Égarements du cœur et voie de l’esprit : comparaison entre le Brutus du P. Porée (1708) et le Brutus de C. Bernard (1690)
p. 173-190
Texte intégral
1Brutus, s’il avait été adapté au cinéma, aurait-il porté une frange obstinée et été couvert de sueur ? Nul doute que oui, si ces deux indices sont, comme le pense R. Barthes amusé1, les signes de l’énergie et de la vertu du héros romain transposé sur le grand écran par un metteur en scène américain dans les années cinquante. Brutus en effet semble l’incarnation de la vertu romaine la plus sévère et de la détermination la plus grande : devenu premier consul de la République quand, après le viol de Lucrèce, les Tarquins eurent été chassés, il n’hésita pas à envoyer à la mort ses deux fils qui travaillaient à la restauration des rois. C’est cette condamnation à mort qui constitue le sujet de deux tragédies de la fin du siècle de Louis XIV, Brutus de Catherine Bernard (peut-être aidée de Fontenelle2) et Brutus du P. Porée, S.-J. La pièce de Catherine Bernard fut créée le 18 décembre 1690 à la Comédie-Française. La tragédie du P. Porée en revanche n’était pas destinée aux théâtres professionnels parisiens. Composée entièrement en latin, elle fut représentée pour la première fois au collège Louis-le-Grand le 1er août 1708, dans la Cour d’honneur aménagée pour les fêtes de fin d’année scolaire et la remise des prix : une toile était tendue pour protéger du soleil, des amphithéâtres étaient montés de façon à créer un théâtre romain à la Vitruve3. Ces deux tragédies s’emparent d’un sujet récemment réapparu dans la littérature française et en opèrent l’une et l’autre la même inflexion en le tirant vers les relations fraternelles passionnelles. Quel sens faut-il donner à cette inflexion ?
Choisir Brutus au tournant du siècle
2Ce n’est qu’au milieu du xviie siècle, comme l’explique É. Flamarion4, que l’histoire de L. J. Brutus sacrifiant ses enfants sur l’autel de la patrie connaît un regain de faveur. Jusqu’à cette date, le premier consul n’était qu’une figure d’arrière- plan dans l’histoire de l’assassinat de César, Marcus Brutus étant présenté comme un de ses descendants, ou dans celle de Lucrèce. Mais à partir de 1650, la figure de Brutus sacrifiant ses enfants coupables paraît tout particulièrement digne d’intérêt. C’est Madeleine de Scudéry, dans son roman Clélie, histoire romaine, qui est à l’origine de la résurrection littéraire de Brutus. Sous sa plume, Brutus brille de mille feux : il est un gentilhomme poli par l’amour mais néanmoins plein de grandeur. Amoureux de Lucrèce depuis son veuvage, filant avec elle un parfait amour jusqu’à ce que son père la marie à Collatin, Brutus devient, après le viol et le suicide de sa bien-aimée, un fervent patriote défenseur de la liberté. C’est au nom de cette liberté qu’il envoie à la mort ses deux fils, qui participent avant tout par amour à la conjuration : chacun d’eux a une maîtresse dans le camp des Tarquins. Après le roman de Mlle de Scudéry, Brutus apparaît comme une figure complexe et en cela digne d’intérêt. En 1662, Saint-Évremond, dans ses Réflexions sur les divers Génies du Peuple Romain dans les divers temps de la République, se penche sur le personnage, pour lequel il n’éprouve guère de sympathie, le trouvant calculateur et avide de pouvoir. En 1681, Bossuet, dans son Discours sur l’Histoire universelle, blâme Brutus d’avoir introduit dans Rome le dangereux principe de liberté, si proche de la licence. En 1687, Bouhours, dans le deuxième dialogue de La Manière de bien penser dans les ouvrages d’esprit, évoque les personnages dont la célébrité vient d’actes contre nature et s’intéresse à Brutus, qu’il compare à Agamemnon. En 1694 enfin, Bayle, dans son Dictionnaire historique et critique, accorde une grande importance à Brutus, qu’il loue sans réserve comme l’homme mettant à bas la tyrannie, Tarquin apparaissant, explique-t-il, autant comme un « tyran d’usurpation » (il a ravi le trône par la force à son beau-père) que comme un « tyran d’administration » (il se comporte cruellement en n’étant guidé que par son caprice). Le moment délicat de la condamnation à mort de ses fils, dans ce contexte, est l’objet d’une mention relativement brève et euphémistique : « Il avait eu le temps de faire voir par une action de vigueur, qu’il préférait sa patrie à ses fils. »
3Pourtant, l’histoire de Brutus, une fois redevenue à la mode, est paradoxalement peu portée à la scène. Avant Porée, elle est en tout et pour tout l’objet de deux tragédies, La Mort des enfans de Brute, créée en 1648 et dont l’auteur est inconnu, et Brutus de C. Bernard en 1690. Une première explication à cette rareté nous est fournie par C. Bernard qui trouve le sujet digne d’intérêt uniquement si on lit Tite-Live plutôt que Plutarque :
Quelques-uns ont trouvé que j’avais un peu trop adouci le caractère de Brutus, et Plutarque à la vérité en parle comme d’un auteur si barbare, qu’il n’est pas surprenant que nos excellents Auteurs aient négligé ce sujet. Pour moi je n’aurais pas eu la témérité de le prendre, s’ils nous en avaient laissé d’autres, et si d’ailleurs je n’avais vu dans Tite-Live de quoi me rassurer sur les sentiments de Brutus. Cet Historien dit qu’au travers de sa fermeté, on lui voyait une douleur profonde5.
4Le sujet n’est riche dramatiquement que si Brutus n’est pas une sombre brute et s’il est incontestablement saisi de douleur lors de la mort de ses enfants, tel que le présente essentiellement Tite-Live donc. La fortune des adaptations dramatiques de l’histoire de Brutus est alors peut-être liée à la fortune critique de l’œuvre de Tite-Live : une redécouverte, ou du moins une relecture de Tite-Live, nourrit peut- être l’intérêt porté au personnage de Brutus à partir de 1650. De fait, la traduction de la première décade (c’est-à-dire des livres I à X) par Du Ryer en 1653 peut apparaître comme un des éléments qui manifestent un nouvel intérêt porté à l’historien de Padoue. Cette hypothèse semble être étayée par le fait que peu de temps après la traduction de Du Ryer soient créées trois tragédies roulant sur l’histoire de Manlius Torquatus, sujet qui est raconté au livre VI de Tite-Live et qui est extrêmement proche de celui de Brutus (le consul Manlius punit de mort pour désobéissance militaire son fils qui s’était engagé dans un combat singulier, alors que les duels avaient été formellement interdits). Cette histoire sert de matrice tragique en 1659 à Noguères (La Mort de Manlie), en 1661 à Favre (Manlius Torquatus) et en 1662 à Mlle Desjardins, future Mme de Villedieu (Manlius).
