Le triomphe de la modération les ballets au collège d’Harcourt
p. 215-228
Texte intégral
1Aux xviie et xviiie siècles, les principaux collèges de l’Université de Paris ont l’habitude de célébrer les événements importants de l’année scolaire avec des pièces de théâtre parfois agrémentées de musique1. Ces spectacles, occasions de divers commentaires dans les journaux du temps2, ont pu égaler en complexité et en succès les somptueuses représentations du collège jésuite Louis-le-Grand. Les programmes imprimés pour le public révèlent l’élaboration et la variété de ces manifestations : pièces comiques et tragiques, chœurs et ballets s’entrelacent pour le plus grand plaisir des spectateurs. Un recueil copié par l’atelier Philidor pour être conservé dans la Bibliothèque Royale rassemble, à côté de pièces dansées sur la scène de Louis-le-Grand et du Palais Royal, plusieurs fragments de ballets donnés au collège d’Harcourt dans les années 16803 : la présence de ces airs à danser dans une collection à l’élaboration coûteuse, destinée à rassembler « tout ce que les plus celebres musiciens de l’Europe ont composé de plus beau4 », témoigne de l’importance tenue par les spectacles de ce collège dans la vie musicale parisienne.
Les spectacles du collège d’Harcourt
2À partir de la deuxième moitié du xviie siècle, les représentations données au collège d’Harcourt semblent l’être toujours à l’occasion de la distribution des prix. Une tragédie latine est représentée à la fin de l’année scolaire, à l’instigation du professeur d’humanités5. Celle-ci est parfois suivie d’une pièce comique6, et souvent, notamment vers la fin du siècle, « attachée » à un ballet. Tous les élèves ne montent pas sur scène, et bien que la population scolaire du collège d’Harcourt soit assez diversifiée, l’origine sociale des étudiants semble être un critère déterminant dans le choix des acteurs et des danseurs. Le collège d’Harcourt est en fait un établissement à vocation double : d’une part, il s’agit d’un collège de fondation, dans lequel des étudiants de la faculté des arts ou de théologie de l’Université de Paris répondant à des critères de provenance précis bénéficient de bourses créées par les fondateurs du collège, Raoul et Robert d’Harcourt, puis par divers bienfaiteurs, et vivent en deux communautés – les artiens et les théologiens ; d’autre part, le collège d’Harcourt dispense les cours pour le cursus de grammaire, d’humanités et de philosophie – un plein exercice destiné aux boursiers artiens mais aussi à des pensionnaires7 et à des externes. Des collégiens issus de milieux très différents se côtoient donc dans cet établissement. Les acteurs et les danseurs sont sans doute choisis parmi les pensionnaires aisés : les noms de fils de membres du Parlement de Paris apparaissent régulièrement sur les programmes8 – comme dans les établissements jésuites, les collégiens qui montent sur la scène pourraient être ceux qui ont les moyens de participer aux frais des spectacles9. Quant aux danseurs, excepté le cas d’un collégien mentionné pour sa prestation10, les programmes n’en précisent jamais les noms : il peut s’être agi de professionnels, comme sur la scène de Louis- le-Grand ou du collège des Grassins. Les compositeurs des ballets d’Harcourt sont d’ailleurs des danseurs qui se produisent à la Cour et sur la scène de l’Académie Royale11.
