Pour une relecture du Soulier de satin
Claudel auto-critique
p. 23-34
Texte intégral
Une œuvre d'imagination
« Tout est un songe, excepté ces jours
de jadis qui n'ont pas cessé1. »
1Après avoir déclaré, « […] je n'ai jamais écrit que des œuvres d'imagination2 », Claudel aurait pu ajouter, comme s'il se fût agi de sa propre confidence, ces mots de Richard Wagner :
« Je ne puis m'empêcher de songer que, si nous avions “une vraie vie”, nous n'aurions pas besoin de l'art. L'art commence précisément là où cesse la vie […]. Je ne puis concevoir qu'un homme “vraiment heureux” puisse jamais songer à l'art. Vivre pleinement, c'est posséder la plénitude. Est-ce que l'art est autre chose qu'un aveu de notre impuissance3 ? »
2Impuissance à être heureux dans la seule réalité terrestre, n'est-ce pas ce que les héros de la grande œuvre claudélienne auront pour mission de démontrer ? Et, recourant à cet art qu'est le théâtre pour représenter sous forme de jeu et de dit une telle mission, le poète ne parvient-il pas à surmonter l'amertume liée à l'absence de la vraie vie évoquée par l'auteur de Tristan et Isolde, tout en atteignant, par l'écriture, le monde qui, dans sa pensée, dans son désir, dans son rêve, lui permet d'être vraiment heureux ? L'imaginaire permet, non seulement de transmuter le réel en objet littéraire, vrai en tant qu'œuvre artistique, irréel en tant que sujet développé dans cette œuvre, mais de passer du niveau de l'humain, ordinaire, banal, le plus souvent terre à terre, peu glorieux, à un haut degré d'élévation, résultat d'une transfiguration qui fait accéder l'action la plus humble et l'homme le plus éloigné de la sainteté à un univers embelli, lumineux, triomphal. À ce stade, la réalité n'est plus sentie que comme la parodie du rêve auquel elle a donné naissance.
3De nombreux points difficiles ou ambigus ont pu être élucidés grâce à la multiplicité et à la pertinence des critiques, des commentaires, des explications auxquels Le Soulier de satin, depuis trois quarts de siècle, a donné lieu. Si chaque contribution apporte un éclairage utile, partiel, l'ensemble, riche, diversifié, voire disparate, ne va pas toujours uniment dans le sens d'une convergence qui imposerait une lecture définitive, sûre, au terme de laquelle, toute obscurité étant dissipée, ne subsisterait aucune des importantes questions entretenues par la discordance des points de vue critiques non seulement sur quelques détails textuels ou de mise en scène, mais sur un aspect fondamental de la pièce, alternativement sous-estimé, minimisé quant à sa signification, si ce n'est systématiquement occulté.
4Faute d'une telle lecture qu'il est peut-être vain d'espérer de la critique (à l'égard de laquelle Claudel s'est montré fort sceptique), il semble possible de reprendre Le Soulier de satin selon une approche dont le poète lui-même s'est fait le propagandiste. Sans doute lui est-il apparu utile de prendre des précautions en allant au-devant des critiques qu'il lui était aisé de prévoir (il était la cible, bien avant la composition du Soulier de satin de nombreux censeurs qu'il se plaira à brocarder dans cette pièce mise en chantier vers 1920). Mais défendre par avance son œuvre n'est pas sa seule motivation. Il est manifeste qu'il craint de n'être pas bien compris, alors qu'il s'agit d'une vaste synthèse où se retrouvent toutes ses idées, sur la religion, l'art, la poésie, le théâtre, etc. et qu'il la présente comme son testament, si ce n'est comme ses ultima verba. Il semble que, par moment, il redoute de n'être pas pris au sérieux et de passer pour un simple amuseur. Il sait quels reproches lui sont adressés, même de la part de ses amis, voire de certains religieux. Et Le Soulier de satin, en fait, – qui a longtemps semblé injouable et peu orthodoxe quant à l'esprit, – n'offre pas une lecture aisée. Nul ne le sait mieux que le poète qui, délibérément, a organisé son texte en privilégiant la notion de désordre (quatre longues Journées représentent une véritable épreuve pour qui cherche à voir clair dans un tel labyrinthe). Outre ce désordre structurel, sciemment organisé4, l'auteur ne simplifie rien en diversifiant l'intrigue et les personnages qui ne révèlent pas immédiatement le rapport qu'ils entretiennent entre eux. Mais ce n'est pas tout. Alors que le texte est d'une abondance extrême (Claudel reconnaissant lui-même qu'il offre des longueurs5), il arrive que le lecteur soit arrêté par un défaut de précision, un manque de commentaire. Car si le texte dit beaucoup, il ne dit pas tout. Et ce silence intentionnel se prête à diverses interprétations et même à des hypothèses divergentes qui risquent de fausser, au moins en partie, le sens profond du drame. Aussi Claudel tente-t-il de compenser ce silence par des remarques, des réflexions, des déclarations qui, globalement, constituent un texte périphérique, complémentaire, un éclairage sur un point particulier ou un balayage panoramique, aperçu hâtif et réducteur de l'énorme discours paradoxalement insuffisant.
