Qu’est l’avant-garde devenue ? Eugène Ionesco et la critique théâtrale en France
p. 109-127
Texte intégral
1Il serait aujourd’hui difficile, sinon impossible, d’imaginer parler d’Eugène Ionesco sans refaire des cheminements effectués par tant de chercheurs, par tant de critiques : déjà dans les années cinquante l’écrivain était, selon ses commentateurs, « l’auteur dramatique le plus discuté ». D’ailleurs, on a aperçu assez tôt la richesse du dialogue entre les critiques et l’œuvre de Ionesco et on a ressenti le besoin de mettre un peu d’ordre dans ce matériel épars : ainsi, en 1973, on publie chez Garnier Les critiques de notre temps et Ionesco, volume présenté par Raymond Laubreaux, petite anthologie de principaux textes critiques parus jusqu’à cette date sur notre auteur. Rajoutons ici les entretiens plus anciens avec Claude Bonnefoy, en 1966, chez Pierre Belfond, qui apportent d’autres précisions de la part de l’auteur, toujours polémique, sur son théâtre, ses conceptions, etc. Suivront colloques et thèses universitaires, études et bientôt monographies critiques. À cet amoncellement vertigineux s’ajoutent les nombreuses interventions de l’auteur lui-même et le subtil jeu de va-et-vient qu’il établit, d’un côté entre son œuvre et sa possible interprétation critique et d’un autre, entre lui-même, comme intervenant principal, et une partie de la critique. Eugène Ionesco est un des rares auteurs qui soit intervenu avec tant de violence et de réel appétit dans le débat surgi autour de son œuvre, au point de s’imposer lui-même comme personnage et défenseur de son théâtre1. Il s’agit plutôt d’une véritable polémique soutenue tout au long de sa carrière, soit directement avec un journal et un critique (The Observer et Kenneth Tynan, par exemple) soit à l’intérieur de ses pièces – L’Impromptu de l’Alma ou Victimes du devoir – où il définit, par quelques formules précises, le type de théâtre qu’il pratique, sans doute à l’usage de la critique, qui reprendra presque mot à mot ses définitions :
… dans la mesure où le surréalisme est onirique… m’inspirant d’une autre logique et d’une autre psychologie, j’apporterai de la contradiction dans la non-contradiction, de la non-contradiction dans ce que le sens commun juge contradictoire (…) Les caractères perdent leur forme dans l’informe du devenir. Chaque personnage est moins lui-même que l’autre (…). Quant à l’action et à la causalité n’en parlons pas. Nous devons les ignorer totalement, du moins sous leur forme ancienne trop grossière, trop évidente, fausse, comme tout ce qui est évident. Plus de drame ni de tragédie : le tragique se fait comique, le comique est tragique2.
2A quoi le Policier, emblème caricatural de l’ordre établi et de la pensée, déjà politiquement correcte, répond :
Je demeure quant à moi, aristotéliquement fidèle à mon devoir, respectueux de mes chefs. Je ne crois pas à l’absurde, tout est cohérent, tout devient compréhensible… grâce à l’effort de la pensée humaine et de la science3.
3Bref, Ionesco est un personnage incommode qui n’arrête pas de s’expliquer, d’offrir des clefs, parfois contradictoires, pour la lecture de son théâtre ou de son être intime (il tient depuis sa jeunesse son journal, dont les « miettes », publiées au fil des années rendent le même visage d’adolescent « étonné »). D’autre part, cette critique qui le repoussa au début, pour le submerger presque par la suite sous la prolifération des commentaires, est aussi riche que redondante. Très vite expliqué et défendu par une critique partisane, ou une partie de ses confrères, étudié par des thésards ou des universitaires, Ionesco est aujourd’hui un sujet qui semble définitivement classé ; il incarne l’avant-garde théâtrale des années 1950 et son chemin témoigne, par ses différences mêmes, du parcours d’un certain refus artistique qui, malgré le poids et la sincérité de ses négations, finit dans la consécration et la reconnaissance lénifiante.
Le Masque à trois visages ou les grandes périodes d’un auteur dramatique.
4Ionesco est l’un des rares écrivains à qui deux chances successives furent données, en deux genres et deux langues différentes : avant de débuter en France comme auteur dramatique, Eugène Ionesco fut un des plus turbulents critiques littéraires de la Roumanie de l’entre-deux-guerres. Son unique volume de critique, Non ! parut en 19344, mais il s’inscrit sur le fond d’une carrière littéraire de presque quinze ans (1926-1940). C’est un livre étrange, pathétique et drôle – par les pages de son journal intime qui y sont insérées – d’une verve folle et iconoclaste. Le jeune critique s’amuse à démolir les quelques grands noms de la littérature roumaine du jour. On lui décerne pourtant un important prix littéraire, on crie au scandale, les polémiques s’ensuivent5. On lui reproche d’être un « jeune homme absurde » (déjà !), on le traite de « petit homme tordu », mais qui « a le sens du dialogue, de la chute, l’espièglerie burlesque », « en passant la rampe avec ses comédies ». Le jeune Ionesco déroute en criant haut et fort la relativité des critères :
Tout livre est remarquable si l’on se dit qu’il est remarquable. Tout livre est exécrable si l’on se dit qu’il est exécrable. Je suis aussi convaincu de l’inutilité de la critique que du manque de signification métaphysique de la littérature6.
5Ce qui nous intéresse ici par dessus tout, c’est son style, conglomérat brillant de contradictions et de paradoxes, et qui trahit tout autant de traits de caractère qui accompagneront plus tard l’écrivain « établi » : batailleur, dérangeant, pratiquant la négation et l’extravagance, et parfois, malgré la sincérité désarmante, la construction intelligente d’une « pose », celle d’un jeune nihiliste qui s’amuse à polémiquer à tour de bras pour le plaisir de contrarier l’opinion littéraire publique. S’agit-il d’un premier grand malentendu entre le jeune critique littéraire et son milieu ? Il n’en est pas moins vrai que cette période « roumaine » contient tous les motifs ionesquiens qu’on retrouvera plus tard dans ses relations avec la critique française des années 1950. On devine déjà dans ce premier dialogue tumultueux avec la critique toute la vivacité de son futur théâtre, son goût manifeste pour la farce et les tournures iconoclastes. En fait, je considère ce premier volume de critique comme un concentré de tout un développement littéraire ultérieur. Un fragment identique au tout, comme un élément d’ADN qui permet la reconstitution de l’organisme dans sa totalité.
