« The Clement Greenbergs of Fuck, Suck, Spank, Wank ». La critique et les critiques autour du (et dans le) Young British Art
p. 161-173
Texte intégral
1L’émergence des Young British Artists fit immédiatement grand bruit du fait de l’étiquette « art scandaleux » qui fut attachée au mouvement. Une bonne partie de ces jeunes artistes, à peine diplômés, furent repérés par des galeristes prestigieux qui proposèrent de les représenter. Le mécène Charles Saatchi, alors en proie aux difficultés rencontrées par le marché de l’art au tournant de la décennie quatre-vingt, se précipita pour acheter en gros des œuvres nouvelles et bien sûr moins chères. La série d’expositions qu’il organisa par la suite dans son musée privé de St John’s Wood allait donner son nom au mouvement « Young British Artists ». L’irrésistible ascension de ce cercle d’amis sur la scène artistique mondiale où la plupart tiennent encore le haut du pavé se fit sans champions relativement désintéressés, en se passant de l’aide de la critique autant qu’en se riant de ses dénigrements. Ecarté des célébrations entourant le grand renouveau des arts visuels britanniques, le critique, considéré comme dispensable, semble avoir eu du mal à trouver sa place dans l’histoire du Young British Art. Ce sont les chemins détournés qu’il emprunta pour s’inviter subrepticement, les métamorphoses que la critique dut subir pour retrouver une voix qui lui avait été niée et les camouflages auxquels elle dut parfois se résoudre qui nous intéressent ici.
2Quand fleurissent des « objets anxieux », tels que les définit Harold Rosenberg, voire, dans le cas du Young British Art, des objets anxiogènes qui suscitent souvent moins la perplexité que l’indignation ou le scandale, le critique devrait se voir investi d’un rôle particulier. En tentant d’oublier la réflexion de Barnett Newman qui suggérait que les artistes ont autant besoin de l’esthétique que les oiseaux de l’ornithologie, on découvre avec Arthur Danto dans son célèbre article de 1964 « The Artworld » que c’est la théorie qui définit aujourd’hui l’œuvre d’art comme telle. À la question : que fait la critique pour l’œuvre, si elle a véritablement un rôle à jouer, Danto suggère une réponse par l’affirmative. En s’intéressant à l’apparition d’œuvres qu’il qualifie d’« indiscernables », les Brillo Boxes d’Andy Warhol, Danto fait de sa critique d’une exposition particulière, le lieu d’une théorisation capitale, celle de la notion du « monde de l’art » au caractère ni sociologique, ni mondain. En affirmant qu’il n’y a pas de différence matérielle majeure entre les boîtes de Warhol et celles qui sortent de l’usine Brillo, Danto établit le caractère contemporain de l’identification artistique et procède à un déplacement de la sphère essentielle à la sphère temporelle de la justification de l’art. Quand Nelson Goodman se demandait « What is Art ? », Danto pose cette interrogation : « When is art ? ». Et la question artistique se fait autant historique qu’ontologique. L’identification de l’art est fonction d’une lecture actuelle de celui-ci suivant le stade théorique auquel il est parvenu. Une sorte de théorie performative, puisque c’est ce que fait précisément Danto avec Warhol en 1964. La critique se doit, et ceci particulièrement dans le contexte de l’art contemporain, d’attester d’un présent autant que d’énoncer un jugement de valeur. Danto place le critique dans ce réseau du « monde de l’art » qui fait l’œuvre, qui « est à l’œuvre » en elle et définit sa contemporanéité.
3La critique du Young British Art a pu paraître aussi foisonnante que dispensable, et ceci du fait de la nouvelle visibilité de l’art britannique. Elle se fit aussi le plus souvent critique transparente, comme s’arrêtant aux sujets des œuvres, à leur inscription dans un paysage contemporain aux références relatives à l’actualité ou à la culture populaire. Victime d’effets de transparence, la critique s’est très souvent laissé déborder par la puissance des aspects sociologiques. Ainsi, Richard Cork, critique du Times, survole-t-il, en 1996, le travail photographique de Richard Billingham :
Billingham has spent the last six years photographing his own family in the most intimate manner imaginable. He makes no attempt to hide the fact that his father, Ray is a seasoned alcoholic. […] But his images are seasoned with love as well, and redefine the reality of family life in the 1990s. […] They end up saying a great deal about both suffering and survival1.
