La scénographie des préfaces
p. 29-46
Texte intégral
11. « Est-ce qu’on lisait les préfaces ? » La question a été souvent posée, par les sceptiques qui, au sein même de nos institutions universitaires, remettent en doute la pertinence et le bien-fondé du discours préfaciel comme objet d’étude légitime. À cette question, certes très pertinente, on en ajoute souvent une autre : est-ce que la préface est amovible ? Est-elle indispensable à la bonne entente du texte préfacé ? Ne voit-on pas, en effet, des textes republiés sans la préface que leur adjoignait l’édition originale ?
2Un des romans les plus lus du xviiie siècle, et des plus commentés, fournit à cette double question une réponse intéressante. Il s’agit des Liaisons dangereuses. Au beau milieu de la « Préface du rédacteur », nous lisons ceci :
Cependant ceux qui, avant de commencer une lecture, sont bien aise de savoir à peu près sur quoi compter, ceux-là dis-je, peuvent continuer : les autres feront mieux de passer tout de suite à l’ouvrage même ; ils en savent assez1.
3Ce propos, placé au milieu de la préface du rédacteur, permet de faire deux remarques, en réponse à nos deux questions. Il semble que le rédacteur des Liaisons dangereuses partage le lectorat en deux groupes : ceux qui veulent savoir « sur quoi compter » quand ils ouvrent un livre, et les autres. Lire une préface dépend dès lors d’une attitude, d’un réflexe de lecture. La préface dans son ensemble ne s’adresse qu’à un type particulier de lecteur, dont elle donne aussi le profil. Parallèlement, le propos du rédacteur partage la préface en deux parties. Les premiers paragraphes sont destinés à tous et semblent indispensables. Ces paragraphes prolongent le récit des Liaisons en retraçant l’histoire de la composition du livre : le manuscrit, donné par les héritiers de Mme de Rosemonde au rédacteur pour qu’il y mette de l’ordre et en corrige les fautes les plus manifestes, est à présent devenu un livre plus ou moins sortable. Cette histoire du manuscrit est inamovible. Quant au reste, c’est-à-dire les réflexions sur le mérite de l’ouvrage, sur sa qualité poétique et son utilité, tout cela peut être sauté.
4Le propos du rédacteur révèle toute l’ambiguïté de la préface comme discours inaugural au xviiie siècle : elle est amovible en partie et, prise dans son ensemble, elle n’est pas destinée à tous les lecteurs. S’il est vrai que le livre même, l’Histoire des Liaisons, ne plaira pas aux « esprits forts », ni aux « dévots », ni même aux « personnes d’un goût délicat », la deuxième partie de la préface où tout cela est déclaré n’est elle-même destinée qu’à ceux qui veulent savoir « sur quoi compter ». Cette partie amovible de la préface sépare l’histoire du manuscrit de sa version remaniée, qui est le livre préfacé. Histoire dans le livre et histoire du livre sont dès lors présentées comme faisant corps, mais séparées l’une de l’autre par un bout de préface qui scinde le lectorat en deux. Par-delà le passage dont le lecteur pourrait éventuellement se passer, s’institue l’association entre le texte et l’histoire de sa provenance.
5La préface du rédacteur des Liaisons dangereuses est emblématique du discours préfaciel au xviiie siècle. Une énorme quantité de préfaces de roman est composée de deux volets : volet narratif d’une part et volet que j’appellerais rhétorique d’autre part. Alors que le volet rhétorique porte sur le produit final qui est le livre, le volet narratif concerne un état antérieur du texte, manuscrit le plus souvent. Le volet rhétorique mérite cette étiquette dans la mesure où il vise à capter la bienveillance du lecteur, à préparer sa réaction, à plaider la cause de l’ouvrage par l’aveu de ses défauts, etc. Mais par-delà ce volet rhétorique, qui prépare Ventrée dans le monde du texte en tant que livre, une dimension narrative relie la préface à l’univers fictionnel du récit dont elle retrace le devenir-livre. Roman et préface sont donc subsumés dans une entité textuelle narrative, que j’appellerai ici le « romanesque ».
•
62. C’est de ce « romanesque », de cette unité narrative subsumant roman et préface, qu’il faudra étudier ici les avatars, les modalités et les raisons d’être.
7Risquons une première hypothèse, à partir d’une distinction genettienne : celle entre préface assomptive (où un auteur assume le texte en s’en avouant l’auteur) et préface dénégative (où l’instance préfacielle déclare que le texte n’est pas d’elle2). Or, la narration préfacielle semble essentiellement l’affaire de la préface dénégative. Quand un préfacier se met à narrer l’histoire de son texte, c’est le plus souvent pour déclarer qu’il n’en est pas l’auteur et pour déconnecter l’écriture du texte préfacé de sa propre activité de rédacteur, traducteur, éditeur. Cette prédilection de la narration préfacielle pour les préfaces dénégatives devra nous retenir dans la suite. Le cas de La Vie de Marianne peut nous servir d’exemple d’un roman, désattribué dans sa préface par une narration qui fait remonter le texte à un manuscrit trouvé par hasard, édité par le préfacier qui n’en est donc pas l’auteur. Bélisaire, d’autre part, peut fournir un exemple de roman assumé par son auteur Marmontel, qui déclare avoir trouvé son sujet dans Procope. La partie narrative est très réduite dans cette préface, qui privilégie au contraire l’aspect rhétorique en prenant la défense de Procope contre ses calomniateurs, garantissant ainsi la fiabilité de sa source3.
8En dépit de cette régularité, et de la nature essentiellement dénégative du récit préfaciel, on ne peut aller jusqu’à voir dans la narration un mécanisme de désattribution. Les choses ne sont pas aussi simples4. Voyons d’abord quelques avatars du « romanesque », cette unité narrative subsumant récit préfacé et récit préfaciel.
9a. L’on connaît des exemples où le « romanesque » se développe dans la préface et y prend des proportions telles qu’il finit par étouffer le récit préfacé ou l’intégrer. C’est ce qui arrive dans Angélique de Nerval. Ce premier récit des Filles du feu commence par le topos de la trouvaille d’un livre, à la foire de Francfort, par le journaliste Nerval. C’est l’« Histoire de l’abbé de Bucquoy », que Nerval trouve trop chère pour l’endroit et qu’il n’achète pas ; décision qu’il regrettera fort par la suite car, rentré à Paris, il trouve le monde littéraire en émoi suite à l’application de l’amendement Riancey, qui interdit aux journalistes de publier des « feuilletons-romans ». Nerval, chargé précisément du feuilleton, voit toutes les ressources qu’aurait pu lui fournir l’« Histoire de l’abbé de Bucquoy », qui n’est pas un roman et qui est suffisamment intéressant pour être donné en feuilleton au journal. Il part à la recherche du livre à Paris — à la Bibliothèque impériale, à l’Arsenal et ailleurs —, mais en vain. Ce n’est qu’au bout d’un long parcours et de nombreuses péripéties, rapportées dans douze lettres écrites à son rédacteur en chef, qu’il trouvera le livre. Et voici la manière laconique dont la quête de ce livre s’achève :
On peut lire l’histoire de l’abbé de Bucquoy dans mon livre intitulé : Les Illuminés (Paris, Victor Lecou). On peut consulter aussi l’ouvrage in-12 dont j’ai fait présent à la Bibliothèque impériale5.