Naissance d’une avant-garde
6Les années 1950, celles du début théâtral, furent aussi pour Ionesco les années des insultes et de grandes batailles. Car la principale caractéristique de cette première période française fut la rencontre d’une critique, soit partisane soit ennemie. Les principaux dramaturges de l’époque – Beckett, Ionesco, Adamov – sont perçus comme des « étrangers », des cosmopolites sans aucune attache nationale. Le philosophe Gabriel Marcel, mais aussi auteur dramatique malheureux et critique littéraire dans plusieurs grandes revues (Nouvelle Revue Française, Europe, Nouvelles Littéraire.s) trouvait important de souligner justement le manque de « racines » ou d’héritage de ces nouveaux venus :
« C’est à mon avis un fait très significatif que les principaux représentants de cette avant-garde soient des étrangers déracinés dont on pourrait dire que la pensée se meut dans un no mans land. Un Beckett, un Adamov, un Ionesco vivent en réalité en marge de toute vie nationale qu’elle qu’elle soit, et ce phénomène de non-appartenance est lié à certaines caractères distinctifs de leur œuvre. Ce sont de nouveaux venus, et il faut entendre par là, ne disons pas seulement ce qui pourrait être trompeur, des déshérités, mais des hommes qui refusent tout héritage7…
7Et le diagnostic tombe sèchement, expédiant la conclusion dans le domaine d’une pathologie honteuse : il s’agirait, pour Gabriel Marcel, des spectateurs ou des critiques « qui viennent chercher dans cette horreur un prétexte de verbiage et des excitations qui relèvent du pire onanisme mental8 ». Gabriel Marcel avait exposé ses théories dramatiques dans la préface de son premier recueil de théâtre, Le Seuil invisible, en 1914, publié à compte d’auteur. Quant à ses pièces, une vingtaine, elles ne connurent jamais le succès. La Chapelle ardente fut montée pourtant en 1925 par Gaston Baty au Vieux Colombier. Ses tentatives de les faire jouer dans les années 1949-1953 furent tout autant d’échecs. Après le « four » du Chemin de crête au Vieux Colombier, l’auteur renonce définitivement de voir jouer ses pièces sur une scène. Peut-on lire dans cette amère expérience du dramaturge une certaine aigreur du critique, à l’époque où on voyait s’imposer les noms de Ionesco, de Beckett ou d’Adamov ? Ce qui est certain, c’est que ce théâtre nouveau, en rupture totale avec l’esthétique traditionnelle à laquelle le philosophe est attaché, reste en dehors de la compréhension du critique, malgré ses efforts et son ouverture d’esprit.
8Rappelons néanmoins l’intervention dans la bataille, en faveur d’Eugène Ionesco, d’écrivains comme André Breton, Raymond Queneau, Jean Anouilh, Jacques Audiberti, et des critiques très influents comme Jacques Lemarchand ou Renée Saurel. Le malentendu le plus célèbre opposa Ionesco à Jean-Jacques Gautier. Dans le même style, Pierre Marcabru titre un de ses articles « Comment un fumiste génial, nommé Ionesco est passé au rang de littérateur9 ».
9Il faut tenir compte dans l’analyse de ces affrontements d’un contexte particulier : il s’agit d’un théâtre joué sur « les petites scènes10 », phénomène relativement nouveau, scènes qui ont su attirer et « formater » très vite leur public, jeune et passionné, capable de prendre parti et de mener bruyamment la bataille. L’exiguïté même de ces endroits impliqua presque, au moins au commencement, une fréquentation d’intimes et de connaisseurs, étudiants ou intellectuels du Quartier Latin. Quels furent les noms de ces principales batailles ? D’abord, La Cantatrice chauve, jouée pour la première fois le 16 mai 1950 aux Noctambules, et reprise, sans discontinuité, à la Huchette jusqu’à aujourd’hui. Dans Le Figaro, sous la signature de Jean-Baptiste Jeener, on prévoit déjà le pire : « Admirons le courage surhumain de ceux qui, sans une faute, ont retenu, interprété, incarné, sublimé, le texte de M. Ionesco. Que feront-ils le jour où poussés par leurs conquêtes et l’exaltant parfum de Terres Nouvelles, ils découvriront Molière et Vitrac ? En attendant ils font perdre des spectateurs au théâtre. » Parmi les premières chroniques, qui firent preuve d’un certain sentiment de sympathie, citons celle d’Arts, du 19 mai 1950 : « La Cantatrice chauve est réservée aux spectateurs que l’Absurde n’effraie pas, qu’on ne voie dans ce terme ‘Absurde’ aucune intention péjorative. Ce n’est certes qu’un divertissement (…). L’effet, on se demande comment, est souvent irrésistible. » Dans Match, du 24 juin 1950, sous la plume d’André Frédérique, nous lisons : « reléguée à une heure modeste dans son théâtre, à l’écart, c’est sans bruit que cette délicieuse absurdité poétique de Ionesco fait son petit bonhomme de chemin ».
10La Leçon suit le 20 février 1951 au Théâtre de la Huchette : « Humour noir, atmosphère inquiétante et pourtant le rire jaillit franchement. Nous aimerions beaucoup voir Ionesco s’attaquer à une comédie en trois actes. » (Arts, Jean-Francis Reille, 2 mars 1951). Marcelle Capron revient quelques temps après avoir vu une première représentation et écrit dans Combat (8 octobre 1952) : « J’en ai mieux goûté cette fois l’ironie, et n’ai pas ressenti l’impression d’abondance excessive qu’il m’avait donnée. Ce qui prouve qu’un critique devrait toujours, quand l’œuvre ne manque pas de mérite, réviser à quelques mois de distance ses jugements ».
