Introduction
p. 1-26
Texte intégral
1Depuis plusieurs années, la préface est devenue un sujet d’étude privilégié pour les spécialistes en littérature de l’Ancien Régime. Ce « seuil », particulier dans l’ensemble d’éléments qui précèdent le texte proprement dit, a attiré d’autant plus l’attention qu’il paraît faire l’objet d’une pratique spécifique à l’époque, du moins dans le domaine du roman, sur lequel l’essentiel des recherches s’est concentré jusqu’à présent. Traversée, d’une part, par la tension entre le sentiment de remplir un lieu obligé et la crainte d’être inutile, la préface est, d’autre part, le lieu où de nombreux auteurs se « dessaisissent » de leur ouvrage, s’y présentant, le plus souvent, sous les traits d’un simple éditeur.
2Ce refus d’assumer ouvertement la paternité du texte (de fiction ou non) pose, en premier lieu, la question des motivations complexes qui l’inspirent, question à laquelle on n’a sans doute pas fini, comme le montre l’article même de Jan Herman dans le présent volume, d’apporter une réponse. Mais elle invite, du moins secondairement, à se pencher également sur cette persona grâce à laquelle l’auteur se désigne. Qu’est-ce qu’un éditeur au xviie et au xviiie siècles ? À quel point engage-t-il sa responsabilité, sa respectabilité d’honnête homme par son choix (réel ou fictif) d’associer son nom à l’entreprise de publication d’un texte ? Dans les préfaces fondées sur le topos du « manuscrit trouvé », il se présente le plus souvent comme un relais du hasard entre l’écriture et la mise sous presse de l’ouvrage, promoteur, au nom de l’irrégularité de ce statut, d’une politique d’interventions minimes dans le texte ; mais son rôle est-il, pour autant, perçu effectivement comme aussi neutre qu’il le revendique ? N’existe-t-il pas déjà, à l’époque, un cahier des charges incombant à celui qui va occuper une place, de plus en plus importante (la pratique moderne de l’édition le prouve), dans la réussite d’un ouvrage ?
3C’est à ces interrogations qu’a essayé de répondre un colloque organisé en novembre 2005 par le laboratoire ADICORE de l’Université de Bretagne Sud à Lorient, dont le présent volume réunit les actes. Après un premier article, de N. Kremer, qui fait le point sur la recherche théorique sur les préfaces, la figure de l’éditeur est explorée par des sondages qui, à défaut de couvrir toute la période indiquée initialement (1650-1830), permet de voir à l’œuvre à la fois des Français et des étrangers, des hommes et des femmes, des auteurs de liminaires de romans, mais aussi des préfaciers d’œuvres complètes ou de recueils de poésie ou de théâtre. Sans exclure les interventions concernant les auteurs qui préfacent, derrière des masques divers, eux-mêmes leurs ouvrages, il s’agissait de susciter des travaux sur les responsables de liminaires allographes — des tiers authentiques qui interviennent de propos délibéré dans l’échange entre le créateur et le public. Libraires et érudits, littérateurs qui se passionnent pour un texte ou en quête de travaux alimentaires, professeurs pour lesquels le liminaire prolonge la chaire ont été convoqués afin d’éclairer les contours d’une figure aussi méconnue qu’essentielle dans l’évolution de la littérature au xviiie siècle. Récepteurs privilégiés de l’œuvre (premiers lecteurs souvent, heureux élus ayant accès à des sources d’information supplémentaires, initiateurs militants d’une vision de la littérature…), ils jouent un rôle capital dans la création ou la démultiplication du sens, par la distance même qu’ils introduisent d’avec une « consommation » brute du texte. La préface dénégative d’auteur ne constitue, en fin de compte, qu’une imitation de cette attitude.
