L’importation de la tragédie française sur les scènes de collège italiennes au début du xviiie siècle
p. 191-200
Texte intégral
1Le phénomène dont il va être question prend naissance en 1693 avec la représentation à Bologne, sur la scène du collegio del Porto, également nommé Accademia degli Ardenti, d’une traduction en prose de Stilicon de Thomas Corneille, due au recteur de ce collège, le Père Filippo Merelli. C’est à cette occasion que, pour la première fois à Bologne, un collège pour nobles fait représenter une tragédie française par ses jeunes élèves, qui avaient plutôt pour habitude de jouer en fin d’année la pièce composée par leur maître de rhétorique.
2Le succès de l’expérience engagea rapidement d’autres collèges à imiter l’audace du Père Merelli, à Bologne dans un premier temps, puis à Modène et à Rome principalement. Avant d’interroger les raisons de cette orientation nouvelle du théâtre de collège italien, et de revenir sur la nature de ces traductions et de ces représentations, je vais m’arrêter quelques instants sur la diffusion du répertoire tragique français dans les collèges italiens entre 1693 et 1710, période durant laquelle une trentaine de tragédies furent traduites et représentées dans les principaux collèges destinés à la noblesse de ces trois villes. À Bologne, après le succès de Stilicon, le collegio del Porto, dirigé non pas par les jésuites mais par la congrégation des Pères somasques, traduit et fait représenter Timocrate en 16961. Deux ans plus tard, en mars 1698, l’institution jésuite la plus importante de la ville, le collège San Francesco Saverio ou collegio dei Nobili, fait un choix plus original en proposant la Marie Stuart de Bourseault, dont le marquis Giovan Gioseffo Orsi, une personnalité sur laquelle j’aurai à revenir, décrit l’effet d’émerveillement qu’elle produisit sur le public dans une lettre à Lodovico Antonio Muratori2. Le goût naissant des collèges pour la tragédie française ne sera pas atténué par la guerre de Succession d’Espagne qui impose une interdiction de toute représentation à Bologne jusqu’en 1705. Cette même année, un autre collège jésuite, le collegio Montalto, donne Andromaque dans une traduction du recteur du collège, le poète Eustachio Manfredi3, qui récidive deux ans plus tard en faisant jouer par les élèves de la classe de rhétorique sa propre traduction de Britannicus4 et une traduction d’Arminius de Campistron due à une personnalité extérieure au collège, le comte Gian Niccolò Tanari. Durant ces années 1705-1707, nous savons, d’après une lettre du marquis Orsi5, que trois autres tragédies, Bérénice de Racine, Scévole de Du Ryer et Statire de Pradon, et une tragi-comédie, Amalasonte de Quinault, furent représentées dans des collèges de la ville6. La correspondance du marquis Orsi nous renseigne également sur la circulation de ces traductions d’un collège à l’autre, et d’une ville à l’autre, puisque plusieurs traductions représentées à Bologne, dont celle de Statire, furent ensuite données à Modène, sur la scène du collegio San Carlo7. Notons d’ailleurs que si l’œuvre de Jacques Pradon ne fit qu’une brève apparition à Bologne, elle connut en revanche une étonnante fortune à Modène, puisque trois de ses tragédies furent représentées, entre 1706 et 1710, par les élèves du collegio San Carlo : il s’agit de Statire, de Scévole et de Scipion l’Africain8. Dans ce cas précis, c’est le marquis Orsi qui a joué le rôle d’intermédiaire en communiquant les traductions de ces trois tragédies à Lodovico Antonio Muratori, qui était à l’époque bibliothécaire du duc Rinaldo d’Este, lequel l’avait officieusement chargé de diriger le travail des élèves du collège San Carlo pour leurs représentations de fin d’année.