3Les sources conservées des spectacles donnés au collège d’Harcourt – rares textes de tragédie, programmes, partitions, comptes rendus – sont concentrées sur quelques années seulement. Le premier ballet connu, le Combat de l'Amour divin et de l'Amour profane sur une musique de Charpentier en intermède au Polyeucte de Corneille en latin, date de 1680, et l’on ne trouve plus trace de musique à danser après les années 1690. Ce phénomène s’observe simultanément dans les autres collèges de l’Université de Paris : si des ballets sont ponctuellement donnés dans ces établissements au cours de la deuxième moitié du xviie siècle (depuis les années 1650 pour le collège des Grassins12), aucun des programmes de spectacles du xviiie siècle ne fait plus référence à la danse, ce qui laisse à penser que la pratique du ballet y fut assez éphémère. En 1723, dans son traité sur la Manière d’enseigner et d’étudier les belles lettres, qui peut se lire comme le témoignage et le point d’aboutissement de ses pratiques de pédagogue, l’ancien recteur de l’Université, Charles Rollin, affirme que le ballet et la danse qui servent quelquefois d’accompagnement à la tragédie n’ont point cours à l’Université13. Quelques années plus tard, Louis de Cahusac, dans les lignes de l’Encyclopédie qu’il consacre au « ballet de collège », fait exclusivement référence aux jésuites de Louis-le-Grand14, alors que les établissements relevant de l’Université de Paris sont mentionnés dans d’autres articles relatifs à l’enseignement (« déclamation », « collège », « université »). La disparition des ballets de la scène de ces collèges, où l’on continue de représenter presque tous les ans des tragédies, parfois mêlées de comédies ou de musique, a pour cause un mandement du recteur Charles Rollin, qui, hostile au théâtre de collège – il consacra plusieurs pages de son traité aux « inconvénients » et au « danger » des tragédies au collège15 – interdit en 1695 les travestissements et les danses16. Cette décision fait suite au scandale suscité par la représentation d’un ballet au collège de La Marche le jour où se faisait un service à Notre-Dame en l’honneur de feu l’archevêque de Paris, François de Harlay, ancien proviseur du collège, décédé peu auparavant17. Si les règlements de Godefroy Hermant, qui, en 1648, interdisaient les danses dans les collèges18, étaient restés lettre morte dans plusieurs établissements, un demi-siècle plus tard, dans une période où, à la suite de l’« affaire Caffaro », le problème de la moralité des spectacles suscite de nombreux débats, le mandement de Rollin semble avoir été suivi d’effets : à partir de 1695, danseurs et rôles féminins disparaissent définitivement de la scène des collèges de l’Université de Paris. La musique n’est plus chorégraphiée et des rôles masculins – frère, confident – sont substitués aux personnages de femme19.
4Aux polémiques et aux scandales qui secouaient l’univers théâtral des années 1690, l’Université de Paris choisit de répondre par la modération, en retranchant des éléments jugés désormais inadaptés sur la scène d’établissements voués à l’éducation des jeunes gens. Cette recherche constante d’un juste milieu qui guide le répertoire des spectacles des collèges de l’université parisienne après 1695 semble déjà présente d’une autre manière sur la scène du collège d’Harcourt dans les années 1680 : triomphante entre les actes de la tragédie de Romulus ou la Mort d’Amulius20 (1685 et 1688), la Modération semble déterminer la fonction impartie aux ballets sur la scène du collège, et ne fut pas sans conséquence sur la musique.
La danse dans un « théâtre de vertu »
5Les traces de sept ballets dansés au collège d’Harcourt entre 1680 et 1689 nous sont parvenues. Il s’agit toujours de ballets d’attache, au sens où l’entend Ménestrier : leurs entrées sont réparties entre les actes d’une pièce de théâtre et entretiennent un lien thématique avec l’œuvre dans laquelle ils s’intercalent21. Ces ballets semblent même suivre la progression dramatique de la pièce jouée, chaque partie du ballet apparaissant comme un commentaire dansé de l’acte après lequel elle s’insère. Le programme distribué au public souligne d’ailleurs parfois le parallèle entre les actes de la pièce et les parties du ballet : « Le ballet renferme l’idée de la pièce », est-il indiqué à la fin du résumé du Triomphe de la Modération22. « Il est aisé de voir le rapport du ballet avec la pièce en comparant chaque partie avec chaque acte », précise le programme de La Vertu victorieuse de l’envie23. Prêtons- nous au jeu l’espace de quelques lignes : dans le premier acte de Boèce Martyr, trois comploteurs, par ambition et par jalousie, sont déterminés à perdre Boèce auprès du roi et à obtenir sa mort, tandis que le roi Theodoric, qui vient de prononcer la condamnation de son ancien ministre, est « tourmenté par une horrible vision » ; la première partie du ballet fait alors danser l’Envie, qui « paroist avec sa suite » composée, entre autres, « des Soins et des Chagrins […], de l’Ambition et de la Présomption […], de Monstres ». À la fin du spectacle, le ballet général représente le « Triomphe de la Vertu qui met en fuite sa plus cruelle ennemie et reçoit les hommages même des plus zelez sectateurs de l’Envie », illustrant en quelque sorte le dénouement de la tragédie : la « grandeur d’Ame » de Boèce qui meurt en martyr, et les « étranges inquietudes » de l’ordonnateur de sa mort, Théodoric, désavoué par tous ses proches. Deux ans plus tôt, en 1680, la tragédie de Polieucte s’enchevêtrait avec un ballet qui représentait le Combat de l'Amour divin et de l'Amour profane, s’achevant, comme dans la pièce de Corneille, sur « le Triomphe de l’Amour Divin devant lequel tout s’humilie, & reconnoist son pouvoir24 ».