5Mais si l’histoire de Brutus a été peu portée au théâtre, c’est peut-être surtout parce qu’elle est extrêmement épineuse pour le dramaturge. On songe à Diderot écrivant à Sophie Volland, à propos de l’Agamemnon de Racine, qui est comme Brutus un père envoyant à la mort son enfant : « Un père immole sa fille par ambition, et il ne faut pas qu’il soit odieux. Quel problème à résoudre6 ! » Pour le poète, peindre un Brutus qui ne soit pas odieux apparaît fort difficile et, en matière de vertu farouche, l’Horace de Corneille et ses problèmes d’« acheminements7 » reste dans tous les esprits. Si le personnage est introduit comme un honnête homme, son geste envers la patrie est incompréhensible, et s’il est introduit comme brutal, sa vertu est difficile à appréhender. Peindre un personnage vertueux et en cela admirable, mais dont la vertu serait implacable, c’est ce que Corneille avoue, dans l’Examen d’Horace, ne pas être parvenu à faire.
6Pourquoi C. Bernard et Porée relèvent-ils dès lors la gageure ? C. Bernard semble avoir un penchant pour les sujets peu traités, comme l’indique le choix de Laodamie comme sujet de sa précédente tragédie, créée en 1689. Quant à Porée, qui introduit le sujet de Brutus dans le répertoire de Louis-le-Grand, il a pu être sensible à ce que l’histoire de Brutus était un pan essentiel de l’histoire romaine, qu’il était souhaitable que ses élèves connussent. L’histoire, depuis 1650, connaît une importance croissante au collège Louis-le-Grand qui tente d’organiser un programme d’enseignement historique, réparti en quatre classes et étudié à partir de résumés en français introduits dans un manuel de grammaire, le Despauterius novus de Pajot8. Les auteurs latins dont Porée dit s’être inspiré, Tite-Live et Aurelius Victor, sont par ailleurs des auteurs étudiés par les écoliers, le premier étant abordé en classe de rhétorique et le second en classe de quatrième. Enfin, les vers permettent de mieux mémoriser l’apprentissage des connaissances historiques présentées dans la tragédie. Peu de temps avant que ne soit joué Brutus à Louis-le-Grand, en 1701, paraît en effet un traité du P. Buffier, collègue de Porée à Louis-le-Grand, intitulé Pratique de la mémoire artificielle, dans lequel Buffier explique comment les vers peuvent servir de moyen mnémotechnique pour retenir l’histoire et la chronologie9. Pédagogiquement, Brutus est donc une leçon d’histoire romaine aisément mémorisable grâce au trimètre iambique, mètre adéquat au genre de la tragédie.
Un sujet infléchi dans le sens des relations fraternelles
7Ce sujet hautement original au théâtre, riche en virtualités dramatiques, C. Bernard et Porée l’infléchissent pourtant tous deux vers les rapports fraternels, vif amour dans la pièce de Porée, haine jalouse dans celle de C. Bernard, contrairement aux données historiques, contrairement aussi à ce qui semble constituer le nœud pathétique du sujet, un père envoyant à la mort ses enfants. Cet infléchissement est patent dans la pièce de Porée. Titus, le frère cadet, ne veut pas franchement participer à la conjuration et ne se laisse entraîner que pour suivre son frère aîné qu’il vénère : l’adhésion de Titus occupe l’ensemble de l’acte I. Une fois engagé, il tremble et les autres conjurés ne le considèrent pas vraiment comme un des leurs, qui ne veulent pas parler devant lui mais devant son seul frère : c’est alors son frère Tiberius qui le protège et l’impose auprès des autres conjurés10. De plus, lorsque la conjuration est découverte, les deux frères se disputent longuement l’honneur de mourir l’un pour l’autre, chacun suppliant son père de le punir en laissant la vie sauve à son frère11. Le long quiproquo de l’acte III (il occupe quatre scènes12) par lequel le frère aîné croit avoir été dénoncé par le cadet montre d’ailleurs bien que ce sont les relations fraternelles qui intéressent au premier chef le P. Porée.
8Le traitement du sujet de Brutus par C. Bernard contient également une forte dérive vers les relations entre frères, vers la haine passionnelle qui les unit. Titus (qui est chez C. Bernard le frère aîné, et non le cadet comme chez Porée) et son frère Tiberinus sont tous les deux amoureux de la même jeune fille, Aquilie, fille du conjuré Aquilius. Brutus donne en mariage Aquilie à son fils Tiberinus et ordonne que Titus épouse Valérie, la fille du consul Valerius. Pour que Titus puisse épouser celle qu’il aime et qui l’aime en retour, quand Brutus est inflexible et ne veut pas écouter son fils, quand Tiberinus n’envisage pas de procéder à un échange avec son frère, une seule solution existe : qu’Aquilius donne sa fille au seul Titus. Mais Aquilius vend cher la main d’Aquilie : il ne mariera sa fille à Titus que si celui-ci entre dans la conjuration et ouvre aux Tarquins la porte quirinale dont il a la garde. Il semble alors que Titus soit frappé d’un cruel dilemme entre son amour et son devoir : doit-il préférer son honneur et le salut de Rome ou son bonheur personnel aux côtés de celle qui l’aime ? À bien y regarder pourtant, ce n’est pas exactement ce dilemme qui frappe Titus. À aucun moment celui-ci n’hésite sur la conduite à adopter. Lorsque Aquilie lui révèle l’affreux chantage imaginé par Aquilius, Titus refuse tout net le marché et dit un éternel adieu à celle qu’il aime. Les arguments d’Aquilie et ses plaintes ne lui soutirent que la promesse de ne pas révéler le complot et une soumission aux volontés de sa maîtresse, soumission dont elle est priée de ne pas tirer profit :
Vous voyez le péril où vous mettez ma gloire ;
Madame, par pitié cédez-moi la victoire,
Vos charmes sont trop forts, mon cœur est trop soumis,
N’exigez rien de moi que ce qui m’est permis13.