4Les images trop parlantes rendent ici la critique comme muette, cachant son silence sous les superlatifs et les répétitions. Cork parle de la même manière de Gillian Wearing : « Wearing is prepared to probe the most distressed areas of the national psyche2. »
5Les éléments empruntés à la culture populaire – « a nagging embarrassment to criticism3 » pour Robert Warshow – et à la vie quotidienne britanniques qui caractérisent le Young British Art posent un problème d’autonomie : un semblant de non-autonomie donne lieu à une critique transparente. Si, pour Greenberg, « le contenu doit se dissoudre si complètement dans la forme que l’œuvre, plastique ou littéraire, ne peut se réduire, ni en totalité ni en partie, à quoi que ce soit d’autre qu’elle même4 », alors une lecture anti-moderniste et comme démembrée du Young British Art tend à lui refuser l’autonomie, à lire ses démembrements moins comme symptômes que comme motifs permettant de telles lectures.
6Gordon Burn, critique attitré de Damien Hirst, base ses analyses sur l’évidence de la lecture pour privilégier des dialogues dans lesquels artiste et critique rivalisent de propos à la fois machos et romantiques : la vie, la mort, l’amour, la fête… le langage de la transparence artistique. Il n’est pas surprenant que Hirst se soit associé ses services, qui deviennent ceux du complice d’une entreprise de mise à distance plutôt que ceux d’un critique.
7La fascination de Damien Hirst pour tout l’attirail médical, accompagnée d’un commentaire sur ses préoccupations concernant la vie et la mort, préoccupations dont le caractère répétitif révèle la fausseté et le statut de cliché, est liée à ses expériences picturales et chromatiques. Ses tableaux font une utilisation brute de la peinture comme matériau et ont souvent pour titres des noms de médicaments ou de drogues.
8Les spin paintings de Hirst portent des titres faussement descriptifs, et véritablement exagérés, commençant tous par « beautiful » : beautiful, insane, insensitive, erupting, liquid, ice, vice painting (1995), beautiful, sharp, screaming, sublte, ice-cream-ish, yikes, gosh with pinks painting (with Rosy Orange Centre) (1995), ou bien encore beautiful, childish, expressive, tasteless, not art, over simplistic, throw away, kids stuff, lacking in integrity, rotating, nothing but visual candy, celebrating, sensational, inarguably beautiful painting (for over the sofa) (1996). Ils sont réalisés grâce à des projections de peinture industrielle sur des toiles tournantes. L’effet, dicté par le hasard, sauf dans le choix des différentes couleurs, est celui d’une véritable explosion, la recherche, grâce à ces couleurs, de ce qui crée sans faute le beau : beautiful. Mais un beau qui s’apparente à du visual candy (titre d’une exposition solo de Hirst). Un beau superficiel, cosmétique.
9Comme les spin paintings, les spot paintings constituent une série sans fin. La très grande majorité porte le nom d’une substance pharmaceutique, remède ou drogue, attribué de manière arbitraire car extrait, suivant l’ordre alphabétique, d’un catalogue pharmaceutique de la firme Sigma Chemical : Biochemicals for Research and Diagnostic Reagents. Le système des couleurs qui l’organise est assez strict : deux mêmes couleurs ne peuvent pas être mitoyennes. C’est une sorte de nuancier qui est proposé : un échantillonnage de marchand de couleurs plutôt que la palette d’un peintre, des couleurs plutôt que la couleur du cercle des peintres.
