Chapitre XIV. Culture politique républicaine et révolution culturelle
p. 309-356
Texte intégral
1La Révolution française invente, d’une certaine manière la politique contemporaine. Elle abolit les corps et les ordres privilégiés et place le citoyen au cœur de la régénération. Le basculement d’une monarchie absolue de droit divin en république laïque, « une et indivisible », impose des transformations profondes des rapports de la politique, de la religion, de la culture, des arts et des sciences. La remise en cause des structures et des cadres de l’Ancien Régime a débuté très tôt, dès la prise des bastilles, forteresses, académies, monopoles. La liberté des théâtres, la suppression des congrégations, la bataille du serment ont précédé la naissance de la Première République. 1789 est l’an I de la liberté ; 1792 celui de la « seconde Révolution », où les Conventionnels doivent fonder un régime, une culture sur les ruines d’un passé monarchique à effacer, tout en surmontant une fracture religieuse inouïe. Républicaniser, c’est déroyaliser, déchristianiser en pleine guerre extérieure et civile, sous les yeux de l’Europe. Les conventionnels mobilisent les élites intellectuelles (les savants, les artistes) dans le pari utopique de transformer le peuple par les lois, la propagande civique, une révolution de la culture que des historiens ont qualifié de « révolution culturelle ». Réfléchir aux conditions et aux contradictions de la « culture politique républicaine », c’est s’interroger sur les spécificités (religieuses et culturelles) de la Révolution française, démasquer des mythes et des légendes tenaces, ouvrir la comparaison avec les révolutions parallèles. C’est tenter de décloisonner des domaines aussi séparés que la politique, la religion, les arts et les sciences, et de montrer leurs liens indissociables dans les destins croisés de quelques figures emblématiques de cette révolution de la culture (politique). Nous aborderons ainsi la naissance de l’esprit républicain, les grandes fractures religieuses, les politiques artistique et scientifique dans leurs répercussions sur les façons de croire et de penser des fidèles, des artistes, des savants et des citoyens.
Naissance de l’esprit républicain
2Définir l’esprit républicain au début du xxie siècle relève de la gageure : fidélité à certaines valeurs, comme la laïcité, l’égalité, les droits sociaux ? Un consensus républicain semble entourer un « modèle » français, dans la relative indifférence aux commémorations de 1992 (les 200 ans de la Première République) et 1998 (les 150 ans de la Deuxième République). Mais il renvoie invariablement à la naissance de l’esprit républicain dans un pays de lointaine tradition monarchique (de droit divin). Comment s’est construit ce sentiment dans un espace national ? Sur quels fondements, quelles valeurs et par quels moyens ? Quelles résistances a-t-il suscitées ? Une réflexion sur l’acculturation républicaine, centrée sur les modes de conflits entre deux cultures politiques homogènes et concurrentes est nécessaire pour jalonner les questions fondamentales des racines et des héritages de l’identité républicaine.
Un modèle à inventer
3La « découverte de la politique » (Vovelle) a été essentiellement la découverte de la République par le peuple français. On peut affirmer sans paradoxes que la Première République a anticipé sur l’esprit républicain, ou que l’esprit républicain ne s’est construit qu’après l’installation (non proclamée) en République. En septembre 1792, en effet, le pays n’est pas prêt à entrer en république, même si une partie importante est résolue à renverser la monarchie. Peut-on parler alors de « république par défaut » ?
4Le fait est que la monarchie est abolie, après sa déchéance du 10 août 1792, par la Convention naissante, le 21 septembre 1792. Les 371 députés présents mettent fin avec enthousiasme, sur proposition de Collot d’Herbois, à un régime considéré peu de temps avant comme un modèle de stabilité et d’équilibre en Europe. Grégoire prononce l’épitaphe de la monarchie française : « Les rois sont dans l’ordre moral ce que les monstres sont dans l’ordre physique. » Mais le nouveau régime n’est ni défini ni proclamé, paradoxalement. Tandis qu’une partie du peuple crie dans la rue « Vive la république », ce n’est que le 22 qu’un décret mentionne « l’an premier de la République » et qu’un sceau républicain paraît, orné d’un faisceau et d’un bonnet. Le 26 septembre, la « République » devient « une et indivisible » ; le 16 décembre 1792 enfin, la peine de mort est applicable à tout « ennemi de la République ». Mais de quelle république s’agit-il ?