10C’est la fin d’Angélique. Ce récit, en douze lettres, se présente comme la recherche d’un livre que cependant on ne lira pas une fois qu’il aura été retrouvé. Angélique est un récit préfaçant un livre escamoté. Mais entre-temps, chemin faisant, la préface aura intégré un autre récit : celui d’Angélique, manuscrit qu’on ne cherchait pas, mais qu’on trouve par hasard, en cherchant un livre introuvable.
11b. Un romancier qui adjoint à son récit l’histoire de son origine peut aussi se tromper. Le cas du chevalier de Mouhy est plaisant. La préface de La Mouche (1736) raconte comment un maçon trouve une boîte, à Rome, dans les fondements d’une maison qu’il était en train de démolir. L’espoir de l’ouvrier de se voir riche par la découverte d’un trésor est vite déçu par le constat que la boîte ne contient que des paperasses :
12Il donna de colère plusieurs coups dans le manuscrit avec l’outil dont il s’était servi pour ôter le couvercle ; et c’est ce qui a occasionné quelques lacunes dont le lecteur s’apercevra dans la suite de cet ouvrage6.
13De ces lacunes si plaisamment annoncées dans la préface, on ne trouve cependant aucune trace dans le roman même, La Mouche. En revanche, un roman entamé un an avant La Mouche (1736) intitulé Lamekis (1735) — et dont la publication s’étale, comme celle de La Mouche, sur plusieurs années —, présente quant à lui plusieurs trous. Mathieu Brunet en déduit l’intéressante hypothèse que le chevalier de Mouhy a pu se tromper de manuscrit dans le montage « romanesque » de ces préfaces7.
14c. Un avatar intéressant du « romanesque » est l’emplacement d’un récit préfaciel en tête d’ouvrages qui ne sont pas des romans. La narration préfacielle peut être déconnectée du roman et exportée à d’autres types de discours, avec lesquels elle peut former une unité « romanesque ». À l’inverse donc du cas nervalien, où la narration préfacielle absorbe le roman même, la narration peut aussi investir le discours du savoir, philosophique ou autre, et s’y intégrer. On aura sans doute souvent l’occasion de parler au cours de ce colloque de scènes romanesques de ce genre, qui constituent les franges du discours du savoir. Mon exemple tire sa force persuasive du fait qu’il s’est élaboré dans les marges du domaine francophone, témoignant pourtant d’une pratique discursive dont on voit de très nombreux exemples en France au xviiie siècle. Il s’agit de l’Avertissement précédant L’Aveugle de la Montagne. Entretiens philosophiques de Corneille-François de Nélis, qui fut un authentique représentant des Lumières dans les Pays-Bas autrichiens. Natif de Malines, bibliothécaire de l’Université de Louvain, Corneille-François Nélis fut plus tard évêque d’Anvers et laissa plusieurs œuvres dont un miroir du prince, Alexis (1763). À la page IX de l’Avertissement qui précède les entretiens philosophiques publiés sous le titre de L’Aveugle de la Montagne, on lit ce qui suit :
L’ouvrage dont je donne la traduction, paraît avoir été originairement écrit en grec, quoique ma traduction ne soit faite que d’après le latin, le seul texte que j’aie recouvré. Je ne dirai pas si c’est parmi les manuscrits de la bibliothèque d’Oxford ou du Vatican ; ou bien parmi ceux de M. Askew que je connaissais, et qui se sont vendus il y a quelque temps, à Londres. Tout cela ne fait rien pour le mérite de l’ouvrage et ferait très peu de chose pour la satisfaction de mes lecteurs. J’ose les prier en conséquence de vouloir bien respecter, pendant quelque temps au moins, mon secret. Je ne le ferais pas si l’ouvrage dont il s’agit était un ouvrage d’histoire8.
15Cet écrit théologico-philosophique, qui porte l’adresse d’Amsterdam-Paris fut en réalité publié à Anvers en 1789-90. Il fut très tôt traduit en allemand (Der Blinde vom Berg, Zürich, 1791) et édité avec une préface de Lavater, qui ne supprime pas l’Avertissement. Il fut ensuite complété d’autres entretiens, en 1792-93. Cet Avertissement ne sera en fait jamais supprimé, ni dans l’édition parue en 1797 à Rome, chez Vincent Poggiolo, ni dans celle éditée à Paris, chez Nicolle en 1798-99, ni dans celle de la même année parue chez Delance, à Paris également. L’édition de 1837, parue à Bruxelles, reprend encore l’Avertissement de 17899. Le paratexte, dont on aura pu constater l’aspect narratif, n’est donc à aucun moment considéré comme un accessoire amputable. Mise en scène romanesque et écrit philosophique sont considérés au fil des éditions et des traductions comme formant corps.
16Nous avons affaire à une préface où l’auteur adopte une posture dénégative moyennant une narration qui déconnecte le texte par rapport au préfacier. Le récit préfaciel fait remonter le texte à un manuscrit dont l’original grec restera à jamais introuvable et dont la traduction latine est conservée dans une bibliothèque dont on ne saura ni le nom ni le lieu. Le manuscrit est sine nomine, sine dato, sine loco.
17Peut-on admettre que le public ait été dupe de cette mise en scène éditoriale et que celle-ci ait été conçue pour avoir un quelconque effet de tromperie ? En dépit de quelques cas très intéressants d’erreur d’attribution10, il faut postuler qu’aucun désir de tromper ne présidait à cette manœuvre de désattribution narrative. Le « jugement de l’abbé Fontenay », paru dans L’esprit des journaux, en septembre 1793 est très illustratif à ce sujet :
Il paraît, par un Avertissement du traducteur, que cet ouvrage aurait été originairement écrit en grec, quoique la traduction, dit-il, ne soit faite que d’après le latin, le seul texte qu’il ait recouvré ; mais il est aisé de voir que ce n’est qu’une fiction. L’ouvrage a été écrit originairement en français. C’est encore une fiction, quand on suppose qu’un philosophe pythagoricien, vieux et aveugle, chrétien même et vivant dans les premiers siècles de l’Eglise, s’entretient paisiblement avec un jeune disciple de la vérité, nommé Théogène, loin du bruit des académies et de l’écho des villes, assis à l’ombre d’un platane solitaire, sur une colline élevée ; ce qui lui a fait donner le nom de l’Aveugle de la Montagne. On voit que ce n’est qu’un cadre heureux pour jeter du dramatique dans cet ouvrage, c’est-à-dire ce vif intérêt qui résulte toujours de l’entretien des interlocuteurs, à l’exemple de ces conversations si intéressantes que nous ont laissées les Anciens, surtout Cicéron, pour qui l’auteur montre une prédilection particulière. Il imite en effet ce grand génie de Rome. Il prouve, comme lui, qu’il est vraiment homme de bien et grand philosophe. Il a la force de ses raisonnements, l’élévation de ses pensées, les grâces de son style. Mais un mérite qui lui est propre, c’est qu’il allie partout le sentiment aux images, et qu’ainsi, quoiqu’écrivant en prose, il est très souvent poète. C’est une remarque qu’on lit dans l’avertissement, et dont le lecteur connaîtra la justesse11.
