Tragédie latine et tragédie en musique au collège Louis-le-Grand de Paris : l’exemple de Saül et David et Jonathas (1688)
p. 203-213
Texte intégral
1Dans les années 1680, les tragédies latines données au collège jésuite de Paris pendant la période de Carnaval étaient accompagnées d’intermèdes en français et en musique d’une telle ampleur que l’on n’hésita pas à les appeler « tragédies en musique », ainsi que l’attestent les programmes. Par ailleurs, les pièces récitées et les intermèdes avaient la particularité de traiter du même thème : Eustachius Martyr et Eustache en 1684, Demetrius et Démétrius en 1685, Jephtes et Jephté en 1686, Celsus martyr et Celse martyr en 1687, Saül et David et Jonathas en 1681. La plupart des œuvres sont restées anonymes. Nous connaissons seulement les auteurs (tous RR. PP. de la Compagnie de Jésus) d’Eustachius Martyr (Gabriel François Le Jay), Celsus martyr (François Pallu), Saül (Pierre Chamillart), Celse martyr et David et Jonathas (François Bretonneau), et les compositeurs de Démétrius (Claude Oudot), de Celse martyr et de David et Jonathas (Marc Antoine Charpentier). Les sources sont malheureusement lacunaires : les tragédies latines sont toutes perdues2 et seule la musique de David et Jonathas a été conservée, grâce à André Danican Philidor, dit l’aîné, bibliothécaire du roi, qui la copia en 1693, c’est-à-dire deux ans après sa création. Dans l’optique d’une étude sur l’articulation entre tragédie latine et tragédie en musique, nous ne pouvons donc nous appuyer que sur les deux œuvres données en 1688 : Saül et David et Jonathas.
Les sources
2Saül
3Argument en latin4 :
4D.o.m./Saul/Tragœdia/Dabitur in regio/Ludovici Magni/Collegio societatis Jesu/a secundanis/Die Sabbathi xviii5 Februarii horâ post meridiem primâ./Parisis, apud viduam Claudii Thiboust,/et/Petrum Esclassan, Juratum Bibliop. Universit./ordin. viâ D. Joan. Later. è regione Collegij Regij./m. dc. lxxxviii.
5Les noms des acteurs et leur origine géographique sont notés sur la dernière page non numérotée.
6David et Jonathas
7Livret imprimé6 :
8David/et/Jonathas,/Tragedie/en musique,/Qui sera representée sur le Théatre du College de Louis/le Grand, le xxviii. Février./a Paris,/Chez la Veuve de Claude Thiboust,/et/Pierre Esclassan, Libraire-Juré & ordinaire/de l’Université, ruë Saint Jean de Latran, vis-à-vis,/le College Royal./m. dc. lxxxviii./avec permission.
9Le prologue et la tragédie sont précédés d’un résumé (« sujet »). Chacun des actes est aussi précédé d’un résumé. En tête du prologue et de la tragédie sont présentés les « acteurs » et à la fin du livret est noté : « La Musique est de la Composition/de Monsieur Charpentier. »
10Livret imprimé (version en trois actes)7 :
11David/et/Jonathas,/Tragedie/En Musique,/Qui sera representée/sur le Theatre/du College de Louis/le Grand, le Mercredy 10. Février 1706. à deux/ heures precises aprés midy/a Paris,/De l’Imprimerie de Louis Sevestre,/ruë des Amandiers, au Mont S. Hilaire/m. dcc. vi.
12À la fin du livret est noté : « La Musique est de F. M. Charpentier. »
13Partition manuscrite8 :
14David et/Jonathas/Tragedie mise/En musique par M. Charpentier/Et/ Representée sur le Theatre du College de/Louis le Grand le/XXV. [sic] fevrier 1688./Recueillie par Philidor Laisné/En 1690.