6Sur la scène du collège d’Harcourt, le ballet d’attache est donc une amplification spectaculaire de la pièce de théâtre. Il met en évidence la morale qui peut en être dégagée par un moyen de représentation plus accessible et plus divertissant pour le public. Dans le cas, unique dans notre corpus, d’un spectacle plus fourni, où, en 1684, après la tragédie, le ballet sert d’intermède à la comédie de Plutus, dieu des richesses inspirée du Ploutos d’Aristophane25, les danses du Triomphe des Richesses suivent de la même façon une intrigue parallèle à celle de la pièce, célébrant la vertu du travail et dénonçant les « Chicanneurs » et les « Faineans ».
7Les pièces représentées à l’occasion de la distribution des prix véhiculent les valeurs que les régents s’efforcent de transmettre à leurs élèves. Occasion de divertissement public, elles s’inscrivent aussi dans la logique pédagogique de l’Université. Lorsque Charles Rollin organise la première partie du discours préliminaire de son traité selon les trois grands objets de l’Université de Paris – « la science, les mœurs, la religion » –, il rappelle que le rôle du collège ne se limite pas à prodiguer un savoir aux étudiants. Le projet du collège de l’Université, comme le soulignent régulièrement les textes réglementaires26, comme le développe Rollin dans sa somme sur la pédagogie27, comme le perçoivent même les dictionnaires du temps28, n’est pas tant de « cultiver l’esprit », que de « former les mœurs » et d’éduquer d’honnêtes chrétiens29. Mieux, les connaissances conduisent à la vertu : il est habituel, au collège, de puiser dans la lecture des auteurs de l’Antiquité des exemples qui inspirent l’amour de la vertu et l’horreur du vice30. De la même façon, sur la scène d’Harcourt, comme sur celle d’autres collèges, le sujet des tragédies est inspiré des auteurs antiques christianisés, des Écritures, ou encore des vies de chrétiens exemplaires, afin qu’il soit possible d’en tirer un enseignement moral. Le ballet souligne la « maxime de vertu » qui ressort de l’épisode dramatique. À l’instar des autres activités scolaires, les spectacles de fin d’année participent donc du programme pédagogique du collège : ils sont l’occasion d’habituer les élèves à parler et à évoluer en public, de les exercer à la danse, une activité prisée par les milieux dont sont issus les collégiens qui se produisent sur scène31, tout en améliorant leur connaissance de l’Antiquité ou de l’histoire, mais aussi de perfectionner leurs mœurs et d’approfondir leur foi.
8Bien qu’insérés dans des représentations spécifiques de la scène des collèges, les ballets apparaissent comme une irruption de l’univers extérieur dans l’enceinte protégée de l’établissement. Si les tragédies sont écrites ou arrangées par les régents, dans une langue qui les distingue du répertoire contemporain, les ballets, composés par des maîtres à danser professionnels, font évoluer les personnages traditionnels des ballets de cour et des divertissements d’opéras. On retrouve alors sur la scène du collège les états habitués de la scène (bergers, jardiniers, matelots), les démons, les furies, les dieux de la mythologie (Mercure, Morphée, Momus, Jupiter, Esculape) accompagnés de leurs prêtres, des peuples (Troyens, Espagnols, Anglais, Français, Hollandais), enfin des Vieillards, des Jeunes, des Aveugles, des Ivrognes, jusqu’au joyeux Arlequin et au monde hédoniste et allégorique des Charmes, des Plaisirs ou des Jeux, une typologie de personnages caractéristique des ballets dansés sur la scène publique, mais qui peut étonner dans un établissement voué à la formation de jeunes gens. Les allégories des vertus et des sentiments mis en scène par la tragédie -Modération, Amour divin, Amour profane, Ambition, Tristesse, Envie, etc. - dansent donc, dans un mélange de rire et de sérieux, aux côtés des divertissants personnages hérités de la tradition du ballet de cour. À la différence de ceux qui évoluent sur la scène publique, les personnages dansant sur le théâtre d’Harcourt se font néanmoins les messagers d’un discours édifiant. Les personnages pittoresques empruntés au monde de l’opéra sont souvent une manière de personnifier efficacement un sentiment ou une abstraction difficile à représenter par un costume ou par une pantomime. Dans La Vertu victorieuse de l’envie, les Soins et les Chagrins sont ainsi figurés par des Poètes et des Plaideurs, l’Ambition et la Présomption par des Espagnols, le Babil par des Petites Vieilles, les Artifices sont déguisés en Arlequins, et le Dépit arrive accompagné de Joueurs malheureux et de Courtisans disgraciés. Quant aux Charmes, aux Plaisirs et aux Jeux, ils forment la suite de l’Amour profane dans le Combat de l’Amour divin et de l’Amour profane. C’est le livret du ballet qui donne la clef de ces travestissements et de ces symboles, permettant leur déchiffrage par les spectateurs non avertis. Avec le ballet, le spectacle ne renonce pas à sa visée éducative, mais varie les modalités de représentation d’une « maxime de vertu » : « Le Ballet, qui est une peinture mouvante, peut instruire l’Homme en réprésentant les divers caracteres des vertus ou des vices, ou en imitant les actions loüables, & dignes d’imitation32. »