5La critique, comme pouvait le craindre Claudel, ne devait pas tarder à mettre en relief les énigmes recélées par Le Soulier de satin, à parler de mystère, de zones d'ombre. « Écoutons avec respect ce qu'on nous dit », répond Claudel qui souligne que « ce principe vaut pour la critique littéraire […]6 ». N'y a-t-il pas dans la démarche qu'il préconise un regret de ne pas être suffisamment écouté ? Peut-être cherche-t-il aussi à détourner l'attention de sa biographie. Ce qui conduit à se demander à quoi tient cette volonté d'écarter la biographie de la démarche critique. Serait-elle sans intérêt ? Mais comment ne pas écouter Claudel quand il reconnaît que Partage de midi et, par contrecoup, Le Soulier de satin, doivent beaucoup à l'expérience vécue, à sa vie d'homme et de chrétien, indépendamment de sa vocation de poète ? Il soulignera, en 1940, la dichotomie entre vocation, religieuse et artistique, et données de la vie quotidienne :
« Il faut juger un écrivain par sa vocation, par la chose essentielle qu'il a à dire et autour de quoi s'arrange tout le reste : les circonstances matérielles de sa vie n'étant que les moyens circonstanciels fournis par la Providence7. »
6Le dramaturge engage, en tout cas, à adopter la méthode qu'il suggère, c'est-à-dire à se fier à son texte et, parallèlement, à accorder la plus grande attention à ce qu'il en dit. Ce qui implique au moins deux lectures. La première, abrupte, échange immédiat et exclusif entre l'œuvre et le lecteur. À ce premier abord qui suscite plus d'une question qui restera en suspens, succédera la reprise du texte, guidée par l'auteur lui-même. Car il est évident qu'une lecture-découverte ne peut que faire apparaître, précisément, des points obscurs, des contradictions au moins apparentes. Nulle œuvre n'exige du lecteur plus de retours en arrière que le grand drame polymorphe, souvent déroutant, dont l'auteur s'avoue lui-même incapable de répondre à certaines questions touchant à l'essentiel.
7C'est à ce type de lecture seconde, anamnésique, interrogative, commandée par les directives de Claudel contenues dans ses jugements et avis épars, parfois tardifs, qu'il convient de s'attacher. Que faut-il attendre d'une telle lecture « clau-délienne » ? Dans la mesure où Claudel, en définitive, s'est gardé de dire d'une manière explicite les mots qui auraient levé toute incertitude, ménageant ainsi jalousement son droit et sa liberté de créateur, et ce qui constitue l'un des principaux attraits du Soulier de satin, sa force d'interrogation, il est évident que la présente étude ne saurait aboutir à une mise au point pleinement satisfaisante. Peut-être vaut-il mieux d'ailleurs qu'il en soit ainsi, afin que l'œuvre, plutôt que de n'être qu'un texte compris, demeure à la fois pressentie et diversement sentie, contraignant le lecteur à la conquérir de haute lutte comme l'exigent les meilleures réussites de la pensée et de l'art.