3Mais c’est en 1698 qu’un événement donna toute son ampleur au phénomène. Cette année-là, le Père Filippo Merelli quitte le collegio del Porto de Bologne pour devenir recteur de l’un des plus prestigieux collèges romains, le collegio Clementino, également dirigé par la congrégation des Pères somasques. Cette promotion est très certainement liée à l’identité du protecteur de ce collège, le cardinal Benedetto Pamphili, qui était avec le cardinal Pietro Ottoboni l’un des principaux mécènes romains en matière de spectacles, et plus particulièrement de spectacles musicaux. Pour le cardinal Pamphili, appeler le Père Merelli qui, après ses traductions de Thomas Corneille, apparaissait comme l’un des principaux « spécialistes » du théâtre tragique français, constituait sans doute un moyen de donner une orientation nouvelle aux représentations théâtrales du collège, et de concurrencer plus efficacement ses principaux rivaux, le collège et le séminaire romains. Cette idée produisit des résultats spectaculaires puisque après la reprise de Stilicon en 1698, les élèves du collegio Clementino jouèrent Bérénice et Héraclius en 1699, Le Cid et Polyeucte en 1701, puis Rodogune et Timocrate en 1702, toutes ces représentations ayant lieu durant le carnaval9. Enfin, après une période d’interdiction due, là encore, à la guerre de Succession d’Espagne, le Père Merelli traduisit quatre nouvelles pièces pour les élèves du collège : Tamerlan de Pradon et Amalasonte de Quinault pour le carnaval de 1709, puis Laodice et Pyrrhus de Thomas Corneille pour le carnaval de 171010. Chaque représentation donnait lieu à la publication non pas d’un argument, mais de la traduction intégrale du texte, parfois précédée d’une description des décors et des intermèdes, que j’évoquerai un peu plus loin.
4La remarquable persévérance du collegio Clementino suffirait à attester l’engouement du public et des élèves de l’institution pour le répertoire tragique français. Un engouement confirmé par Giovanni Mario Crescimbeni, le premier Archonte de la puissante Accademia dell’Arcadia, fondée en 1690 dans l’entourage de Christine de Suède, et engagée dans une réforme de la poésie italienne. Dans un traité publié en 1700, intitulé La Bellezza della volgar poesia, Crescimbeni rend compte de la réception romaine des premières traductions de Merelli :
In Roma […] abbiamo veduto ritornar la Tragedia ; e comechè sfornita di musica, e ripiena di lutto, ognun sa quanto sia stata onorata, ed applaudita da tutta Roma, allorché sul Teatro del nobil Collegio Clementino comparve lo Stilicone, e le altre Tragedie trasportate dal Francese dal Gentilissimo Adrasto11.
5Ce témoignage est d’autant plus intéressant qu’il ne se contente pas de nous renseigner sur le succès public de ces représentations, auxquelles assistaient non seulement les parents des élèves du collège, mais aussi l’aristocratie romaine et d’éminents membres de la cour pontificale. Il indique également qu’elles apparurent aux yeux de ce public comme la manifestation spectaculaire d’une renaissance de la tragédie « sans musique et remplie de deuil ». Cette affirmation est surprenante à plusieurs titres, car si la tragédie était bien absente des scènes publiques, elle existait depuis plus d’un siècle sur les scènes de collège, et même si durant la dernière décennie du xviie siècle, les tragédies jésuites avaient subi la concurrence, voire la contamination d’autres genres comme la tragi-comédie d’inspiration espagnole ou le dramma per musica, les auteurs jésuites n’avaient pas pour autant renoncé à en écrire. Paradoxalement, c’est peut-être moins à la tragédie jésuite qu’à l’opéra contemporain que Crescimbeni compare ces œuvres françaises, puisqu’il insiste sur leur aptitude à plaire sans musique, par le moyen du texte et de l’agencement de la fable, comme si le théâtre du collegio Clementino avait subitement révélé aux yeux du public romain la viabilité et l’efficacité dramatique d’un genre qui avait subi de plein fouet, durant le xviie siècle, la concurrence du drame en musique. C’est également à l’opéra du temps que le Père Merelli fait implicitement référence lorsqu’il insiste sur les vertus édifiantes du théâtre tragique français dans l’avis au lecteur de sa traduction de Rodogune, représentée et publiée en 1702 :
La scena che fù instituita per essere scuola della Vita humana, cominciava in Italia ad esser la scuola degl'humani vizij, perche passando in scostumato diletto, quel che deve essere morale precetto, ò si applaudeva con riso alla Virtù pregiudicata, ò si mordeva con livore il vizio non ben corretto. E’bisognato per tanto richiamare da Francia l’uso primiero di decorarla, e con la scorta de’ Cornelj rivestendo I Cothurni dal piede Italiano banditi far passeggiare in palco le passioni con la riuscita che meritano, premiandole se sono Eroiche, gastigandole, se sono indegne. Nè vedrai un Esempio nella Rodogona, che ti presento. Una Regina violenta fà poi quel fine, che dalla giustizia del Cielo possono temere i scelerati12.