18Il y a beaucoup à dire sur cette lecture de l’Avertissement de Nélis par l’abbé Fontenay.
19(a) La mise en scène narrative dont s’entoure l’écrit philosophique de Nélis semble empruntée au roman, où il n’est pas rare que le texte soit ramené à un manuscrit de l’Antiquité. La préface de Séthos de l’abbé Terrasson12, par exemple, raconte comment le manuscrit grec, conservé à la Bibliothèque d’Alexandrie, est passé par différentes mains avant d’être traduit par le préfacier. Ou Mysis et Glaucé de l’abbé Séran de la Tour qui offre un bel exemple de la traduction relais13, le texte étant présenté comme la traduction d’un manuscrit italien traduit d’un manuscrit grec trouvé dans les ruines d’Herculanum.
20(b) La narration ne se localise par seulement dans la préface, mais investit également le discours philosophique même, qui se présente comme un dialogue, sur un modèle platonicien, ou cicéronien, mettant en scène un vieillard aveugle s’entretenant avec un jeune disciple à l’ombre d’un arbre. Le discours théologico-philosophique s’orne donc d’une double frange. La narration de l’avertissement se prolonge dans le discours philosophique même qui se moule lui aussi dans le scénario narratif, à vrai dire bien connu, du dialogue entre maître et élève. Préface et marges du discours du savoir sont dès lors subsumées dans une unité narrative que nous avons appelée le « romanesque ».
21(c) Ce romanesque, qui conjugue l’histoire d’un manuscrit et le dialogue entre un vieillard et un jeune situé dans un cadre bucolique, est évidemment un lieu commun. Mais qu’est-ce qu’un lieu commun ? Pour certains savants interlocuteurs avec qui nous avons eu le plaisir de discuter de cette matière, tout est dit par le constat que nous avons affaire à des clichés. Mais que dit-on exactement quand on relève l’aspect récurrent, « déjà-vu », topique de scènes narratives comme celles-ci ?
22Les « lieux communs » foisonnent dans les préfaces, ils en constituent l’ossature. L’éloignement dans le temps nous retient de saisir le croisement dynamique de ces topoï, de réactiver immédiatement les lois discursives auxquelles obéissent les textes du xviiie siècle. Leur force s’est amenuisée avec le temps. Le « commun », cet élément constitutif de la discursivité classique, a perdu son sens noble de partage et de sentiment communautaire et a été minoré par l’usure du temps, dévalué au sens péjoratif d’idée reçue ou banale14. Or, le sens rhétorique du topos est diamétralement opposé au concept péjoratif de « cliché » : il signifie les mille et une manières de traiter un sujet, qui visent l’efficacité du discours argumentatif, antinomique donc à l’inanité et repoussant tout cliché. Il convient dès lors de raviver ces arguments. Et raviver l’argumentation véhiculée par les lieux communs implique qu’on voit dans l’arsenal de topoï, infiniment ressassés au fil des siècles dans la culture occidentale, des signaux d’une « reconnaissance ».
23Les topoï sont l’héritage de la rhétorique classique et consistent en un legs de règles réservées à entériner les réminiscences qui sous-tendent une civilisation. L’art de la narration enfile des images qui constituent le soubassement d’une culture et les agence autour de pivots fixes fonctionnant comme des figures mémorielles et des signalisations emblématiques. Aristote appelle « lieu », « les vérités probables sous leur forme la plus générale considérées comme éléments constitutifs de tout raisonnement dialectique15 ». À l’instar de la sentence, le lieu commun universalise un contenu. Inscrit dans un réseau de relations intertextuelles, il réfère à un déjà-dit, à un fait de culture hors-texte, élevant le particulier au rang du commun. Le « lieu » commun devient ainsi une scène langagière où tous reconnaissent l’image qui renvoie à un bagage collectif.
24(d) Le récit préfaciel n’est donc pas essentiellement un lieu de désattribution, destiné à induire en erreur le lecteur quant à la véritable origine du texte. La topicité de ce genre de récits, c’est-à-dire la récurrence des mêmes lieux communs, va à l’encontre d’une telle hypothèse. Les configurations topiques sur lesquelles reposent les récits préfaciels fonctionnent davantage comme des éléments révélateurs que comme des voiles. Avant d’être un lieu de désattribution, le récit préfaciel est un discours qu’on reconnaît, à son aspect topique, et c’est de cette reconnaissance que doit partir notre réflexion sur sa raison d’être.
25(e) Reconnaissance de quoi ? Le texte entouré ou précédé d’une scène narrative reconnaissable peut apparaître, au travers de la reconnaissance de sa topicité, comme un texte partagé culturellement, comme un objet familier, inscrit dans une culture livresque partagée. La scène reconnaissable interpelle le lecteur, fait appel à sa bibliothèque intérieure, qu’il a en commun avec d’autres. La reconnaissance se traduit par la sympathie du lectorat, par l’effet de connivence que crée la scénographie : connivence entre les lecteurs, connivence du lecteur et du texte, qui sont placés, par la reconnaissance, de plain-pied.