Le sujet
15Le thème des pièces données de 1684 à 1687 est tiré des livres de l’histoire ecclésiastique, de la vie des saints ou de l’histoire romaine. Seul celui de Jephté provient de la Bible (Livre des Juges, chapitre XI), tout comme l’histoire de Saül, David et Jonathas9, contenue dans les deux premiers Livres des Rois, appelés aussi les Livres I et II de Samuel. Le thème développé dans Saül et David et Jonathas se trouve dans les livres et chapitres suivants :
16I Rois 28 : Pris de crainte à la vue de l’armée des Philistins et d’être abandonné de Dieu, Saül, déguisé, consulte la pythonisse pour faire apparaître Samuel qui lui apprend sa perte, celle de ses fils et de son royaume.
17I Rois 31 : Les Philistins battent les Israélites sur la montagne de Gelboé. Blessé, Saül demande à son écuyer de l’achever. Devant le refus de celui-ci, Saül se jette sur son épée. Ses fils Jonathas, Abinadab et Melchisua meurent dans le combat.
18I Rois 1 : David apprend la défaite des Israélites. Un homme du camp de Saül raconte à David les derniers moments de ce dernier : à sa demande, il l’a tué et lui a ôté sa couronne qu’il a apportée à David. Celui-ci et tous ceux qui étaient auprès de lui pleurent la mort de Saül et de Jonathas, ainsi que le malheur d’Israël : « Montagne de Gelboé, que la rosée et la pluie ne tombent jamais sur toi […] ».
Les personnages
19Les auteurs des deux pièces n’ont gardé que les principaux personnages afin de concentrer sur eux l’épaisseur nécessaire à leur propos théâtral et musical. Certains personnages portent un nom différent de celui de la Bible (Seila, femme de David et fille de Saül10), ont reçu un nom (Doëgus, l’écuyer de Saül) ou ont été inventés (Joabel, un des chefs de l’armée des Philistins, ennemi de David). La tragédie latine compte sept personnages et la tragédie en musique six. Cinq leur sont communs : Saül, roi des Israélites, David, gendre de Saül et son ennemi qui a fui chez Achis, Jonathas, fils aîné de Saül, Achis, roi des Philistins, et Doëgus. Seila et Abinadab sont présents dans Saül seulement. Incarnant la figure du Mal dans Saül, Abinadab, fils cadet de Saül, a, dans David, pour correspondance Joadab (selon le livret) ou Joabel (selon la partition). Seila n’apparaît que dans Saül, ce qui permet de privilégier, dans l’opéra, la relation entre David et son ami Jonathas.
20Dans David et Jonathas interviennent aussi des « Troupes de Guerriers et de Captifs, de Peuple et de Pasteurs que David a délivrés » et les « Chœurs de la suite de Saül, d’Achis, de David, de Jonathas et de Joadab ». Ces rôles collectifs sont distribués entre solistes, petits ensembles et grands chœurs. Le prologue commun aux deux pièces fait intervenir, outre Saül qui en occupe le centre, deux personnages issus de la source biblique et qui ne reparaîtront plus par la suite : la pythonisse et l’ombre de Samuel.
De Saül à David et Jonathas
21La représentation de Saül et de David et Jonathas eut lieu au collège Louis-le- Grand le samedi 28 février 1688, à une heure de l’après-midi. La tragédie latine était interprétée par les élèves de seconde dont les noms et l’origine géographique sont donnés en latin dans le programme. Tous les rôles, y compris celui de Seila, étaient tenus par des garçons, élèves du collège issus de la meilleure noblesse.
22Aujourd’hui, nous avons pris l’habitude d’appréhender David et Jonathas détaché de Saül, que ce soit au disque, au concert ou à l’opéra. Le lien entre les deux pièces sembla d’ailleurs avoir été assez vite oublié, puisque lors d’une reprise de l’œuvre de Charpentier, notamment à Louis-le-Grand en 1706, les cinq actes firent place à un découpage en trois parties, tout en gardant à peu de choses près le même contenu. Du coup, la tragédie latine telle qu’elle avait été conçue ne pouvait plus fonctionner sans modifications, à moins qu’elle ait été purement et simplement supprimée. Quoi qu’il en soit, il convient de ne pas perdre de vue la singularité du projet et sa réalité dans le champ de la représentation.
