol, le souci de remanier ou de perfectionner le dictionnaire académique est le seul objectif qu’il convienne de viser. Pour l’un le dictionnaire est parachevé, pour l’autre il est à reprendre de fond en comble.
La notion de grand homme au cœur de la querelle des dictionnaires
16Tandis que l’étoile du philosophe pâlit de plus en plus sous les attaques répétées des pourfendeurs de l’ordre, de la morale et de la religion, une autre étoile monte, celle du grand homme qui supplante et englobe celle de l’homme de lettres et du législateur. La désaffection croissante des contemporains pour le genre funèbre, si éloigné de l’esprit du siècle, et corollairement l’intérêt de plus en plus grand porté à une nouvelle forme d’éloquence qui appartient à la littérature encomias- tique, le discours public à la louange d’un homme illustre, ces mouvements contraires et complémentaires donc, analysés remarquablement dans un livre de J.-C. Bonnet, Naissance du Panthéon, contribuent à donner un coup d’envoi à un mythe encore balbutiant — celui du grand homme — encouragé un peu par hasard dans ses débuts par une nouvelle disposition de l’Académie française. En effet, en 1758 l’illustre compagnie s’avise de remplacer les sujets du concours d’éloquence par les éloges des grands hommes qui ont honoré la patrie (et les Académies provinciales lui emboîteront le pas). Cependant, dès 1721, dans les Lettres persanes, Montesquieu, avec beaucoup de clairvoyance, dresse le portrait- charge d’une académie monstrueuse, sorte d’hydre de Lerne aux quarante têtes, qui oublie que, dans le genre démonstratif, le blâme se profile derrière l’éloge. Malgré tout, l’institution, composée d’un bataillon de gens de lettres, de grands seigneurs, de membres du clergé en nombre important, facilement parés du titre de « grand homme », continue à transformer l’appareil rhétorique en machine de guerre, renonce à son sempiternel babil pour s’abîmer dans les délices des panégyriques des hommes illustres, et écorner du même coup la statue iconique du roi. Dans une société qui n’entend pas renoncer à la raillerie et au persiflage, et qui considère que le talent pour la satire fait partie des règles de savoir-vivre les plus élémentaires, le genre sérieux, l’emphase oratoire relèvent de la charlatanerie. La Chronique de Paris en 1790, ouvre le feu sur l’Institut : « Elle dénonçait les méfaits, les dilapidations de la Compagnie ; surtout son esprit rétrograde, son fanatisme obscurantiste13. » Il suffit de lire le rapport sur les Académies que Chamfort avait rédigé pour Mirabeau en 1791 pour comprendre l’hostilité qui pèse sur une institution décalée en raison de sa tournure d’esprit vieillotte et de ses attaches étroites avec la royauté et l’aristocratie.
17Ce rapide aperçu des tribulations d’une notion malmenée explique que ce mot fédérateur de grand homme au milieu du siècle devienne un point d’accrochage. Vidé de son sens, utilisé sans considération de classe, le mot toujours en vogue côtoie dangereusement les notions concurrentes de génie et de savant. L’évincement de ce mot par d’autres plus expressifs est suivi de peu par la dissolution de l’Académie, en 1793, et fatalement par l’enterrement ou le pseudo-enterrement d’un dictionnaire qui, selon ses détracteurs, n’accompagne plus l’évolution de la langue et résiste à accomplir le grand saut révolutionnaire.
18La difficulté à s’entendre sur une liste de gens illustres qui rallient tous les suffrages dans un pays qui ne sait plus fonctionner que dans la division fait que chacun honore sur son autel domestique son ou ses grands hommes, chacun « se constitue son Panthéon idéal », peu importe si les élus ne correspondent pas au choix du voisin. Les réputations littéraires ou politiques se font en un tour de main : l’homme du jour a supplanté l’homme de toujours. Le culte de Marat, sa panthéonisation (21 septembre 1794) et sa dépanthéonisation en 1795, illustrent bien les contradictions d’un système qu’aucun homme politique ne domine14.
19Plutôt que de se répandre en hommages publics, toujours un peu frustrants, ne vaut-il pas mieux tabler sur soi, s’employer à devenir un grand homme et parier sur la postérité ? Garat et Rivarol ne font pas mystère de leurs hautes vues. Nos deux préfaciers, sur ce point, se présentent à leurs lecteurs comme deux écrivains, spécialistes de la langue française, en passe de devenir de futurs grands hommes à l’aide d’un des moyens les plus radicaux et les plus sûrs pour accéder à la célébrité : la réalisation, seul ou à plusieurs, d’un grand dictionnaire.