8Comme le fait observer Pierre Brunel, Claudel est « à la fois le premier critique de ses critiques et son premier critique » ; à quoi il ajoute :
« Tout se passe comme si le dramaturge avait prévu et voulu prévenir, dans le courant de son drame, les reproches de ses détracteurs8. »
9Le poète offre d'ailleurs une critique doublement interne, sorte de procès pro domo, développée, d'une part, au sein même de l'œuvre au cours de sa composition, d'autre part, parallèlement à son travail en cours d'élaboration, puis, au fil des années, à l'occasion de la publication de l'œuvre, du remaniement du drame, de la création scénique de la pièce. Son discours trouve de nouvelles motivations, répond à un souci de justification et d'abord, semble-t-il, de se justifier à ses propres yeux. Il se répond à lui-même beaucoup plus qu'à des critiques attachés à des questions de langue, d'esthétique dramatique, de manque de clarté, etc. Avec le temps, il se fait de plus en plus pédagogue, explique, analyse le drame dont il tient à mettre en relief l'essentiel. Manifestement, l'énormité, l'abondance du texte intégral, voire de la version abrégée, l'amènent à craindre que, malgré le beau désordre de l'action multiple, le lecteur, et a fortiori le spectateur, ne parviennent pas à dégager aisément le sens précis des forces en présence, de la lutte inégale entre les êtres humains et les êtres célestes, le grand hymne à la joie sur un arrière-plan où se profile l'image de la mort. Drame complexe, fait de paradoxes, d'antinomies, de burlesque et de gravité, d'événements terrestres ordinaires et de merveilleux chrétien qui estompe la liberté, la culpabilité de héros capables de ne plus pécher, mais incapables de ne plus aimer. Il est vrai, avertissait l'auteur, que le péché sert. Certes, et dans son drame, il s'en est bien servi. Mais au prix, pour ses lecteurs, d'une certaine obscurité. D'où son besoin, tardivement, de les rassurer en les informant de ses intentions, en apportant un peu de clarté là où, à son avis, ses personnages développent un dialogue ambigu, difficile, pas toujours en parfaite concordance, en apparence du moins, d'une Journée à une autre.
Exploration
10En s'interdisant de réunir sur la scène Prouhèze et Rodrigue, les amants coupables, Claudel évite de représenter ouvertement le péché. Mais cela ne permet pas d'en déduire que les amants, en transgressant l'interdit majeur que le poète déplorera avec force au soir de sa vie, n'ont pas commis l'adultère. Sans cette transgression, comment Le Soulier de satin pourrait-il apparaître comme le drame du péché ? Peut-il se ramener exclusivement à la représentation de l'amour impossible ?
11Le 7 août 1922, alors que la pièce est en chantier, (en voie d'écriture au moins depuis novembre 1921, date d'arrivée du poète à Tokyo), Claudel se montre encore mal déterminé, peu sûr de ce que sera le drame auquel il travaille :
« Je suis plongé dans une grande œuvre dramatique dont je ne sais encore ce qui sortira, mais qui a été pour moi jusqu'ici un merveilleux engin à explorer les profondeurs de l'âme9. »
12On est loin déjà de l'idée liminaire qui remonte à 1919, comme le rappelle Claudel en 1924, disant qu'il avait commencé sa pièce à la suite d'une conversation avec Sert : « C'était à ce moment une espèce de saynète marine destinée à servir de prologue à Protée10 ». Loin de lui alors la volonté bien déterminée de transformer son projet en drame ultime comme il l'avoue à J. Copeau : « Le Soulier de satin est mon testament dramatique11. »
13Le 17 janvier 1925, il souligne, dans une lettre à G. Frizeau, les deux aspects essentiels de cette œuvre si particulière : la bouffonnerie et la thématique totalisante.