23On ignore comment s’effectua le passage d’une pièce à l’autre lors de la création. Le tout devait durer au moins quatre heures11. Il paraît vraisemblable que chacun des actes respectifs des deux pièces s’enchaînaient, celui de David se donnant alors à entendre comme un commentaire12 à ce qui venait de se passer dans l’acte équivalent de la tragédie latine. La reprise de l’ouverture après le prologue, ainsi que les danses qui se trouvent à la fin de chaque acte (hormis le dernier), servaient sûrement d’entracte13 comme dans les opéras profanes.
24Les auteurs ont situé les deux pièces dans des lieux distincts : Saül « se passe sur la montagne de Gelboë », c’est-à-dire dans le camp des Israélites, alors que l’action de David et Jonathas « est proche des montagnes de Gelboë entre le camp de Saül et celui des Philistins ». Néanmoins, nous savons qu’à l’âge classique, on continuait à utiliser des décors simultanés14 ; peut-on ainsi imaginer la représentation des deux endroits se partageant la scène, animés ou désertés par les personnages ? Les musiciens faisaient-ils des allées et venues ou restaient-ils sur place pendant la tragédie latine ? Sans aucune information sur tous ces points, nous ne pouvons que nous perdre en conjectures. Ce qui est certain, c’est qu’il fallait ménager l’auditoire qui devait passer d’un lieu à un autre, d’une langue (le latin) à une autre (le français), d’un langage (la déclamation) à un autre (le chant)15, s’adapter à une dramaturgie et à des personnages différents et, ce qui devait être encore plus troublant, à deux interprètes pour un même rôle, sans doute revêtus de costumes semblables et donc reconnaissables immédiatement par le public16. Les actions menées dans chacune des pièces, la discontinuité entre les plans distincts dessinés par la tragédie latine et la tragédie en musique, constituaient encore un obstacle à l’intelligence du spectacle. Pour y parvenir, il était donc nécessaire que le public se situe dans le contexte singulier de chaque esthétique. En effet, la liaison dramaturgique se perçoit davantage entre les actes respectifs des pièces que d’une pièce à l’autre. Il y a parfois même des redites : ainsi dans l’acte III où Achis tente d’amener en vain Saül à la paix, dans l’acte IV qui montre les adieux entre David et Jonathas, et surtout dans l’acte V ; alors qu’à la fin de la tragédie latine, Saül et Jonathas sont morts, nous les retrouvons vivants au début du cinquième acte de la tragédie en musique. Leur agonie et la douleur de David vont de nouveau être exposées aux yeux des spectateurs.
25De toute évidence, le Père Chamillart a d’abord écrit la tragédie latine sur laquelle se sont appuyés Bretonneau et Charpentier. Ces derniers ont sans doute travaillé ensemble, la connaissance du langage de l’opéra s’avérant essentielle pour construire l’œuvre, connaissance que n’avait probablement pas le Père jésuite. Cette collaboration entamée avec Celse martyr atteignit avec David et Jonathas la perfection. Contrairement aux pièces précédemment données au collège Louis-le- Grand, celles de 1688 offrent des titres différents et, par là même, les auteurs ont voulu marquer un angle d’approche particulier à leur sujet : d’une part, l’histoire d’un roi déchu, d’autre part, le combat intérieur entre le devoir et l’amour qui agite David et Jonathas.