10Dans « La Pharmacie de Platon », Jacques Derrida souligne l’ambiguïté du mot pharmakon qui est « du remède et / ou du poison5 ». Nous aurions affaire, plus qu’à une polysémie et plutôt qu’à des énantiosèmes (mêmes formes et sens contraires), à un mot-Janus, qui ne serait pas vraiment hypocrite puisque ses deux significations sont affichées. Ambivalent, il joue de séduction pour envoûter :
Le pharmakon serait une substance, avec tout ce que ce mot pourra connoter, en fait de matière aux vertus occultes, de profondeur cryptée refusant son ambivalence à l’analyse, préparant déjà l’espace de l’alchimie, si nous ne devions en venir plus loin à la reconnaître comme l’anti-substance elle-même : ce qui résiste à tout philosophème, l’excédant indéfiniment comme non-identité, non-essence, non-substance, et lui fournissant par là même l’inépuisable adversité de son fond et de son absence de fond6.
11Ainsi, les ouvrages que Phèdre dissimule sous son manteau pour attirer Socrate hors de la ville sont-ils désignés par ce dernier comme pharmaka. S’agissant de l’écriture, le pharmakon introduit dans le propos une question morale, aussi bien au sens du bien et du mal que de celui de la bienséance – écrire, c’est répéter sans savoir, cela ne se fait pas. Il est signe d’inquiétude puisqu’il substitue le signe essoufflé à la parole vivante. Avoir recours à ce remède-poison, c’est chercher à se passer du père. Mais surtout, il signifie également peinture, non pas au sens de couleur naturelle, mais comme teinture artificielle. Le pharmakon est apparence, mensonge, non dans son propos, mais en ce qu’il veut se faire passer pour la vérité.
12L’installation de Hirst, Pharmacy (1992), en littéralisant la couleur comme drogue, peut être interprétée comme un tableau à la fois réduit à sa plus simple expression et à sa plus complexe, explicité et développé dans l’espace. Nous aurions affaire à un véritable tableau pharmaceutique. Fausse reproduction de la réalité, la pièce propose un espace en l’état. Composée de boîtes vides, Pharmacy est simulation de copie. Les médicaments, dans leur environnement aseptisé, sont éléments d’une composition ready-made et potions symboliques. Hirst s’était ainsi étonné des indications données sur certaines boîtes :
The names of the drugs in the cabinets conjures up (sic) a vision of human misery and dread – with all the drugs there comes a reference to a particular sickness along with a list of side-effects. One drug, on the packet, for example carried a big warning – it said blurred vision, change in color vision7.
13Pharmacy ressemble à une pharmacie, et son interprétation ressemble au commentaire que l’on ferait d’un ready-made métonymique, c’est-à-dire teinté de symbolisme. Or, cette métonymie est mise en abyme : les médicaments renvoient au miroir aux alouettes de la médecine qui prétend guérir mais qui peut aussi rendre malade ; et certains de ses effets secondaires comprennent, de manière remarquable, des troubles de la vision et de la reconnaissance des couleurs. La boucle est bouclée : l’art renvoie à la médecine qui renvoie à l’art. Se méprendre en pénétrant dans Pharmacy sur la nature de cette pièce, se croire dans une véritable pharmacie, tient à sa nature mimétique, au travail de la surface, une surface tout en couleurs brouillées.
14Au centre de l’œuvre, on trouve quatre bouteilles d’apothicaires de couleurs verte, jaune, bleue et rouge, au symbolisme très naturel, l’eau, l’air, la terre, le feu. Cette centralité semble signifiante, du fait de l’ambiguïté de leur symbolisme historique. La signification organique de l’emploi qui peut être fait de ces globes ou bouteilles côtoie une mythologie des globes beaucoup moins poétique qui peut se faire, pour la Revue d’histoire de la pharmacie, pratique crapuleuse :
Un des thèmes les plus fréquents dans la littérature est celui de l’apothicaire rusé et sans scrupules, habile à tromper et à tondre ses clients. Déjà, au xve siècle, il est fait mention d’un apothicaire de Bologne, Giovanni Ghilebrti (sic), qui, le premier, aurait fait usage de flacons colorés dans sa vitrine. Sachant bien ce qu’il faisait, il se servait alternativement du rouge et du vert. Il commençait par illuminer le soir les flacons verts et mettait à proximité un miroir : les clients, y voyant reflétés leurs visages livides, se sentaient pleins d’effroi et demandaient aussitôt un remède pour guérir. L’apothicaire leur fournissait un cordial et les priait de revenir le lendemain à la même heure, leur promettant un merveilleux résultat. Le médicament coûtait dix sous, mais la santé reconquise… vingt ducats. Les bons Bolonais couraient chez eux, se mettaient au lit sans lumière comme l’avait expressément recommandé maître Giovanni. Le soir suivant, l’apothicaire illuminait les flacons rouges, et les clients émerveillés pouvaient admirer dans le miroir leurs visages rubiconds comme autant de tomates. Et ils payaient sans protester8 !