9En 1726, alors que le ballet n’a plus droit de cité sur la scène des collèges de l’Université, les jésuites justifient la place de la danse dans leurs spectacles par sa puissance évocatrice et, de fait, par son potentiel éducatif, dans des spectacles transformés en « instructions aussi utiles qu’agreables33 », dans un théâtre devenu « école de vertu ». Les intermèdes dansés lors des distributions des prix du collège d’Harcourt relèvent de la même façon de l’éducation des mœurs. Les danses ont pour rôle d’instruire les spectateurs par limitation des caractères. Les personnages et les situations se prêtant particulièrement bien à des pantomimes expressives sont donc privilégiés par les compositeurs de ballets : les ivrognes et les aveugles, à la démarche irrégulière, les métiers aux gestes et aux costumes caractéristiques – forgerons, laboureurs, bergers, vignerons, chirurgiens, médecins, jardiniers, marmitons, prêtres, soldats, matelots –, les personnages de la comédie italienne tels Arlequin et Scaramouche, les divinités et les créatures surnaturelles aux attributs identifiables – démons, furies, géants, spectres, lutins, monstres – se croisent dans des actions aisément compréhensibles pour le public : combats, entrées et sorties de personnages, triomphes rassemblant tous les danseurs à la fin du ballet.
La « convenance34 » de la musique de ballet
10La prédilection des compositeurs de ballet pour des danses pittoresques, pour de vivantes pantomimes instructives, va de pair avec une musique contrastée, composée en étroite corrélation avec l’argument. Si certaines pièces plus abstraites comme les ouvertures et les chaconnes sont interchangeables avec celles d’autres œuvres – l’ouverture du Combat de l’Amour divin et de l’Amour profane, de Charpentier, avait été composée un an auparavant pour une reprise du Dépit amoureux de Molière35 – ailleurs la musique souligne et prolonge le plus souvent l’expressivité de la danse.
11Le manuscrit de Marc Antoine Charpentier36 porte la trace d’une composition musicale étroitement imbriquée avec « le dessein du ballet » : les efforts des Amours profanes et des Plaisirs37 sont très précisément mis en musique, en de petites sections contrastées, de quelques mesures chacune, qui se succèdent rapidement, dans une suite de pantomimes (exemple 1). Alors que des danses plus abstraites peuvent être reprises plusieurs fois, en fonction de la longueur de la chorégraphie, les gestes des Amours profanes et des Plaisirs sont pensés avec une musique particulière, chargée d’illustrer avec la pantomime les différents sentiments qui agitent les personnages. Deux sections de six mesures évoquant l’« inquiétude », avec des traits de doubles-croches caractéristiques des musiques marquant le désespoir ou la fureur, s’enchaînent sur sept mesures de tristesse. Les harmonies expressives – retard de septième mes. 2, accord de quinte augmentée avant la cadence finale – les intervalles augmentés ou diminués – pathopoeia de la ligne mélodique de la basse (mouvement descendant sol – ut # – fa) à la fin de la section – contrastent avec l’allégresse des « marques de zele » qui « suivent guayement ». Cette étroite association de la musique et de la danse se retrouve dans d’autres ballets : les efforts de l’Ambition et des Vices contre la Valeur, dans le prologue du Triomphe de la Modération, font se succéder de petites sections musicales évoquant la Tristesse, puis la Joye, de nouveau la Tristesse, enfin des Menaces38.
12Si la musique évoque les sentiments, elle participe aussi au pittoresque de certaines pantomimes : la voici qui imite, avec des séries de trois noires homorythmiques, le bruit des coups d’enclume des Amours forgerons du Combat de Charpentier (exemple 2), ou qui souligne la démarche maladroite des aveugles, par des notes répétées, dans Le Triomphe de la Modération de Pierre Beauchamps (exemple 3).
13Dans un combat, l’orchestre suit les allées et venues des personnages rivaux : Charpentier oppose ainsi les Sentiments généreux et les Sentiments lâches en structurant une danse entière en petites sections contrastées – essentiellement par la tessiture, la partie de premier dessus s’élevant dans l’aigu pour faire danser la Générosité (exemple 4).