6En choisissant d’insister sur le profit moral que le public et les élèves du collège pouvaient tirer de la représentation des tragédies des deux Corneille, Merelli fait à son tour comme si la tragédie jésuite n’existait pas, et justifie le recours au répertoire tragique français en lui opposant implicitement le contre-modèle du dramma per musica dont il était de mise de condamner les dérives immorales et lascives durant le dernier quart du siècle. Le fait que le Père Merelli n’était pas jésuite, mais appartenait à la congrégation des Pères somasques, ne suffit sans doute pas à expliquer l’étrange omission de la tragédie de collège dans sa préface de Rodogune. Cette omission tient plus probablement aux enjeux qu’en tant que recteur du collegio Clementino, le Père Merelli assigne à ces représentations, qui ont certes pour but de former les jeunes gens à l’art du discours, mais qui doivent également séduire un public aristocratique et mondain, dont les habitudes réceptives ont été modelées par le dramma per musica plus que par les tragédies de collège, auxquelles ils n’assistent que très occasionnellement. En d’autres termes, l’un des enjeux majeurs de ces représentations est de démontrer l’existence et la viabilité d’une forme de tragédie susceptible non seulement de correspondre au goût du public contemporain, mais peut-être aussi de le polir et de le former.
7Cette ambition s’affirma dès les premières représentations à Bologne dans les années 1690, où les traductions du Père Merelli ne sont pas apparues par hasard. Il se trouve en effet qu’avant la première représentation de Stilicon en 1693, de très nombreuses traductions de tragédies françaises avaient vu le jour dans l’entourage du marquis Giovan Gioseffo Orsi, qui accueillait régulièrement dans sa villégiature de Villanova, dans les environs de Bologne, les membres de l’Accademia degli Accesi, qui deviendra par la suite une colonie arcadienne. L’un des exercices favoris de cette académie consistait précisément dans la traduction, souvent collective, et dans la représentation, par les traducteurs eux-mêmes, de tragédies françaises, une pratique qui s’étendit dès le début des années 1690 à d’autres cercles mondains de Bologne, puisque de nombreuses représentations eurent lieu dans les résidences privées d’aristocrates de la ville.
8Le choix du Père Merelli en 1693 s’inscrivait donc dans le cadre d’une mode littéraire et mondaine qui avait fait de la représentation de ces tragédies l’un des divertissements favoris de l’aristocratie bolonaise. Une influence mondaine favorisée par le fait que le collegio del Porto n’était pas dirigé par les jésuites, mais par les somasques, une congrégation fondée à Pavie en 1528 qui s’était peu à peu imposée comme un ordre rival des jésuites en matière d’éducation. Or, cette congrégation s’était distinguée, à Venise notamment, par sa souplesse dans la gestion des collèges et des séminaires dans lesquelles elle officiait. Elle acceptait plus volontiers que les jésuites de ne pas diriger entièrement ces institutions, et d’y exercer son activité d’éducation sous le contrôle des autorités politiques et de la noblesse locales.