11Pour Victimes du devoir, dont la première eut lieu le 27 février 1953 : Jean-Jacques Gautier dans Le Figaro du 1er mars : « Je ne suis pas, en principe, contre les histoires de fous, à condition qu’elles soient courtes. M. Eugène Ionesco, qui n’hésite pas à nous accabler sous un immense ennui pendant trois quarts d’heure (…) a, de temps en temps, le petit mot pour rire. Dans l’intervalle, il travaille très volontairement, je pense dans la déraison systématique (…) Tout cela serait sans aucune gravité si M. Eugène Ionesco ne tendait pas, par surcroît, à penser. Hélas, il pense ! » Francis Ambrière, dans Comœdia, du 3 mars 1953, joue les blasés, ou la carte du « déjà vu », mais finit par se laisser entraîner, condescendant et faussement bienveillant : « Ce n’est pas neuf, ni par la pensée, ni par le procédé qui relève d’un esprit ‘d’avant-garde’ assez usé. Mais M. Ionesco a des inventions qui sont drôles, des reparties franches, un sens réel du mouvement scénique. Si bien qu’on ne s’ennuie que par à-coups. » Michel Polac dans Arts du 10 mars : « Plus courtes ses pièces feraient de bons numéros de cabaret. Pour nous, nous préférons Helzapoppin ». Dans Le Monde du 28 février 1953, légèrement dérouté, Robert Kemp débute par une série de questions négatives, mais qui finissent par accepter une évidence : « Est-ce exécrable ? Je ne le crois pas, peut-être est-ce inutile ? mais le mouvement est si précipité, la suite des ‘propos interrompus’ si frénétique, qu’on est là, les yeux écarquillés, les oreilles bourdonnantes. Et puis on a la surprise d’un texte parfois très beau, de ‘fragments’ pleins de nerfs et d’arôme… Donc M. Ionesco est quelqu’un… Il éclate, il déborde. »
12Jacques ou la soumission fut joué pour la première fois le 13 octobre 1955. J.-J. Gautier ouvre les hostilités dans Le Figaro du 17 octobre, dans la même tonalité du connaisseur blasé et supérieur : « Je crois que M. Ionesco est un plaisantin (je ne veux pas croire le contraire, ce serait trop triste), un mystificateur donc, un fumiste, je ne suis pas contre. Il en faut. Hélas ! Rien de plus lugubre qu’un fumiste démodé (…) celui qui s’est donné pour mission d’épater le bourgeois… nous connaissons cela depuis très, très, très longtemps. » Dans L’Information, André-Paul Antoine renchérit : « Je considérais, jusqu’à présent, Ionesco comme un aimable fumiste, bien doué pour le Théâtre, mais qu’emportait, jusqu’aux extrêmes limites de la mystification, un désir forcené d’alimenter en caquetages pâmés quelques esthètes démodés et les jeunes amies de Marie-Chantal (…). Le cas de M. Ionesco est, de toute évidence, infiniment plus grave et probablement désespéré. Il se dégage de son spectacle un tel relent de foire aux puces, l’auteur y étale, avec une si candide naïveté, le vieux bric-à-brac suranné de ce Surréalisme que le doute n’est plus permis. Bien loin d’être l’amusant fumiste que j’imaginais, M. Ionesco, Roumain transplanté, victime de fréquentations regrettables, est tout simplement un provincial ingénu qui vit en 1955, dans le mirage d’un Paris défunt, celui de 1924, en s’imaginant être à la page. » Cependant, le refus n’est plus général. En parlant du même spectacle, Marc Blanquet dans France-Soir du 18 octobre commence ainsi : « Qu’il me soit permis de saluer une fois de plus le talent, l’originalité, la fécondité d’Eugène Ionesco, démolisseur d’un certain Théâtre que je méprise autant que lui. ». Pierre Marcabru dans Arts, le 26 octobre 1955 salue « le bonheur d’expression » apporté par la troupe et refuse le texte : « les dialogues nous rebutent, nous désolent ». Jacques Lemarchand dans Le Figaro du 22 octobre 1955 : « Avec une bien belle et amusante rigueur Eugène Ionesco demeure lui-même ».
13Une changement de tendance, quoique isolé, s’amorce bientôt. En 1956, le février, la première des Chaises est le sujet d’une célèbre intervention de Jean Anouilh : « C’est un fait : le jeune théâtre français a un nom, Beckett, Adamov, Ionesco. » Mais J.-J. Gautier continue de crier farouchement son refus : « Bigre ! Quand un auteur aussi important qu’Anouilh apporte une telle caution, cela vaut d’y regarder à deux fois, non ? J’ai vu qu’on redonnait une pièce de Ionesco, je décidai de retourner la voir. Eh bien ! Non ! Décidément, non ! Je suis et je reste imperméable au génie de Ionesco. » (Le Figaro, 1956).
14À cette occasion on y joue également L’Impromptu de l’Alma ou le caméléon du berger, pièce qui marque la rupture de Ionesco avec la critique de gauche. L’auteur met en scène directement ses contradicteurs et réduit à néant, par le ridicule, leur positions. (Le procédé est classique et renvoie à deux autres intermèdes célèbres, Molière et Giraudoux.) Le règlement de comptes est triple : Bartholoméus I et II, docteurs en « costumologie » renvoient, paraît-il, à Barthes et Dort11, Bartholoméus III, le critique traditionnel, à J.-J. Gautier. L’épisode doit être intégré dans le contexte des années 1950 : la découverte de l’écriture brechtienne, le numéro spécial de la revue Théâtre Populaire (n° 11, janvier-février 1955), dédié à Brecht. Derrière le masque du personnage – auteur, Ionesco s’explique à la fin de cette « mise en pièces » saignante de l’ensemble de la critique théâtrale :
Les ficelles, bien grosses, m’appartiennent ainsi que les répliques moins réussies. Bartholomeus (il montre Bartholoméus I) est un pédant Bartholomeus (il montre Bartholoméus II) est aussi un pédant (Hésitation). Bartholomeus (il montre Bartholoméus III) est un sot sans pédanterie. Je reproche à ces docteurs d’avoir découvert des vérités premières et de les avoir revêtues d’un langage abusif, qui fait que ces vérités premières semblent être devenues folles. Seulement, ces vérités, comme toutes les vérités, même premières, sont contestables. Elles deviennent dangereuses lorsqu’elle prennent l’allure de dogmes infaillibles et lorsque, en leur nom, les docteurs et critiques prétendent exclure d’autres vérités et diriger, voir tyranniser, la création artistique12.
15Une partie de la critique de gauche, devenue farouchement « brechtienne » retire à l’avant-garde sa sympathie, au nom d’un engagement politique nécessaire et supérieur. Mais pour la critique de droite, on feint d’ignorer l’attaque : Pierre Marcabru note dans Le Figaro du 22 février 1956 : « L’Impromptu de l’Alma qui complète le spectacle est une petite pièce aimable qui se moque sans méchanceté des travers de la critique dogmatique ».
16Pour clore les années 1950 : Tueur sans gages, le 19 février 1959. Dans France-Soir du 1er mars, sous la signature de Paul Godeaux, on commente ainsi le dénouement final : « forte scène qui laisse un arrière-goût d’angoisse désespérée et où chaque spectateur mettra ce qu’il voudra ». Dans Libération du 2 mars 1959, Paul Morelle déteste le spectacle et y mettra beaucoup du sien :
… Il faut être honnête. Je me suis mortellement ennuyé à la représentation de Tueur sans gages. J’ai parfaitement compris les symboles, je pense. Cette « cité radieuse » du début, que tout le monde déserte parce que le tueur y règne, impuni, c’est le Socialisme, n’est-ce pas ! le Socialisme impuissant à assurer le bonheur des hommes parce qu’il y aura toujours des tueurs, parce qu’il secrète même des tueurs, et que la structure bureaucratique de la Société Socialiste interdit qu’on puisse tenter quoi que ce soit d’efficace pour les en chasser. Bref, bous avez compris pourquoi je n’aime pas cette pièce et pourquoi l’élite nihiliste dite « intellectuelle » de ce pays la porte aux nus, pourquoi A. Camus l’applaudissait à tout rompre et pourquoi Orson Welles (l’Orson Welles du 3e homme) s’apprête à la monter à Broadway.