9Généreusement, Titus renonce à son mariage et demande à Aquilie de faire de même… en ajoutant toutefois une clause passionnelle : qu’Aquilie ne soit pas non plus à son frère (III, 1). Par ailleurs, c’est la rencontre avec son frère, qui fanfaronne sur son union imminente, qui pousse Titus un instant hors de ses retranchements. L’entretien qui suit, avec Aquilius, est extrêmement révélateur : Titus, revenu à la raison (il fait mine de ne pas connaître le secret de la conjuration pour ne pas aborder la question : c’est Aquilius qui l’accule à la discussion), tente de négocier non pas la main d’Aquilie, mais simplement qu’Aquilie n’épouse pas son frère. C’est parce que cette négociation avec Aquilius échoue que Titus accepte, un instant, de rejoindre les conjurés, avant d’être pris de remords et de courir avouer son crime à son père. La haine de Titus pour son frère est donc aussi vive que l’amour qu’il éprouve pour sa maîtresse est fort.
10Et cette haine est réciproque. Tiberinus, voyant Aquilie en larmes, sachant parfaitement quel rival elle lui préfère, veut l’épouser contre son gré, en se contentant de l’accord paternel. La passion amoureuse justifie sans doute ce comportement (« L’invincible ascendant d’une force suprême/M’engage malgré vous, souvent malgré moi-même », dit-il à Aquilie14), mais le bonheur de savoir son frère malheureux entre tout autant en considération :
Dans l’état où je suis, un seul espoir me reste ;
Il faut qu’à mon rival mon malheur soit funeste.
S’il garde votre cœur quand j’aurai votre foi,
Il est en vous perdant plus malheureux que moi15.
Le Brutus de C. Bernard ou le bonheur des larmes des malheureux
11Comment interpréter, dans les deux cas, ce décentrage du sujet ? Chez C. Bernard, la tragédie est réorganisée autour des personnages qui pleurent et souffrent, autour des larmes de personnages bons qui n’ont accompli qu’une erreur. Tout est fait pour que le spectateur puisse pleinement compatir et beaucoup pleurer. C’est à la sensibilité du spectateur que C. Bernard entend s’adresser.
12La pleine bonté de Brutus est en effet acquise et le personnage est complètement innocenté de ce que son geste peut sembler avoir de barbare. Tout d’abord, devant le geste abominable, Brutus chancelle, déclarant à Valerius que sa décision est peu assurée (V, 5), étant sans cesse en proie au doute (V, 7), redisant inlassablement son incommensurable chagrin16 et annonçant sa propre fin (V, 4 et V, 6). Volontairement, C. Bernard laisse présager une mort qui n’est en aucun cas la mort historique de Brutus : il périt glorieusement dans un combat guerrier qui sauva momentanément Rome des attaques des Véiens. Alors que le Brutus historique continua à détenir des fonctions publiques dans la cité après la mort de ses fils, C. Bernard imagine que le père ne peut survivre aux ordres qu’a donnés le consul et succombe, rongé par le chagrin.
13Mais surtout, paradoxalement, Brutus est le seul qui envisage de laisser la vie sauve à ses enfants. Après la longue explication de la scène 6 de l’acte IV, Brutus, touché par la pureté du cœur de Titus et son remords sincère, déclare qu’il va chercher à obtenir sa grâce auprès du Sénat et demander, au nom de la vertu de l’aîné, la vie de ses deux enfants17. Mais tous, les Dieux, le pouvoir politique et le peuple, s’opposent à Brutus prêt à pardonner. Les Dieux, depuis que Brutus a fait le serment imprudent de punir tous les conjurés quels qu’ils soient, avant de savoir que ses fils soutiennent Tarquin (serment qui s’avère inventé par C. Bernard et qui rappelle le serment de Jephté), sont engagés à veiller à ce que tous les coupables sans exception périssent. Du côté du pouvoir politique, Valerius, apprenant que Tiberinus trempe dans la conjuration, ne peut que présenter ses condoléances à Brutus, sans envisager de quelque manière que ce soit de laisser la vie sauve au jeune homme :
Je sais quelle est l’horreur du coup qui vous accable.
J’aurais voulu sauver Tiberinus coupable.
Mais vous êtes Consul. Vous savez mieux que moi
Quelle est de ce haut rang l’indispensable loi18.
14De même, le Sénat, en confiant à Brutus la mission de décider lui-même du sort de ses enfants, ne lui laisse en fait qu’une feinte liberté, tant il attend que le père prononce un châtiment exemplaire :
Ô Père infortuné, sens-tu ce coup affreux ?
Entends-tu du Sénat le détour dangereux ?
Il connaît pour tes fils combien tu t’intéresses.
Il veut te reprocher tes indignes faiblesses,
Leur grâce, qu’il t’a vu prêt à lui demander.
Toi-même de leur sort il te fait décider19.
15Il n’est jusqu’au peuple qui ne souhaite la mort des fils de Brutus, comme le rapporte Valerius :
Du sort de vos deux fils Rome entière occupée
À ne vous rien cacher, murmurait hautement
Qu’on se remît sur vous d’un pareil jugement20.
16Cette atténuation de la rigueur de Brutus est même telle qu’elle devient problématique : comment donner à voir la fermeté légendaire du premier consul ? Parfois, elle se confond avec l’entêtement : Brutus ne veut pas écouter son fils Titus, dont il connaît la valeur, lui expliquer pourquoi il ne veut pas épouser Valérie et lui coupe la parole (I, 4). Le plus souvent, elle se cantonne aux compliments que lui adressent les autres personnages, en particulier le consul Valerius qui ne cesse de dire que Brutus est ferme et patriote (I, 1 et I, 3). Mais, comme l’a expliqué Saint-Évremond à propos de l’Alexandre de Racine21, il ne suffit pas de célébrer verbalement le courage d’Alexandre, encore faut-il le montrer. Et pour ne pas avoir montré par des actes, avant le châtiment final, celui de son Brutus, C. Bernard n’a pas manqué de le voir critiquer, comme elle le rapporte elle-même dans la préface de sa pièce.