9Le cas du collegio del Porto est à cet égard exemplaire, puisque la direction de l’institution était directement exercée par un groupe de douze présidents, tous issus de la noblesse et, pour un certain nombre d’entre eux, du sénat de Bologne. Dans les chapitres du collège, publiés en 1610, l’autorité des douze présidents est sans cesse soulignée, et deux d’entre eux sont engagés à se rendre chaque semaine au collège à l’heure des classes pour s’assurer que les jeunes gens en tirent profit13. Il se trouve que, dans les années 1690, plusieurs de ces présidents faisaient partie de l’entourage du marquis Orsi, notamment le sénateur Gregorio Casali, qui n’est certainement pas étranger à la décision de faire représenter Stilicon par les élèves du collège en 1693. On est dès lors en droit de se demander à quelle nécessité didactique répondait ce choix de Stilicon. S’agissait-il simplement d’étendre à ces institutions une pratique qui avait cours ailleurs, et de renouveler ainsi l’intérêt de ces représentations de collège, ou de former cette jeunesse à une rhétorique d’inspiration mondaine et galante dont un certain nombre de ces tragédies sont nourries ? Cette dernière hypothèse semble confirmée par l’importante proportion de tragédies galantes de Pradon, de Quinault ou de Thomas Corneille, qui furent représentées dans les divers collèges dont il a été question14.
10Cette hypothèse trouve également confirmation dans le débat littéraire qui fit cortège à cette mode francophile en matière de tragédie. Un débat né lui aussi dans l’entourage du marquis Orsi, où l’on ne se contentait pas de traduire les tragiques français : on y commentait également la production théorique du dernier tiers du siècle, et notamment celles du Père Rapin et du Père Bouhours. C’est d’ailleurs pour ses considérations sur la Manière de bien penser dans les ouvrages d'esprit que le marquis Orsi est resté célèbre, des considérations qui se font précisément l’écho des conversations de Villanova sur les problèmes de rhétorique et de style soulevés par Rapin et Bouhours, et sur la censure, par ce dernier, des grands poètes italiens du passé. La réaction d’Orsi et de son entourage porte sur la question du bon goût et de l’usage du style galant dans le domaine de la poésie, et il oppose aux réflexions du Père Bouhours la défense d’une conception ornementale du style15. Eustachio Manfredi, qui a participé à la querelle par la publication d’une lettre de soutien à Orsi, stigmatise la médiocrité du style poétique français, trop domestiqué et, partant, dénué de l’originalité et de la faculté d’émerveiller recherchée par les Italiens :
Io stimo che l’avversione de’ Franzesi a i Toscani Poeti nasca dall’essersi quelli dati quasi del tutto a certe maniere di Componimenti famigliari, e scherzevoli […] : dal che poscia è proceduto, che anche ne’gravi componimenti lirici abbiano per forza dell’uso ritenute per lo più quelle medesime domestiche maniere di favellare, senza curarsi gran fatto di dare al loro stile un particolar carattere, che sopra la prosa lo sollevi, e da essa ildistingua. Laddove gl’italiani, che grandissima differenza pongono tra lo stile poetico e quello degli sciolti parlari, non solo ricercano ne i Versi loro il suono, e l’armonia, ma fanno professione parlar in questi un distinto, e speciale linguaggio, per cui impiegano e pensieri, e figure, e forme di dire, e talvolta eziandio parole diverse da quelle, che nella prosa sogliono adoperare16.