15La force symbolique des couleurs brutes (trois primaires, une secondaire) associées aux quatre éléments est donc sous-tendue par un courant négatif lui aussi construit par ces couleurs : le mensonge. La pharmacie et la médecine en général ne permettent que de temporiser ; en dépit de toutes leurs promesses, la mort reste inéluctable. Les éléments contenus symboliquement dans des bouteilles ne permettent pas à l’homme d’avoir une ascendance sur l’univers. Seule la surface offre une marge de manœuvre, or, elle est mensonge. Le pharmakon est le type de couleur dans laquelle Pharmacy s’inscrit. La médecine est pour Hirst un pharmakon, attirant par la couleur et donc détournant l’attention de ses effets secondaires. Faire de la pharmacie-idée de pharmakon une pièce inscrite dans une structure de validation en tant qu’œuvre permet bien sûr ce même commentaire sur la perception de l’art comme remède, mais le formule en déplaçant la logique du support.
16Hirst a dit de Pharmacy : « It’s like a readymade9 ». Le terme de comparaison « like » est l’élément capital de sa déclaration. Le statut de ready-made est nié par le symbolisme de la pièce, symbolisme qui se voit lui-même nié par son statut de cliché. Les idées de vie et de mort comme réflexion éternelle de l’homme sont, elles, des ready-mades.
17Or, pharmakon signifie aussi bouc-émissaire. Le site très concret de la pharmacie de Hirst, comme lieu de non-circulation de couleurs primaires figées est aussi, en négatif, le non-site de la peinture. Celle-ci est déplacée – le travail de surface de la couleur superficielle pharmakon est poussé à l’extrême dans une représentation du pharmakon des drogues légales –, réduite à son expression la plus cosmétique. La pièce expose le sacrifice de la peinture, support victimaire, à la peinture-teinture qu’est le pharmakon. Ainsi, si Pharmacy est à la fois lieu et non-lieu, elle projette une nouvelle dimension axiologique qui vient ouvrir le champ spatial : l’axe temporel (ce « moment » de l’art contemporain que nous évoquions) est sous-tendu par le premier axe spatial car, comme lieu extrême, Pharmacy interroge l’histoire de la peinture. Cette projection renvoie à ce que Thierry de Duve appelle, au sujet de Marcel Duchamp et de ses ready-mades, faire « renaître l'idée de peinture, non le métier10 ». La démonstration de de Duve qui inscrit le ready-made dans une tradition picturale plutôt que de sculpture s’apparente à cette interprétation picturale de Pharmacy, mais ceci surtout pour ce que cette affiliation a de surprenant, car, si les spot paintings de Hirst s’inscrivent bien dans une problématique du ready-made, nous avons vu que Pharmacy n’est pas un ready-made, mais seulement comme un ready-made. Et on pourrait suggérer qu’il est seulement comme un ready-made parce qu’il pourrait faire allusion à cette œuvre de Duchamp de 1914, Pharmacie, toile représentant une rivière bordée d’arbres, en fait reproduction commerciale d’une scène bucolique hivernale que Duchamp signa et à laquelle il ajouta deux petites touches de vert et de rouge, les couleurs des flacons d’apothicaires. Le ready-made rectifié de Duchamp corrige l’image reproduite en masse, mais ce sont des couleurs qu’un daltonien ne pourrait pas distinguer que Duchamp, toujours méfiant vis-à-vis de la séduction rétinienne, lui adjoint. Les deux couleurs sont également celles d’un anaglyphe, elles appellent la vision stéréoscopique qui leur donnera du relief – une réponse peut-être apportée par Hirst et sa pharmacie en trois dimensions.