26(f) Ces scénarios reconnaissables, que nous avons appelés « romanesques », sont dits « dramatiques » par l’abbé Fontenay. Le discours philosophique est dramatisé, dans plusieurs sens simultanément. Le texte apparaît dans un décor — la montagne, le platane, la solitude de l’ombre — qui le visualise. En outre, le locuteur n’apparaît plus comme un individu identifiable assumant le discours, mais comme une « figure », comme une « persona », au sens dramatique du terme. Cette « persona », cette « figure » de l’auteur véritable, est le garant du texte. Garant du texte, il l’est en tant que vieillard et en tant qu’aveugle ; deux figures auxquelles la tradition partagée par les lecteurs attribue les qualités de sagesse, d’expérience, de fiabilité. Le désintérêt du vieillard pour les choses terrestres renforce sa crédibilité dans la quête de la vérité. Sa cécité lui donne, traditionnellement, une clairvoyance refusée aux voyants. Ce qui se joue dans cette figuration dramatique, c’est l’Ethos, la posture éthique que prend celui qui parle, comme garantie de son dire. Ce n’est pas la persécution par les autorités — qui aurait été un motif politique de s’escamoter — qui oblige l’auteur de ces entretiens philosophiques à se retrancher derrière une scénographie romanesque. En 1795 le déisme implicite de Nélis ne choque plus personne. Le préfacier cite son double, sa figuration aveugle :
Pour ce qui est des philosophes dont je contredis les opinions, et qu’il faut craindre, ce me semble, de voir s’élever contre moi, non Théogène, ce n’est pas là ce qui m’épouvante. Mon obscurité et le silence sont mes retranchements, où je défie de me forcer. D’ailleurs quel intérêt prendraient-ils aux discours d’un pauvre aveugle, dont l’intention ne saurait être de calomnier leur gloire, et qui ne va pas d’une main audacieuse briser leurs statues ? Loin du bruit des académies et de l’écho des villes, assis à l’ombre d’un platane solitaire, il s’entretient paisiblement avec un jeune disciple de la vérité ; il parle comme il pense, et des objets auxquels il a pris tant de fois plaisir à penser. C’est à peu près le seul plaisir qui lui reste. Serait-on assez barbare que de le lui défendre ? (p. VI)
27Qui aurait peur d’un tel homme ? Qui oserait persécuter un aveugle qui récuse si ouvertement le mythe du grand homme, et qui se place si humblement à l’ombre de son grand modèle, Cicéron ? L’escamotage de l’auteur chez Nélis n’est pas d’ordre politique, c’est-à-dire qu’il ne constitue pas de menace pour le bon fonctionnement de la polis ; il est d’ordre éthique dans la mesure où tout le travail de l’Avertissement repose sur la création d’un « Ethos » du locuteur, sur une image de soi qui est celle de l’innocent, du paisible et de l’humble. Il est, en outre, d’ordre poétique dans la mesure où la poésie fera son effet, comme le disait Fontenay dans son commentaire.
28(g) Le récit préfaciel, qu’il apparaisse en tête d’un roman ou d’un discours philosophique, n’a rien d’original et peut être ramené à un dispositif topique à fonction signalétique. Ce dispositif établit une sym-pathie entre le texte et les lecteurs et une connivence au sein du lectorat, qui dépendent de sa reconnaissance culturelle. La topique préfacielle reconnue pourra dès lors libérer l’argumentation qu’elle véhicule. Celle-ci est de l’ordre de la dramatisation dont la figure centrale est l’auteur, la « persona » de cette dramaturgie. Les figurations éditoriales, les dramatisations préfacielles donc, sont des manières de l’auteur de s’absenter et, en quelque sorte, de « briller » par son absence. Ce qui se développe dans les préfaces dramatisantes, c’est une dialectique de la présence et de l’absence, du visible et de l’invisible. Être absent de son texte ne signifie pas forcément en disparaître. La figuration auctoriale inscrit dans le discours préfaciel, comme on l’a vu dans l’exemple de Nélis, des dimensions éthiques et poétiques, bien plus que politiques.
•
293. On ne saurait trop insister sur l’aspect familier des topiques préfacielles. Avant d’investir le discours du savoir, elles ont été empruntées au roman. Avant que le romantisme ne fonde l’esthétique de l’originalité, le roman s’élabore à partir de ce qui est familier. Sa plus grande originalité réside sans doute dans son aspect parodique, mais il est essentiellement topique, c’est-à-dire qu’il est fondamentalement une mise en commun d’un réservoir de thèmes communs pour le commun. C’est la topicité du roman qui le rapproche de la collectivité, qui peut s’y reconnaître. Le récit préfaciel, qui emprunte au roman même sa structure reconnaissable, est plus topique encore. Le récit préfaciel, c’est le roman raccourci, endurci et réduit à sa topicité même. Le récit préfaciel est la reconnaissance romanesque même ; c’est le signal bien reconnaissable d’une connivence entre le texte et le public. Il n’y a pas de discours plus stéréotypé que le récit préfaciel : on ne compte pas le nombre de manuscrits trouvés au xviiie siècle, dont la seule originalité est l’extravagance parfois délirante. Quand le récit préfaciel est ensuite exporté au discours du savoir, il ne manque pas d’imposer à celui-ci la logique du « commun ».
30La « persona » dramatique que le « romanesque » inscrit en son centre est une figure de dispersion, radicalement opposée à la figure unificatrice de l’auteur, qui est censée assigner à l’œuvre une unité, une cohérence, une origine. Au rebours de cette unité, de cette cohérence ou de l’assignation d’une origine, le texte préfacé est présenté comme sans unité, sans cohérence et sans origine dans les scènes dramatiques qui le précèdent. Dans un Avertissement qui n’a rien d’agressif, de contestataire ou d’iconoclaste, Nélis demande au lecteur de bien vouloir accepter que l’origine de son discours reste obscure. On ne saura pas à quelle bibliothèque le double relais de la traduction reconduit le discours. Son œuvre n’aura pas l’unité d’un traité, mais sera composée sous forme d’entretiens et au fil de conversations, sans plan fixé au préalable. La dramatisation préfacielle a la vertu de transformer le discours philosophique en un discours commun, c’est-à-dire qu’on lui donne un « milieu », une scène d’énonciation reconnaissable et commune ; c’est-à-dire aussi qu’il occupe une position mitoyenne dans le paysage discursif de l’Âge classique, entre le discours du logos — articulé, cohérent et unifié — et la parole désarticulée de l’opinion, du bruit. Le discours philosophique se développe au fil d’entretiens, la vérité n’apparaît pas comme une essence à dire, mais comme une réalité à chercher.
31C’est ce discours, commun grâce à la dramatisation, que les philosophes du xviiie siècle, de Fontenelle à Diderot, ont affectionné. Y a-t-il des œuvres de Diderot qui ne miment pas le décousu de l’entretien, le désordre de l’oral ou le spontané de l’épistolaire ? L’adoption d’une scénographie du décousu, du fragmentaire et du désordre répond sans aucun doute au refus du dogme et du système. C’est pour la même raison — le refus du système et du traité philosophique articulé — que d’aucuns ont pu déclarer que le xviiie siècle n’a pas produit de vraie philosophie.
32La préface, et en particulier le récit préfaciel, emprunté au roman comme sa forme la plus radicalement topique, et exporté au discours du savoir, remplit une fonction cruciale dans la discursivité classique. Elle ramène le discours au commun. Au mode spécifique de parole qui s’y développe répond un mode spécifique de savoir. Dans le recours au récit préfaciel et à la scénographie romanesque, il y a à la fois un refus et une revendication. Refus de la discursivité officielle, logique, unifiée et autoritaire et du mythe du Grand Homme. Revendication de la possibilité de connaître la vérité par d’autres voies que le logos, revendication de la parole et de la pensée errante, revendication d’une discursivité qui se protège par la fiction et se fait reconnaître comme de la fiction. Une discursivité qui oppose à la voix pleine du philosophe la voix errante du penseur. Où l’agréable prend la place du bien et la vraisemblance celle du vrai.