« Je viens d'achever un énorme drame, Le Soulier de satin, qui est à la fois une mascarade et une reprise de tous mes thèmes anciens réunis en un ensemble probablement testamentaire12. »
14À quoi fait écho, trois jours plus tard, sa lettre à S. Fumet annonçant son départ imminent du Japon :
« J'emporte avec moi un énorme drame, mélange incongru de bouffonneries, de passion et de mysticité », Le Soulier de satin13.
15En avril de la même année, répondant à S. Fumet qui l'interroge pour L'Intransigeant, il éclaire le sujet et la construction du drame, en reconnaissant la dette qu'il a contractée envers certains auteurs :
« C'est très spécial, très hardi et j'ai bien peur que ça ne soit pas entendu. […] Jamais je n'avais conçu une pièce de ce genre, aussi variée dans l'action et dans la forme, aussi tumultueuse et aussi complexe. J'aime beaucoup Calderon. J'ai pensé à lui en écrivant le drame espagnol où je reprends à la fois tous mes anciens thèmes, pour finir par une mascarade générale, une danse ivre sur la mer démontée qui bouscule à sa façon toutes les valeurs. J'ai désiré me rapprocher du dernier Shakespeare, […] »
16S'il insiste sur ce qui, à ses yeux, constitue la spécificité de cette pièce conçue comme « une vaste fresque », Claudel s'empresse de souligner que ce qui importe le plus est à chercher ailleurs :
« Mais l'originalité du drame est, je le répète, dans la complexité de la texture. Il y a plusieurs sujets qui sont développés simultanément, se chevauchent les uns les autres. C'est composé, si vous voulez, à la manière d'une tapisserie. Il y a un fil jaune, un fil rouge, un fil bleu. Ils s'entrecroisent, s'arrangent ensemble et c'est tantôt l'un, tantôt l'autre, qui reparaît. Tous les éléments de mon théâtre sont ici rassemblés. Je fais surtout un alliage de Tête d'Or, mon premier drame, de Partage de Midi et de Protée14. »
17Il répond presque dans les mêmes termes à Frédéric Lefèvre, le 12 avril de la même année, tout en apportant quelques autres précisions :
« Shakespeare, dans ses dernières pièces, employait un système d'actions conférentes qui se rapprochaient l'une de l'autre comme les mots établissent des accords entre eux du seul fait de leur juxtaposition. Ces choses n'ont pas forcément entre elles d'enchaînement logique ou mécanique. C'est une trame composée d'un fil bleu, d'un fil rouge, d'un fil vert qui, sans cesse, paraissent et disparaissent15. »
18L'expression « actions conférentes » illustre l'idée à la fois d'enchevêtrement et de circularité. Interrogé à nouveau sur Le Soulier de satin en 1927, Claudel se contente d'abord de présenter l'ouvrage en le ramenant à un seul aspect :
« J'y développe la vie d'un conquistador de la Renaissance16. »
19Mais, passant de la Renaissance à son œuvre personnelle, il ajoute :
« Le Soulier de satin, c'est Tête d'Or sous une autre forme. Cela résume à la fois Tête d'Or et Partage de Midi. C'est même la conclusion de Partage de Midi17. »
20Le 23 mars 1944, se souvenant de ses lectures chinoises, il précise :
« Le sujet du Soulier de satin, c'est celui de la légende chinoise, des deux amants stellaires qui chaque année après de longues pérégrinations arrivent à s'affronter, sans jamais pouvoir se rejoindre, d'un côté et de l'autre de la voie lactée18. »
21Au soir de sa vie, le poète dira à Jean Amrouche que « la genèse du Soulier de satin, au fond, se rattache de très près à celle de Partage de Midi […]19 ». On voit combien il est soucieux, à travers tous ses jugements, de montrer en quoi Le Soulier de satin, œuvre essentiellement synthétique et diverse, se situe dans une continuité qui le rattache étroitement aux grandes œuvres dramatiques antérieures, depuis les toutes premières, et tout spécialement Tête d'or. Contentons-nous, pour l'instant, de relever dans les réponses de Claudel deux types d'informations qui contribueront suffisamment à justifier l'étude du phénomène de recréation, par l'écriture, d'une réalité déjà transformée par l'acte poétique et devenue ainsi une réalité seconde, pour en offrir une nouvelle image, telle, cette fois, que le donné initial s'estompe pour laisser la plus large place à l'irréel, au rêve, à l'idéal, au « théâtre », qui peut, à la manière du drame japonais, devenir un « rêve matérialisé20 ».