17La dimension politique et morale du sujet se trouve donc complètement évacuée. Nul doute que le seul parti honorable soit celui des consuls et il n’existe aucun homme vertueux du côté des conjurés : Tiberinus apparaît, ainsi que le reconnaît C. Bernard22, falot et dépourvu de caractère héroïque, Aquilius est un méchant qui se sert de sa fille pour satisfaire ses ambitions politiques. La scène 2 de l’acte II le montre ainsi parfaitement abject : feignant d’être un père compréhensif et soucieux du bonheur de sa fille au début (« Vos injustes douleurs ont sur moi du pouvoir »), il n’hésite pas longtemps à poser les termes du chantage : soit Aquilie se plie à ses désirs, soit elle épouse Tiberinus qu’elle déteste. Dès lors, la pièce se recentre sur les malheureux et leur désespoir. Brutus pleure probablement23 et ses larmes ne sont pas sans poser problème, comme le montre ce que l’on pourrait nommer « la querelle des larmes de Brutus », en 1740-1741, qui opposa Ch. Rollin, recteur de l’Université de Paris de 1694 à 1698, à F. Bellenger. Tout part d’un problème de traduction de Tite-Live : comment traduire eminente animo patrio ? Si on traduit patrius par « paternel », comme le fait Ch. Rollin dans son Histoire romaine24, l’expression montre l’amour d’un père surgissant au moment de l’exécution de ses fils et laisse entendre que Brutus pleure au moment du sacrifice. C’est ce à quoi ne peut consentir F. Bellenger qui reproche longuement à Ch. Rollin, dans ses Essais de critique25, d’avoir trahi Tite-Live en faisant pleurer Brutus « comme un imbécile ». Il fallait selon lui traduire patrius par « national, patriotique » (sens que l’on trouve par exemple dans patrius carmen : chant national), sans quoi Brutus n’est plus Brutus26.
18Outre Brutus, deux autres personnages sont tout à leur douleur et à leurs larmes : les amantes malheureuses Aquilie et Valérie. En 1691, les amantes malheureuses ont depuis longtemps été introduites sur la scène tragique et les plaintes de l’amour malheureux ne paient plus. Aimer sans être aimée de retour (comme c’est le cas de Valérie), ne pouvoir épouser qui on aime (comme c’est le cas d’Aquilie), voilà qui ne suffit plus à émouvoir le public. C. Bernard corse donc de tragique la situation de ses amantes : à leur malheur s’ajoute la culpabilité d’avoir causé la mort de celui qu’elles aiment plus que tout au monde. Valérie, taraudée par la jalousie, a envoyé son esclave espionner chez Aquilius, afin de savoir si Titus va y retrouver Aquilie : la découverte de la conjuration est à l’origine de la mort de Titus. Quant à Aquilie, elle doit se reprocher d’avoir proposé à Titus l’infâme marché imaginé par son père qui, en faisant de Titus un conjuré, l’envoie au trépas. Mais comment alors, au plan dramaturgique, distinguer deux amantes qui se trouvent dans des situations semblables, toutes deux à l’origine de la mort de leur amant, toutes deux se promettant de le sauver ou de mourir ? En établissant une différence de degré entre leur culpabilité, la plus coupable étant celle précisément dont l’amour est payé de retour.
19Pour Valérie, c’est une fâcheuse coïncidence qui fait découvrir à son esclave la conjuration, une coïncidence qu’elle ne pouvait en aucun cas prévoir. Valérie apparaît comme une jalouse malchanceuse et c’est cette seule jalousie qu’elle peut se reprocher. Certes cette jalousie confine à la férocité. Une fois que son esclave a découvert qu’Aquilius était le chef de la conjuration contre la République, Valérie ne manque pas de se réjouir d’une joie cruelle en imaginant la mort imminente de sa rivale, cruauté qui surprend jusqu’à sa confidente (IV, 1). Mais, malgré tout, en matière amoureuse, être jaloux et même furieusement jaloux n’apparaît pas nécessairement comme une faute. La question « L’amour va-t-il inéluctablement de pair avec la jalousie ? » est un célèbre cas de L’Astrée et une question d’amour récurrente au xviie siècle, preuve que la réponse ne va pas de soi. Et si certains, comme Silvandre, pensent que l’amour est incompatible avec la jalousie car l’amour est plénitude et la jalousie privation, il en est qui, comme Astrée, considèrent la jalousie comme le complément de l’amour. Bref, pour une amante, la jalousie semble en définitive une maigre faute, aisément pardonnable. Aussi le dramaturge laissera-t-il à Valérie la vie sauve : Valerius commande que l’on prenne soin de sa sœur et empêche par là son suicide.
20Il n’en va pas de même pour la faute d’Aquilie. En révélant simplement à Titus la proposition de son père, elle l’entraîne inexorablement dans le crime, comme elle le sait parfaitement. Rapporter à Titus l’odieux chantage le rend ipso facto coupable : même s’il ne se laisse pas tenter, Titus, en connaissant la conjuration, est soit coupable de ne pas la dénoncer (il tombe à ce titre sous le coup de la loi), soit coupable d’envoyer le père de son amante et son amante elle-même à la mort, et dans ce cas il pèche au regard du cœur : s’il envoie celle qu’il aime à la mort, Titus ne sera en définitive que le digne fils de Brutus. Combien parler à Titus du marché imaginé par Aquilius est une grave faute, c’est ce dont Aquilie est pleinement consciente. Avant de tout révéler à Titus, elle se fait violence et lors de la première rencontre avec celui qu’elle aime, refuse de lui confier la raison de ses pleurs, se contentant de dire que son père a mis sa main à un prix trop élevé et que Titus doit y renoncer (II, 4). Seule la rencontre de Tiberinus qu’elle déteste et qui lui annonce qu’il va précipiter le mariage la pousse à commettre l’irréparable aveu. Car une fois qu’elle a parlé à Titus, même si elle n’espère plus que mourir à la fin de l’entretien (III, 1), tout est joué. Aquilie a beau se reprendre ensuite de sa faiblesse, le mal est fait. Même si elle ment à son père en prétendant qu’elle a senti Titus trop ferme dans ses convictions pour lui proposer d’entrer dans la conjuration, le corps parle un autre langage que la bouche : devant ses yeux baignés de larmes et son embarras, Aquilius ne peut que comprendre et proposer de nouveau l’infâme marché à Titus (III, 5). Et une fois que celui-ci a accepté, une fois que la conjuration a été découverte et Titus condamné, c’est tout aussi vainement qu’Aquilie espère plaider la cause de Titus auprès de son père. Brutus ne la reçoit même pas27 et elle expire « soit d’un poison secret, ou soit de sa douleur28 » lors de l’exécution de son amant. Aquilie meurt d’avoir tout sacrifié à son bonheur privé, d’avoir préféré l’amour et son mariage avec Titus à ce qu’exigeaient d’elle l’honneur et la gloire. Comme Camille dans Horace, elle paie d’avoir, sinon maudit Rome, du moins de l’avoir négligée, comme le montrent les paroles qu’elle jette au visage de Titus après lui avoir proposé d’entrer dans la conjuration :
Et que me fait à moi leur retour [des Tarquins], leur absence ?