33Une discursivité qui ne se développe pas le long des sentiers battus de la logique et de la rhétorique n’a aucune chance de convaincre si elle ne met pas en œuvre d’autres ressources que celles de la causalité. Aussi la discursivité que l’on voit à l’œuvre dans les exemples étudiés n’est-elle pas axée sur la persuasion mais sur la séduction. Autrement dit, sur l’adhésion du lecteur à un univers de parole qui, au travers d’une figuration fictionnelle de la fonction d’auteur met en scène un Ethos susceptible de garantir et d’authentifier la parole. Moyennant les scénographies préfacielles, le discours apparaît dans un « milieu », dans un espace-temps qui est à même d’exercer une force persuasive non pas logique mais émotive, pathétique, on pourrait dire. Ethos et Pathos constituent les deux pôles d’une contre-rhétorique de la séduction, de l’adhésion à ce qui ne peut être prouvé, à ce qui n’est peut-être pas vrai. Faute de pouvoir convaincre d’une vérité, la scénographie préfacielle vraisemblabilise le discours préfacé par l’interaction d’une éthique et d’un pathétique qui lui sont propres. Le public n’est pas dupe, mais n’acceptera d’entrer dans la fiction que si la mise en scène le séduit, si d’une manière ou d’une autre, elle est perçue, émotivement, comme un monde possible, vraisemblable. Et la vraisemblance n’est en cela qu’une modalité de la reconnaissance rassurante d’une topique.
34Dans l’intersection de ce refus du dogme et de la discursivité logique, et de cette revendication d’une rhétorique de la séduction se trouve, encore une fois, la notion d’auteur. L’auteur est une catégorie appartenant à la discursivité officielle : elle existe avant l’œuvre, qu’elle crée et qu’elle assume dans une préface assomptive. Dans le roman et dans les scénographies que la préface lui emprunte pour ensuite les exporter au discours du savoir, en revanche, l’auteur est refusé au départ de l’œuvre. Le roman est l’ouvroir d’une discursivité autre, qui fabrique au sein de sa propre fiction une figure d’auteur, dramatisation et figuration de l’autre. Une telle discursivité ne peut être que dénégative, non assomptive. L’œuvre n’est pas attribuée au départ ; bien souvent même la scénographie ne semble consister qu’à brouiller les pistes. Au public de l’attribuer.
•
354. On n’a sûrement pas tout dit. De nombreuses questions restent sans réponses. Quels motifs l’auteur peut-il avoir de s’absenter de son texte ? Est-ce que la raison politique, la persécution et la peur de la censure, n’ont pas pu jouer un rôle après tout ? Cela me paraît incontestable et il ne serait pas difficile de le montrer.
36Dans l’Avertissement qui précède les Œuvres philosophiques de Voltaire16, Condorcet, porte-parole des éditeurs de Kehl, déclare :
Toutes les fois qu’un écrivain ne peut pas dire sous son nom tout ce qu’il croit être la vérité, sans s’exposer à une persécution injuste, les ouvrages qu’il publie doivent être lus et jugés comme des ouvrages dramatiques. Ce n’est point l’auteur qui parle, mais le personnage sous lequel il a voulu se cacher.
37L’anonymat, car c’est bien de cela qu’il s’agit ici, est une forme minimale de dramatisation. Condorcet et Nélis ne résonnent cependant pas à l’unisson à cet égard. La dramatisation est nécessaire, pour Condorcet, quand l’auteur risque la persécution en s’avouant. Il ne peut pas se montrer. Pour Nélis, au contraire, comme on l’a vu, l’absence de l’auteur, ou sa figuration sous la forme d’un traducteur-éditeur, est une ressource à la fois poétique et éthique, dans la mesure où elle permet de mêler à l’aride philosophie la poésie dont elle a besoin pour être assimilée avec agrément. Nélis ne veut pas se montrer, même s’il le pourrait sans risquer d’être persécuté. À l’âge classique l’évasion auctoriale peut, troisièmement, être liée aux bienséances : un auteur ne doit pas trop se montrer. Il vaut mieux qu’il abandonne au public le soin d’attribuer l’œuvre. Celui à qui un ouvrage appartient ne doit pas trop ressembler à une personne, à un individu, mais plutôt à une figure, à une « persona » au sens dramatique, précisément, c’est-à-dire à une figure fictive.
38Au désaveu par prudence « politique » fait pendant un désaveu par respect du code de savoir-vivre dicté par l’opinion publique. La pression de l’opinion publique semble imposer à l’auteur une certaine réserve quant à l’aveu de son œuvre. Il n’est pas donné à tout le monde de pouvoir avouer son œuvre : quand il n’a pas déjà l’autorité obtenue par des œuvres agréées du public, l’auteur ne doit pas avouer son œuvre, c’est-à-dire qu’il ne doit pas se l’attribuer avant que le public n’en ait jugé. Cette pression sur les auteurs par l’opinion publique a été bien réelle. Les attestations se trouvent cachées dans les œuvres mêmes. On en trouve une belle occurrence dans Les Confessions de Rousseau, au livre XI, où il est question du désastre de la publication de l’Émile, en 1762 :
On me reprochait d’avoir mis mon nom à l’Emile, comme si je ne l’avais pas mis à tous mes autres écrits17.
39À l’imprudence de Rousseau d’avoir écrit une œuvre audacieuse sans avoir pris au moins quelques précautions face aux autorités se joint son audace de l’avoir signée, passant outre à un code social. En publiant l’Émile, Rousseau choque certes de plusieurs manières les autorités, mais il froisse en même temps l’opinion publique, qui s’en prend moins à son œuvre qu’à sa personne. C’est dans ce refus de toute précaution que l’énonciation rousseauiste est mal-séante. Rousseau va à l’encontre d’un code de bienséance implicite, qui demande à l’auteur de laisser au lecteur le soin d’attribuer l’œuvre avant de la signer. Rousseau ne prend pas ces précautions, il signe, au rebours du code social qui exige de la réticence. Refusant de s’effacer devant l’œuvre, Rousseau parle de lui. Sa faute est d’avoir osé se montrer comme sujet écrivant, d’avoir dérogé à ce qu’on serait tenté d’appeler le « tabou de l’auctorialité ».
40Les modalités de l’évasion auctoriale répondent donc aux trois verbes modaux — pouvoir, vouloir et devoir —, dans la mesure où l’absence de l’auteur dépend de paramètres politiques, poétiques ou éthiques.
•
415. Parmi les voies qui demanderaient à être explorées à partir de ces hypothèses, j’en emprunterai une, pour finir, qui me reconduira au roman et à la perspective historique de notre problématique. Il me faut dire deux mots de Cervantès et de Don Quichotte, qui me semble être une figure pivot de la problématique ébauchée ici.
42Le personnage de Don Quichotte est absent de plus d’un tiers de la première partie du roman. Deux lieux se partagent le devant de la scène, la Sierra où ont lieu les aventures, la Taverne où on se les raconte. C’est dans la taverne que tous les héros de la première partie vont se retrouver et tous les fils narratifs se dénouer : Cardenio y retrouvera sa Lucinde, Dorothée son Don Fernand ; Don Louis, déguisé en berger, y retrouvera sa bien-aimée Claire. Le curé et le barbier qui s’étaient mis à la recherche de Don Quichotte l’y gardent à vue.