4Les enseignements délivrés par cette première approche, empirique et forcément lacunaire, sont suffisamment intéressants pour qu’ils appellent de futures recherches. Le xviiie siècle apparaît ainsi comme celui d’une mise en place très progressive d’un certain nombre de réflexes de l’éditeur savant tel que nous le connaissons de nos jours, se consacrant à l’assemblage et à l’orchestration de plusieurs pièces liminaires qui permettent à un large public d’aborder la lecture dans les meilleures conditions intellectuelles. Ainsi s’ajouteront, petit à petit, aux biographies déjà d’usage, créditées de la capacité de jeter une lumière indispensable sur le processus de création et le génie de l’auteur, des réflexions sur les filtres qui peuvent déformer la perception de l’ouvrage : qualité de la traduction (v. l’article d’A. Rivara) ou différence de mœurs (sur laquelle insiste le père Brumoy dans sa préface au Théâtre des Grecs analysée par C. Masbou). Le passage en revue des différents jugements critiques qui se sont succédés dans le temps, proposé par certains éditeurs de Racine dont parle J.-N. Pascal, relève du même cheminement vers une « professionnalisation » du rôle du responsable scientifique, la préface devenant le lieu d’un partage du savoir avec un lecteur qu’on crédite de moins en moins de la faculté innée d’apprécier spontanément les mérites et les défauts de l’ouvrage. Il est possible que cette transformation reflète un sentiment diffus quant à l’évolution sociologique et culturelle du public, de plus en plus large, donc de moins en moins cultivé et/ou de moins en moins doté du don aristocratique du « goût ». Plus simplement, elle peut être corrélée à la tendance — pour autant qu’on puisse en déceler une à partir du recensement empirique des intellectuels dont il est question dans ces articles —, de recruter, particulièrement après 1800, en un temps de réforme du système d’enseignement, les éditeurs savants parmi les professeurs : rien de plus naturel qu’ils retrouvent, en écrivant une préface, un certain nombre de réflexes de leur métier d’origine.
5Quoi qu’il en soit, cette orientation de plus en plus érudite du préfacier n’empêche pas des prises de position résolues, voire passionnées. Si aucune préface ne saurait prétendre à l’objectivité absolue (v. à nouveau l’article de N. Kremer sur les distorsions inhérentes à la fonction métatextuelle du liminaire), force est de constater que l’éditeur du xviiie siècle n’envisage à aucun moment de présenter sa lecture comme une possibilité d’interprétation parmi d’autres. Matériaux biographiques ou réflexions linguistiques, quand ils existent, apparaissent toujours comme des preuves définitives à l’appui d’une démonstration excluant toute alternative. La préface, même de l’éditeur savant, refait le texte, avec une ingénuité qui peut passer pour la marque de fabrique de l’époque. Aussi une bonne partie du sel de ce volume vient-elle du décryptage des positions à partir desquelles les auteurs de textes liminaires représentent les ouvrages dont ils assument conjointement la responsabilité : on lira des préfaces qui se font l’écho de la perception mondaine de la littérature et des préfaces fondées sur un point de vue national, des liminaires qui véhiculent une idée prétendument universelle du beau relayés, plus tard, par d’autres qui participent à la constitution du « classicisme ». Le hasard des contributions (mais n’est-il pas, également, représentatif de l’époque ?) fait qu’elles se répondent souvent dans ce volume : on remarquera ainsi qu’aux infléchissements philosophiques donnés par Bernardin de Saint-Pierre à son texte (v. l’article de M. Cook) ou à la présentation militante de la vie de Montesquieu par d’Alembert (L. Perret) s’oppose la pratique de Mme de Genlis éditrice de Rousseau (M.-E. Plagnol), par exemple. Ailleurs, on constatera tout simplement des coïncidences, à défaut de pouvoir parler avec certitude de distorsions inspirées par l’air du temps : certains traducteurs de Claudien (D. Viellard) auront-ils ainsi, à peu près à la même époque que Sénac de Meilhan (présenté par A. Stroev), l’idée de voir dans les textes des écrivains antiques des récits éclairant des événements modernes (comme la Révolution). On remarquera également, sans surprise, que plus forte est la personnalité du préfacier, plus sa voix littéraire est individualisée et autonome, plus profond s’avère, également, le remaniement du texte par la préface. Une certaine médiocrité apparaît ainsi par contre-coup, du moins au xviiie siècle, comme la condition nécessaire sinon suffisante de ce que nous appellerions un bon préfacier.