17Ce genre de lecture occulte complètement l’aspect métaphysique de la pièce au profit de l’idéologique. Dans Le Figaro du 21 février, la vision de Philippe Bouvard est encore plus réductrice : « on ne trouve qu’un pot-pourri d’idées éculées : l’humanité est mauvaise, il faut donc l’exterminer. Si de telles pensées constituent la quintessence du théâtre d’avant-garde, c’est que la « banalité » serait devenue symptôme d’originalité ». Pierre Berger dans Paris-Journal, le 3 mars : « Ionesco est déjà archaïque ». Robert Kemp dans Le Monde du même jour : «… je suis revenu de Tueur sans gages déçu, effaré, consterné, accablé. » Le lendemain, Pierre Marcabru lui donne la réplique dans Arts, 4 mars : « La meilleure pièce de Ionesco ». Guy Leclerc dans L’Humanité du 2 mars : « Une pièce métaphysique avec un arrière-goût de Kafka où se manifeste l’angoisse caractéristique du théâtre de Ionesco à travers des situations absurdes et parfois très cocasses ». Treno, dans Le Canard enchaîné : « cette pièce fait sérieusement carburer, son auteur nous posant des problèmes à la cadence d’une mitrailleuse électronique ». Gabriel Marcel dans Les Nouvelles littéraires du 5 mars 1954 : « Combien je souhaiterais que Tueur sans gages marque un tournant dans la carrière de cet auteur dramatique qui a le très grand mérite d’être resté un homme libre et qui réagit si fortement aux absurdités et aux injustices de ce monde. »
18Pour résumer un peu les termes tumultueux de ces débuts il faudrait peut-être faire appel à l’un des principaux témoins de cette époque, qui fut aussi l’un des défenseurs résolus du nouveau théâtre. Rôle que Jacques Lemarchand remplit avec humour et intelligence. En écrivant un peu plus tard la préface du premier tome de Théâtre d’Eugène Ionesco il évoque d’abord la surprise « délicieuse » de cette rencontre : « Je ne me souviens jamais sans plaisir des murmures de mécontentement, des indignations spontanées, des railleries qui accueillirent l’apparition, en mai 1950, sur la scène des Noctambules, de La cantatrice chauve13 ». Même si la pièce fut longtemps jouée devant quelques spectateurs seulement, le ton des moqueries fut donné et repris par une partie de la critique théâtrale traditionnelle. On commença donc par ne pas le prendre au sérieux ; des mots comme « fumiste », « plaisantin », « histoire de fous », reviennent souvent. Il y a d’un côté un mépris évident pour le « plaisantin » et d’un autre on lui reproche de « penser « ( reproche qu’on retrouvera au fil des années chez un critique de droite comme Gautier, ou de gauche, comme Sandier, plus tard, lorsque la critique progressiste l’abandonnera définitivement au profit de l’écriture brechtienne. Le ton est souvent condescendant (il est assez bon pour le cabaret), ou à la limite, on suggère qu’il n’est qu’un imitateur tardif d’un Tzara ou d’un surréalisme éculé. Les attaques sont souvent personnelles (un « Roumain transplanté », avec des « fréquentations regrettables », etc.). Malgré cela, le charme de la formule opère et parfois le critique réfractaire se déclare vaincu par le tempérament de l’auteur : « il éclate, il déborde ». Le ton reste passionnel et témoigne de la vitalité des échanges et implicitement de la vitalité du nouveau théâtre.
Les années 1960 ou la fin du premier malentendu
19Presque dix ans après, le ton et le type même de vocabulaire changent. Déjà en 1967, dans France-Soir du 21 février, Marc Blanquet écrivait : « À la Huchette Eugène Ionesco s’affirme le classique de l’avant-garde avec La Leçon et La Cantatrice chauve » et le considère comme « un des talents les plus personnels du théâtre contemporain ». dans Le Monde du 13 janvier 1960, Claude Sarraute cite toute une phrase de Ionesco dans le titre de sa chronique de Rhinocéros à l’Odéon : « J’aspire au classicisme. Si l’on appelle cela de l’avant-garde ce n’est pas de ma faute ». Il s’agit d’un papier qui annonce le spectacle (la première a eu lieu le 21 janvier) et la journaliste note, « depuis la création de La Cantatrice chauve (…) la route est longue, jalonnée de luttes ouvertes, de mornes attentes, d’espoirs déçus, qui débouchent à présent sur le boulevard de la fortune et de la gloire ». Le 12 janvier de la même année, La Gazette de Lausanne en fêtant les 48 ans de l’écrivain (en réalité le journal suisse se trompe de trois ans comme tout le monde, l’auteur avouera plus tard cette innocente mystification, E. I. étant né en 1909)14 ouvre ainsi l’article : « C’EST LE PICASSO DE LA SCÈNE, comme l’a si bien surnommé son ami Jean Anouilh ». Deux ans plus tard, Le Monde consigne déjà la longévité exceptionnelle de La cantatrice : plus de onze ans de la création aux Noctambules et la septième saison à la Huchette. « Les acteurs sont devenus presque des fonctionnaires de l’univers ionesquien. Ils remplissent une fonction sociale : aux étrangers et aux provinciaux qui viennent à Paris, aux jeunes qu’intéresse l’avant-garde, les gens de la Huchette sont chargés de présenter l’insolite. Mais l’insolite apprivoisé ; ou, plus exactement, l’insolite intégré dans les traditions, devenu tradition lui-même. On va désormais à la Huchette comme on va à La Comédie Française15 ». Le 18 décembre de la même année, dans Le Figaro, Philippe Bouvard intitule son bref entretien avec Ionesco : « Au 5e sans ascenseur un auteur qui monte ». Jean-Roger Rebblerre fournit dans Tribune de Genève du 5 décembre 1964 un « petit dictionnaire des grands dramaturges : Eugène Ionesco, un classique, mais, oui ! ». Un court rappel des mésaventures critiques et des appuis si importants de Jean Anouilh, Jacques Lemarchand, Béatrix Dussane (des entretiens radiophoniques) et la distinction entre les anti-pièces ou des farces tragiques et la nouvelle manière, inaugurée par Tueurs sans gages (sic), Rhinocéros, Le Roi se meurt, qui ne « sont plus seulement un jeu, mais aussi une méditation morale, sans perdre pour autant (…) leur aspect provocateur. » En conclusion : « L’avant-gardiste ne s’est pas assagi, comme le prétendent ses détracteurs : au contraire, il a approfondi son art. (…) Et notre époque où tout va cul par-dessus tête, peut-elle rêver meilleur classique que ce chantre de l’irrationnel ? » Femmes d’aujourd’hui, du 4 février 1965 parle à ses lectrices de « Eugène Ionesco, l’auteur dramatique le plus souvent à l’affiche ». « Il est trop tôt pour former un jugement sur lui. Ecrivain prodigieux, mais déconcertant, homme cordial, amical, confiant, esprit libre, il a su faire naître le comique de l’insolite. Qu’il le veuille ou non, il est déjà le maître d’une formule nouvelle de spectacle, d’un théâtre d’avant-garde » ( Régis Saint-Helier).