14La musique, associée à une danse expressive, aux décors et aux costumes, concourt donc à caractériser le pittoresque des personnages et à rendre vivantes les actions. En figurant un bruit réel, en suggérant un sentiment, voire en soulignant le détail d’une pantomime, la musique contribue à l’efficacité des « peintures mouvantes » dessinées par les danseurs.
15En 1695, les ballets, considérés comme des « abus » à combattre dans les spectacles de fin d’année, sont interdits dans tous les collèges de l’Université de Paris. Les intermèdes dansés au collège d’Harcourt avaient toujours été employés au service de l’édification, comme une efficace « rhétorique des images39 » dans la formation des mœurs des collégiens. L’histoire de cet usage modéré des ballets, qui ne laisse qu’entrouverte la porte du divertissement gratuit, apparaît comme un moment d’incessante quête de la mesure dans les spectacles de collège : le moyen terme trouvé dans l’usage éducatif d’un divertissement profane, la mise de la musique et de la danse au service de l’édification des jeunes gens, devient à son tour excès, et le spectacle change de morphologie, laissant au seul texte écrit, déclamé ou chanté, le pouvoir de transmettre les valeurs morales et politiques des collèges de l’Université.
Notes de bas de page
1 Pour les xviie et xviiie siècles, on possède des sources de spectacles donnés dans chacun des dix collèges de plein exercice de l’Université de Paris, soit les collèges de Beauvais, du Cardinal Lemoine, des Grassins, d’Harcourt, de Lisieux, de La Marche, de Montaigu, de Navarre, du Plessis-Sorbonne et des Quatre-Nations (ou collège Mazarin).
2 Tandis que quelques plumes, tels les auteurs des Nouvelles ecclésiastiques, pourfendent les spectacles de collèges, d’autres périodiques, le Mercure notamment, se font l’écho de leur succès. Ainsi, un article du Mercure de France de novembre 1721 (p. 99-116) vante ces représentations comme une tradition partagée par la plupart des collèges parisiens, ceux de l’Université, et celui des jésuites : « Les Spectacles qui se donnent aux Colleges sont très-loüables & très-anciens. On les regarde comme des fêtes publiques, qui servent comme de couronnement aux penibles travaux de toute une année : on y distribue des prix à la jeunesse qui a fourni sa carriere au gré des Professeurs. Cela l’excite à y rentrer avec plus d’ardeur après quelque relâche, & cela donne une noble assurance, & une sage hardiesse pour pouvoir paroître & parler en public d’un ton ferme, & avec un geste libre & sans contrainte. » Le Mercure de France, comme son prédécesseur, le Mercure Galant, publie régulièrement des comptes rendus élogieux des spectacles donnés à Louis-le-Grand, et dans les autres collèges parisiens.
3 « Les Ballets des Jesuistes, Composées [sic] par Messieurs Beauchamp, Desmatins, Collasse, Recueillies [sic] par Philidor Laisné en 1690 », BnF, Musique, Rés. F. 516.
4 André Danican Philidor et François Fossard, Airs italiens, composez par les plus celebres Autheurs […], Paris, Pierre Ballard, 1695, privilège royal de 1694.
5 Arch. nat., M. 134, Servanda a convictoribus harcurianispraecipue circa rem divinam [1713].
6 Le 27 juillet 1684, la comédie de Plutus, dieu des richesses est représentée après la tragédie de Thomas Morus, avec un intermède dansé sur le Triomphe des Richesses [Lyon, BM, 360461] : Thomas Morus, Tragedie, qui sera representée au College de Harcourt pour la distribution des prix, le Jeudy 27 Juillet 1684 […], Paris, François Le Cointe, 1684 ; p. 6 : « Et à la fin de la Tragedie on donnera une Piece Comique en François, dont le sujet est Plutus Dieu des Richesses. »
7 Les pensionnaires étaient logés soit en communauté, soit, pour les plus nombreux, « en chambre » avec un précepteur particulier : les plans du collège d’Harcourt établis pour des travaux d’agrandissement à la fin du xviie siècle révèlent une distribution des chambres et des appartements adaptée à une mise en pension de collégiens accompagnés de leurs précepteurs et domestiques. Au xviiie siècle, divers témoignages rendent compte de cette orientation. Cf. Marie-Madeleine Compère, Les Collèges français, xvie-xviiie siècles, Répertoire 3 – Paris, Paris, INRP, 2002, p. 177.