18La forme fermée de la pièce – pas tant l’œuvre ici que l’unité d’espace muséal – se révèle ouverte et interrogative. Ce qui se trouve conjoint dans un mouvement total, c’est l’anecdotique (ce qui se dit) et le symbolique (ce qui se voit), réunis en une allégorie qui vide le mythe de la peinture. Cette peinture-bouc émissaire nécessite de travailler sur la peinture hors de la peinture, en l’occurrence dans l’installation. Trouver un bouc émissaire, c’est expulser ce qui pollue en son sein. C’est un travail d’hétérogénisation qui se concrétise chez Hirst dans l’hétérogénéité du support et dans son éternelle inadéquation : l’installation pour la sculpture, la sculpture pour la peinture.
19Ainsi les thèmes de vie et de mort sont-ils ceux de la vie et de la mort de la peinture que la critique cache en se mettant au service de l’artiste. Si les clichés de l’œuvre relayés par la critique transparente sont des ready-mades, alors le critique qui ne les identifie pas mais confirme leur statut secondaire et décalé occupe une place nouvelle et paradoxale. Il se pourrait que le critique, dans le « monde de l’art Young British Art », se trouve, qu’il le veuille ou non, sujet d’une porosité ambiguë, d’une oscillation signifiante qui le rend complice d’un double langage qui serait la vérité, ou peut-être plus précisément le moment de l’œuvre.
20De manière surprenante, cette position paradoxale se retrouve à l’autre extrémité de ce qui semble constituer le spectre de la critique britannique du Young British Art. Dave Beech et John Roberts sont très clairement les sujets de l’attaque de Julian Stallabrass lorsque, dans son livre de critique – au sens de jugement hostile – d’un mouvement sans rédemption politique il évoque ces critiques qui, cherchant à donner une base théorique au Young British Art, voudraient devenir « the Clement Greenbergs of Fuck, Suck, Spank, Wank11 ». Il y a, dans leurs ouvrages et articles, un effacement progressif, qui devient total, du sujet de référence pour parvenir à un discours théorique tout à fait allusif dont les sources doivent être reconstituées.
21La pratique de l’inclusion ne remet pas en cause la notion de frontière artistique, elle ne fait que la déplacer pour étendre le champ de l’art, c’est-à-dire de ce qui est accepté comme tel. Beech et Roberts souhaitent, grâce à une nouvelle définition de la notion de philistinisme, identifier de véritables moments de violation de la sphère artistique qui ne sont pas simplement de nouvelles incorporations de la marge.
22La définition à contresens de la notion de philistinisme n’est donc pas l’intégration de la marge, mais le constat qu’il existe de nouvelles failles au cœur de la pratique artistique et que celles-ci sont consciemment exploitées. L’essence de ces nouveaux modes d’attention, bien qu’ils ne puissent être attribués qu’à une entité spectrale, est culturelle. L’incorporation de la culture populaire dans l’art et sa validation par le post-modernisme se font toujours en termes artistiques ; l’élitisme artistique est mis en cause par les échanges entre high et low, mais ces circulations se font toujours à l’avantage de l’art. Le philistinisme, lui, reste culturellement inacceptable ; il n’incorpore ni ne valide. Brèche qu’on ne peut combler, la lutte intérieure et les négations que le philistinisme garde vivaces trouveraient alors leur expression dans des tropes grotesques. Les mannequins des frères Chapman autant que les toiles raffinées de Gary Hume et leur figuration contredite par des titres renvoyant à la culture populaire – Tony Blackburn représenté par un trèfle, Patsy Kensit et Kate Moss –, toutes ces œuvres évoquent la contradiction. Beech et Roberts soulignent ainsi le caractère scandaleux de leur théorie : « The ‘scandal’ of theorizing the philistine, then, is due to the failure to affirm an alternative, positive culture, a counter-popular that is neither the culture of authority nor the culture of the marketplace12. » Le paradoxe d’une telle position est bien sûr que ses auteurs tentent de théoriser l’anti-théorie et d’intellectualiser l’anti-intellectualisme, encourageant alors l’objet de leur étude, dialectique, à leur échapper. Au choix d’une théorie notionnellement vide s’ajoute la justification de formes grotesques, de l’anti-art et de l’abject qui sont confortés par la structure même de cette réflexion. Si l’autre de l’art a droit au chapitre sans être soumis aux règles de l’art, ce dernier ne fait plus son travail d’abjection et devient art abject. Ce mode théorique est alors bien encore une fois celui de la transparence : tout d’abord parce que, spectral, il décide de se passer de contenu, ensuite parce qu’il efface les frontières de l’art pour le mettre, il est vrai, en position critique, en position de danger et de scandale.