5L’abolition de la monarchie était devenue aussi inévitable que l’embarras à définir le nouveau régime. De crise en crise, des journées d’octobre 1789 aux premières défaites en passant par l’équipée de Varennes, l’image du roi (et de la fonction royale) n’avait cessé de se dégrader. La caricature amplifie ce passage du « bon roi » au monstre dont le procès s’impose (Annie Duprat). Tout régime monarchique est alors associé à la « tyrannie », la féodalité et le fanatisme. Mais la culture politique de la majorité n’est pas favorable à une république. Les hommes des Lumières pensent, après Montesquieu et Rousseau, qu’une république est un régime politique, indépendant des personnes qui gouvernent, soit monarchique, soit aristocratique, soit démocratique. La monarchie parlementaire est pour les penseurs une « république », dès lors qu’il existe une constitution garantissant la séparation des pouvoirs et la volonté nationale. La question essentielle tourne autour du détenteur du pouvoir (exécutif) : peut-on se passer d’un roi ? Peut-on envisager une « république démocratique » ? La pensée commune, à l’exception des républicains de la première heure (Fauchet, Robert, Condorcet, Paine, Brissot ?), est qu’une république démocratique n’est pas viable dans un grand pays comme la France, son espace, sa population, car les risques de corruption (anarchie ou despotisme) seraient trop importants pour que la vertu triomphe. Il faudrait un peuple de « dieux » (Rousseau). Une monarchie tempérée par le contrat social et les droits du citoyen paraît le régime le mieux adapté.
6Pourtant, la génération qui mène la Révolution est fascinée par les républiques démocratiques anciennes, dont elle a étudié les héros (Brutus, Manlius, Mucius) et les législateurs (Lycurge, Solon, Gracchus) au collège : « Nous étions des républicains de collège » (Desmoulins). De Sparte ressort la vertu et le sacrifice, de Rome la religion civique (Nicolet) : « J’admirais beaucoup les républiques » (Chateaubriand)… « mais je ne les crus pas possibles ». Toutes les républiques ont péri de leur principe corrupteur et de leurs contradictions (despotisme, tyrannie, esclavage, corruption) : « Chez les Anciens, aucun peuple n’était libre » (Mounier). Mais aucun régime moderne ne peut représenter un « modèle » pour la France en voie de régénération : ni Venise et Genève, où l’aristocratie l’emporte ; ni les Provinces-Unies mercantiles et divisées ; ni les Britanniques, dont la période républicaine de Cromwell est une période sanglante et un « repoussoir », ni même les États-Unis, si proches, si fascinants, mais si différents par la culture politique.
7Au lendemain de l’abolition, il apparaît évident à tous, qu’une ère nouvelle est en marche et qu’il appartient aux conventionnels de créer la chose après le mot, de construire un sentiment républicain dans le plus grand pays d’Europe, à partir de la « table rase » de la monarchie, sur des bases et des valeurs propres à la « régénération » politique d’un pays qui aspire à devenir un « modèle » pour les autres peuples.