20En Suisse les avis semblent partagés : « Hier contesté et d’avant-garde, Ionesco est désormais l’auteur à la mode » écrit Guy La Davière dans Tribune de Genève du 13 juin 1965, qui conclut : « Aujourd’hui, Ionesco est un auteur à la mode et il est de bon ton d’aller voir ses pièces parmi les intellectuels et la bourgeoisie « pensante ». C’est un cas assez extraordinaire et, s’il est pratiquement impossible de se faire jouer pour un nouvel auteur, Ionesco peut, à l’heure actuelle, présenter n’importe quoi à un directeur de théâtre sans risquer de refus ni un échec. » La Tribune de Genève du 12 avril est moins admirative, le ton est légèrement agacé : « Ionesco par ci, Ionesco par là… ou l’avant-garde moribonde » (Marie-Louise Bablet). L’écrivain est sur le point d’entrer à la Comédie-Française « avec grand fracas », « une publicité bien orchestrée par le maître lui-même » et « celui qui voulut tuer le théâtre s’y taille la part du lion en ce printemps 66 et y fait apparemment de fort bonnes affaires ». Le ton est assez agressif : Ionesco est opposé à Beckett et la comparaison joue en sa défaveur. Chez Beckett : « quelle pureté dans cette recherche de vérité…il y a chez Beckett une rigueur de l’observation et de la démonstration que j’admire » confesse la journaliste et enchaîne : « Tout autre est le comportement de Ionesco ». Tout d’abord il y a cassure : « si La Cantatrice chauve, La Leçon (…) avaient cette rigueur que Beckett a conservée, dès Rhinocéros et le Piéton de l’air (cette rigueur) se disloque. » Pourquoi ? Ionesco se laisse aller, nous explique-t-on, il n’a plus le temps de travailler une pièce (déclaration à l’appui dans les entretiens avec Claude Bonnefoy. Ainsi, « La Soif et la Faim, actuellement présentée à la Comédie-Française, ce n’est pas une pièce, mais un brouillon de pièce ». La critique revient à la charge dans ses conclusions : « À côté d’Ionesco, Beckett nous frappe par son intégrité. » La photo de l’écrivain est ainsi légendée : « Eugène Ionesco : après avoir longtemps fait figure de casseur d’assiettes, il est maintenant joué sur la scène des théâtres subventionnés. Mais n’est-ce pas le sort de tous les auteurs d’avant-garde que de ne plus effrayer le ‘bourgeois’ et d’obtenir la consécration officielle ? » Visiblement, le fait d’être joué à l’Odéon ou à la Comédie-Française nuit beaucoup à notre auteur : « ces enfants terribles du théâtre contemporain sont ainsi apprivoisés, domestiqués (…) pauvre théâtre ! » Un peu plus tard, La Tribune de Genève, du 11 mars 1970, publie un ABC du Théâtre, par Emmanuel Haymann, avec un portrait d’Eugène Ionesco qui finit ainsi : « Le théâtre d’Eugène Ionesco est peut-être le dernier exemple du théâtre qui se veut d’avant-garde et qui reste outrageusement verbalisé. Aujourd’hui, l’art du théâtre s’est révolté contre les auteurs qui alignaient les mots, il veut vivre pour exprimer une pensée où le verbe ne sait pas tout. »
21Une démarche plus littéraire essaie parfois de rappeler les racines artistiques de l’écrivain (on souligne souvent son origine roumaine) : ainsi Claude Mauriac découvrant un numéro de la Revue des sciences Humaines de la faculté de Lille (janvier/mars 1965) consacré à Eugène Ionesco a l’heureuse surprise de tomber sur un article d’une universitaire de Bucarest, Hélène Vianou, « Préludes iones-quiens ». Il a ainsi la révélation de son premier ouvrage de critique littéraire Non ! (à l’époque non traduit en français). L’article s’intitule « Ionesco avant Ionesco » et il est publié dans Le Figaro du 5 mai 1965. « Tout l’Ionesco de l’avenir se trouve déjà dans cette prise de position qui date de 1934. Il est émouvant de remonter ainsi dans le temps, dans l’espace, à la source lointaine d’une œuvre et d’y trouver déjà abondant et aussi pur le même courant charriant les mêmes pensées. » Daniel Abadie, dans Combat du 22 septembre 1966 se pose la question : « Tzara a-t-il inventé Ionesco ? » Le journaliste met en parallèle quelques répliques de Cœur à gaz, pièce de Tzara écrite en 1921, éditée en 1946, et qui présente, selon lui, de nombreuses analogies avec La Cantatrice chauve de Ionesco, qui, « roumain comme Tzara n’a pas pu manquer d’avoir connaissance, à ses débuts, de l’œuvre de son compatriote, dont la renommée littéraire était déjà très assurée ». Plus qu’une influence du « mécanisme du langage », c’est le style même qui se répercute d’un ouvrage à l’autre. (En réalité, E. Ionesco n’a jamais caché, par exemple, sa parenté avec les écrits d’un ancêtre de l’avant-garde roumaine, Urmuz, 18831923, dont les « pages bizarres » datent de 1908-1909. En janvier-février, 1965, Les Lettres nouvelles, sous la direction de Maurice Nadeau, publient un article d’Eugène Ionesco : « Les précurseurs roumains et le surréalisme », suivi du portrait d’Urmuz et deux de ses textes, traduits par E. I.16). Toujours dans Combat, du 14 avril 1966, Philippe Senart signe le feuilleton littéraire « Ionesco, ou comment s’en sortir ». Pour lui, le théâtre d’Ionesco est une « mise au tombeau » « M. Ionesco était parti à la recherche des vérités premières et c’est au problème des fins dernières qu’il s’est heurté. Il croyait n’enfoncer que des portes ouvertes. Il a découvert que ces portes étaient peintes en trompe-l’œil sur les murs de la prison d’où l’homme ne peut s’échapper ». Pourtant l’auteur lui semble le plus apte à répondre à la célèbre interpellation d’Artaud sur la nécessité de trouver dans le monde moderne, à la dérive, des nouvelles techniques magiques, des mythes capables d’absorber et de susciter la vie d’aujourd’hui.