23Loin de Beech et Roberts, Matthew Collings semble heureux de pécher par excès de précision anecdotique plutôt que par trop de distance théorique. Il répond ainsi aux attaques parfois formulées contre son style si particulier : « I’m sometimes criticised for not knowing what’s important and concentrating only on the scenic side of art, and especially talking about social scenes involving prominent yBas. I feel it’s all part of a great patchwork, though, and in the end not at all trivial13. » Savoir qui était présent à quel vernissage et même qui fréquente qui dans le milieu des Young British Artists devient pour lui une considération tout à fait valable, voire signifiante – ne serait-ce que parce que cela peut indiquer une certaine vacuité. Dans sa trilogie portant sur l’art contemporain britannique entamée avec Blimey ! que suivirent This Is Modern Art et Art Crazy Nation, Collings use d’un ton faussement naïf : « Brits are very fond of animals and children. Their exhibitions now are full of animals, usually mutants of some kind, or sexually aroused, or dead – for example, sharks and pigs by Damien Hirst, which symbolise death. And racehorses by Mark Wallinger, symbolizing class, but with the front ends different from the back ends – symbolising weird mutant-breeding14. » Ce ton le fait parfois sortir de la sphère critique pour intégrer celle de la satire sociale, une satire qui aurait pour cible le milieu de l’art. Ainsi Collings revient-il avec férocité sur son ouvrage le plus connu Blimey ! : « The style is clear and straightforward, although there is some playfulness with value judgements : ‘very good’ is used a lot, to mean ‘I don’t care.’15 »
24Le style très particulier de Collings, une sorte de critique mimétique basée sur l’anecdote qui partage avec son sujet les mêmes références à la culture populaire et les mêmes poses anti-intellectuelles, a lui-même été beaucoup imité, ou s’est du moins inscrit dans un air du temps critique placé sous le signe de la désinvolture. Ainsi lit-on J. J. Charlesworth finir la critique d’une exposition de peinture par « Well, they’re nice to look at16 » ou une autre par « Fun17 », quand Patricia Bickers peut conclure : « Maybe first year students would find this really deep stuff, but I doubt it18 ». L’ironie de ces phrases imitant le langage populaire implique une distance qui révèle un refus de véritablement prendre parti. La posture semble être un acte de défense face à un Young British Art prompt, comme dans le cas de Gordon Burn, à instrumentaliser la critique.
25Toutefois, un autre choix mimétique se fait, lui, avec la volonté d’abolir cette distance. Les textes de Patricia Ellis paraissent d’abord se rapprocher de ceux que nous venons d’évoquer. Or, en poussant au plus loin la perméabilité à la culture populaire, ils s’installent au plus près de l’art qu’ils commentent. Ellis laisse le superficiel et l’anecdotique imprégner les titres et les références de ses critiques, mais aussi, plus particulièrement, les notes de bas de page, lieu habituel du sérieux, de la caution scientifique. Ces excès anecdotiques prennent les voies détournées et superflues de l’hyperprécision référentielle guidée par une hypersensibilité à la culture populaire. Dans un article sur Dexter Dalwood, commentant un tableau censé représenter la chambre de Michael Jackson, Neverland, Patricia Ellis utilise les notes de bas de page comme autant de portes ouvrant sur le monde extra-artistique et sur la sous-culture :
If you’re thinking : Doesn’t Jacko sleep in an oxygen tent ? Jackson refuted that on Oprah in 1993. Although Liz Taylor supported him on this same programme five years ago, she is currently reported to be mortified by Jackson’s recent plans to have her genetically cloned. OK ! Magazine, December 18, 1998 : p. 2119.