De vous seul occupée avec trop de constance,
L’Amour m’avait ôté tout autre sentiment29.
21Le vertueux Brutus souffre et se lamente d’agir pour le bien de la patrie, Aquilie et Valérie sont rongées par la culpabilité et demeurent inconsolables. Comme Aquilie en effet, Valérie ne saurait être consolée par l’argument du bien public. Quand Titus lui explique qu’en découvrant la conjuration, elle a sauvé Rome, Valérie explose : « Et je t’aurai perdu pour l’avoir conservée ? » (IV, 7). Les personnages meurtris au dernier point parce qu’ils accordent une place importante aux liens privés s’éloignent de la tragédie telle que la préconise Aristote (une action avant tout) pour se rapprocher du spectateur : la communion des larmes peut commencer.
Le Brutus de Porée : une leçon de morale agréablement réduite en exercice
22L’inflexion vers le couple de frères tient en revanche à de tout autres raisons chez Porée. Brutus en effet n’est pas dédouané de toute forme de cruauté comme dans la tragédie de C. Bernard. Certes il fait, comme dans la pièce de C. Bernard qu’il connaissait nécessairement selon É. Flamarion, un serment imprudent par lequel il atteste devant Jupiter et Quirinus que « tout homme qui, dans son impiété, aura levé des armes scélérates contre la Patrie, sera puni de mort30 », en précisant explicitement que même ses fils périraient, s’il les croyait coupables. Certes il se lamente après qu’Aquilius, en mourant, a déclaré que « le chef du complot est réchauffé dans [s]on sein et que [s]on sang coule dans ses veines31 ». Certes il se désespère au moment d’envoyer ses enfants à la mort, après que le Sénat lui a confié de rendre la justice (V, 3 et V, 4). Mais il n’hésite jamais sur la conduite à tenir et chacun de ses fils, dès lors qu’il s’est déclaré coupable, se voit condamner à périr comme n’importe quel conjuré, sans même que Brutus cherche à connaître les circonstances qui ont poussé chacun d’eux à glisser du côté des comploteurs. Lorsque Tiberius, le fils chéri, vient s’accuser, Brutus croit d’abord qu’il ne cherche qu’à sauver son frère à tout prix, demande ensuite pourquoi il n’est pas venu plus tôt, et ne cherche enfin qu’à savoir le nom des autres conjurés : toutes les questions sont des questions de juge qui cherche à y voir clair dans les responsabilités de chacun et à confondre les complices du crime. La didascalie est extrêmement éloquente, qui précise sedet medius inter filios, « il s’assied entre ses fils » (IV, 3), position du juge assis prenant place entre les accusés qui restent debout. Par ailleurs, la dernière scène de la pièce montre Brutus relativement impassible devant l’annonce selon laquelle ses fils viennent de trouver la mort de la main du licteur. Ses derniers mots sont pour la patrie et, sans avoir une pensée pour son sang, il souhaite que le nom de Brutus soit toujours fatal aux tyrans :
C’est bien. Rome, désormais, est vengée. Maintenant, ô Dieux secourables, maintenant, si mes vœux sont justes, exaucez mes prières. J’ai délivré la Patrie d’un joug cruel ; si, un jour, on veut l’opprimer sous la servitude, alors que naisse de notre sang un homme, impatient du joug et libre citoyen, pour frapper, avec Rome pour témoin, le nouveau Tyran ! […] C’est là ma seule prière, accordez ce seul vœu au père, au consul, au vengeur32 !
23Pour éviter néanmoins que Brutus n’apparaisse trop noir, Porée doit le montrer capable de pardon, dès lors que le crime commis le concerne seul. Ainsi il pardonne à Tiberius l’accès de colère par lequel il accuse son père de commettre des crimes inconnus des tyrans eux-mêmes (V, 5). Porée le montre aussi partiellement flexible, acceptant finalement, à la demande de Titus, de dire adieu à son fils en le serrant dans ses bras (V, 6).
24Contrairement à la tragédie de C. Bernard, Brutus porte l’entière responsabilité du choix terrible qu’il fait. Dès lors, la tragédie du P. Porée contient bien une dimension morale, certes inhérente au sujet mais qu’il aurait pu choisir d’étouffer comme le faisait la tragédie de 1690 : faut-il louer ou blâmer Brutus ? Le Brutus jésuite est un « cas » (casus), comme l’indiquent les sources citées par Porée en tête de sa pièce : « Aurelius Victor abréviateur de l’Histoire romaine, Tite-Live, etc. ». Contrairement à C. Bernard, Porée ne prétend pas s’être appuyé exclusivement sur Tite-Live, quand Tite-Live, on le sait, participe à la célébration du mos majorum commandée par Auguste et donne à voir dans le premier Brutus un modèle exemplaire de l’antique virtus. La geste de Brutus occupe, de manière révélatrice, autant de place dans le développement livien que celle de Romulus, le héros fondateur de l’Urbs. Porée, loin d’être comme Tite-Live un thuriféraire de Brutus, tient compte de la tradition des auteurs antiques défavorables à celui-ci, au premier rang desquels Plutarque, qui souligne le regard impassible de Brutus pendant le supplice de ses enfants et présente la démission de Collatin comme la désapprobation par ce consul de l’acte commis par son homologue, et Florus, pour lequel Brutus est avant tout un ambitieux qui a mis à mort ses fils par calcul. Les reproches d’être barbare et dévoré par le goût du pouvoir figurent en effet parmi ceux que Tiberius, en proie à la colère, adresse à son père :
Éclate, puisqu’il n’y a plus d’espoir, éclate à la fin, pudeur ! Pourquoi nous empêcher de parler, pourquoi craindre un père qui ignore ce que c’est qu’être ému ? Père atroce, sanguinaire, est-ce ainsi que tu aimes ? Mais tu n’aimas jamais : l’ambition seule gouverne ton cœur assoiffé de sang. Tu paies de ton sang les faisceaux que t’a remis l’injuste Rome et, si leur prix est si haut, c’est afin que nul ne te les envie33.