22Au premier type d'informations appartient le rapport établi spécialement entre Partage de Midi et Le Soulier de satin : ce dernier est à la fois le résumé et la conclusion du drame de 1906, donc une confidence et un testament.
23Le second s'intéresse à la variété de cet « énorme drame », à l'absence d'unité de l'action, à la « complexité de la texture » illustrée par l'image des fils de couleur différente.
Obsession du passé conclusion de Partage de Midi
24Avant de procéder à l'étude de ces données fondamentales concernant d'une part la filiation entre le drame de 1906 et celui de 1924, d'autre part la texture du drame présenté comme réduction et conclusion de la pièce mère, il convient d'interroger les déclarations ultérieures de Claudel, suscitées essentiellement par la création du Soulier de satin en 1943, afin de savoir si elles corroborent les orientations fournies au lendemain même de la composition de ce monument littéraire. On trouverait d'ailleurs, en filigrane, ici et là, bien avant cet événement qui devait mettre le texte initial à rude épreuve, des confidences qui viennent éclairer le drame avec lequel Claudel croyait mettre un point final à sa production théâtrale. Témoin cette déclaration :
« Mais on ne décolle pas si facilement de quelqu'un, […], avec qui on s'est longtemps de toute son âme et de toute sa chair agglutiné21. »
25Dans ses déclarations tardives, il s'attache surtout aux circonstances qui ont fait naître ce qu'il a appelé son petit drame espagnol. Il dira à Jean Amrouche :
« Les circonstances ont permis qu'entre les deux partenaires de Partage Midi, une “retrouvaille” on peut dire, ait eu lieu, une rencontre, une explication, et finalement un apaisement dans un sens élevé22. »
26Aveu capital sur lequel, dans le même entretien, il revient comme pour confirmer ce qu'il expliquait à S. Fumet :
« Le drame poignant de Partage de Midi a trouvé sa conclusion, et c'est là la principale raison, la principale explication du Soulier de satin, […] »
27Il est remarquable qu'à tant d'années d'intervalle, le poète recoure au même mot, « conclusion » pour définir un des aspects majeurs du Soulier de satin. Mais on ne saurait dire que ce mot relève du vocabulaire propre à l'art dramatique. Claudel prend soin de ne pas confondre dénouement (terme technique propre au théâtre) et conclusion (terme à valeur générique, en l'occurrence biographique). Cette dernière valeur découle de l'allusion à l'épreuve vécue, – ce que le poète appelle pudiquement « le drame poignant », dont il a fait la matière de sa pièce, en 1906 – épreuve douloureuse, brusquement interrompue, mais restée, pour lui, sans conclusion jusqu'au jour où, en 1920, une « retrouvaille » se produit, à la suite de laquelle il a la révélation de ce que son drame antérieur ne lui avait pas permis de comprendre, lui interdisant par conséquent de montrer cette « chose inexpliquée et sans cause, qui est peut-être la plus douloureuse23 ».
28Ces confidences intéressent donc la réalité biographique et donnent au mot « conclusion » son vrai sens. Avec Le Soulier de satin, toute l'histoire personnelle d'où est né Partage de midi est terminée, expliquée, devenue claire, entièrement dévoilée aux yeux de Claudel. Il lui restait à la transposer, à en faire une œuvre d'art, à la rendre accessible à tous, et admissible d'abord à ses propres yeux. « Le Soulier de satin dans sa dimension n'est qu'une espèce d'explication de ce qui s'est passé dans deux cœurs humains », précise-t-il encore à Jean Amrouche, dans le même entretien.