26Alors que Saül est omniprésent dans tous les actes de la tragédie latine, il n’intervient pour la première fois qu’à l’acte III de David et n’y reparaîtra qu’à l’acte V. Marqué par son destin qui lui a été dévoilé lors du prologue, il apparaît toujours dans un état de trouble extrême qui le mènera à la folie (acte III de David) et au suicide (acte V de Saül et de David). La pièce de Saül s’articule autour des notions du Bien et du Mal, symbolisées par les enjeux de la guerre et de la paix et incarnées très clairement par les personnages : d’un côté, David, Jonathas, Seila, de l’autre Abinadab, Doëgus, avec, au milieu, Saül soumis à une contradiction et un tourment incessants. Ce dernier, abandonné de Dieu, ayant perdu sa lucidité et sa capacité de décision, ne peut être que la proie des autres. Dans David, l’affrontement du Bien et du Mal va être concentrée dans l’acte II, avec Joabel qui s’efforce de persuader David de combattre ; mais celui-ci le laisse se repaître de sa haine pour rejoindre Jonathas.
27Dans David, la musique va trouver sa nécessité dans l’expression des affects (l’amour, la haine, le triomphe, la douleur, la folie, l’approche de la mort…) qui peuvent aisément s’y épanouir. À la différence de Saül où presque tous les personnages sont présents tout au long de la pièce, dans David, chaque acte, excepté le dernier, a la particularité d’être resserré autour d’un personnage – David (acte I), Joabel (acte II), Saül (acte III) et Jonathas (acte IV) – qui s’exprime dans de grands monologues. Cette disposition, jointe à une organisation tonale très forte, permet de cerner au plus près chacun de ces personnages, les relations qu’ils entretiennent entre eux et avec Dieu. En outre, la composition musicale structure les niveaux du discours, comme le passage de l’intime à l’officiel dans les actes I et V ; cette construction en arche témoigne d’une symétrie quasiment parfaite de tout l’opéra, l’acte central exposant la folie de Saül.
David et Jonathas : une tragédie en musique ?
28Le livret et la partition manuscrite de David et Jonathas affichent clairement le titre de « tragédie en musique », appliqué jusqu’ici aux œuvres de Lully jouées à l’Académie royale de musique. Afin de discuter cette appellation, nous citons en regard deux textes contemporains évoquant l’œuvre. D’abord celui du Mercure galant de mars 1688 qui relate le succès de la représentation :
J’ai à vous parler de trois opéras17. L’un fut représenté aux jésuites le 28 du mois passé. Comme cela pourra vous surprendre, je m’explique. Le collège de Louis-le-Grand étant rempli de pensionnaires de la première qualité, et qui n’en sortent que pour posséder les premières dignités de l’État, dans l’Église, dans l’Épée et dans la Robe, il est nécessaire que cette jeunesse s’accoutume à prendre la hardiesse et le bon air qui sont nécessaires pour parler en public. C’est dans cette vue que les jésuites se donnent la peine de l’exercer en faisant représenter deux tragédies tous les ans. Ils donnent l’une sur la fin de chaque été, un peu avant que les vacances commencent, et elle est représentée dans la cour du collège, parce que la saison est encore belle. Celle qui paraît sur les derniers jours du Carnaval, se représente dans une des classes, par les écoliers de seconde. Ces tragédies n’étaient autrefois mêlées que de ballets, parce que la danse est fort nécessaire pour donner de la bonne grâce et rendre le corps agile ; mais depuis que la musique est en règne, on a trouvé à propos d’y en mêler, afin de rendre ces divertissements complets. On a encore plus fait cette année, et outre la tragédie de Saül qui a été représentée en vers latins, il y en avait une en vers français, intitulée David et Jonathas, et comme ces vers ont été mis en musique, c’est avec raison qu’on a donné le nom d’opéra à cet ouvrage18.
29Quelques années plus tard, Le Cerf de La Viéville dénie à l’œuvre de Charpentier le titre et les qualités d’un opéra, plus particulièrement d’un opéra chrétien19 :
Comment est-il arrivé que personne n’ait imaginé ou n’ait osé hasarder un opéra chrétien ? Je ne sache pourtant pas qu’il en ait paru aucun, si ce n’est le Jonathas de Charpentier, joué au collège de Clermont. Mais, outre qu’un spectacle où les jésuites se défendent de mettre la moindre femme et le moindre trait de galanterie la plus permise, ne mérite qu’à moitié d’être appelé un opéra, celui de Jonathas est, ce me semble, trop sec et trop dénué de sentiments de morale et de piété, pour être appelé un opéra chrétien. Je voudrais un sujet tiré de la Bible ou de la Vie des Saints, puis un fonds de christianisme, égayé par un juste mélange de galanterie hors d’atteinte20.