La déroyalisation
8L’acculturation ne peut se fonder que sur la négation d’un ordre et d’une culture politique considérés comme inférieurs et néfastes par ceux qui l’abolissent, dans les signes extérieurs, les mots (Brunot), les traces. Un prodigieux travail d’effacement, d’invitation à l’amnésie collective est à la mesure de l’empreinte monarchique. La République ne peut se fonder que sur la négation de la « civilisation » monarchique, son extirpation, par la parole, les objets et symboles, les images. « Vive le roi » est passible de la mort (déjà le 23 juin 1791) ; le jugement dernier des rois (Maréchal) se traduit au théâtre par la censure des termes monarchistes (été 1793) ; l’onomastique débaptise les prénoms (Louis), les noms (-Le-Roi) ; un serment de « haine à la royauté » sera exigé (an V) en opposition au serment de « haine à la Révolution » (Catherine II) ! Il n’est plus question que de « tyrans », « descendez au cercueil » (Le Chant du départ, juin 1794). Les procès et exécutions des ci-devant roi (21 janvier) et reine (16 octobre) interviennent dans ce contexte, où le « régicide » légitime la République. La déroyalisation avait débuté par la destruction des statues des places centrales (dès le 11 août pour Louis XV, Henri IV), puis les millions de fleurs de lys (ôtées des tableaux, des reliures des ouvrages), avant les monnaies et la manifestation controversée d’août, où les restes des rois passent de la basilique Saint-Denis à la fosse commune. Progressivement, les caricatures (Villeneuve : « Qu’un sang impur ») et les représentations répulsives se réduisent, quand l’irréparable est commis : bris de la Sainte-Ampoule (7 octobre 1793) à Reims, célébration de la république dans les calices… Les artistes et les intellectuels se divisent sur l’ampleur et les formes de ce « vandalisme antimonarchique » (Clermont-Ferrand, 1986 et 1988), mais un consensus s’est établi sur le principe : la régénération républicaine exigeait cette « table rase », que l’on retrouve dans la plupart des « révolutions » contemporaines, sous des formes variables.
Construire la République
9Construire l’esprit républicain, aux yeux des Conventionnels (et des sans-culottes), c’est le fonder par l’imposition d’une culture politique neuve, dans la régénération des mots, des noms, des symboles, des valeurs, des pratiques, par l’utilisation de tous les moyens d’idéologie et de propagande qu’offre la Révolution. L’utopie républicaine entend créer un « peuple nouveau », par les lois ou meilleur que les lois, afin que le « bonheur » devienne une « idée neuve en Europe » (Saint-Just) et qu’une pente universelle vers le bien s’établisse. Cette rhétorique républicaine se construit autour d’un ensemble de principes, de devises et d’une symbolique identitaires (Liris). Il s’agit de concilier la République et la démocratie. La pensée montagnarde établit les équivalences entre république, démocratie et vertu. La République, depuis l’an I de l’Égalité, doit être « une et indivisible » ; elle s’identifie aux allégories de la Patrie, dans une dimension militaire essentielle où fusionnent la société civile et la société militaire. Elle s’incarne dans la Constitution et la représentation nationale, dans les lois (serment de « soumission aux lois »). L’adhésion de 2 millions de citoyens (sur plus de 5 ayants droit) à la Constitution de juin 1793 se fonde sur le serment et le « sacre » de la hiérarchie des droits, l’Égalité en tête dans l’utopie réalisée (?) de l’abolition de l’esclavage et de la redistribution des terres, la « Fraternité ou la mort ». Les devises et principes sont affichés, proclamés, représentés, sculptés (la République, future Marianne ?, Agulhon), chantés, proclamés, jurés. Le drapeau tricolore et l’Hymne républicain (Le Chant du départ plus que La Marseillaise) portent l’identité républicaine au-delà des frontières.
10La symbolique républicaine adapte les objets du passé révolutionnaire en les investissant de contenus politiques neufs, constitutifs d’une citoyenneté supérieure : la cocarde, le bonnet, le faisceau, l’arbre (de la Liberté, puis de l’égalité) envahissent l’espace et le costume.