43Lieu de la rencontre, la taverne est aussi lieu de narration18. Dans la taverne aura lieu une des grandes discussions sur le roman de chevalerie. Au beau milieu d’un de ces débats, le tavernier sort une malle, oubliée par un voyageur et contenant trois romans de chevalerie en manuscrit :
Lorsque c’est au temps de la moisson, dit le tavernier, il s’assemble ici aux jours de fête un grand nombre de moissonneurs, parmi lesquels il s’en trouve toujours quelqu’un qui sait lire et qui prend un de ces livres ; et nous nous mettons plus de trente autour de lui, et l’écoutons avec tant de plaisir qu’il nous ôte mille cheveux blancs19.
44Dans la taverne donc, lieu de la rencontre, surgit le livre, en manuscrit, qui vient de nulle part : d’une malle oubliée par quelque voyageur. Cette malle contient en outre le magnifique récit du « Curieux impertinent ». Le curé en fera la lecture devant les autres. Mais cette malle contient encore un autre récit, dans la doublure de la malle. On ne le découvre que quand le groupe se remet en route et au moment des adieux. Ce récit n’est autre qu’une des Nouvelles exemplaires de Cervantès, « Riconete et Cortadillo ». Nous avons affaire ici, sans aucun doute, à une mise en abyme, à une scène emblématique qui nous parle de la narration et de son apparition ex nihilo dans une communauté d’auditeurs, tout sexe et tous états sociaux confondus.
45Cette mise en abyme doit nous ouvrir les yeux sur la conception quichottesque du roman, dont les définitions fourmillent surtout à la fin de la première partie du roman. En voici une, dont nous pouvons dire d’ores et déjà qu’elle nous semble correspondre au programme du roman moderne. C’est le chanoine, rencontré sur le chemin de retour au village, qui parle :
Car l’écriture décousue de ces livres donne lieu à un auteur de se pouvoir montrer épique, lyrique, tragique, comique, avec toutes ces parties que comprennent et contiennent en soi les très douces et agréables sciences de la poésie et de l’art oratoire : car la composition épique se peut aussi bien traiter en prose qu’en vers. (p. 475)
46Le roman c’est tous les discours, tous les genres en un. C’est ensuite à Don Quichotte lui-même qu’est réservé l’honneur de rétablir le roman de chevalerie et de livrer une des plus belles métaphores de ce qu’est la lecture du roman. Le chanoine restera « ébahi de si harmonieuses rêveries ». On entend en effet un Don Quichotte qui tout à coup est d’une lucidité épatante :
Que votre grâce se taise, qu’elle ne prononce pas un tel blasphème et qu’elle me croie, car je lui conseille en cela ce qu’elle doit faire comme prudente ; sinon, qu’elle lise, et elle verra le contentement qu’elle en tirera. Ou bien, dites-moi, y a-t-il plus grand contentement que de voir, comme qui dirait : voici à cette heure qu’il se présente devant nous un grand lac de poix, bouillant à gros bouillon, couleuvres et lézards, qui y vont nageant à tort et à travers, ensemble plusieurs autres espèces d’animaux farouches et épouvantables ; et du milieu du lac il sort une voix fort triste qui dit :
« Toi, chevalier, qui que tu sois, qui es à contempler cet épouvantable lac, si tu veux acquérir le bien qui est caché sous ces noires eaux, montre la valeur de ton cœur intrépide et te jette au milieu de leur liqueur noire et enflammée : car, si tu ne fais ainsi, tu ne seras pas digne de voir les hautes merveilles qu’enserrent et contiennent les sept châteaux des sept fées qui gisent sous cette noirceur ! »
Et à grand-peine le chevalier a-t-il ouï la voix épouvantable que, sans plus réfléchir, sans égard au danger où il se met, voire même sans se dépouiller ni décharger de la pesanteur de ses fortes armes, mais se recommandant à Dieu et à sa maîtresse, il s’élance au milieu de ce lac bouillant. Et, au moment qu’il n’y pense pas ni ne sait ce qu’il doit devenir, il se trouve parmi les champs fleuris auxquels les champs Elysées ne sont aucunement comparables. (p. 492)
47On est arrivé, à deux chapitres près, à l’extrême fin de la première partie du Quichotte : au chapitre 50. Les hypothèses que ces quelques épisodes finaux du premier Quichotte permettent d’évoquer sont nombreuses.
48(a) Il apparaît que la topique du manuscrit trouvé, qui constituera le noyau dur des récits préfaciels, est d’abord une topique romanesque, à l’œuvre dans le roman même. Il y a bien sûr dans le Quichotte même la valise trouvée dans la Sierra Morena, contenant les tablettes de Cardenio, où ce dernier a griffonné quelques poèmes. Les livres tirés de la malle abandonnée à l’auberge sont plus emblématiques. La présence d’une nouvelle de Cervantès dans la même caisse, à côté des trois romans de chevalerie, dit assez le voisinage entre la conception cervantine de la narration et la quête chevaleresque. L’attitude lectorale requise par ces livres, auxquels l’œuvre de Cervantès est désormais associée, est ensuite mise en abyme dans la magnifique métaphore du lac de poix. Le lecteur devra s’y plonger, malgré tous les dangers et menaces auxquelles ce plongeon l’expose ; il devra tout oublier et se lancer la tête la première dans cet univers au fond duquel il trouvera des merveilles. L’association de l’acte de lecture et de l’acte de prouesse du chevalier est hautement significative de la conception cervantine du roman, qui inaugure l’ère moderne : le lecteur devra ressembler au chevalier errant ; la vérité n’est pas à trouver toute faite, mais au bout d’une quête. Entreprendre cette quête est plus important que trouver la vérité. Cette idée est centrale dans le roman de chevalerie médiéval. Elle trouve son expression la plus idéalisée dans la quête du saint Graal, ce réceptacle de la vérité suprême. Et dans la version ultime du mythe du Graal, chez Wagner, n’est-ce pas au fou, au « reiner Tor », Parzifal, qu’il est donné de trouver cette vérité suprême ? La vérité est dans la quête, dût-elle mener à la folie. Don Quichotte, lecteur de romans, m’apparaît comme la figuration du lecteur moderne.
49(b) Par le topos du manuscrit trouvé dans la caisse abandonnée qui en est l’emblème, le roman moderne est relié à la tradition antérieure du roman médiéval. Le roman de chevalerie médiéval apparaît dès le xiiie siècle comme un discours subversif, qui transforme la sûreté de la Foi contenue dans les écrits divins en quête de la vérité. Le roman rivalise avec les écrits évangéliques, cela est bien connu.
50L’un des mécanismes de transmission des écrits bibliques est la logophagie, dont le prophète Ezéchiel fournit un magnifique exemple :
Et toi, fils de l’homme, écoute ce que je vais te dire : « Ne sois pas rebelle comme la maison de rébellion ; ouvre la bouche et mange ce que je vais te donner ». Je regardai, et voici qu’une main se tendait vers moi et dans cette main il y avait un rouleau écrit au recto et au verso. […] Je le mangeai et il devint dans ma bouche aussi doux que le miel20.