30Le Mercure parle d’opéra plutôt que de tragédie en musique. L’argument est que les vers de David ont été entièrement mis en musique. Le Cerf de La Viéville avance aussi le terme d’opéra et reproche à David de ne pas renfermer les ingrédients obligés du genre : personnages féminins21 et scènes galantes. Comme nous aujourd’hui, les témoins de l’époque considèrent David et Jonathas seul22, sans Saül.
31Ainsi que l’a montré Catherine Kintzler, la tragédie en musique s’est construite à partir du modèle de la tragédie déclamée, mais à l’envers, tout en accédant à des lois régulières. Dans quelle mesure ce système en vigueur dans la tragédie en musique lullyste s’applique-t-il à David et Jonathas ? Si l’on se réfère aux règles observées dans l’un et l’autre genres, on décèle bien des exceptions (unité de lieu, absence de merveilleux23) qui empêchent de considérer l’œuvre de Charpentier comme une tragédie lyrique en bonne et due forme, mais qui, en revanche, la rapprochent de la tragédie récitée. Les règles propres au genre lyrique sont toutefois repérables comme la violence représentée (mort de Jonathas et de Saül, alors que l’on assiste seulement à la mort du premier dans la tragédie latine) et la présence de danses, toutefois rares : un menuet au premier acte, une chaconne au deuxième, une gigue au troisième, un rigaudon et une bourrée au quatrième, et seulement en fin d’acte.
32La structure en un prologue et cinq actes serait encore un élément pour assimiler David et Jonathas à une tragédie en musique. Cependant, le prologue, commun aux deux tragédies, ne ressemble en rien à la pièce introductive traditionnelle, portique à la gloire du roi. On y découvre Saül, seul et perdu, qui appelle désespérément Dieu. N’ayant pour toute réponse que le silence, il décide de consulter une pythonisse. Celle-ci fait paraître l’ombre de Samuel qui prédit à Saül sa mort, celle de ses enfants et le couronnement de David. Durant la tragédie, chaque personnage se trouve confronté à cette voix du destin et à sa solitude face à la volonté divine, chacun à sa manière : folie de Saül, résignation de David, ingénuité de Jonathas. Si, par certains aspects (traits rapides de l’orchestre, incantation de la pythonisse, apparition de l’Ombre), le prologue est traité comme une scène infernale d’opéra, c’est au premier acte de David et Jonathas que nous retrouvons les ingrédients des prologues habituels de la tragédie en musique. S’ouvrant par une marche triomphante, il fait paraître des hommes du peuple, des bergers, des guerriers et des captifs qui chantent la gloire de David dans les mêmes termes que l’on faisait l’apologie du roi Louis.
33Dans la préface de sa tragédie latine Sephœbus Myrsa représentée le 6 février 1712, le Père Charles Porée écrivait :
Nous devons prévenir le lecteur que les actes de cette tragédie sont séparés par des vers français, écrits pour le chant, et qui rappellent assez exactement les chœurs de l’ancienne tragédie24.