8 En 1688, Guillaume Joly de Fleury – sans doute Guillaume-François Joly de Fleury (1675-1756), qui sera procureur général au Parlement de Paris de 1705 à 1746 – et Omer Talon, tous deux issus de familles de parlementaires ; Jean et François de Ravière, fils de Toussaint Ravière, seigneur de Lomoy et de Neuville, avocat, et procureur du roy, puis contrôleur général des domaines et bois à Paris ; Jean Bouilly Turquant de Resnon, d’une famille de parlementaires de Bretagne, se côtoient sur la scène du collège d’Harcourt.
9 Cf. Robert W. Lowe, Marc-Antoine Charpentier et l’opéra de collège, Paris, Maisonneuve et Larose, 1966, p. 83.
10 « Omer Talon dansera », précise le programme du ballet du Triomphe de la Modération, donné en intermède à la tragédie de Romulus ou la Mort d’Amulius (BHVP 11969 (17) : Romulus ou la Mort d’Amulius, Tragedie qui sera representée au College d’Harcour. Pour la distribution des Prix. Le vingt-huitième de Juillet à une heure précise, Paris, Jean de Laulne, 1688, p. 9).
11 Trois danseurs professionnels sont connus pour leur contribution aux ballets donnés à Harcourt : le célèbre Pierre Beauchamps pour Le Triomphe de la Modération (1685 et 1688), son beau-frère Claude Desmatins pour Le Triomphe des Richesses (1684) et Didon (1687) et La Montagne pour La Vertu victorieuse de l’Envie (1682).
12 En 1657, la tragédie de Zimisces ou le Triomphe de la Sainte Vierge est suivie du Ballet des sept merveilles pour servir de disposition à la distribution des prix [Paris, BSG, 4 Z 948 INV 714 (19)] : Zimisces ou le Triomphe de la Sainte Vierge Tragedie qui sera representée sur le theatre du College des Grassins. Pour la distribution des prix. Le 28. d’Aoust à une heure, s. l., 1657.
13 Charles Rollin, De la manière d’enseigner et d’étudier les belles lettres, par rapport à l’esprit et au cœur, Paris, 1726-1728, nouvelle édition Veuve Estienne, 1782, livre sixième, seconde partie, chapitre second, art. II, § 2 (« Des Tragédies »), p. 615.
14 « Ballets de collège ; ce sont ces spectacles qu’on voit dans les colléges lors de la distribution des prix. Dans celui de Louis-le-Grand, il y a tous les ans la tragédie & le grand ballet, qui tient beaucoup de l’ancien, tel qu’on le représentoit autrefois dans les différentes cours de l’Europe, mais il est plus chargé de récits, & moins rempli de danses figurées. Il sert pour l’ordinaire d’intermede aux actes de la tragédie […] ». Louis de Cahusac, « ballet », Encyclopédie ou Dictionnaire raisonné des sciences, des arts et des métiers, éd. Diderot et d’Alembert, Paris, Briasson, 1751-1772.
15 Charles Rollin, op. cit., p. 608-616.
16 Arch. nat., MM 242, pièce 27, Mandatum Rectoris du 13 août 1695, § I : « Igitur quod spectat ad Tragœdias quae sub anni finem exhiberi solent, vehementer improbamus, atque adeo in Collegia Universtatis admitti vetamusperversam illam consuetudinem, quae aliunde in nostros mores invecta grassari in Academiam quoque furtim molitur ; perversam, inquam consuetudinem producendi in Theatra cum ingenuis et honestis Adolescentibus Mimos, Comœdos, Saltatores, Histriones, Scurras et alias ejusmodi publicas pestes, quibus bonos mores corrumpi utinam falso jactaretur. Praetarea cum divina Lege cautum sit, ne induatur mulier veste virili, nec vir utatur veste fœminea, abominabilis enim apud Deum est, qui facit haec [Deut. 22, 5] ; vetamus quoque ne in posterum muliebres personæ tragœdiis inserantur. […] » (Mandement du recteur du 13 août 1695, § I : « Quant aux tragédies que l’on représente à la fin de l’année, nous les désapprouvons vivement, et nous défendons que soit acceptée dans un collège de l’université cette habitude néfaste, qui, introduite de l’extérieur dans nos mœurs, pénètre insidieusement jusque dans l’Académie ; néfaste, dis-je, l’habitude de faire monter sur la scène, aux côtés de jeunes gens bien nés et honnêtes, des mimes, des comédiens, des danseurs, des histrions, des bouffons et d’autres fléaux publics de ce type, qui font dire, si seulement à tort, que les bonnes mœurs sont corrompues. En outre, d’après la loi divine, on doit veiller à ce qu’une femme ne porte pas un costume d’homme et qu’un homme ne revête un habit de femme, car quiconque fait cela est une abomination pour Dieu [Deut. 22, 5] ; aussi, nous défendons qu’à l’avenir, des personnages féminins soient insérés dans les tragédies. »)