6Aux rôles d’intermédiaire érudit et de porte-parole d’un horizon idéologique, qu’il assume diversement et à des degrés divers, une autre dimension s’ajoute cependant pour caractériser le préfacier « savant » du xviiie siècle, et peut-être la plus importante. Authentiquement ou faussement allographe, sa position l’oblige à garder une saine distance par rapport au texte présenté, qui censure les prises de position trop enthousiastes. Mais, comme le remarque A. Cointre à propos des traducteurs de romans anglais, à l’origine de l’engagement pour une œuvre se trouve un plaisir de lecture, un émoi qu’il s’agit de faire partager. Certains se contentent d’insister sur le bénéfice intellectuel que l’on peut tirer d’une œuvre, faisant passer, à l’abri d’une telle justification, l’expression plutôt modérée et convenue des délices éprouvées ; mais la plupart des éditeurs font mieux entendre leur voix, ne s’accommodant pas d’une si pâle traduction de leurs sentiments. Dans ce processus d’expression détournée, il n’est pas rare de voir l’éditeur retrouver des réflexes de romancier, quel que soit son degré de familiarité avec l’univers littéraire. Aussi verra-t-on les préfaces raconter, avec plus ou moins de talent, des histoires et des anecdotes, imaginer de scènes de théâtre au cours desquelles on débat des mérites de l’ouvrage, proposer des reconstitutions historiques qui, au-delà de l’apport d’information, attirent l’attention du lecteur sur un aspect quasi-magique de l’œuvre à découvrir. Aussi verra-t-on les préfaciers se construire une persona, soit en l’esquissant simplement autour de quelques caractéristiques (honnêteté, bon sens, etc., qui suffisent à définir les « voix » qu’on entend chez Marivaux, Prévost ou Bernardin de Saint-Pierre, mais aussi chez Néaulme, l’éditeur du Petit réservoir évoqué par A. Vasak), soit en se livrant à des jeux très complexes sur l’identité qui assume le texte introductif, à l’instar de celui que mène un Rivarol (C. Boussel) ou encore, à un degré de raffinement supérieur, E. Burke (N. Col). Ce dernier exemple a par ailleurs le mérite d’attirer l’attention sur la dimension internationale de cette convergence du liminaire et du « romanesque » (dans l’acception de J. Herman : entité textuelle narrative qui englobe roman et préface) — et on ne peut qu’espérer de voir s’étoffer notre connaissance à propos des circuits étrangers et des relais par lesquels ce véritable « art de la préface » est devenu une pratique unificatrice du monde culturel européen.
7Plus que ses confrères d’autres époques, le préfacier savant du xviiie siècle semble donc sensible à la nécessité de séduire ; s’il « trahit » le texte pour en obtenir une « bonne » lecture, il le fait également pour répondre à l’autre grande mission du liminaire, celle de remplir une fonction pragmatique que la professionnalisation ultérieure du métier semble avoir de plus en plus reléguée en marge, voire réduite à néant. La préface écrite par un tiers (véritable ou supposé) est une caution de sérieux, qui peut déclencher l’achat chez les lecteurs aux attentes savantes ; mais elle est, telle qu’on la pratique à l’époque, également une promesse de plaisir en soi, véritable valeur ajoutée pour le public plus large qui attend avant tout d’un ouvrage une délectation. Si significative est cette dimension, qu’elle parvient presque à contrebalancer ce que peut avoir parfois d’irritant l’univocité du jugement éthique et esthétique, ce point de vue exclusif d’un groupe déterminé dont le préfacier se fait le porte-parole.
8Ainsi, travailler sur le sujet a priori aride des éditeurs savants du xviiie siècle offre l’agréable surprise d’y rencontrer, une fois de plus, l’esprit des Lumières. On l’aura longuement assimilé exclusivement à la volonté de promouvoir les conquêtes de la raison, à cet élan philosophique dont Voltaire et Diderot sont peut-être les meilleurs représentants, et les préfaces dont il a été question dans ce volume participent, souvent, à cette démarche. Mais nombre d’entre elles ne sont pas moins éclairées de ne pas partager ces positions idéologiques. Une certaine qualité de l’écriture, au service d’une subtile réflexion, leur donne le droit à cette flatteuse étiquette dont elles contribuent du coup, en retour, à affiner la perception.
Auteur
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