34Racine avait justifié lui aussi l’introduction de la musique dans ses tragédies tirées de l’Écriture sainte par ce retour à l’Antiquité : « Lier, comme dans les anciennes tragédies grecques, le chœur et le chant avec l’action. »
35Le terme « chœur », lorsqu’il s’agit de la tragédie antique, s’étend à ce qui est plus généralement de l’ordre du musical. Même en l’absence de préambule de la part du Père Bretonneau, il n’est pas interdit de se référer, tout comme le font Porée et Racine, à la tragédie grecque ; d’autant plus que David et Jonathas, évacuant (sauf au dernier acte) dans Saül ce qui touche à la narration et à l’action, trouve sa pleine fonction dans cet espace réservé au chœur de la tragédie antique :
On sait que la musique des tragédies grecques avait un caractère moral marqué (l’ » ethos »), c’est-à-dire que sa fonction était d’imposer une intellection immédiate des sentiments qu’elle devait exprimer. On sait aussi que ce caractère éthique obligatoire (Passionné, Lourd, Angoissé, Joyeux, Solennel, etc., selon les phases du drame) ne résultait pas comme dans notre musique moderne d’une intention somme toute subjective du compositeur (on pourrait citer mille pages qui peuvent être indifféremment entendues comme l’expression de l’ardeur joyeuse ou pathétique), mais que chez les Grecs, le sens de l’émotion n’étant jamais laissé au hasard, les modes eux- mêmes – tout comme le masque – étaient fixés dans une signification traditionnelle, intelligible sans retard et sans ambiguïté. Tel mode était conventionnellement celui de l’angoisse, tel autre celui de la volupté, et cet appareil de signes parfaitement clairs venait renforcer la nature intellectuelle de l’acte tragique : la passion était livrée non pas à partir d’un vague pathos, mais de telle ou telle gamme, définie rigoureusement par l’ordre de ses tons25.
36Comment ne pas faire le rapprochement entre ces modes antiques attachés aux diverses passions et l’ » Énergie des modes » de Charpentier et surtout l’utilisation extrêmement convaincante qui en est faite dans David et Jonathas26 ? Par ailleurs, nous ne pouvons qu’être frappés par la signification particulièrement forte des chœurs proprement dits. Placés au début et à la fin du premier acte, ils font la louange de David. Au deuxième acte, c’est un chœur « qu’on entend et qu’on ne voit point » qui dessine la voie du bonheur pour David et Jonathas en contrepoint des propos belliqueux de Joabel ; à la troisième scène, il accompagne les deux amis dans une grande chaconne. À la fin de l’acte III, il se contente de reprendre les vers de Joabel. À l’acte IV, de nouveau invisible, le chœur se prépare au combat alors que Jonathas exhale sa plainte d’être partagé entre un « ami trop malheureux » et un « père trop rigoureux ». À l’acte V, le chœur se métamorphose en plusieurs instances, se faisant l’écho des affects contrastés qui s’y manifestent : chœur de désolation dont les seuls « Hélas » ponctuent les événements terribles qui se pressent – la fin proche de Saül et de Jonathas, chœur invisible de triomphe (« Victoire, victoire ! »), chœur de lamentation (« Jamais amour fidèle et plus tendre »), chœur de louange (« Du plus grand des héros chantons la gloire »).
37Contemporain de Saül et de David et Jonathas, un autre projet pédagogique vit le jour à la maison royale de Saint-Cyr avec les deux tragédies tirées de l’Écriture sainte de Racine (Esther en 1689 et Athalie en 1691) mêlées de musique due à Jean-Baptiste Moreau. Si l’objectif pédagogique, moral et même esthétique est comparable à celui que pouvaient revendiquer les jésuites, les moyens divergent : d’un côté, une même œuvre où se mêlent texte et musique, de l’autre, la cohabitation de deux objets à la fois complémentaires et singuliers.
38Au terme de ces quelques réflexions, il apparaît difficile de faire entrer David et Jonathas dans une catégorie connue. Malgré son titre, l’œuvre commune de Bretonneau et de Charpentier ne peut être considérée comme une tragédie en musique, car elle n’en possède pas toutes les caractéristiques (notamment l’absence de récitatifs et de machines). Elle excède le statut d’intermèdes, d’une part, par sa propriété à fonctionner d’une manière autonome de la pièce latine, d’autre part, par le « signe puissant27 » que revêt ici la musique. Il en ressort que le projet des jésuites fut tout à fait original à cette époque et n’appartient à aucun genre expérimenté ailleurs. Pourtant, il n’aura guère de postérité, et après la démonstration magistrale de 1688, les Pères de Louis-le-Grand lui préféreront, une fois pour toutes, le ballet.