22Car le printemps 1966 fut celui de l’entrée à la Comédie Française (La Soif et la faim), celui de la parution du livre d’entretiens avec Claude Bonnefoy. « Ionesco le funambule » écrit Pierre Marcabru le 25 février 1966 dans Paris-presse, c’est à mon avis un moraliste en équilibre sur un fil de fer : il cherche un balancier. Il n’en trouve pas, d’où l’angoisse. » Ces lignes renforcent la même série d’images (celle du « funambule » ou du « fumiste ») mais le contexte est plus valorisant, Marcabru reconnaît avec sincérité : « E. I. est un auteur incommode. Il prend les critiques au sérieux. Il s’interroge. Il cherche le dialogue. Dans ces entretiens (cf. notre note, avec Claude Bonnefoy) il le trouve. On attendait un littérateur. Nous avons un homme en liberté. »
23Les années 1960 apportent donc les termes d’une relative consécration, d’un certain consensus : est-ce que l’avant-garde avait trouvé son public ? Est-ce que le « nouveau Ionesco », annoncé par Le Roi se meurt, ou l’approfondissement d’un coté métaphysique, comme la peur de la mort, en réalité une permanence chez Ionesco, réconcilie l’auteur avec la critique et le public « bourgeois » ? Est-ce que le grand travail « d’éducation », de préparation esthétique, entrepris par la masse de littérature critique « sérieuse » avait fait son œuvre et intimide dorénavant les critiques ? L’ancien « casseur d’assiettes » est maintenant porté aux nues : La Soif et la Faim est jouée à la Comédie Française en mars 1966, l’Académie Française lui ouvre ses portes en janvier 1970. Mais les années 1960 sont des années charnière, les années de l’apothéose et des premiers signes de l’usure : le mot « classique » qui revient souvent dans les titres mêmes, est davantage un reproche qu’une consécration. Phénomène perceptible à la fin des années 1960, marquées par l’euphorie de l’idéologie soixante-huitarde et la haine de tout académisme institutionnel. La période coïncide aussi avec la parution des principales études qui traitent directement ou partiellement de son théâtre (comme Martin Esslin, Emmanuel Jacquart, Leonard Pronko, Geneviève Serreau) et la consolidation du répertoire critique à son sujet. Tout semble déjà fixé et dit : un vocabulaire très professionnel concernant le « théâtre de l’absurde » en général et une série de formules et de clichés sur la métaphysique du genre s’imposent et nourrissent les critiques des journalistes. Les « étiquettes » sont prêtes : « théâtre de l’absurde », « nouveau théâtre », « théâtre de la dérision », anti-théâtre, antimonde, anti-personnage. On propose des modèles d’analyse, on fait l’inventaire des refus du théâtre des années 1950, et on identifie quelques « thèmes et attitudes » : la solitude, l’angoisse, l’absurde de la condition humaine, l’incommunicabilité, etc. Cependant, il ne faut pas oublier que durant les années de scandale, de contestation, ce sont d’abord les critiques des quotidiens, à côté de quelques grands écrivains, qui sont allés à la bataille ou qui ont trouvé les termes du refus. La critique « sérieuse » ou universitaire, appliquée surtout au texte, ne s’est engagée que plus tard. Nous laisserons ici de côté le débat qui l’opposera à la critique de gauche (au Théâtre populaire ou à Bernard Dort, à Kenneth Tynan du journal britannique The observer) qui entre dans un débat plus large et dont certains échos, qui touchent à l’idéologie de l’époque, transparaissent dans d’autres de ses écrits17. D’autre part, on enregistre aussi un nouveau vocabulaire critique le concernant, lié au « classique » – bien sûr on a le classique qu’on mérite selon certains, dans notre époque où « tout va cul par dessus tête » – et on se presse de ranger au placard une avant-garde prétendue vieillie.
L’après « classicisme » : reprises et nouveaux textes
24Le premier mars 1970 dans La Revue des deux mondes (Ionesco est immortel depuis le 22 janvier de la même année) Philippe Senart ouvre un très long article en comparant la première de La Cantatrice chauve à la bataille dHernani et conclut ainsi : « Il y a beaucoup d’histoires dans le théâtre de M. Ionesco, mais il n’y a qu’une Histoire, une Histoire recommencée et répétée dans chaque instant, une Histoire où convergent tous les temps et où communient tous les êtres humains, une Histoire où l’individuel ne se lit que dans l’universel. C’est pourquoi, M. Ionesco qui est le contemporain de Beckett, mais aussi celui de Noë, peut dire : « Je suis finalement pour le classicisme ».
25À la rentrée théâtrale de 1975 (en septembre) Jacques Mauclair reprend Le Tableau, crée en 1955 à la Huchette. La page spectacles du Quotidien de Paris, réalisée par Alain Blanc, est entièrement dédiée à Ionesco. Un grand titre : « Ionesco : aux sources de nos incohérences ». Une présentation de l’auteur, avec de courtes citations à l’appui, – « Non, je ne suis pas absurde » – est entrecoupée de quelques intertitres explicites (« L’insolite de la banalité », « L’humour est la politesse du désespoir ».)
26Pour Gilles Sandier, héritier de la grande critique de gauche de la décennie précédente, Macbeth n’est qu’une « caricature » (titre de la chronique du spectacle : « Caricature et vérité : Ionesco, Macbeth », La Quinzaine littéraire, février 1972). Le ton est d’emblée très dur : « Tombé presque aussi bas qu’Anouilh (dont le récent « remake » d’Electre fait pitié), produisant pour les mêmes clients et célébré dans les mêmes feuilles, Eugène Ionesco de l’Académie Française, paraît content de lui comme jamais. Rien de plus sinistre comme un vieil enfant faisant le pitre (…) Le pis est qu’il écrit encore des pièces. (…) Or, si le jeu de théâtre est médiocre, la pensée, elle, est misérable. Car Ionesco pense : à droite, comme chacun le sait. » Ceci pour la caricature : où se trouve, selon Sandier, la vérité ? Le critique lui reproche un article publié dans Le Monde du 3 avril 1972 où Ionesco parle de l’essence pourrie de tout pouvoir totalitaire. Sandier résume ainsi le raisonnement d’Ionesco : « en somme : Hitler ou Lénine, Mao ou Mussolini, même tabac ». Et la leçon du matérialisme dialectique s’ensuit : « Shakespeare parlait d’une seule et même forme de pouvoir, inscrit dans un moment précis de l’Histoire, le seul qu’il connût : le pouvoir féodal (…). Là encore, la réduction est caricature et imposture (…) On nous gratifie de fortes vérités : ce sont les événements qui règnent sur l’homme et non l’homme sur les événements18. »
27Si les pièces d’Eugène Ionesco sont moins souvent à l’affiche qu’autrefois, on pense toujours à célébrer les anniversaires de La cantatrice chauve : Raymonde Temkine (dans la revue Europe, en mars-avril 1977), cite le spectacle de la Huchette, en signalant au passage que « pendant ce temps Ionesco est devenu un classique » ; plus tard, Le parisien annonce les 25 ans de la pièce, le 19 février 1982 : « La Cantatrice chauve a coiffé sainte Catherine ». Le Figaro du 10 février 1987 : « Ionesco : la quête du silence. Un record : La Cantatrice chauve et La Leçon sont à l’affiche du Théâtre de la Huchette depuis… trente ans ! de quoi réjouir l’iconoclaste des années 50 devenu académicien ». Le compte est d’ailleurs scrupuleusement tenu par la presse : en 1992 nous sommes arrivés à « Trente-six chandelles », dans Le Petit Journal, supplément de Télérama, n° 633, du 11 au 17 mars 1992 : en citant le metteur en scène : « La seule usure ici, c’est seule des costumes finalement, assure Nicolas Bataille plutôt confiant dans l’avenir. On peut très bien imaginer que l’aventure nous survive. »
28En 1983 Planchon monte au TNP de Villeurbanne Ionesco, pièce fortement autobiographique. Le spectacle regroupe des scènes de L’Homme aux valises et de Voyage chez les morts.