51À ce livre divin, ingurgité par le prophète pour ensuite être restitué par l’écriture destinée aux humains, Robert de Boron a substitué le livre de la quête, composé au fur et à mesure, sous la dictée de Merlin, enfant d’une vierge et du diable, qui connaît le passé, le présent et l’avenir.
52(c) Avec le topos du manuscrit composé au sein même du récit, celui-ci conserve le lien avec une origine. L’auteur, cependant, ne se montre plus avant l’œuvre, sa figure existe dans l’œuvre, qui s’écrit sous sa dictée. Le lien sera coupé avec le topos du manuscrit trouvé, sine loco, sine dato, sine nomine. Le manuscrit trouvé est aux antipodes du livre ingurgité par le prophète.
53On n’insistera pas davantage. Contentons-nous ici et pour l’heure d’arguer que la topique éminemment romanesque du manuscrit trouvé constituera le point focal d’innombrables récits préfaciels qui en forment l’endurcissement, le raccourci et, de plus en plus, la parodie. Loin de vouloir induire en erreur leurs lecteurs quant au statut ontologique des textes préfacés, les préfaces topiques me semblent réactiver la logique quichottesque : le texte est donné pour un écrit dont l’origine n’est pas garantie par une source autoritaire, mais peu sûre. L’autorité du texte se construit sur la figuration d’un Ethos. Sa crédibilité s’obtient au travers d’une contre-rhétorique du Pathos. Sa lecture est une mise en commun.
•
545. Et la préface ? Que conclure ?
55« Tout honnête homme doit avouer les livres qu’il publie. Je me nomme donc à la tête de ce recueil, non pour me l’attribuer, mais pour en répondre », déclare Rousseau dans la première préface de La Nouvelle Héloïse. Voilà le prototype de la préface assomptive, où l’auteur se nomme en s’avouant le père de l’œuvre. L’injonction de Rousseau montre bien que la préface assomptive est un lieu où se joue la dimension morale du métier d’écrivain : c’est le lieu d’un aveu, où l’auteur, en se nommant, s’accuse de l’œuvre. Reconnaissance à la fois nominative et accusative, si l’on veut.
56La préface dénégative, au contraire, n’est pas un lieu moral, mais pragmatique. En refusant de se nommer à la tête de son livre, l’auteur se montre sous une figure qui lance le discours sur l’orbite de l’Ethos et du Pathos, d’une contre-rhétorique de la séduction, de l’agrément et de la vraisemblance. Il refuse la posture en tête de l’œuvre. Il récuse la discursivité logique en laissant une marge de négociation avec le public, qui le reconnaîtra ou ne le reconnaîtra pas, qui lui attribuera l’œuvre ou l’attribuera à un autre.
57À rebours de cette discursivité pragmatique, Rousseau. C’est dans l’œuvre de Rousseau que s’articulent le plus visiblement les deux discursivités dont il a été question ici : discursivité assomptive et discursivité dénégative. La première répond à la logique de la causalité, de l’origine et de l’unicité, qui antépose l’auteur à l’œuvre. La deuxième équivaut à une contre-discursivité du discours commun et décousu, qui postpose l’auteur à l’œuvre et qu’on peut enfin appeler, avec Anne Cauquelin, qui nous accompagne depuis en moment déjà dans notre raisonnement : la doxa.
La doxa : une autre pensée, non pas le double honteux de la raison mais une manière différente de raison, un processus singulier par lequel une errance trouvait son lieu dans le mouvement, processus qui transportait des images et des mots colonisés par les canaux de l’information, et par lequel, aussi, s’éprouvaient des comportements non planifiés21.
58Dans cet exposé, j’ai eu jusqu’à présent la part belle. Il s’agit ici d’un travail réalisé en équipe, à Louvain, avec Nathalie Kremer, Géraldine Henin et Mladen Kozul. Si je me nomme à la tête de cette contribution, ce n’est pas pour me l’attribuer, mais pour en répondre.
Notes de bas de page
1 Laclos, Les Liaisons dangereuses (1782), « Préface du rédacteur ».
2 Genette G., Seuils, Paris, Le Seuil, 1987, p. 169.
3 Marmontel, Bélisaire, in Œuvres de Marmontel, Paris, Belin, 1819, tome III, p. 209 : « Sur tout le reste, à peu de choses près, j’ai suivi fidèlement l’histoire, et Procope a été mon guide. Mais je n’ai eu aucun égard à ce libelle calomnieux qui lui a été attribué, sous le nom d’Anecdotes, ou d’Histoire secrète. Il est pour moi de toute évidence que cet amas informe d’injures grossières et de faussetés palpables n’est point de lui, mais de quelque déclamateur aussi maladroit que méchant. »
4 Voir De l’usage des romans de Gordon du Percel (Lenglet Dufresnoy) où, dans une préface attributive, le préfacier raconte comment l’ouvrage a été composé pendant un voyage en mer, pour échapper à l’ennui. L’enjeu de la préface narrative n’est pas de désattribuer le texte mais de le définir en quelque sorte ex negativo et d’en éloigner l’écriture, autant que possible, de celle d’un livre savant : « Un voyage de long cours que je fis il y a quelque temps à deux mille pas du lieu de ma naissance m’ayant procuré quelques mois de loisir, je me suis appliqué à diverses choses, mais surtout à cet ouvrage. […] Je me dis à moi-même, ceci peut durer ; taillons-nous de l’ouvrage pour du temps, six mois, un an, qu’importe. Je fis une chose puis une autre, enfin je m’engageai à cet ouvrage. S’il est bon, tant pis ; ce serait une preuve que les voyages de long cours me seraient utiles. S’il est mauvais, j’en suis ravi, d’autres chercheront à mieux faire. En ce cas, je leur abandonne ce qui peut être de mon fond, remarques, pensées, observations : qu’ils en fassent comme de leur propre bien, sans me citer ; car ce n’est pas mon régal. Si quelque auteur charitable me voulait critiquer, il est bon de l’avertir qu’il y a plusieurs contradictions dans mon ouvrage, même dès le premier chapitre. J’ai hasardé certaines choses, mais non pas des faits. Je me suis laissé aller à quelques bizarreries ; peut-être un jour les regardera-t-on comme des choses bien raisonnables, si l’on n’a soin de les reprendre de bonne heure : enfin, j’ai fait flèche de tout bois. C’en serait assez pour me désoler si j’ambitionnais la gloire d’être auteur dans les formes.