17 Arch. nat., MM 242, pièce 20, f. 3v : « 1695. MM de l’université ont fait depuis peu un règlement contre les tragédies dans les collèges, auquel le collège de La Marche a donné occasion. Le mesme jour que l’on faisoit à Nostre-Dame, qui estoit le 11 d’aoust 1695, un service pour feu M. de Harlay, archevesque de Paris, qui estoit leur proviseur, ils firent la représentation de leur tragédie avec des ballets & des danses. Cela parut à ces MM. si à contretems, de si mauvais goust & si indécent, qu’ils ont statué que désormais il n’y aurait plus dans les tragédies ny danseurs ni reynes, c’est-à-dire d’acteurs habillés en reynes. »
18 Arch. Sorbonne, registre XXVIII, f. 15 : Mandement du recteur Godefroid Hermant, au sujet des représentations théatrales et des classes de philosophie dans les collèges (17 janvier 1648) ; ibid., f. 16 : Autre mandement sur la discipline scholaire (1er octobre 1648). Transcrits par Charles Jourdain, Histoire de l’université de Paris au xviie et au xviiie siècle, Paris, Hachette, 1862-1866, vol. II, Pièces justificatives CI et CII.
19 Dans le programme d’Adonias, tragédie représentée en 1697 au collège du Plessis-Sorbonne, il est ainsi précisé : « Les Reglemens de l’université, renouvellez depuis deux ans, en défendant à tous les Maîtres d’exposer les Enfans qui leur sont confiez, parmi des Farceurs & des Pantomimes, dans des danses Publiques, peu convenables aux exercices des Colleges, & à l’éducation Chrétienne, qu’on y doit à la Jeunesse ; leur ont aussi défendu de produire sur leurs Theatres des personnages de l’autre sexe. C’est ce qui a obligé de substituer en la place de Bethsabée, un frere de cette Princesse, auquel on a tâché de donner toute la tendresse, qu’elle auroit pu elle-même avoir pour Salomon. » (Adonias, tragedie, sera representée sur le theatre du college du Plessis-Sorbonne, Le 19Aoust à une heure aprés midi. Pour la distribution des Prix, Paris, Veuve Le Mercier, 1692, p. 2 [BnF, GD 40309]). Au collège d’Harcourt, Athalie de Racine fut souvent jouée au xviiie siècle sous le titre de Joas avec une masculinisation des rôles ; en 1713 par exemple, l’avertissement note : « La tragédie que l’on donne ici sous le nom de Joas est l’Athalie, de l’illustre Monsieur Racine. […] la sage severité des Loix de l’université ne permettant pas d’introduire des Personnages de femmes sur nos Theatres, deux Princes, Achab & Eliezer, occupent la place d’Athalie & de Josabet. » (Joas, tragedie, tirée de l’Ecriture Sainte, sera representée au College d’Harcour, pour la distribution des prix. Le Lundi septiéme jour d’Aoust 1713, à une heure après midi, Paris, Jacques Quillau, 1713, p. 2 [BnF, Rés. Yf 2732 (6)]).
20 Romulus ou la Mort d’Amulius Tragedie, qui sera representée au College d’Harcour, Pour la distribution des Prix. Le treizième Aoust à une heure précise, Paris, Jean de Laulne, 1685 ; p. 11-13 : « Le Triomphe de la moderation Ballet, Pour servir d’intermedes à la Tragédie de Romulus » ; Romulus ou la mort d’Amulius […], op. cit., 1688, p. 9-11 : « Le Triomphe de la moderation Ballet, Pour servir d’intermedes à la Tragédie de Romulus. » [BHVP, 11969 (15)].
21 Claude François Ménestrier, Des ballets anciens et modernes […], Paris, René Guignard, 1682, p. 279 : « Les Ballets d’attache qui se font entre les Entrées des représentations en musique doivent être liez au corps de la piece, aussi bien que ceux que l’on jette entre les Actes des Tragedies & des Comedies, quand on ne forme pas un dessein entier de Ballet pour y servir d’intermedes. »
22 Romulus ou la Mort d’Amulius, op. cit. (1688), p. 13.
23 Boèce Martyr, tragedie chrestienne, sera représentée au College d’Harcour, Pour la Distribution de Prix. Le 30. Juillet à Midy, Paris, François Le Cointe, 1682, p. 14 [BnF, Rés. Yf 2537].