25On ne trouve donc point chez Porée de Brutus irréprochable et vertueux, dont l’action serait incontestablement à plaindre plutôt qu’à blâmer. Ce vertueux infanticide mérite réflexion – il est à part entière une question de morale – et c’est parce qu’il est le fruit d’une décision discutable, au sens littéral du terme, qu’il n’est en aucun cas présenté comme un mauvais coup du sort qui s’abat sur un pauvre père. Brutus est pleinement responsable de son choix, comme l’indique une action très dynamique qui maintient différents possibles tout au long de l’intrigue. Les enfants de Brutus auraient pu ne pas mourir. Titus tout d’abord aurait très bien pu ne pas rejoindre les conjurés et c’est la savante manipulation d’Albinius, ambassadeur des Tarquins, qui lui tend le sceptre, conjuguée à l’approbation de son frère, qui le fait entrer, lors d’un instant de faiblesse, dans la conjuration, alors qu’il s’y refusait depuis le début de la pièce, qui place Titus dans le camp des comploteurs. Les ultima verba confus prononcés par Aquilius en mourant auraient pu laisser penser, comme le fait Brutus au début, qu’un seul de ses fils est coupable et lui laisser ainsi un de ses deux enfants vivant. Tiberius, garde de la porte quirinale, aurait pu réussir à ouvrir la cité aux Tarquins. Brutus aurait pu se laisser fléchir par Valerius, auquel il promet, au début du dernier acte, de réfléchir au sens à donner au verdict du Sénat. Il aurait pu aussi distinguer dans la punition, entre ses deux fils qui se disent également coupables, celui qui était le chef et celui qui ne fit que suivre. Autant de possibilités qui indiquent qu’il s’en fallait de peu que les enfants de Brutus n’eussent la vie sauve, qui indiquent qu’en définitive, Brutus seul a envoyé ses enfants à la mort : pas de consul complice, de Sénat vicieux, de peuple impitoyable, comme dans la tragédie de C. Bernard, pour expliquer que Brutus n’avait pas vraiment le choix. Le Brutus de Porée, après une longue quête qui le conduit de l’ignorance au soupçon, puis du soupçon à la vérité, tranche et apparaît comme le seul responsable de son acte : il en porte tout entier la gloire ou la faute.
26Face au personnage de Brutus raide dans sa vertu sont peints d’autres personnages qui indiquent qu’une autre voie, tout aussi honorable, était possible : celle de la clémence et du pardon. Ces qualités sont portées par le personnage de Valerius qui, d’entrée de jeu, refuse de prêter serment devant les Dieux de punir tout conjuré quel qu’il soit (II, 2) et veut exhorter à la vertu ses enfants plutôt que les menacer du châtiment :
Donnons l’exemple à nos enfants ; par nos exemples, empêchons-les de se faire coupables. C’est l’amour, non la crainte du châtiment qui convainc les enfants d’être vertueux34.
27Lorsqu’il apprend de Brutus que ses deux fils sont coupables, il l’enjoint à la clémence, dont il fait à la fois une valeur humaine (« la nature condamne un père insensible, inhumain », dit-il35) et une qualité politique :
La rigueur déplaît aux peuples et la clémence plaît toujours à une cité libre. S’il n’était devenu sévère, cruel, inflexible, Tarquin exercerait encore son empire36.
28C’est parce qu’il croit aux vertus de la clémence qu’il plaide, au Sénat, en faveur des fils de Brutus et obtient que ceux-ci soient jugés par leur père. Pour fléchir le cœur de Brutus, Valerius veut même lui embrasser la main, en signe de supplication (V, 2). Inlassablement, il essaie de ramener Brutus à la modération, le suppliant encore de prendre le temps de la réflexion quand, sans qu’il le sache, les fils de Brutus ont déjà été mis à mort (V, 7).
Épisode amoureux et épisode amical
29Dès lors, si Porée n’évacue pas la question politique et morale comme le faisait C. Bernard, le sens à donner au couple des frères est tout autre. Il n’est plus là pour contrebalancer l’absence d’enjeu politique, mais revêt une autre dimension. Comment le comprendre ? Porée entend placer à tout prix les jeunes gens qui se sacrifient au centre de la pièce, pour répondre au cahier des charges de la tragédie de collège. D’une part, en effet, les acteurs des tragédies déclamées sont les élèves du collège et en aucun cas des professionnels, comme cela arrive pour les ballets représentés à Louis-le-Grand, qui font intervenir des musiciens ou des danseurs de profession pour les morceaux difficiles à exécuter. Plus précisément, ces acteurs sont les adolescents les plus méritants de la classe de rhétorique, ceux que l’on appelle les « académiciens », âgés de seize à vingt ans : il est donc nécessaire qu’il y ait plusieurs personnages jeunes dans la tragédie, afin de faciliter l’identification entre l’acteur et son rôle ainsi qu’entre le public et le personnage. D’autre part, le thème du sacrifice est un thème cher aux tragédies de collège, dont bon nombre de sujets sont empruntés au Martyrologe. Dans cette perspective, l’hypertrophie du couple fraternel est intimement liée à un autre phénomène, l’amitié sans bornes que Marcus voue à Tiberius.
30Penchons-nous sur ce lien. Outre les raisons déjà évoquées, son importance peut s’expliquer par des causes proprement dramaturgiques. Comment en effet étoffer l’action tragique sans recourir à l’épisode amoureux, solution largement adoptée par la scène profane depuis 1640 ? Car pareil épisode est strictement interdit sur la scène jésuite, comme le rappelle l’ouvrage De ratione discendi et docendi de Jouvancy, qui, tout en se distinguant sensiblement du premier Ratio, reste inflexible sur cette question :
C’est pourquoi on ne doit réserver aucune place à l’amour profane, alors même qu’il serait chaste, ainsi qu’aux rôles de femmes sous quelque habit qu’on les représente. Il faut songer que le feu qui couve sous la cendre ne peut être manié impunément et que la braise, quoique éteinte, si elle ne brûle pas, salit tout au moins37.