Je sais bien cependant à quoi tiennent mes contradictions : je n’ai pas fait mon ouvrage en un jour, et comme heureusement mon esprit n’est pas tous les jours monté sur le même ton, je travaillais au jour la journée, sans trop m’embarrasser le matin de ce que j’avais écrit la veille : et je crois que c’est là comme on fait ces sortes d’ouvrages, sans quoi ils ne valent rien. Tous les gens tirés et empesés sont d’ennuyeux personnages : c’est ce que j’ai évité. J’ai encore à dire que je n’ai travaillé que de mémoire : je n’ai vérifié mes citations qu’au retour de mon voyage, qui a fini le 20 juin 1726. C’est encore là matière pour la critique. Je dis tout ce que je puis contre moi-même : mais je serai content, pourvu qu’on approuve ma franchise, c’est peut être la meilleure de mes pièces. J’abandonne tout le reste. À force d’écrire j’ai remarqué que cet ouvrage s’est mis sur le ton sérieux, et qu’il devient un livre dans les formes, avec préface, Table des chapitres, Table d’auteurs, citations marginales qui tirent au savant, preuves trop recherchées, envie de montrer de l’esprit, raisonnement faux, endroits ennuyeux, d’autres trop joyeux et même hors de propos : quelques bonnes choses cependant, et surtout certains faits qui ne sont pas indifférents ; c’est là tout mon livre. Il ne faudrait plus qu’une épître dédicatoire pour le rendre complet de tout point. »
5 Nerval, Les Filles du Feu, éd. par Léon Cellier, Paris, Flammarion, « GF », 1965, p. 107.
6 Angelet C. et Herman J., Recueil de Préfaces de romans du xviiie siècle, volume I : 1700-1751, Saint-Etienne, PU et Leuven, PU, 1989, p. 177.
7 Brunet M., « Un manuscrit peut en cacher un autre... Autour de deux romans de Mouhy (Lamekis, 1735-38, La Mouche, 1736-42) », in Herman J. et Hallyn F., Le Topos du manuscrit trouvé. Hommages à Christian Angelet, Leuven-Paris, Peeters, 1999, p. 139-157.
8 De Nélis C.-F., L’Aveugle de la Montagne. Entretiens philosophiques, Parme, Bodoni, 1795.
9 Ces différentes éditions de l’ouvrage de Nélis se trouvent décrites dans De Clercq C., Corneille- François de Nelis : œuvres complètes, Bruxelles, Editions culture et civilisation, 1979.
10 Dans le domaine du roman, nous avons le cas de Sophie de la Roche, Histoire de Sophie de Sternheim, dont la préface narrative signée Wieland est mal interprétée par la traductrice Mme de Lafitte, qui attribue préface et ouvrage à Wieland ; dans le domaine du discours de savoir nous avons celui de Voltaire qui attribue à Diderot une lettre de Boulanger donnée comme préface à son ouvrage Les recherches sur l’origine du despotisme oriental (1761) par d’Holbach.
11 L’Aveugle de la Montagne. Entretiens philosophiques par C. F. de Nélis, Bruxelles, publié par la Société nationale, 1837, appendices, p. 171-72.
12 « Je présente au Public la Traduction d’un Manuscrit grec qui s’est trouvé dans la Bibliothèque d’une Nation étrangère, extrêmement jalouse de cette espèce de trésor. Ceux qui m’ont procuré la lecture de ce Manuscrit, ne m’ont permis de le publier qu’en le traduisant, sans indiquer la bibliothèque à laquelle appartient l’Original. L’Auteur ne s’est nommé nulle part : mais quelques endroits du Livre même font connaître que c’était un Grec d’origine, vivant à Alexandrie sous l’Empire de Marc-Aurèle. » (Terrasson J., Séthos, 1731)
13 L’éditeur au lecteur : « Tout ce que je puis apprendre de certain au public sur cet ouvrage, c’est qu’il m’a été remis par une personne sûre, afin que je le fisse imprimer. Comme l’on m’avait permis d’en savoir davantage si je le pouvais, je me suis adressé à Paris à plusieurs personnes au fait de toutes les nouveautés. C’est par ce moyen que j’ai appris que ce poème est une traduction de l’italien. Les copies manuscrites, rares d’abord, en sont communes aujourd’hui à la cour du Roi des deux Siciles. Le nom de l’auteur, ajoutait-on, est inconnu, mais sa versification est comparée dans beaucoup d’endroits à celle des plus fameux poètes italiens.
Je fis part de ces particularités à l’imprimeur. Il écrivit sur le champ à son correspondant de Naples, pour apprendre quelque chose de positif. C’est un homme aussi connu par son goût pour les belles lettres que par son attention à fournir aux savants de son pays tous les ouvrages nouveaux que produit l’Europe. Voici la réponse traduite littéralement.
“Il est vrai, Monsieur, que nous avons ici plusieurs copies du poème de Mysis et Glaucé. Mais quoiqu’il soit en vers italiens, il n’appartient pas à l’Italie. L’original ignoré pendant tant de siècles est écrit en vers grecs. C’est une de ces restitutions heureuses que le temps et le hasard nous ont faite dans les trésors des ruines d’Héraclée, source féconde des plus précieuses richesses de l’Antiquité, dont notre auguste souverain enrichit chaque jour ses palais et sa capitale.”
Plusieurs autres ouvrages, tous en grec, ont été trouvés dans le même cabinet : mais le poème de Mysis et Glaucée est le seul qui soit traduit. L’auteur de cette traduction est connu de tout le monde. Il craint l’impression autant que le public la désire, etc. » (Abbé Séran de la Tour, Mysis et Glaucé, 1748, « L’éditeur au lecteur »).
14 Écoutons à ce sujet Dupriez B., « Où sont les arguments ? », Études françaises. Le lieu commun, n° 13/1-2 (1977), p. 37 : « On dit qu’un médicament est topique lorsqu’il agit à un endroit déterminé du corps et, de même, Gide par exemple parle d’une citation topique, c’est-à-dire pertinente. En jouant un peu sur les mots, nous dirons que si les lieux communs ont cessé d’être “des topiques”, c’est parce qu’ils avaient cessé, de plus en plus souvent, d’être topiques, c’est-à-dire pertinents. »
15 Aristote, La Topique, trad. J. Tricot, Paris, Vrin, 1990.
16 Œuvres complètes de Voltaire, De l’imprimerie de la Société littéraire typographique, 1784, « Avertissement des Éditeurs » au tome 32, p. 10.
17 Rousseau, Les Confessions, livre onzième, édition par Michel Launay, Flammarion, « GF », 1968, p. 345.
18 C’est dans la taverne que le captif raconte son évasion d’Alger et son amour pour la fille de son maître qui, voulant se faire chrétienne, lui inspire les desseins d’évasion.
19 Cervantes, L’Ingénieux Hidalgo Don Quichotte de la Manche, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1949, p. 308.
20 Cité dans Reichelberg R., Don Quichotte ou le roman d’un juif masqué, Le Seuil, 1999, p. 9
21 Cauquelin A., L’art du lieu commun. Du bon usage de la doxa, Le Seuil, 1999, p. 12.
Auteur
Le texte seul est utilisable sous licence Licence OpenEdition Books. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
Comparer l’étranger
Enjeux du comparatisme en littérature
Émilienne Baneth-Nouailhetas et Claire Joubert (dir.)
2007
Lignes et lignages dans la littérature arthurienne
Christine Ferlampin-Acher et Denis Hüe (dir.)
2007