20Ainsi, tout en construisant un débat tournant autour d’un projet lexicographique, chacun de nos deux préfaciers s’emploie à proposer une vision idéalisée de lui-même. Le grand homme se recrute parmi les philosophes de la Révolution qui se nourrissent de la pensée des Lumières et des principes de la philosophie sensualiste. C’est en se tournant vers un passé fondateur que les héritiers des premiers réformateurs sociaux peuvent aller de l’avant. C’est en accordant leurs suffrages à l’action et non à la spéculation que les nouveaux hommes éclairés jetteront les bases d’une République philosophe. L’espèce des grands hommes se raréfiant ou plutôt se diversifiant en dépit d’un intitulé immuable, il est bon d’élargir le cercle des postulants. À son habitude, Garat dresse une typologie rapide des catégories sociales concernées. Dorénavant peuvent prétendre au titre de grand homme, à côté de quelques académiciens respectables et des philosophes de la seconde génération plus modérés, le magistrat équitable sans lequel l’action du législateur serait sans effet, le guerrier des temps modernes, plus stratège que batailleur, le ministre au service de la nation, le dramaturge à l’écoute de la détresse sociale, le philosophe, curieux des lois de l’univers et des lois de notre être et tous ceux qui s’emploient à répandre des idées patriotes, qui s’immolent à leur patrie et qui se font l’avocat du petit peuple.
21De son côté, Rivarol donne à voir l’image d’un lexicographe perfectionniste, d’un linguiste amoureux de sa langue maternelle, mais puriste au plus haut point, d’un agitateur inquiétant au sein de la République des lettres. Loin de mettre, comme son confrère, le dictionnaire académique au service des idées politiques du moment, de satisfaire au fantasme révolutionnaire de changer le monde, le chantre des belles-lettres veut modifier le rapport au savoir. Ses exigences, sa clarté, ses précisions, son désir de faire de la lexicographie une science exacte sont des qualités prisées dans une époque qui, à l’exemple du pouvoir, loue et encense ses savants plus compétents et plus efficaces que leurs devanciers, le docte ou le pédant. L’homme public, le politique de terrain cèdent la place aux aristocrates de l’esprit, qui apportent chaque jour les preuves de leur inventivité. En qualité de dictionnariste chevronné, Rivarol affiche un rigorisme à toute épreuve, il fait montre d’un esprit dogmatique et sans jamais se départir d’un ton prescriptif, il énumère « les huit bases nouvelles » sur lesquelles reposera son ouvrage révolutionnaire15. Les propositions clairement explicitées ne sont pas sans rappeler les directives de Voltaire définies lors de la séance du 7 mai 1778 et notées dans les Registres16. Alors que Garat, après avoir remis en perspective historique les positions de chacun, s’en tient à une seule ligne de conduite, la politique, le pionnier Rivarol ouvert aux innovations de la recherche scientifique, se projette dans l’avenir, dédaigneux des problèmes du jour. Il tranche, il accuse, il condamne. S’ensuivent une mise en pièces des académiciens, une chasse sans merci au faux grand homme. L’auteur de cet acte d’accusation, encore plus intransigeant que les magistrats des tribunaux révolutionnaires, fulmine contre l’impéritie des dictionnaristes, s’en prend à la médiocrité des littérateurs qui se prennent pour des écrivains, et à la naïveté du petit peuple qui joue au public éclairé.
22Tandis que les pirouettes verbales, les facéties en tous genres, les paradoxes deviennent dans les dernières décennies l’apanage des préfaces de roman, ces deux avant-propos, fort savants en raison de leur objet scientifique, appartiennent au genre sérieux. Les problèmes abordés sont souvent communs : jusqu’où peut-on aller dans une révolution du langage ? Quelle est la place du dictionnaire dans un État libre ? Quelle institution a les compétences requises pour valider la langue française ? Les différences les plus visibles découlent du choix du système énonciatif, tout comme du tempérament de chacun des deux écrivains, du contexte politique et du public ciblé. Si Rivarol est plutôt conservateur dans le domaine politique, il fait figure de pionnier en lexicographie ; si Garat épouse la cause révolutionnaire, il s’en tient à une position on ne peut plus classique quand il s’agit de produire un dictionnaire. L’entrecroisement des points de vue n’est pas sans faire songer à la figure du chiasme, monogramme qui pourrait servir à illustrer les mouvements contraires qui nourrissent la pensée révolutionnaire.