31Point donc sur scène de rôles de femmes qui obligeraient les élèves à un travestissement suggestif, point non plus d’amour chaste qui présenterait un époux et son épouse ou des fiancés sur le point de s’épouser. Même évoquer les liens amoureux serait inconvenant et le mariage qui doit unir Tiberius et Tarquinia, fille de Tarquin, qu’évoque lors de la scène inaugurale Marcus, est exclusivement un mariage politique, non un mariage d’amour comme le pense É. Flamarion : ce mariage est seulement présenté comme un « bénéfice » (merces) et un « honneur suprême » (summus honor) qui permet d’être gendre des rois, nullement comme un lien du cœur.
32Pour étoffer l’action tragique, Porée tout d’abord joue largement sur l’amplification et nourrit les répliques des personnages d’abondants développements généraux et de nombreuses sentences. Ensuite, en supposant que Valerius avait un fils, Marcus, qui bascule dans la conjuration par pure amitié pour Tiberius, il crée de toutes pièces ce que l’on pourrait appeler un épisode amical. Ce nouveau personnage est en effet non pas à l’origine de péripéties dans l’action principale (pareil effet est celui que crée l’amour fraternel exacerbé imaginé par Porée, avec notamment le long quiproquo de l’acte III), mais d’une action secondaire. Celle-ci, qui a pour enjeu la conservation des liens d’amitié indestructibles, interfère bien avec l’action principale : si Marcus conspire, son père, pour le sauver, va devoir chercher à sauver les fils de Brutus à tout prix. C’est dans la première scène de l’acte V que l’action secondaire croise l’action principale : Marcus révèle à mots couverts sa propre culpabilité à son père qui, en devenant directement intéressé dans la grâce des conjurés, embrasse la main de Brutus en signe de supplication dès la scène suivante et cherche ensuite à temporiser l’exécution.
33En imaginant une intrigue comportant à la fois une action principale et une action secondaire sans que cette dernière soit un épisode amoureux, Porée remplit le projet poétique que Le Jay appelait de ses vœux dans la préface de Joseph reconnaissant ses frères :
Exhibetur in Scena vir Princeps, quem Patriae caritas, studium Libertatis, Propinquitatis aut Amicitiae jura, Fides, Religio in extremum fortunarum ac capitis discrimen adduxere ; commovetur statim spectatoris animus, et innato piae voluntatis sensu talem in virum ultro propendet38.
34Marcus Valerius, tombé dans le malheur par amitié, est une alternative à l’épisode amoureux et permet la compassion du spectateur, ce qui n’est pas le cas selon Le Jay de l’épisode amoureux qui ne suscite que l’indignation (le miaron aristotélicien) ou la moquerie. Selon Le Jay en effet, le héros qui doit ses malheurs à l’amour, loin d’inspirer la pitié, ne fait naître qu’une violente réprobation chez le spectateur scandalisé par tant de faiblesse, à moins que celui-ci, se croyant à la comédie, ne rie franchement du personnage :
Eundem si senserit adgraviores devenisse angustias, Amori indulgentem mollius, aut indignabitur tam ignavum ac socordem heroa repraesentari, aut certe redactam ad Soccum Tragoediam irridebit39.
35Les relations entre jeunes gens prêts à se sacrifier les uns pour les autres, au nom de l’amour fraternel ou de l’amitié, se déclinent donc selon deux modalités distinctes : les relations fraternelles figurent dans l’action principale alors que les liens de l’amitié figurent dans l’action secondaire. Cette action secondaire est à lire comme une célébration de l’épisode amical, conçu comme une réplique à l’épisode amoureux qui a envahi les théâtres professionnels depuis 1640 et comme une réalisation de ce que différents théoriciens, jésuites mondains pour Rapin et Villiers (auteur des Entretiens sur les tragédies de ce temps parus en 1675), jésuite enseignant pour Le Jay, réclament depuis les années 1670 : une tragédie où le jeune héros ne serait pas flanqué d’une amante qu’il adore.
36Alors que le Brutus de C. Bernard cherche à atteindre le cœur du spectateur en lui soutirant des larmes, le Brutus de Porée s’adresse avant tout à la raison et enjoint au spectateur de réfléchir sur l’acte commis par Brutus. Est-il louable ou blâmable ? Rien ne permet de trancher en une phrase simple et le spectateur est invité à se plier, consciemment ou non, à l’exercice du pro et contra. Dès lors, le couple fraternel revêt deux significations différentes chez C. Bernard et Porée : alors qu’il sert l’effusion des larmes chez la dramaturge profane, il s’inscrit dans le motif des jeunes gens prompts à se sacrifier les uns pour les autres chez le poète jésuite. Ce motif recoupe évidemment les thèmes favoris des théâtres de collège, mais il peut aussi se lire comme une réponse à un problème de poétique que connaît la scène profane : comment remplacer l’épisode amoureux ? Alors que la tragédie professionnelle, dès 1680-1690, cherche surtout à bannir la structure épisodique et à recourir ensuite à l’amplification et à la contamination pour étoffer les sujets, Porée opte pour la conservation de celle-ci, en imaginant un épisode qui ne serait pas amoureux. Dans la pièce de Porée, la technique de l’épisode amical est encore hésitante : l’épisode coupe sans doute trop tardivement l’action principale et ne la détermine pas assez, restant trop en marge de celle-ci. Mais l’idée n’en est pas moins intéressante et riche de possibilités. Elle montre que théâtre de collège et théâtre professionnel ne sont pas deux mondes qui s’ignorent, que le placere unit les deux univers. La réflexion à laquelle invite Porée n’a en effet rien d’austère et il est révélateur que le style du Brutus de Porée soit moins le style cicéronien que le style coupé, style qui correspond souvent au goût mondain. Par le biais du placere, qui concerne le poème mais aussi le jeu des acteurs40, le théâtre de Porée relève d’une esthétique qui ne diffère pas radicalement de l’esthétique du théâtre professionnel. Le royaume de Melpomène est lui aussi unifié.