11L’ère républicaine se construit autour du calendrier, porteur de l’ensemble de l’idéologie et des utopies des théoriciens de la République : savants (astronomes, mathématiciens, naturalistes), poètes (Fabre), artistes (David), politiques (Romme). Ce « nouveau livre d’histoire » est porteur de la « civilisation » républicaine, conçu comme l’expression du génie particulier du régime en place. De son application administrative, économique, mentale (la lutte du décadi contre le dimanche) dépend l’ancrage du sentiment républicain dans la population. La bataille du temps est encore à écrire, sur le terrain (Baczko, Ozouf, Bianchi).
Les moyens de la républicanisation
12L’entreprise (prométhéenne) de pédagogie (propagande ?) politique, définie par les Montagnards (après les Girondins), relayée par les représentants en mission et le million de fonctionnaires, est destinée à l’ensemble du peuple, particulièrement aux enfants, dans une hiérarchie évolutive des moyens et des vecteurs. La républicanisation passe par les réseaux institutionnels. Les affiches, lois, catéchismes, calendriers circulent dans les canaux administratifs (personnel politique, municipalités, juges de paix) et politiques (sociétés populaires, sections), non sans risques de bureaucratisation et d’apathie. Elle imprègne la société militaire et son environnement (chapitre des institutions). Le Chant du départ, composé par Chénier (poète officiel) et Méhul (compositeur officiel) au moment de Fleurus, est considéré comme un gage de victoire pour ce creuset républicain qu’incarne l’armée de l’an II dans la conscience collective : « La République nous appelle ; sachons vaincre ou sachons périr ; un Français doit vivre pour elle, pour elle un Français doit mourir. » Gageons que l’esprit républicain passe dans les hymnes et chansons créées en l’an II (Brécy, Robert).
13La propagande républicaine se construit dans la hiérarchie des médiations civiques : l’école, les arts et les fêtes sont placés avant la presse et le théâtre, plus difficiles à contrôler et canaliser par le pouvoir en place. De l’an II à l’an VII, les fêtes républicaines sont un miroir, « une partie essentielle de l’éducation publique ». Organisées par séquences aux significations différentes (Martyrs, Toulon, Être suprême, Raison, Bara, 14 juillet, 10 août, 21 janvier), elles sont constitutives de cultes républicains par innovation ou transfert de sacralité. Elles visent à rassembler en plein air (sentiment de la nature) des populations représentatives des âges et des composantes de la nation (autorités, militaires, citoyens), dans des marches adaptées aux sites et symboles (montagnes, monuments aux morts, arbres de l’Égalité). Mobilisant les institutions et les artistes, elles revêtent des fonctions civiques, éducatives, philosophiques et régénératrices, par la destruction symbolique (fanatisme et superstition) et la régénération. La République triomphe dans les chants, les discours, les serments, les hymnes, les allégories, les bustes, les armes. « La musique aura pris place dans un spectacle total inspiré de l’Antiquité » (Robert, 1988) ; « elle captive la volonté, fanatise l’imagination, fait bouillonner les passions humaines » (Daunou). Les fêtes concentrent dans un espace et un temps réduit l’idéologie et la symbolique républicaines, indépendamment de leur réception réelle par les acteurs et les figurants. L’Être suprême pose des problèmes particuliers, autour de la religion d’État, de la laïcité (on brûle l’athéisme), de lien entre les rites religieux et cette « religion civique » auxquels certains aspirent, à l’image des Anciens et de Rousseau, et auxquels certains se refusent (déchristianisateurs, libres penseurs).