Notes de bas de page
1 Pour les sources de ces pièces, voir Robert W. Lowe, Marc-Antoine Charpentier et l’opéra de collège, Paris, Maisonneuve et Larose, 1966, p. 179-180. Selon l’inventaire dressé dans cet ouvrage, on peut noter de nouveau la présence d’intermèdes en musique de Lalouette pour la tragédie latine Sophronie en 1692, mais selon un mode différent de celles données auparavant : « […] quoique les intermèdes français aient du rapport à chaque acte latin, ils n’ont pas de liaison entre eux [afin de] donner par ce moyen plus de liberté et plus d’agrément à la musique », INTERMEDES/EN MUSIQUE,/QUI SERONT CHANTEZ/A LA TRAGEDIE/DE/SOPHRONIE/Sur le Théatre du College/de Louis LE GRAND./Le XVI. Fevrier 1692, BnF, Rés. Yf 451, p. 13. Voir aussi au sujet de ces pièces, Jean Duron, « Marc-Antoine Charpentier : “Mors Saülis et Jonathæ”-“David et Jonathas”, de l’histoire sacrée à l’opéra biblique », Revue de musicologie 77/2 (1991), p. 255-259.
2 Ces tragédies n’eurent peut-être pas l’opportunité d’une édition. On n’en publiait que le résumé, généralement en latin.
3 Présentant de nombreuses lacunes, la partition de David et Jonathas a été restituée par Jean Duron, Paris, CNRS, 1981.
4 BnF, Rés. M. Yc 978 (11), 7-[1] p.
5 Sur l’exemplaire que nous avons consulté, « Sabbathi » et les chiffres « II » ont été ajoutés à la main alors que « Jovis » a été barré.
6 BnF, Rés. M. Yc 978 (12), 42 p.
7 BnF, 8° Le Senne 8446 (9), 32 p.
8 BnF, Rés. F. 924, 238 p.
9 Les personnages de Saül, David et Jonathas ont constitué les thèmes les plus souvent traités dans le théâtre scolaire jésuite et David et Jonathas fera l’objet de plusieurs reprises, à Paris et en province. Cf. Jean Duron, « L’année musicale 1688 », xviie siècle 139 (1983), p. 237.
10 Dans la Bible (I Rois 25), David a deux femmes : Achinoam de Jezraël et Abigaïl, veuve de Nabal du Carmel. Il avait épousé également Michol, fille de Saül, que ce dernier donna ensuite à Phalti, fils de Laïs.
11 La partition seule de David et Jonathas compte plus de deux heures de musique.
12 Tel que le définit Roland Barthes : « On peut dire que c’est le chœur qui donne au spectacle sa dimension tragique, car c’est lui, et lui seul, qui est toute parole humaine, il est Commentaire par excellence, c’est son verbe qui fait de l’événement autre chose qu’un geste brut », « Pouvoirs de la tragédie antique », Œuvres complètes, t. 1, Paris, Seuil, 1993, p. 222.
13 « Ballet, musique, ou autre divertissement que l’on donne entre les actes d’une comédie pour réjouir les spectateurs par la diversité, ou donner le loisir aux acteurs de changer d’habits, ou de décorations », Antoine Furetière, Dictionnaire universel contenant généralement tous les mots français […], Rotterdam, La Haye, Leers, 1690.
14 Voir Georges Védier, Origine et évolution de la dramaturgie néo-classique. L’influence des arts plastiques en Italie et en France : le rideau, la mise en scène et les trois unités, Paris, PUF, 1955, p. 22 sq.