Notes de bas de page
1 R. Barthes, « Les Romains au cinéma », Mythologies, Paris, Seuil, 1957, p. 27-30.
2 En fait, dans l’édition de 1691, seul le nom de Catherine Bernard apparaît sur la page de couverture. L’idée répandue selon laquelle C. Bernard était une cousine de Fontenelle, qui favorisa son entrée dans le monde des belles-lettres et coécrivit certains de ses ouvrages, dont Brutus, trouve sa seule origine dans les Mémoires pour servir à l’histoire de la vie et des ouvrages de M. de Fontenelle de l’abbé Trublet, mémoires qui datent de 1759. Sur les origines et la parenté très incertaine de C. Bernard avec les Corneille, voir F. Piva, « Alla ricerca di Catherine Bernard », Saggi di Linguistica e di Letteratura in memoria di Paolo Zolli, Padoue, Antenore, 1991, p. 589-606 et l’introduction, en français, du même chercheur aux Œuvres de C. Bernard, t. I, Fasano, Paris, Schena, Nizet, 1993.
3 Édith Flamarion, Théâtre jésuite néo-latin et Antiquité. Sur le Brutus de Charles Porée (1708), Rome, École française de Rome, 2002, p. 126-131.
4 Ibid., p. 250-289.
5 Catherine Bernard, Préface de Brutus, non paginée. Nous modernisons l’orthographe, ici comme dans l’ensemble des citations.
6 Denis Diderot, Lettres à Sophie Volland, Paris, Gallimard, 1994, p. 154-155.
7 Pierre Corneille, Examen d’Horace.
8 Voir Édith Flamarion, Théâtre jésuite néo-latin et Antiquité, op. cit., p. 348.
9 L’ouvrage connaît un grand succès : il est réédité, pour le seul xviiie siècle, en 1702, 1705, 1708, 1712, 1715, 1719, 1727, 1748, 1767. Sur la méthode de Buffier, voir É. Flamarion, op. cit., p. 353-355.
10 II, 5.
11 IV, 3 et V, 5.
12 Ce sont les scènes 4, 5, 6 et 7 de l’acte III.
13 III, 1.
14 II, 6.
15 Ibid.
16 V, 7 et V, 9 où Valerius fait le récit de Brutus accablé de douleur, épouvanté lui-même par le funeste arrêt qu’il vient de rendre.
17 « Titus mérite seul qu’on parle pour tous deux », dit Valérie à la scène 6 de l’acte IV. Brutus suit son avis.
18 IV, 3.
19 V, 4.
20 V, 5.
21 Saint-Évremond, « Dissertation sur le Grand Alexandre », Œuvres en prose, t. II, éd. R. Ternois, Paris, Didier, 1965, p. 84-102.
22 Le personnage n’est au fond qu’un faire-valoir, explique-t-elle : « Tiberinus ne pouvait être retranché de cette Tragédie, on sait trop que les deux fils de Brutus avaient conspiré. Tiberinus sert à donner de la jalousie à son frère, et à l’entraîner dans la conjuration ; s’il n’a pas un courage héroïque, il donne du relief à Titus. Il l’a fallu sacrifier à un personnage plus important, et ce serait un grand défaut dans une Pièce de Théâtre, que tous les caractères fussent pareils. » Préface de Brutus, non paginée.
23 À la scène 4 de l’acte IV, alors que Brutus vient d’apprendre que Tiberinus conspire, Valérie, pour le consoler lui dit : « Le Ciel vous garde un fils qui doit sécher vos pleurs. »
24 Le titre complet est Histoire romaine depuis la fondation de Rome jusqu’à la bataille d’Aetium. L’ouvrage comprend seize volumes, édités entre 1738 et 1748.
25 F. Bellenger, Essais de critique, t. I, « Sur les écrits de M. Rollin », Amsterdam, F. L’Honoré et fils, 1740, p. 1-50.
26 La querelle continue par une réponse de Rollin à cette critique dans son édition du tome 4 de l’Histoire romaine publié en 1741. Bellenger, la même année, réplique à Rollin dans sa Lettre de Mr de Waarheit à Mr van de Kruis sur les Essais de critique. Sur cette question, voir M. Raskolnikoff, Histoire romaine et critique historique dans l’Europe des Lumières, Rome, École française de Rome, 1992, p. 505-507.
27 Nulle scène ne présente Brutus avec Aquilie au Ve acte, nul discours des personnages ne rapporte que Brutus a vu Aquilie non plus.
28 Acte V, scène dernière.
29 III, 1.
30 II, 3. La traduction française de Brutus, ici comme chaque fois dans cet article, est celle que propose É. Flamarion dans la première partie de son livre Théâtre jésuite néo-latin et Antiquité.
31 III, 3. La scène où Brutus, seul, se lamente est la scène 2 de l’acte III.
32 V, 8.
33 V, 5.
34 II, 2.
35 IV, 5.
36 Ibid.
37 Joseph de Jouvancy, De la manière d’apprendre et d’enseigner, trad. H. Ferté, Paris, Hachette, 1892, p. 54.
38 « Supposons que l’on présente sur scène un prince que l’amour de sa patrie, son goût de la liberté, les droits de la parenté ou de l’amitié, la fidélité, la religion ont amené au péril suprême pour sa fortune ou pour sa vie : l’esprit du spectateur est aussitôt ému, et par le sens inné d’une volonté pieuse, il est favorable de lui-même à un tel homme. » (Gabriel François Le Jay, Josephus fatres agnoscens, praefatio (non paginée), Paris, Antoine Lambin, 1695).
39 « Mais s’il voit que ce même homme en est arrivé à de bien graves périls par une indulgence trop complaisante envers l’amour, il s’indignera qu’un héros aussi indolent et aussi peu intelligent soit présenté sur scène, ou du moins il rira de cette tragédie écrite pour la comédie. » (Ibid.)
40 La mondanité du jeu prônée par Porée est également signalée par l’article nécrologique des Mémoires de Trévoux : « Il avait une grande manière de faire entrer les Acteurs dans ce qu’ils disaient et pour peu qu’il trouvât en eux de dispositions, ils ne déclamaient point en Ecoliers. » « Éloge historique du Père Charles Porée de la Compagnie de Jésus », Mémoires de Trévoux, mars 1741, p. 555.
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