Bruno Blanckeman (sous la dir. de) : Lectures de Leiris
L’Âge d’homme, Rennes, Presses Universitaires de Rennes, coll. « Didact Français », 2004, 246 p.
p. 258-261
Texte intégral
1Au fil d’articles adoptant des perspectives variées, voici un ouvrage collectif qui parvient pourtant à constituer un parcours efficace du texte autobiographique de Michel Leiris inscrit pour l’année 2004-2005 au programme de l’Agrégation de Lettres modernes. On s’apercevra vite, en lisant les diverses contributions, que leur qualité n’est pas seulement didactique (dans la perspective de la préparation au concours), mais qu’il s’agit là d’un véritable travail de recherche, dont les spécialistes de l’œuvre de Leiris et de l’autobiographie au xxe siècle devront désormais tenir compte.
2En effet, l’ouvrage n’est pas un simple recueil d’articles, mais possède une organisation cohérente qui permet une approche méthodique de l’œuvre. Une préface, rédigée par B. Blanckeman, directeur de la publication, situe L’Âge d’homme au sein de la production autobiographique de son siècle et, par-delà, dans un horizon de pensée qui donne sens à la pratique autobiographique elle-même. Le projet leirissien est mis en valeur par une lecture synthétique de la littérature moderne et contemporaine : l’œuvre, née dans le mouvement d’opacification et d’éclatement du sujet (sous la conduite des systèmes de Nietzsche, de Marx et de Freud), peut ainsi nous paraître encore étonnamment proche de nos interrogations actuelles, qui, si elles ont pris acte de l’effondrement des idéologies de la modernité, n’en ont pas pour autant refermé la béance que celles-ci ont ouverte, et qui l’ont même creusée en faisant vaciller également, après le concept de sujet, celui de réalité objective (auquel les avant-gardes littéraires de la seconde moitié du vingtième siècle ont souvent voulu se raccrocher).
3À partir de cette mise en contexte qui apporte une réponse fine à la question de savoir ce qui nous séduit toujours dans L’Âge d’homme, se développe une étude en quatre parties. La première est consacrée à saisir l’« essence d’un art » (p.23). Un article de F. Marmande étudie de façon serrée l’avant-propos ajouté par Leiris à son texte en 1946, et dans lequel il revient sur le prière d’insérer de 1939. Le métadiscours de Leiris permet de saisir à quel point la métaphore tauromachique dessine une éthique de l’écriture qui, si elle n’a pu être pleinement tenue par l’écrivain, n’en est pas moins un élément majeur de son projet. C’est d’ailleurs aux « genèses d’un projet » (p. 41) que s’attachent les articles de la deuxième partie. Un article de C. Maubon, repris de la revue Genesis, étudie les avant-textes de l’œuvre : il fait apparaître la cohérence mais aussi les fluctuations du projet, au vu de la méthode de travail et de la biographie de l’auteur. C. Maubon peut alors montrer que la cure psychanalytique fut à la fois un catalyseur essentiel de la saisie de soi pour Leiris, mais aussi un moment nécessairement dépassé par le processus d’écriture. P. Vilar met à jour l’importance dans l’ordre du discours de L’Âge d’homme de la structure de certains lexiques comme le Pautex. Les ouvrages didactiques classés par matières, et non par chapitres, suggèrent à Leiris une structure constellée, qui minore et contrebalance le poids de la syntaxe narrative. Un article de J.-C. Larrat clôt cette partie, en s’interrogeant sur l’équilibre recherché par Leiris entre fiction et document, afin d’atteindre à une vérité de l’écriture qui ne souffre ni de la puissance dévitalisante de la fiction (élaborant un double de soi qui empêche le soi empirique de se réaliser pleinement) ni de la force dessiccative de l’objectivité scientifique (qui engendre une image figée de soi).
4Une troisième partie interroge les structures de l’œuvre, en trois articles. Le premier d’entre eux, dû à A. Pibarot, se penche sur le mixte indécidable de sincérité et de mensonge chez Leiris, à travers les « ambiguïtés du genre autobiographique » (p. 107) et le concept d’allégorie, qui implique qu’on reconnaisse la part inévitable du faux dans le chemin vers la vérité. M. Touret analyse ensuite la référence au spectaculaire dans l’œuvre, montrant qu’elle ne relève pas seulement des souvenirs obsédants liés au théâtre et à l’opéra, ni même de la seule théâtralité du moi, mais qu’elle constitue ce qu’elle appelle une « exigence méthodologique » (p. 126). Enfin, L. Victor tente d’appréhender par une observation rigoureuse l’originalité stylistique de l’écriture de Leiris dans L’Âge d’homme, qui mêle aux caractéristiques du genre autobiographique (dans le système temporel par exemple) l’option d’une correction absolue de la syntaxe, qui, tout en n’excluant nullement des effets de liste et de parataxe, privilégie l’hypotaxe voire le style périodique.
5La quatrième et dernière partie aborde l’œuvre d’un point de vue plus thématique et psychanalytique. Il s’agit de saisir la concomitance des structures littéraires et des éléments mythiques et oniriques. J. Poirier examine le processus qui mène Leiris, qui postule la double figure mythique et littéraire de Judith et de Lucrèce comme épiphanie de son propre éros, à s’identifier lui-même comme un Holopherne acéphale et existentiellement blessé. L’article suivant, écrit par G. Poitry, invite alors à lire, par-delà la duplicité de la figure féminine de Judith et Lucrèce, une forte tendance, dans toute la pensée et l’œuvre de Leiris, à la bipolarité. Toute révélation se fait par un clivage, tout ordre pensable est simultanément reflet et séparation. A. Taniguchi porte son attention sur l’une de ces expériences de séparation : le passage où Leiris se souvient de la bouée sonore du Havre – expérience qu’on peut dire poétique, si tant est qu’on la lise, comme ici, dans la définition de la poésie comme déchirure ou comme fêlure (dans la lignée de Baudelaire). On saura gré à C. Narjoux de mettre en relief, pour conclure cette partie, les structures, les contenus fantasmatiques et les modes d’insertion des récits de rêve dans l’œuvre : elle souligne l’ouverture et l’inachèvement du livre dont ils sont à la fois le moyen et le signe.
6C’est sur le caractère novateur de L’Âge d’homme qu’insiste la conclusion, rédigée par S. Harel. La problématique de la blessure et de la réparation, rendue dans toute la complexité de son articulation à l’écriture littéraire, permet d’élargir, plutôt que de conclure (puisque, on le sait depuis Flaubert, ce serait une ineptie), l’interrogation sur l’énigmatique profondeur et l’évidente modernité du texte. Nombreuses sont les pistes ainsi offertes au lecteur par cet ouvrage intelligemment construit, bien qu’on puisse regretter, sans doute, le peu d’études rhétoriques et stylistiques, qui eussent davantage mis en valeur, par exemple, l’habileté de Leiris à jouer avec les discours judiciaire et épidictique, ou l’utilisation récurrente de certaines figures (l’hyperbole, l’euphémisme, l’antithèse) ou encore la pratique de l’ekphrasis. Il serait cependant difficile de reprocher un manque d’exhaustivité à un travail qui a le mérite d’explorer méthodiquement une œuvre particulièrement riche mais souvent délaissée, au profit d’œuvres aux dimensions plus impressionnantes, comme La Règle du jeu.
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