26Dans son cas, et contrairement à Collings, la critique mimétique ne se fait pas sarcastique, elle épouse exactement les références de l’artiste. De plus en plus, ses critiques sont d’ailleurs devenues des suites de notes qui ont phagocyté le texte.
27C’est alors que se dessine une orientation très intéressante de la critique de cet art qui compense transparence, réticence face au travail critique véritable et tactiques mimétiques par une variété et une inventivité typographiques. Le remplacement du texte par des notes chez Ellis, la superposition de couleurs criardes et de jeux avec des lettres de machine à écrire qui forment des dessins dans le catalogue Young British Artists, The Saatchi Decade s’écartent de tout soucis de lisibilité. Les mises en page recherchent l’apparence de l’amateurisme. Gemma de Cruz présente ses interviews avec des découpages et des collages. Lorsqu’elle interviewe Dexter Dalwood, ceci rappelle la pratique de l’artiste qui élabore des collages d’espaces intérieurs avant de peindre ces compositions. Dans ces arrangements, la voix de celle qui pose les questions est oblitérée, découpée, quand d’autres mots manquent aussi. Comme si l’effacement de la voix critique était parfaitement consciente et assumée chez le critique même. Gordon Burn imite ces découpages dans la mise en page de sa monographie de Hirst. La typographie rappelle ces éléments emblématiques de la culture populaire, les fanzines. En collant aux formes ambiguës du Young British Art et à son rapport à la culture populaire, la critique de l’époque, confrontée à la résolution impossible de ces rapports problématiques, devient une intervention critique sans voix, présente physiquement dans son esthétisation.
28Ces approches détournées et comme muselées opèrent un rapprochement très étroit avec l’art qu’elles critiquent, surtout quand le groupe BANK fait lui- même des commentaires sur les dossiers de presse des galeries et sur des critiques comme ils corrigeraient des copies et qu’une œuvre prend alors la même forme qu’une critique.
29Ce rapprochement est consommé dans le cas de Dick Price-Dexter Dalwood : l’artiste s’est créé un double critique secret et cette activité est nécessairement schizophrène. Dans la figure imposée du texte de catalogue qui évoque rapidement et met en contexte tous les artistes qui figurent dans l’exposition, Price prend bien soin de ne pas évoquer la peinture de Dalwood. Ses critiques rappellent celles d’Ellis avec des titres empruntés à la culture populaire, et le plus souvent à des chansons : « Don’t stop ‘til you get enough » dans New Neurotic Realism, ou encore par l’emploi de citations de films ou d’émissions de télévision.
30La critique serait devenue un genre si détaché qu’elle peut être intégrée comme motif de l’art. Tendant vers l’art qu’elle commente par ses références populaires et son inventivité typographique, elle va jusqu’à renverser ce mouvement pour devenir un des supports d’exercice de l’artiste Dalwood.
31La photographie ci-dessus fut prise lors de la visite d’une exposition organisée à Milton Keynes par Matthew Collings. Le critique qui se trouve derrière moi est Brian Sewell du Evening Standard. Alors que je deviens ici une de ces figures humaines qui, dans les encyclopédies, donnent une idée saisissante de la taille d’un grand animal ou d’un arbre, Sewell semble un peu petit. Ses dimensions étranges surprennent autant que la présence de ce critique qui affiche souvent une phobie snob pour le nord de l’Angleterre dans une galerie de Milton Keynes. Il examine le cartel fixé au mur qui n’est autre que le sien et révèle la méprise sur son identité : en lisant avec lui, on découvre qu’il s’agit d’une sculpture intitulée Waxwork of a Brian Sewell Lookalike (2000) réalisée par Darren Phizacklea et Rory Macbeth. Presqu’une œuvre indiscernable, pour reprendre l’expression de Danto, la figure tient un programme différent suivant l’exposition dans laquelle elle est intégrée. Et voilà Sewell qui regarde ce qui le regarde dans une définition circulaire. Le rôle du critique devient le rôle qu’il joue – pour parodier Oscar Wilde : « the critic as art » – pris ainsi dans un réseau qui le désarme, et pas seulement cette figure classique du critique représenté par l’artiste qu’il défend tel Ruskin peint par Millais. Sewell est connu pour ses positions réactionnaires et son vocabulaire désuet : « The brazen Turner Prize has nothing to do with art, even less to do with painting and is now anticipated only as a subject of ridicule for the amount of incomprehensible jabberwocky it engenders from art critics20 », s’emporte-t-il en 1999.