14L’école républicaine est l’objet d’un effort théorique et pratique dont le temps et les circonstances n’ont pas permis de prendre la pleine mesure. L’an II est celui de l’inscription dans l’espace nationale du droit à l’instruction (élémentaire) inscrit dans la Constitution et réclamé par les sociétés populaires, face au déclin des écoles traditionnelles (Julia, Baczko). Si elle est rêvée dans les projets (Bouquier, Lakanal, Le Peletier) obligatoire, laïque, gratuite, parfois mixte (Condorcet) et égalitaire, elle se concrétise dans l’existence d’un réseau dense d’instituteurs républicains, recrutés par jurys ou assemblées villageoises. Nés avec la République, ces instituteurs et ces institutrices (Grevet) sont les diffuseurs espérés de l’image de la République auprès de leurs élèves et des adultes. Les études de terrain et les archives parlementaires montrent des instituteurs incarnant l’essence et les mythes du républicanisme, dans leur fonction et leur enseignement, plus civique que cognitif. Notable (au traitement revalorisé ?), officier d’état civil, secrétaire de municipalité, membre de la société populaire, scrutateur dans les assemblées primaires, acteur essentiel dans les fêtes, la diffusion du calendrier, médiateur des catéchismes républicains, l’instituteur républicain défile avec les bataillons scolaires à la tête des jeunes émules de Bara et de Viala, au son des hymnes patriotiques. La séquence éphémère de cette promotion revêt (à nos yeux) l’essentiel des potentialités et des projections de l’utopie républicaine, appelée à des héritages prestigieux sous la Seconde et la Troisième République.
15L’apport des arts (théâtre) et des artistes à la construction de l’esprit républicain est envisagé par ailleurs. Cet esprit se manifeste ensuite dans une géopolitique mouvante et difficile à approcher, tant la rhétorique et la propagande imprègnent les discours et les déclarations d’intention. À la dialectique d’une République fondée sur la Vertu (ou sur la Terreur) répondent des comportements et des pratiques variant à l’infini, des régions « bleues », aux régions « contre-révolutionnaires », en passant par les régions « apathiques » et les régions « déchirées ».
« Changer la vie »
16Jusqu’ou l’esprit républicain peut-il modifier les façons de penser, de vivre ? La question ne peut être traitée dans les limites de cet ouvrage (Soboul). Un simple inventaire peut signaler les chantiers récents de la recherche sur les tentatives de transformation des mentalités et d’une vie quotidienne peu compatible avec le temps révolutionnaire. Les problèmes de la famille ont été abordés. Le phénomène des prénoms révolutionnaires est sans conteste le plus spectaculaire. Concentré sur l’an II, il concerne une minorité significative des nouveau-nés, garçons et filles, auxquels sont attribués des prénoms de rupture, empruntés au calendrier républicain, au Panthéon des martyrs républicains (antiques ou présents), aux vertus révolutionnaires : Brutus, Germinal, Égalité et les autres (AHRF, 2000). Les problèmes de grille (degré de rupture), de choix (prénoms doubles et prénoms mixtes), d’interprétation (Rose ? Victoire ?) sont tous surmontables ne doivent pas cacher la portée d’un phénomène unique par son ampleur et ses enjeux. Pratiquement absents des régions « indifférentes » (le « désert nantais », la Bretagne blanche), les prénoms révolutionnaires envahissent les villes et les villages « bleus », dans une pratique militante et un test de républicanisation, adapté aux sensibilités familiales et locales (Bange). Ils représentent une avancée « républicaine » plus significative, à notre sens, que la requalification républicaine des noms de communes, des rues et places des villes.
17L’architecture républicaine existe dans les projets et les cartons de l’an II. Elle s’exprime dans les transformations du Panthéon, dans un syncrétisme marquant des influences chrétiennes, philosophiques et républicaines. Souvent éphémère dans les décors des fêtes, cette architecture projette de manière utopique la conception d’un cadre civique et de relations citoyennes d’une république idéale. Il resterait à envisager les transformations insensibles du langage (Brunot) et des mœurs, par l’imprégnation de la culture républicaine. Le costume, les jeux de société, le théâtre des relations sociales sont traversés par les avancées et les reculs de l’idéologie républicaine. Mais le décalage est considérable entre les discours (la presse) et le contenu des archives renseignant sur la consommation culturelle et matérielle (les inventaires après décès, la correspondance). C’est pourquoi de nombreux historiens utilisent le concept de « révolution culturelle » pour qualifier l’émergence de cet esprit républicain, sans s’accorder sur la chronologie (de longue durée ou recentrés sur l’an II, voire l’an V ?) et sur les interprétations (« modes », contraintes, « indicateurs ») de la tentative de républicanisation du peuple français (Bianchi, Vovelle, Mazauric et Goujard, Soboul).