15 Ainsi que l’écrit Jean Duron, le spectateur devait faire face à un véritable « choc » et « Le danger, à cet instant précis [le passage d’une pièce à l’autre], pourrait fort bien être la confusion », texte de présentation de l’enregistrement de David et Jonathas chez Erato, sous la direction de Michel Corboz et dans une mise en scène de Jean-Louis Martinoty donné à l’Opéra de Lyon en 1981.
16 Si nous possédons la distribution pour la pièce latine (voir Catherine Cessac, Marc-Antoine Charpentier, Paris, rééd. Fayard, 2004, p. 225), nous n’avons aucun renseignement sur les musiciens (instrumentistes et chanteurs). Eu égard aux tessitures requises (voix d’hommes, à l’exception de Jonathas) et le métier que demandaient les parties musicales, il est peu probable que les rôles chantés aient été tenus par les élèves du collège. Dans le cas vraisemblable où l’on fit appel à des professionnels, étaient-ce les mêmes que ceux qui se produisaient à l’église Saint-Louis et dont Charpentier a mentionné les noms dans ses motets : Jean Dun, Antoine Boutelou, Charles Hardouin, Benoît Hyacinthe Ribon…, attachés à l’Académie royale de musique ? Le rôle de Jonathas fut-il confié à un castrat ? Nous en trouvons (le Français Bluquet, les Italiens Antonio Favalli et Tomaso Carli) dans certains motets contemporains du compositeur. Au vu d’informations figurant sur le livret de Démétrius, il se pourrait que les chanteurs aient été plutôt ceux en activité à la Chapelle royale. Voir Jean Duron, « Marc-Antoine Charpentier : “Mors Saülis et Jonathæ”- “David et Jonathas”, de l’histoire sacrée à l’opéra biblique », op. cit., p. 259.
17 Les deux autres étaient Zéphire et Flore de Jean-Louis Lully et Phaëton de Jean-Baptiste Lully repris à l’Académie d’Opéra de Lyon.
18 Mercure galant, mars 1688, p. 317-319.
19 À ce sujet, voir Catherine Cessac, « La tragédie biblique en musique de David et Jonathas à Jephté : naissances d’un genre (1688-1732) », Campistron et Consorts : tragédie et opéra en France (1683-1733), Actes du colloque de Toulouse, éd. Jean-Philippe Grosperrin, Littératures classiques 52 (automne 2004), p. 365-373.
20 Jean-Laurent Le Cerf De La Viéville de Freneuse, Comparaison de la musique italienne et de la musique françoise, Bruxelles, F. Foppens, 1705-1706, rééd. Genève, Minkoff, 1972, 3e partie, p. 5.
21 Notons toutefois dans Celse martyr, le rôle important accordé à Marcionille, très probablement tenu par une chanteuse et non par un élève du collège travesti, comme cela se faisait dans la tragédie parlée. Mais la relation maternelle entre Celse et Marcionille excluait toute ambiguïté morale.
22 Philidor, contrairement à la façon dont il procède pour les comédies de Molière ou les tragédies de Racine où il recopie à la fois le texte et la musique, isole la musique de David et Jonathas de son contexte global de création. La teneur du texte en latin en est sans doute la raison.
23 Même dans le prologue qui pouvait s’y prêter, les auteurs ont pris garde de placer sous silence les démons qui ne sont que visuellement présents, sous la forme de pantomimes. Le livret affiche « Une troupe de Démons se présente à la pythonisse ; et elle appelle Samuel », puis « Les Démons qui s’étaient prosternés, témoigne à la pythonisse que rien ne paraît », enfin « les Démons disparaissent » à l’apparition de l’Ombre de Samuel.
24 Cité dans Robert W. Lowe, Marc-Antoine Charpentier et l’opéra de collège, op. cit., p. 39.
25 Roland Barthes, Œuvres complètes, op. cit., p. 220.
26 Nous renvoyons à notre analyse de l’œuvre mettant en lumière cette composante, Catherine Cessac, Marc-Antoine Charpentier, op. cit., p. 231-242.
27 Roland Barthes, Œuvres complètes, op. cit., p. 220.
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