11Cette critique du style moyen ne concerne cependant pas la tragédie. Là, au contraire, les poètes français, et plus particulièrement Corneille et Racine, sont parvenus, dit Orsi, à dépasser les Anciens, aussi bien dans le traitement du sujet (il évoque ici Œdipe de Corneille et Iphigénie et Phèdre de Racine) que dans le discours dramatique, plus naturel et judicieusement orné que chez Sophocle ou Euripide. Les tragiques français sont ainsi promus au rang d’autorités, susceptibles non seulement d’être imités, mais également d’être étudiés en classe de rhétorique. S’il arrive parfois à Orsi, et à Muratori, dans la Perfetta poesia italiana, de censurer ces deux auteurs, c’est précisément en vertu de la catégorie du naturel, mise en défaut d’un côté par l’usage de l’alexandrin qui entrave la juste imitation du discours, et de l’autre par l’emploi occasionnellement intempérant des figures et des pensées ingénieuses que Muratori s’amuse à traquer principalement chez Corneille. La critique de l’alexandrin et de la rime explique sans doute que ces tragédies aient été traduites en prose et non en versi sciolti (vers libres), aussi bien par le marquis Orsi et son entourage que par le Père Merelli. L’enjeu étant l’imitation parfaite et bienséante du discours, la prose apparaît moins comme un aveu d’infirmité du traducteur que comme un choix esthétique délibéré.
12Si l’on s’en tient aux traductions du Père Merelli, elles sont dans l’ensemble assez fidèles tant sur le plan de l’agencement du discours que sur le plan du style, puisqu’il fait ce qu’il peut pour reproduire les lieux et les figures de l’original. La recherche du naturel le conduit cependant parfois à aplatir le texte, et à refuser certaines figures qu’il juge excessives dans le contexte dramatique. On trouve un exemple de cette pratique dans sa traduction de la scène 4 de l’acte III du Cid, assez fidèle dans l’ensemble, mais où il semble que la litote17 de Chimène l’ait quelque peu embarrassé. Il traduit en effet « Va, je ne te hais point » par « Chi ti persuade ch’io t’odio » (Qui te persuade que je te hais ?).
13En dehors de ces quelques infidélités stylistiques dont on pourrait citer maints exemples, les traductions en prose de Merelli apportent un certain nombre de modifications au texte, dont le traducteur se justifie en arguant de la nécessité d’adapter ces tragédies aux usages de la scène italienne, et nous allons voir qu’il fait ici référence non seulement aux usages des représentations de collèges mais aussi à ceux du dramma per musica. Ces modifications concernent en premier lieu les confidents, qui sont soit purement et simplement supprimés (c’est le cas de Doride, la confidente d’Ériphile dans Timocrate), soit transformés en personnages comiques. Les textes théoriques de l’époque, notamment la Perfetta poesia italiana de Muratori, attestent en effet que les confidents choquaient le public italien, car leur présence était perçue comme un artifice trop voyant, dont la seule fonction était de faire parler les personnages principaux18. À l’inverse, on était bien plus habitué à la figure du serviteur dont le langage trivial était plus conforme au caractère, et qui, dans l’opéra de l’époque, apportait un contrepoint comique au discours des héros. Dans la traduction de la scène 2 de l’acte IV de Timocrate, Cleona, l’unique confidente d’Ériphile et qui remplace ici Doride, s’insurge dans ces termes en apprenant que Cléomène, promis à Ériphile après sa fausse victoire sur Timocrate, est un imposteur : « Io, per me sposarei la morte, più tosto che un’Uomo, quale non avesse confacenti al mio genio le qualità. E meglio morire da generosa, che star tutta la vita in uninferno19. »