La dérépublicanisation
18L’histoire des refus opposés à l’acculturation républicaine est à écrire en parallèle, comme résistance d’une culture politique qui se redéfinit et s’affirme dans les épreuves et la répression. Nous l’envisageons dans le chapitre de la contre-révolution. Mais un rappel des formes de refus et de résistances donne plus de corps à la matérialité de la genèse de l’esprit républicain. Le refus de la forme démocratique républicaine plonge dans la pensée politique fondée sur l’apologie de la monarchie, conçus comme un corps politique où les droits du monarque et les droits de Dieu se légitiment mutuellement, ou sur les droits historiques des corps intermédiaires (noblesse d’épée, ou de robe) conseillant la monarchie.
19La lutte contre l’esprit républicain se mène au nom de la défense des corps et des valeurs contre les réformes, la Constitution civile du clergé et l’idéologie égalitaire des Droits de l’homme. On assiste ainsi à une lutte des devises et des symboles dans les guerres de l’Ouest, la propagande contre la République s’inspirant des méthodes de la propagande républicaine. La devise vendéenne « Pour Dieu et pour le roi » est appuyée par des symboles comme le Sacré Cœur et le culte des reliques, le drapeau blanc, sinon la fleur de lys. La destruction des symboles républicains est une réalité permanente de 1793 à 1800 en terre chouanne, alors que les bonnets sont chassés de Paris lors de la « réaction culturelle » de l’an III. Le « vandalisme anti-révolutionnaire » reste à écrire, pour éclairer son homologue républicain. La lutte la plus active est menée contre le calendrier républicain, pour le respect du dimanche, contre l’observation du décadi. Tout un réseau de cercles catholiques et de sociétés secrètes (Aa) lutte contre le réseau républicain, tout comme les armées (émigrés, vendéens, chouans de 1799), qui appellent les soldats « bleus » à la désertion. L’esprit anti-républicain se construit par le refus du vote, le refus des serments, l’adhésion à des manifestes insurrectionnels (vendémiaire an III). Chaque manifestation de l’esprit républicain produit son contraire, en une reconquête de la monarchie, entre 1789 et 1799. Les hymnes républicains sont chassés par le Réveil du Peuple et les hymnes royalistes. Le théâtre de l’an II est condamné par le théâtre de l’an III, l’Intérieur des comités révolutionnaires et le succès de Paméla. Les valeurs familiales chrétiennes se maintiennent et se renforcent autour des registres clandestins de catholicité, des témoins, du respect des interdits et des temps clos, voire des prénoms monarchistes (Louis, Antoinette ?). Le clergé réfractaire tend à se rapprocher de certaines formes de religion populaire dont les séminaires l’avaient détourné.
20Après l’apogée républicain de l’an II, fondée sur une mobilisation exceptionnelle des sociétés civiles et militaires, on semble assister à une érosion, à un reflux du sentiment républicain dans de nombreuses campagnes et villes, sous la forme de refus du service armé, des contributions, du vote, des valeurs et cérémonies de la République. La reconquête monarchiste et chrétienne se traduit par la création de nombreuses écoles particulières, dès que la loi l’autorise, par le refus généralisé du décadi et par la reprise des fêtes chrétiennes dominicales.