29Le Quotidien de Paris dédie deux jours de suite (le 28 février et le 1er mars) toute sa page spectacles à l’événement. « Ionesquoi » regroupe sur celui qui est en même temps « un académicien facétieux, un dramaturge de l’absurde aussi dérangeant que poète ». L’intervention de Jean-Jacques Gautier, ennemi célèbre à l’époque, apporte un son inattendu : « Ionesco, moi, je n’ai absolument pas aimé ces premières pièces. Je suis passé à côté. Toutes ses anti-pièces, qui le font découvrir. Je suis retourné les voir depuis, je continue de ne pas mordre. La révélation pour moi a été Le Roi se meurt, comparable à du Shakespeare. (…) La suite, les dernières pièces, j’aime beaucoup. » Que faut-il comprendre ? Le temps et son usure ont paraît-il accompli leur œuvre. Sans proférer un véritable mea culpa, Gautier se révèle, peu avant de disparaître, sensible, presque « complice », à l’angoisse profonde qui traversait pourtant tout le théâtre de Ionesco, l’horreur de vieillir, la peur de mourir.
30Dominique Nores rend compte dans Acteurs, n° 12, mars-avril 1983, des « errances de Ionesco » et retrace l’itinéraire de Ionesco : quelques grandes rencontres, Jean-Louis Barrault et Rhinocéros, Jorge Lavelli et Jeu de massacre, Jean-Marie Serreau et La Soif et la Faim. « Aujourd’hui le disparate s’affirme, le témoignage l’emporte sur le souci de construction, faisant reculer ce que Ionesco n’a encore pas voulu dire, ces choses si pénibles et si oppressantes (…). Ne sachant lui même s’il invente ou s’il s’en souvient, Ionesco continue de cheminer parmi nous, toujours prêt à dire, racontant une errance sans fin. » Dans Le Nouvel Observateur, n° 957, semaine du 11 au 17 mars 1983, Guy Dumur intitule sa chronique : « Le roi est nu, Ionesco, ses cauchemars, ses obsessions, ses fantasmes… et ses limites. » Quelques lignes en ouverture résument la drôle destinée de la « sacro-sainte trilogie du théâtre de l’absurde », trente ans après sa découverte. : « Depuis, Beckett a eu le prix Nobel et n’écrit plus que des monologues parcimonieux, Adamov, après avoir essayé vainement d’être communiste, s’est suicidé. Ionesco est entré à l’Académie pour être bien sûr d’être français et définitivement échapper à son pays d’origine, en proie à une tyrannie plus absurde que ce que leur ancêtre à tous, Alfred Jarry, aurait pu imaginer. » Le rôle titre du spectacle de Planchon est tenu par Jean Carmet (d’une troublante ressemblance physique), la photographie qui illustre la chronique est ainsi légendée : « Le modèle est beaucoup plus fou, beaucoup plus drôle ». Ionesco ayant lui-même brouillé les confins entre la biographie et le théâtre, entre le journal intime et la littérature, le doute s’installe : « Sa sincérité est si grande qu’on devrait avoir honte de regretter le temps où, pour dire les mêmes choses, il inventait des vieillards qui accumulaient des chaises, une fiancée à trois nez, un cadavre qui ne cessait de grandir, un roi qui avait, lui aussi, peur de la mort. Pessimiste et amer, il est plus généreux que bien des idéologues, envers lesquels il a même renoncé à se montrer agressif. »
31Si dans les années 1980, Ionesco n’écrit pratiquement plus du théâtre, quelques reprises le maintiennent toujours dans l’actualité : Tueur sans gages au TEP, en février 1981, dans une mise en scène de Guy Retoré, « une fable antitotalitaire qui dénonce les pièges de toutes les « Cités radieuses ». En 1984, Rhinocéros au Théâtre de la Madeleine est traité dans le titre du papier de « périssodactyle des planches », ce qui n’est qu’un hommage qui se veut savant et ironique, tandis que pour France-Soir (22 février 1984), « même sans cornes le Rhinocéros reste effrayant. » En 1985 French American Folies au Théâtre de la Plaine offre l’occasion à Marion Thébaud dans Le Figaro du 10 octobre de parler de son auteur : « Né en France, de parents roumains, Ionesco est bilingue ». Décidément, dans le journal où autrefois écrivirent Jacques Lemarchand en âpre défenseur ou Jean-Jacques Gautier en obstiné pourfendeur, où Ionesco lui-même publia depuis 1960 une série d’articles politiques (repris dans le volume Antidotes, Gallimard, 1977), l’auteur de La Cantatrice chauve reste un inconnu. Il est vrai que l’article s’intitule « Ionesco, plaidoyer pour l’imaginaire ».
32En 1988, Les Chaises au Théâtre de la Colline sont saluées partout par un hommage à l’auteur : Armelle Heliot écrit dans Le Quotidien de Paris « Ionesco, l’âge classique », un entretien avec le metteur en scène Jean-Luc Boutté ; Guy Dumur s’interroge dans Acteurs (deuxième trimestre, 1988) : « Ne s’est-il donc rien passé – au théâtre – entre 1952 et 1988, pour qu’on puisse trouver encore neuve ce qui est à mes yeux la plus belle pièce de Ionesco ? » « Il s’agit là, somme toute d’une œuvre abstraite, intemporelle, qui (…) ne doit rien à la mode et tout à l’inspiration secrète d’un écrivain capable de faire passer ses propres hantises, ses souffrances et ses regrets dans des types humains qu’on croit éternels. »
33À la fin de sa vie, Eugène Ionesco semble enfin être devenu une institution : le mot classique revient avec insistance. Mais la personnalité de l’auteur dépasse presque l’intérêt qu’on porte à son théâtre. Le ton passionnel s’est d’ailleurs déplacé sur ses options politiques : on n’attaque plus l’écrivain mais ses prises de position publiques et ses pamphlets politiques19. Cependant, le malentendu concernant l’analyse proprement dite de son théâtre semble complètement dissipé et les principaux axes de son esthétique sont amplement dégagés.
En guise de conclusions : Ionesco ou comment s’en sortir.