29Voilà explicité, tardivement, ce qui, en 1925, n'était exprimé que par allusion. Le Soulier de satin est un aboutissement. Claudel y reprend les thèmes antérieurs qui lui sont chers, résume son drame le plus confidentiel, tout en lui apportant un sens nouveau grâce à l'explication enfin recueillie, comprise et admise24. Mais le résumé d'une histoire dépourvue de toute complexité pouvait-il remplir à lui seul les actes, qui deviendront de longues Journées destinées à raconter la vie d'un conquistador ? Comment, à présent, faire de Mesa un conquistador que le malheur en amour ne parviendra pas à désespérer ? Jadis, ce personnage a surgi dans l'esprit de Claudel sous le coup de la colère et de la révolte dues à l'humiliation, au sentiment insupportable d'un échec que rien, à ses yeux, ne pouvait expliquer, ni sa foi, ni surtout l'immensité de son amour. Rodrigue, lui, naît dans un contexte de sérénité due à l'apaisement consécutif à la compréhension de l'événement passé qui, maintenant, peut être repris, réécrit, transposé dans le cadre actuel où évolue la pensée du poète libéré de l'atroce douleur de 1904-1906, et soucieux de substituer à ce qui était exclusivement tragique un aspect foncièrement optimiste.
30La difficulté principale ne tient-elle pas à ce qui semble inconciliable dans le résumé des trois actes de Partage de midi et les quatre Journées finalement prévues pour venir à bout de l'explication que la nouvelle pièce est chargée d'apporter au lecteur et au spectateur ? Le déséquilibre entre le résumé et l'explication est évident. Ce n'est d'ailleurs pas la seule difficulté à surmonter. Pour Claudel, un grave problème se pose : il s'est résigné, en 1905-1906, à ne pas publier largement Partage de midi25. Il ne saurait revenir sur cette nécessaire soumission. Il sera donc obligé de faire, avec la plus grande discrétion, un simple résumé de la pièce demeurée peu connue. Comment procéder ? Son troisième acte, presque entièrement fictif, doit naturellement disparaître. Mais les rares événements qui occupent les actes précédents ne peuvent être passés sous silence. Ce sont eux précisément qu'il s'agit de résumer, la rencontre de Mesa et Ysé sur le bateau, la séduction du « mauvais prêtre » qui se dit refusé par Dieu, le grand duo d'amour parmi les tombes, scène audacieusement érotique connotant l'union charnelle des amants, la trahison révélée par le début du troisième acte. Le réalisme de cette pièce écrite par un poète catholique à la louange d'un amour coupable ne peut réapparaître, sous une forme scénique identique, dans le nouveau drame conçu pour célébrer l'amour divin, la joie de l'être humain capable, fût-ce au prix du plus lourd sacrifice, de préférer Dieu à sa créature, fût-elle la plus belle et la plus digne d'être aimée.
31Le Soulier de satin va donc se présenter comme l'essai de résolution de cet épineux problème : intégrer à cette célébration essentiellement spirituelle, quitte à en réduire au maximum leur manifestation scénique, les données indispensables de Partage de midi.
32Claudel y est habilement parvenu. Il a réussi à reproduire, en la schématisant, la trame dramatique initiale avec beaucoup de discrétion, tout en substituant au réalisme manifesté trop ouvertement sur la scène un discours proche du non-dit, en mêlant suggestion et incertitude, en faisant, à l'occasion, de l'obscurité un élément capital. Un tel procédé permet-il au spectateur du Soulier de satin de retrouver sans difficulté et sans erreur le climat et le contenu de la pièce de 1906, c'est-à-dire le fondement même du drame autobiographique, reflet d'une réalité unique que l'on s'attend à voir identique dans les deux drames auxquels elle a donné naissance ? Cette question ne semble pas avoir échappé à Claudel qui a été invité à expliquer certaines obscurités rendant énigmatique le rapport entre les deux pièces. Ses réponses, généralement lapidaires, ménagent son souci de pudeur, tout en révélant sa conviction d'avoir clairement et suffisamment redit dans Le Soulier de satin ce qu'il avait ouvertement exprimé et manifesté scéniquement dans Partage de midi. Elles indiquent aussi que, bien que traitée d'une manière très rapide et seulement sous forme de brèves évocations, c'est cette reprise qui constitue à la fois l'essentiel et le cœur du drame consacré à Prouhèze et Rodrigue, mais, – et c'est en quoi réside la différence considérable entre les deux pièces, – en ne limitant pas Le Soulier de satin à une seule histoire qui serait celle d'un amour malheureux.