Notes de bas de page
1 Avocat, philosophe, journaliste, Dominique-Joseph Garat, dit Le jeune, est né à Bayonne en 1749 et est mort en 1833. Il remporte à trois reprises le prix de l’éloquence et obtient des postes importants (ministre de la Justice en 1792, de l’intérieur en 1793, membre du Conseil des Anciens sous le Directoire, sénateur et comte sous l’Empire). Il annonce sans trop de tourments à Louis XVI son exécution, ne proteste guère contre les massacres sous la Terreur, et partage les vues du pouvoir, quelles qu’elles soient.
Antoine Rivarol, probablement d’ascendance noble, est né en 1753 à Bagnols-sur-Cèze près de Nîmes et meurt en 1801 à Berlin. Doté d’une excellente éducation, il préfère la vie mondaine à l’état ecclésiastique. En 1784, il obtient le prix de l’Académie de Berlin pour son discours Sur l’universalité de la langue française. Le libelliste, dans le Petit almanach de nos grands hommes en 1788 et dans le Petit Dictionnaire des grands hommes de la Révolution en 1790, attaque perfidement les célébrités de son temps. Contraint d’émigrer en Belgique, à Londres, puis en Allemagne, il travaille à son Dictionnaire de langue française sans pouvoir aller jusqu’au bout.
2 Mercier L.-S., Tableau de Paris, Paris, Mercure de France, 1994, t. I, p. 1467.
3 Voir la présentation de la préface de la cinquième édition par L. Tasker dans Quémada B., dir., Préfaces du Dictionnaire de l’Académie française, 1694-1992, Paris, Champion, 1997, p. 218-307.
4 Rivarol n’ira jamais jusqu’au bout de son dictionnaire, mais en 1827 paraît un dictionnaire classique, de 60 000 mots, avec des exemples pris dans les bons auteurs de la langue française, et des notes puisées dans les manuscrits de Rivarol, rédigé par quatre professeurs de l’Université.
5 C’est surtout au cours de la rédaction de la sixième édition du Dictionnaire de la langue française que Garat tente d’imposer un dictionnaire philosophique. Dans les Mémoires et correspondances de Nisard, Paris, Michel Levy frères, 1858, p. 311, Garat écrit à Suard pour se plaindre de Morellet, le mardi 31 décembre 1811 : « L’abbé Morellet veut surtout repousser la métaphysique » ; « Vouloir faire un bon dictionnaire de langue sans beaucoup de bonne métaphysique, ou vouloir mesurer l’étendue sans géométrie ou sans algèbre, c’est précisément la même chose. »
6 Franqueville, Le premier siècle de l’institut de France, Paris, Rotschild éditeur, 1895, Querard J.-M., La France littéraire ou dictionnaire biographique, Paris, Didot, 1829, datent la préface de Garat de 1789.
7 Les Registres de l’Académie, 1672-1793, Paris, Firmin-Didot, 1895, t. IV, p. 238.
8 Œuvres Complètes, Paris, Léopold Collin, 1808, t. 1, « Discours préliminaire », p. XLI.
9 Didier B., Alphabet et raison, Le paradoxe des dictionnaires au xviiie siècle, Paris, PUF, 1996, p. 29.
10 Garat attaque « ceux qui annoncent aujourd’hui qu’ils font seuls un dictionnaire de toute la langue » (Discours préliminaire, p. XL, p. XLI).
11 La préface de la première édition du dictionnaire de l’Académie a été rédigée au tout dernier moment. Pourquoi la préface de la cinquième édition n’aurait-elle pas été composée très tardivement ?
12 Discours préliminaire, p. XLI.
13 D’Ormesson W., Le clergé et l’Académie, Paris, Wesmael-Charlier, 1965, p. 224.
14 Bonnet J.-C., Naissance du Panthéon. Essai sur le culte des grands hommes, Paris, Fayard, 1998, p. 289.
15 Ainsi, il convient de limiter l’étendue du dictionnaire, de reprendre presque toutes les définitions de mots, d’indiquer clairement l’analogie des idées, de régler la place de l’épithète, de travailler les sens contraires, d’étudier avec un grand soin le passage du sens propre au sens figuré, de citer les bons auteurs et de disséminer les premiers principes de grammaire sur la totalité de l’ouvrage.
16 Le nouveau dictionnaire devrait consigner l’étymologie des mots, détailler les conjugaisons des verbes irréguliers, donner toutes les acceptions de chaque terme en les illustrant par des exemples puisés chez les bons auteurs, signaler les expressions pittoresques, si archaïques soient-elles, et se présenter comme un outil de culture plaisant et agréable à consulter.
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