14Les modifications les plus apparentes sont cependant liées à l’impératif du spectacle puisque, comme dans le théâtre jésuite, ces représentations étaient entrecoupées d’intermèdes, et parfois suivies d’un épilogue en musique, comme ce fut le cas dans Polyeucte en 1701. Pour les représentations des collèges de Bologne et du collegio Clementino de Rome, nous ne disposons malheureusement pas de ces fameux argomenti qui rendent compte des représentations de tragédies jésuites données au collège et au séminaire romains. Mais comme nous l’avons vu, certaines éditions des traductions représentées au Clementino nous renseignent sur les intermèdes et sur les changements de décors. On compte ainsi six changements de décor dans Le Cid, et quatre intermèdes en forme de ballet, le troisième représentant un débarquement de Maures suivi d’un combat. Dans Polyeucte, le premier intermède est un ballet représentant Vulcain entouré de cyclopes, le deuxième représente un sacrifice public s’achevant par la chute du temple, suivi d’un ballet héroïque, le troisième, le combat de Cadmos contre le dragon qui engendre plusieurs guerriers luttant l’un contre l’autre, et le quatrième des tailleurs de pierre qui sculptent dans la roche un chevalet sur lequel viennent sauter cinq jeunes gentilshommes. Ces intermèdes s’inscrivent, on le voit, dans la plus pure tradition de la représentation de collège et proposent principalement, pour reprendre la terminologie de Ménestrier, des ballets d’attache. Ce qui a parfois une incidence directe sur le texte : dans Le Cid, Merelli a rajouté, juste après la fameuse scène 4 de l’acte III entre Chimène et Don Rodrigue, une scène où Don Alonse vient prévenir Don Arias d’un imminent débarquement de Maures sur les rives du Guadalquivir.
15Enfin, l’épilogue de Polyeucte renvoie, quant à lui, aussi bien à l’esthétique de la tragédie jésuite qu’à celle du dramma per musica et de l’oratorio, puisqu’il représente Polyeucte et Néarque sur un char au milieu d’un palais céleste, qui chantent à l’unisson une aria qui se conclut ainsi :
O patir fortunato !
O morire Beato !
Chi non sà dare il sangue
Per la Fede, per Dio, è un Cor,
che langue20.
16Il n’est certes pas étonnant que ce soit précisément dans Polyeucte, l’unique tragédie chrétienne qu’il ait traduite du français, que Merelli ait ajouté un épilogue en référence au théâtre jésuite, qui donne à voir ce que le texte cornélien laissait à l’imagination du spectateur. Mais il importe surtout de souligner que cet ajout, comme l’ensemble des ajouts ou des remaniements du texte apportés par Merelli, tendaient à prouver que le théâtre tragique français était très facilement adaptable aux exigences spectaculaires du théâtre de collège. Une adaptabilité dont les librettistes d’opéra des deux premières décennies du xviiie siècle sauront tirer parti, puisque c’est en transposant à leur tour des tragédies françaises qu’ils bouleverseront l’esthétique du dramma per musica.
Notes de bas de page
1 Il Timocrate, opera tragicomica di Tomaso Cornelio, Bologne, Monti, 1696.
2 L’information relative à cette représentation de la Marie Stuart d’Edme Bourseault nous est donnée par une lettre du marquis Giovan Gioseffo Orsi à Lodovico Antonio Muratori, datée du 29 mars 1698, citée par Simonetta Indegno Guidi, « Per la storia del teatro francese in Italia : L. A. Muratori, G. G. Orsi e P J. Martello », La Rassegna della letteratura italiana, LXXVIII/1-2 (1974), p. 66. La traduction de l’œuvre telle qu’elle fut représentée en 1698 dans ce collège ne sera publiée qu’en 1724 dans les Opere Varie Trasportate dal Franzese, e Recitate in Bologna, Bologne, Lelio Dalla Volpe, 1724, vol. 2, p. 97-184.
3 Andromaca, tragedia tradotta dal Franzese di Monsieur Racine, Bologne, Longhi [1705]. Sur la date de publication et de représentation, voir Luigi Ferrari, Le traduzioni italiane del teatro tragico francese nei secoli xviie xviiie, Paris, Champion, 1925, p. 29.
4 Il Britannico, tragedia trasportata dal Francese, Modène, Soliani, [1706]. Pour l’attribution à Manfredi, voir Ingegno Guidi, op. cit., p. 72.