Notes de bas de page
1 Claudel, Protée, 1913, Th. II, p. 344.
2 Pr., p. 151. Quand il affirme, en 1930 : Je ne suis pas artiste, Claudel ne cède pas au seul goût du paradoxe ; dans le même esprit, il dira douze ans plus tard : Arthur Rimbaud n'est pas un poète, il n'est pas un homme de lettres. Pr., p. 522.
3 R. Wagner, lettre du 12 janvier 1852 à son ami Uhlig, citée par Marcel Doisy, Préface à Tristan et Isolde, Aubier Flammarion, 1974, p. 15.
4 Il faut attendre la quatrième Journée pour trouver, dans la bouche de Rodrigue, l'explication de la conception apparemment très fantaisiste du désordre chez le dramaturge : Où il y a l'ordre là est le Paradis. Th II, p. 920. On ne saurait mieux dire que le désordre de la passion, de l'ambition, de tout ce que Rodrigue a entrepris au cours de sa longue existence l'excluait du Paradis, sa principale erreur ayant été d'avoir cru que Prouhèze, à elle seule, pût suffire à lui assurer la joie éternelle dont il n'a cessé de rêver. – Le désordre constitue l'une des principales constantes de la conception esthétique de Claudel. En 1928, il parle d'un « désordre délectable », dans Vitraux…, p. 60. Son Journal, en 1937, en 1944, souligne la parenté étymologique entre « trouver » et « troubler », et l'idée qu'une solution satisfaisante résulte d'une remise en ordre de ce qui a été troublé.
5 Cf. les souvenirs de Michel Serrault, Claudel à la Comédie Française, évoqués dans BSPC, n° 169, 2003, p. 51.
6 Introduction au Livre de Ruth, « Du sens figuré de l'Ecriture », 1937, O.C., t. XXI, p. 24.
7 J. II, p. 303. Le texte imprimé comporte « circonstantiels ».
8 P. Brunel, « Le Soulier de Satin » devant la critique, dilemme et controverses, Lettres modernes, Situation 6, 1964, p. 13.
9 Lettre à Aniouta Fumet, in Claudel, Gallimard, 1959, p. 72, repris dans BSPC n° 57, p. 16. Dans une lettre adressée à la baronne Pierlot, en mars 1922, se trouve mentionné le titre : Le Soulier de satin. Cf. Journal de l'abbé Mugnier (1879-1939), Mercure de France, 1985, p. 389.
10 J. I, p. 647.
11 Lettre à J. Copeau, citée in CPC, n° 6, p. 150.
12 Claudel, Jammes, Frizeau, Correspondance 1897-1938, Gallimard, 1952, p. 305.
13 Lettre à S. Fumet, citée in BSPC n° 57, p. 17.
14 Réponse à S. Fumet, en 1925, citée in S. Fumet, Claudel, Gallimard, 1959, p. 73 et dans Premières rencontres avec Claudel, in BSPC n° 57, 1975, p. 18. La scène II de l'acte II de Protée met en évidence le lien étroit entre les principaux thèmes de Partage de midi, et ceux du drame de 1913 visant à désacraliser, par la dérision, la tragédie de 1906 : passion (adultère), double visage de la femme, illusion, mensonge. Tout est un songe, tel est le leitmotiv développé par Brindosier qui réussit à se faire passer pour Hélène aux yeux de Ménélas. On comprend que Claudel ait pu envisager d'adjoindre à cette comédie un prologue dans lequel un vieux conquistador serait la dupe d'une actrice chargée de le séduire en se faisant passer pour une reine. On comprend aussi que Claudel ait pu réunir, pour définir Le Soulier de Satin, les grands thèmes de deux tragédies et de cette farce mythologique, d'abord intitulée Les Satyres, apparemment sans rapport avec son théâtre autobiographique. Michel Autrand, achevant l'étude de Protée, rend parfaitement compte de la signification profonde de cette œuvre déroutante : « La réalité de la vie humaine médiocre se résout en rêve bouffon tandis que le rêve de l'Amour entrevu devient la réalité véritable. » Protée de Paul Claudel, Les Belles-Lettres, 1977, p. 102. Dans une confidence faite à Tokyo, Claudel reconnaît avoir mis beaucoup de lui-même dans ce drame, ajoutant (comme s'il s'agissait d'une nécessité découlant de cet aveu) : « Il a fallu créer un tas de personnages. Trop, peut-être et je me suis fatigué à les suivre. » Pages extraites des souvenirs inédits de Jean Baeler, in BSPC n° 130, 1993, p. 14.