24 Polyeucte martyr, Tragedie chrestienne, traduite en latin du françois de Corneille l’aisné, sera representée au collège de Harcour Pour la distribution des prix, Le huitième d’Aoust…, Paris, François Le Cointe, 1680. Reproduit en fac-similé dans Albert-Eugène-Ernest Tougard, Quelques documents sur Pierre Corneille, Rouen, Société rouennaise de bibliophiles, 1906.
25 Thomas Morus, op. cit. ; Le Triomphe des Richesses. Ballet qui sera dansé, au College d’Harcourt, le 27. de Juillet à Midi, Pour servir d’Intermedes à la comedie de Plutus, [s. l. n. d.] [Lyon, BM, 360607].
26 En 1703, le règlement général du collège d’Harcourt enjoint ainsi le proviseur de faire en sorte que les « Ecoliers soient élevez dans la pieté aussi-bien, & encore plus que dans l’étude des Sciences humaines ». (Arch. de la Sorbonne, carton 17, pièce 8 : Arrest de la cour de Parlement, Contenant Reglement General pour la conduite, discipline et administration du collège d’Harcourt, Paris, Veuve François Muguet, 1703).
27 Charles Rollin, op. cit., p. I-II (discours préliminaire, première partie, Réflexions générales sur les Avantages de la bonne Education) : « [L’université de Paris] […] songe premierement à cultiver l’esprit des jeunes gens & à l’orner par toutes les connoissances dont ils sont alors capables. Ensuite elle s’applique à rectifier & à régler leur cœur par des principes d’honneur & de probité, pour en faire de bons citoiens. Enfin elle tâche d’achever & de perfectionner ce qu’elle n’a fait qu’ébaucher jusque-là, & elle travaille à mettre pour ainsi dire le comble à son ouvrage en formant en eux l’homme chrétien. »
28 En 1680, Pierre Richelet définit le collège comme le « lieu établi pour enseigner aux jeunes gens la Pieté, le Grec & le Latin, & le plus souvent même quelque science, comme la Philosophie » (Dictionnaire françois, Genève, Widerhold, 1680, p. 149).
29 L’indissociabilité des préoccupations édifiantes de la formation littéraire et rhétorique dans un enseignement qui ne relève pas seulement de l’instruction, mais qu’il faut considérer comme « une éducation de l’individu, de l’esprit, de l’intelligence, de l’âme » est développé dans l’article d’André Chervel et de Marie-Madeleine Compère « Les Humanités dans l’histoire de l’enseignement français », Les Humanités classiques, numéro spécial de la revue Histoire de l’éducation, Paris, INRP, 1997.
30 Charles Rollin, op. cit., p. XXIV.
31 Ce ne sont pas seulement les aspects artistiques de la danse qui sont prisés, mais la manière dont elle développe le contrôle du corps : dans le programme du Ballet de la Jeunesse, dansé au collège Louis-le-Grand en 1697, parmi les « Exercices du Corps » nécessaires pour « disposer [la jeunesse] aux fonctions d’un âge plus avancé », la danse, avec la chasse, l’escrime, la lutte, la course et l’exercice du cheval constituent les entrées de la troisième partie du ballet (BnF, Rés. Yf 2578 : Ballet de la Jeunesse, qui sera dansé au college de Louis le Grand a la tragedie de Posthumius […], Paris, Antoine Lambin, 1687).
32 L’Homme instruit par le spectacle, ou le theâtre changé en école de vertu. Ballet qui sera dansé au college de Louis le Grand a la tragédie de Brutus, premier consul des romains […], Paris, 1726, troisième partie, p. 5 [BnF, Rés. Yf 2721].
33 Idem, p. 2.
34 Nous empruntons cette expression à Michel de Pure (Idée des Spectacles Anciens et Nouveaux, Paris, Michel Brunet, 1668, p. 260-261) : « La premiere & plus essentielle beauté d’un air de Balet est la convenance ; c’est à dire le juste rapport que l’air doit avoir avec la chose representée. »
35 Cf. Wiley H. Hitchcock, Les Œuvres de Marc-Antoine Charpentier : catalogue raisonné, Paris, Picard, 1982, H. 498.
36 Marc-Antoine Charpentier, op. cit., p. 7-21.
37 Combat […], op. cit., prologue.
38 Ballets des Jésuistes […], op. cit., p. 2-3.
39 Cf. Marc Fumaroli, L’Âge de l’éloquence […], Genève, Droz, 1980, p. 673-706.
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