5 Voir la lettre du marquis Orsi à Muratori du 11 février 1706, citée par S. Ingegno Guidi, ibid., p. 76.
6 Dans sa lettre, Orsi ne précise malheureusement pas dans quels collèges ces pièces furent représentées, mais indique bien qu’elles furent jouées par de jeunes gens.
7 Sur les représentations de Statire à Modène, voir Ingegno Guidi, ibid, p. 76. La traduction de Statire ne sera publiée qu’en 1724 dans les Opere Varie Trasportate dal Franzese, e Recitate in Bologna, éd. cit., vol. 1, p. 5-83.
8 Ces représentations données au Collegio San Carlo de Modène, qui était la principale institution destinée à l’éducation des jeunes nobles de la ville, sont évoquées dans une lettre d’Orsi à Muratori datée du 3 mars 1707, citée par Ingegno Guidi, op. cit., p. 76.
9 Stilicone, tragedia di Tomaso Cornelio, trasportata dall’idioma francese e recitata da’Signori Cavalieri del Clementino nelle vacanze del Carnevale nell’anno M. DC. XCVIII, Rome, Chracas, 1698 ; Berenice, tragedia di M. Rasino, tradotta e rappresentata da'Sig. Cavalieri del collegio Clementino, in Rome, nel carnevale dell’anno M. DC. XCIX, Rome et Bologne, Longhi, 1699 ; Eraclio, tragedia di M. Pietro Cornelio tradotta, e rappresentata da’Signori Cavalieri del Collegio Clementino in Rome, Rome, Chracas, 1699 ; Il Cid, tragi-comedia di Pietro Cornelio, trasportata dal Francese, e rappresentata da' Signori Cavalieri del Collegio Clementino nelle loro vacanze di Carnevale dell’Anno MDCCI, Rome, Chracas, 1701 ; Poliuto, Tragedia Cristiana di M. Pietro Cornelio trasportata dall’idioma Francese e recitata da Signori Cavalieri del Clementino nelle vacanze del Carnevale dell’Anno MDCCI, Rome, Chracas, 1701 ; La Rodogona, opera tragica di Pietro Cornelio tradotta dal Francese e rappresentata da Signori Cavalieri del Clementino nelle vacanze del Carnevale dell’anno 1702, Rome, Chracas, 1702.
10 Tamerlano, tragedia di Monsù Pradon trasportata dall’idioma Francese, e recitata da’Signori Cavalieri del Clementino, nelle vacanze del Carnevale nell’anno MDCCIX, Rome, Chracas, 1709 ; Amalasunta, tragicomedia di Monsù Quinault trasportata dall’idioma Francese, e recitata da’Signori Cavalieri del Clementino, nelle Vacanze del Carnevale nell'Anno MDCCIX, Rome, Chracas, 1709 ; Laodice, tragedia di Tommaso Cornelio tradotta dal Franzese, e recitata da’Signori Cavalieri del Collegio Clementino nelle vacanze del Carnovale nell’Anno MDCCX, Rome, Chracas, 1710 ; Il Pirro, tragedia di Tommaso Cornelio tradotta dal Franzese, e recitata da Signori Cavalieri del Collegio Clementino nelle Vacanze del Carnevale nellAnno MDCCX, Rome, Chracas, 1710.
11 « À Rome, […] nous avons vu revenir la tragédie ; et bien que sans musique et remplie de deuil, chacun sait à quel point elle fut honorée et applaudie par Rome tout entière, lorsque comparurent sur la scène du Théâtre du noble collège Clementino Stilicone et les autres tragédies traduites du français par le très cher Adrasto. » (Giovanni Mario Crescimbeni, La Bellezza della Volgar Poesia spiegata in otto dialoghi, Rome, Buagni, 1700, p. 141.)