15 F. Lefèvre, Les Sources de Paul Claudel, cité par Dom Walter Willems in Introduction au « Soulier de Satin », L'Edition Universelle, Bruxelles, 1939, p. 14.
16 F. Lefèvre, Une heure avec…, cinquième série (Les Documents bleus – Les Arts, n° 9) Paris, Gallimard, 1929; Paul Claudel, 7 mai 1927, p. 115.
17 Ibid.
18 « Allocution prononcée par Paul Claudel au cours d'un gala organisé par Marie Bell au profit des cheminots, à Paris, le 23 mars 1944 », Th. II, p. 1476. Sur cette légende, cf. Marcel Granet cité par G. Gadoffre in Claudel et l'Univers chinois, Cahiers P. Claudel, n° 8, p. 352.
19 M. imp., p. 300.
20 Pr., p. 1171, Nô.
21 Le Cap Moule-à-chique, 1938, Pr., p. 1101.
22 M. imp., p. 300. Que faut-il entendre par « retrouvaille »? Il y a loin entre ce qui semble avoir été à la fois passager et épisodique et, ce que, pour peu qu'on songe à la grande passion mise en jeu dans Partage de midi, serait une reprise de la vie des amants, évoquée par les deux premiers actes du drame de 1906. De toute évidence, Le Soulier de satin ne vient pas faire suite immédiatement, à la manière d'une soudure, à l'entracte qui précède le troisième acte de Partage de midi, comme si rien ne s'était passé entre 1904 et la mise en chantier du Soulier de satin. Claudel est marié, père de famille ; Rosalie est toujours liée à J. Lintner (cf. Thérèse Mourlevat, La passion de Claudel, p. 139 sq.) Les amants séparés se retrouvent, se revoient à de rares occasions et pas très aisément ; leurs rapports seront surtout épistolaires. Partage de midi est fini, définitivement.
23 M. imp., p. 300.
24 Eve Francis rapporte que, lors de la retrouvaille, Rosalie fit d'amers reproches à Claudel, « prétendant qu'il s'était affreusement trompé sur les motifs de son départ de Fou-Tchéou. Elle parvint à convaincre Claudel qu'il l'avait calomniée d'une façon abominable, car elle s'était sacrifiée pour ne pas ruiner sa carrière diplomatique déjà compromise. Sa fuite n'avait eu que ce seul but : le sauver d'un désastre », in Un autre Claudel, Grasset, 1973, p. 134. Faut-il en conclure que Le Soulier de satin puisse se lire comme une confession dans laquelle Claudel, revenant sur la rupture de 1904, avouerait ses torts ? S'il embellit Prouhèze touchée par la grâce, soutenue par la Vierge à laquelle elle a remis son soulier, il fait de Rodrigue un héros non constamment soucieux de spiritualité et qui ne se montre guère tourmenté par sa culpabilité. Il tend même à lui trouver des excuses : Prouhèze a été confiée à la garde de Balthazar par son mari qu'elle rend responsable de ce qui résultera de cette situation dont elle se considérera la victime.
25 Bien que limitant sa publication à une édition strictement confidentielle, cette édition comporte tout de même (comme l'observe A.-M. Lescourret) 150 exemplaires…
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