32Le critique qui se tient au plus loin des Young British Artists et pour qui le travail n’est que « nincompoop » et « philistinism », cette fois-ci au sens traditionnel du terme, se retrouve soudainement au plus près. Il ne s’agit pas toutefois d’un portrait, mais en quelque sorte d’une mise en forme de cette distance par une série de relais qui sont autant de marqueurs classiques de la culture populaire et, pour les deux premiers, de la célébrité : un sosie, une figure de cire à la Mme Tussaud, un trompe-l’œil. Sewell, grâce à ses critiques outrancières, est devenu une personnalité du monde de l’art britannique et des médias au même titre que Matthew Collings. L’indifférentiation de contenu qui menait à une fraternité formelle dans certaines critiques ne trouve pas un exact contraire lorsque la critique est hostile, et surtout lorsqu’elle est spectaculairement hostile, mais se résout encore une fois dans la mise en forme plastique. Dans une circularité qui rappelle celle de cette œuvre qui inspecte son propre titre, les œuvres problématiques et anxiogènes confondent une critique qui les imite ou les dénigre, mais est toujours happée dans une problématique esthétique. La reprise ironique des postures de Sewell chez Phizacklea et Macbeth, dans une série entière intitulée The Brian Sewell Academy of Criticism (1999), confirme ainsi la puissance et le caractère impitoyable d’un mouvement artistique qui étend son emprise esthétique jusqu’à sa critique et lui impose ses normes pour la tenir hors de toute liberté littéraire.
Notes de bas de page
1 Richard Cork, Breaking Down the Barriers, Art in the 1990s, New Haven et Londres, Yale University Press, 2003, p. 163.
2 Ibid., p. 189.
3 Robert Warshaw, The Immediate Experience, Movies, Comics, Theatre and Other Aspects of Popular Culture, Cambridge, Mass., Londres, Harvard University, 1970, p. xxxvii.
4 Clement Greenberg, « Avant-garde et kitsch » in Art et culture, Paris, Macula, 1988, p. 12.
5 Jacques Derrida, La Dissémination, Paris, Seuil, 1972, p. 87.
6 Ibid., p. 87.
7 http://www.tate.org.uk/pharmacy/discussion/burn2.htm, 22 mars 2002.
8 E.-H. Guitard, « Origine des globes colorés des vitrines » d’après Giulio Conci. Pagine di storia della farmacia. Paris : Revue d’histoire de la pharmacie, 1962, p. 419-20.
9 Stuart Morgan, No Sense of Absolute Corruption, New York, Gagosian Gallery, 1996, p. 21.
10 Thierry de Duve, Résonances du readymade : Duchamp entre avant-garde et tradition, Nîmes, Jacqueline Chambon, 1989, p. 129.
11 Julian Stallabrass, High Art Lite, British Art in the Nineties. Londres, New York, Verso, 1999, p. 118.
12 Dave Beech et John Roberts, The Philistine Controversy, Londres, New York, Verso, 2002, p. 298.
13 Matthew Collings, « Introspection. A Writer Looks at Writers and Writing », Londres, Modern Painters, hiver 2001, p. 78.
14 Matthew Collings, Art Crazy Nation, Londres, 21, 2001, p. 6.
15 Ibid., p. 121.
16 J. J. Charlesworth, « Robert Davies » in Matthew Arnatt ed. 100 Reviews (3), Londres, Alberta Press, 2002, p. 32.
17 J. J. Charlesworth, « Stephanie Brooks », ibid., p. 24.
18 Patricia Bickers, « Colin Lowe and Roddy Thomson », Ibid., p. 58.
19 Patricia Ellis, « Dalwood on the Holodeck », New York, Flash Art, mars-avril 1999, p. 67.
20 Brian Sewell, « Portraits that show our finest hidden talents », Londres, Evening Standard, vendredi 20 août 1999, p. 30.
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