12 « La scène, qui fut instituée pour être l’école de la vie humaine, commençait à devenir en Italie l’école des vices humains, car les préceptes moraux ayant laissé place à un plaisir débauché, soit l’on applaudissait en riant face aux compromissions de la vertu, soit l’on mordait avec envie dans le vice mal puni. C’est pourquoi il a fallu faire revenir de France la bonne manière d’orner la scène, et en rechaussant, grâce aux deux Corneille, le cothurne que les pieds italiens avaient abandonné, nous avons pu faire vivre les passions sur scène avec l’issue qu’elles méritent, en les récompensant lorsqu’elles sont héroïques, et en les châtiant lorsqu’elles sont indignes. Tu en verras un exemple avec la Rodogune que je te présente. Une Reine violente y connaît la fin que les scélérats peuvent craindre de la justice divine. » (« Al Benigno Lettore », La Rodogona, éd. cit., p. 5-6.)
13 Voir les Capitoli dell'Academia de gli Ardenti di Bologna, Bologne, 1610, p. 8-9.
14 Voir les œuvres de ces deux dramaturges citées plus haut.
15 Giovan Gioseffo Orsi, Considerazioni sopra un famoso Libro Franzese intitolato : La manière de bien penser dans les ouvrages d’esprit, divise in sette dialoghi ne’quali s’agitano alcune Quistioni Rettoriche, e Poetiche, e si difendono molti passi di Poeti, e di Prosatori Italiani condannati dall’Autor Franzese, Modène, Soliani, 1735, 2 vol. L’ouvrage d’Orsi avait été publié une première fois à Bologne en 1703 par l’imprimeur Soliani. Nous citons ici la réédition en deux volumes de 1735 à Modène, qui contient toutes les pièces écrites par les acteurs de la querelle.
16 « J ’estime que l’aversion des Français vis-à-vis des poètes toscans naît de ce que ces mêmes Français se sont presque entièrement consacrés à un genre de composition familière et badine […] : par voie de conséquence, ils ont le plus souvent maintenu – par la force de l’habitude – ces mêmes formes d’expression familières, y compris dans la poésie grave et lyrique, sans beaucoup se soucier de donner à leur style un caractère particulier qui l’élève au-dessus de la prose et le distingue de celle-ci. Les Italiens en revanche, qui établissent une très grande différence entre le style poétique et celui des vers libres [versi sciolti], non seulement recherchent le son et l’harmonie dans leurs vers, mais s’appliquent à parler en ceux-ci un langage spécial et distinct, en vue duquel ils emploient des pensées, des figures, des façons de dire, et parfois même des mots différents de ceux qu’ils ont l’habitude d’employer dans la prose. » (Lettera delsignor Dottor Eustachio Manfredi al signor Marchese Giovan Gioseffo Orsi, citée par Giovan Gioseffo Orsi, ibid., vol. I, p. 687.)
17 À moins que le traducteur ait choisi de ne pas interpréter cette réplique dans son sens figuré, ce que le contexte dramatique autorise.
18 Voir Lodovico Antonio Muratori, Della perfetta poesia italiana, livre III, chap. 6, Milan, Marzorati, 1972 [la première édition est de 1706], vol. 2, p. 591.
19 « Pour moi, j’épouserai plutôt la mort qu’un homme qui n’a pas les qualités qui me correspondent. Il vaut mieux mourir en généreuse que vivre toute la vie dans un enfer. » (Il Timocrate, opera tragicomica di Tomaso Cornelio, tradotta dal Francese e rappresentata da Signori Accademici Ardenti di Bologna e dedicata a’Signori Accademici Stravaganti del Collegio Clementino di Rome, Bologne, Longhi, 1699, II, 9.)
20 « Ô souffrance bienheureuse,/ ô belle mort/Qui ne sait donner son sang/Pour la Foi, pour Dieu, est un cœur/qui languit. » (Poliuto, Tragedia, éd. cit., p. 150.)
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