34Le tableau de notre itinéraire reste incomplet, un patchwork déchiré et multicolore, une somme de subjectivités contradictoires et parfois complémentaires, capables non pas de nous offrir un visage unique de l’écrivain recherché, un diagnostic final et définitif, mais plusieurs reflets, plusieurs réponses entre la vérité et les méprises successives. D’ailleurs, ce n’est pas une image globale qui nous intéresse, mais les aléas d’un rapport. En dernière instance, on pourrait réduire ce rapport, ce type de relations, à l’histoire d’une stratégie. De plus en plus, il nous semble que les termes de cette confrontation peuvent être exemplaires pour un type de comportement : comment concevoir la nouveauté, comment apprivoiser l’insolite ? Si Ionesco, ou Beckett, ou le jeune théâtre des années 1950 avancent sous l’étiquette de l’avant-garde – terme guerrier s’il en est – pensons le côté militaire de ceux d’en face. Comment s’organise-t-on dans ce jeu théâtral de la guerre et du hasard, jeu de massacre et de jouissance ?
35D’abord, après la dégringolade des ricanements, des railleries, vint le temps de la reconnaissance. La nouveauté doit être reconnue comme telle, même si elle est discutable, le terme d’avant-garde doit triompher. Ainsi la nouveauté s’installe et se laisse disséquer, analyser. On fait appel à un vocabulaire spécifique, établi par la critique universitaire ou essayiste, peu importe. La nouveauté est intégrée, normalisée. Et le paradoxe est là : plus on en a envie de consolider cette nouveauté, enfin acceptée, plus le caractère de nouveauté même lui échappe. On glisse vers le classique, on tombe dans la tradition. Et alors, sur cette troisième marche, l’attitude est double. Soit la satisfaction du combattant, la réconciliation avec les anciens ennemis, convertis, qui correspond à la consécration sur le plan social des institutions ; soit on revient aux insultes, au mépris, on ne reconnaît plus cette « avant-garde moribonde », sclérosée. Le rapport passionnel se maintient donc, d’une certaine façon, souligné par la complicité de génération, des vécus partagés. Qu’est-ce qui se passe quand les limites physiques détruisent cette vieille garde, quand les anciens combattants quittent la scène ? Beaucoup de témoins passionnés ont disparus (Barthes, Dort, Lemarchand, Gautier, Dumour, Sandier), le refus dédaigneux même des anciens soixante-huitards ou des héritiers de la « critique progressiste » s’est émoussé (ou ne correspond plus, tout simplement, à la sensibilité du public, après l’échec à l’Est de l’idéologie communiste, par exemple). La nouvelle génération de critiques doit inventer sa propre stratégie ; mais cette fois-ci il ne s’agit que d’une attitude culturelle, la grande tâche de refus/intégration a été déjà accomplie. On se résume à rappeler les événements historiques et littéraires, sans jamais remettre sérieusement en cause ce type de théâtre même. Un fait est sûr : Ionesco reste toujours sur les affiches, sans les batailles d’autrefois, mais il continue à hanter l’imagination des chercheurs ou des universitaires. Dorénavant, dans une forêt de références et de symboles, le critique est condamné à affronter des regards familiers.
Notes de bas de page
1 Voir le parallèle établi par Tadeusz Kowzan, « Les trois ‘Impromptus’ : Molière, Giraudoux et Ionesco face à leurs critiques », in Revue d’Histoire du Théâtre, 1980-3, p. 161-181.
2 Réplique de Nicolas d’Eu, in « Victimes du devoir », Théâtre, vol. I, Gallimard, 1954, p. 204205.
3 Ibidem.
4 Traduit du roumain par Marie-France Ionesco, Gallimard, 1986, 310 p.
5 Voir le dossier sur Non ! et le scandale qu’il suscita dans Gelu Ionescu, Les débuts littéraires roumains d’Eugène Ionesco (1926-1940), Carl Winter Universitatsverlag, Heidelberg, 1989, p. 249-257. Les courtes citations concernant ce « cas » sont tirées de ce livre.
6 Non !, op.cit., p. 163
7 Gabriel Marcel, « La crise du théâtre et le crépuscule de l’humanisme », in La Revue théâtrale, n° 39, 1958.
8 Ibidem.
9 Paris-Presse, 31 décembre 1969.
10 Voir « Petites scènes... Grand Théâtre, le théâtre de création de 1944 à 1960 », catalogue d’exposition, sous la direction de Geneviève Latour, délégation à l’Action Artistique de la Ville de Paris, 1986, 303 p.
11 Ce ne fut qu’en 1959 que fut crée l’Institut d’Études Théâtrales de Censier, Paris III, dont Bernard Dort fut un des fondateurs et lança le mot « théâtrologie ».
12 « L’Impromptu de l’Alma », in E. Ionesco, Théâtre, vol. II, Ed. Gallimard, Paris, 1958, p. 56-57.
13 Préface à E. Ionesco, Théâtre, vol. I, Gallimard, 1954.
14 Dans la chronologie du volume d’Eugène Ionesco, Théâtre complet, Gallimard, La Pléiade, 1991, Emmanuel Jacquart rétablit la date exacte, 26 novembre 1909, d’après les Archives de l’Etat de Slatina, Roumanie : « Exégètes et biographes situent sa naissance ne 1912. L’erreur est due à une ‘coquetterie’ de l’auteur » qui « s’était rajeuni de trois ans après avoir lu une déclaration du critique Jacques Lemarchand qui, à l’aube des années 50, saluait l’avènement d’une nouvelle génération de jeunes auteurs, parmi lesquels figuraient Ionesco et Beckett ! », p. LXVIII6LXIX.
15 Nicole Zand, « Le petit monde de Ionesco au Théâtre de la Huchette », Le Monde, 26 août 1962.
16 Un volume de l’écrivain roumain parut plus tard, sans reprendre les pages traduites par E. Ionesco. Urmuz, Pages bizarres, traduit du roumain par Benjamin Dolingher, L’Age d’Homme, coll. « Le bruit du temps », Lausanne, 1993.
17 K. Tynan, qui après avoir été un des défenseurs de son théâtre en Angleterre, changea d’opinion, en se rangeant du côté des « jeunes gens en colère », ou du théâtre engagé britannique des années 50, J. Osborne, J. Arden ou A. Wesker. Ionesco publie lui-même cette polémique, portée dans le journal The Observer, en 1958, sous le titre « Controverse londonienne », in Notes et contre-notes, Éd. Gallimard, Paris, 1966. Dans le même volume, plusieurs entretiens résument ses prises contre des critiques de gauche, comme R. Barthes ou B. Dort, qu’il reconnaît avoir croqué, en tant qu’ « amis » dans un texte comme L'Impromptu de l’Alma.
18 Dans ces dernières lignes, Ionesco avait repris un adage devenu classique d’une chronique historique du xviie siècle, de Miron Costin, et qui témoigne, pour la culture roumaine, d’une certaine conception fataliste de l’histoire. C’est comme si Anouilh ou Audiberti avaient repris des bribes bien connues de Joinville ou de Froissart.
19 Par exemple, Gilles Sandier, article cité, fonde apparemment son refus en partant du même reproche, de penser, surtout à droite.
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