21La lutte entre les deux esprits, les deux cultures et les deux peuples est appelée à se développer à chaque période de restauration ou de révolution. La Restauration renoue avec les mythes et les symboles de l’absolutisme (le sacre, le drapeau) tandis que la Deuxième République renoue en 1848 avec la symbolique (adaptée), l’hymne, le rappel du calendrier, moins les références anticléricales, bellicistes et « terroristes ». 1848 révèle ainsi, région par région, le caractère superficiel ou profond de la républicanisation sous la Première République. Le triomphe de l’esprit républicain, dans les années 1880, se fera sur les symboles de la Première République : le 14 Juillet, Paris capitale politique, le drapeau, La Marseillaise, voire l’école des premiers instituteurs et l’armée de soldats de l’an II. Le xixe siècle n’a pas cessé de refaire la Révolution française (Nora, 1988). Ces héritages permettent en partie de répondre à la question initiale : que signifie l’identité républicaine, à l’aube d’un xxie siècle marqué par les progrès de l’appartenance à l’Europe et de la construction d’un « esprit européen » au-delà des grandes spécificités et des modèles nationaux.
Religion et Révolution française
22La question des relations entre la religion (catholique essentiellement) et la Révolution française est centrale. La dimension antireligieuse est évidente et oppose le cas français aux autres révolutions, anglaise et américaine. L’exception française de la séparation de l’Église et de l’État, du caractère central de la laïcité se fonde sur la politique religieuse de la Révolution, sujet particulièrement délicat, à la convergence des lois, du pouvoir, de la sociabilité et des sensibilités. Le divorce entre le clergé et les dirigeants des assemblées successives (la déchristianisation ?) a suivi une longue période de compromis, souvent oubliée. La prise en compte des réactions des fidèles est l’un des acquis majeurs des dernières décennies de la recherche en histoire religieuse. Pour comprendre l’ampleur des ruptures, nous prendrons comme exemples les destins de trois prêtres « engagés » comme exemples des évolutions : Yves-Michel Marchais, curé vendéen, dont on a conservé la prédication et les sermons ; Jean-Michel Delanney, « curé rouge » « francilien », au cœur d’une monographie villageoise ; et Henri Grégoire, curé lorrain puis évêque, panthéonisé en 1989 (nous voyons plus loin l’ensemble de sa carrière sous la Révolution). Ils illustrent les périodes essentielles de la décennie révolutionnaire : le compromis, les ruptures de la Constitution civile du clergé et de la « déchristianisation », la « convalescence » thermidorienne et directoriale jusqu’au Concordat.
Un clergé révolutionnaire ?
23Jusqu’à la Constitution civile du clergé, votée le 12 juillet 1790, il est possible de parler d’accord entre une majorité du clergé et la marche de la Révolution.
24Le temps des doléances et des élections permet de dresser un état des lieux rapide du rapport entre les fidèles et le clergé, dans ce « premier vote » français et ce vaste « sondage d’opinion » que représentent les dizaines de milliers de cahiers conservés et publiés à ce jour. La lecture « diagonale » des cahiers révèle trois enseignements majeurs. Le premier est un large consensus sur les missions et l’utilité de l’Église catholique. Rares sont les cahiers qui remettent en cause la place de la religion catholique qui doit rester celle de tous les Français, la religion de l’État. La tolérance à l’égard des protestants est loin de rallier l’adhésion. Celle envers les juifs n’apparaît pas. Le clergé est confirmé dans son statut de premier ordre du royaume, ses privilèges, ses prérogatives et son utilité sociale. Ce clergé jouit d’une situation de compromis entre la tutelle monarchique, le roi nommant les évêques, qui choisissent les curés ; le pape qui confirme les évêques et statue sur les questions spirituelles depuis 1682 et les querelles du jansénisme ; le Parlement qui soutient le gallicanisme et a mené la lutte contre les jésuites, jusqu’à l’interdiction de l’ordre par la papauté en 1773.
25Près de 60 000 prêtres séculiers (curés, recteurs, vicaires et chanoines comme l’abbé Sieyès) disposent d’un poids considérable par les sacrements, l’enregistrement des naissances, mariages et sépultures, l’autorité morale et politique sur les fidèles et les consciences. Près de 70 000 religieux et religieuses exercent un quasi monopole sur l’enseignement, l’assistance et la charité, s’appuyant sur un réseau dense mais inégal de confréries, de charités et de fabriques.
26Le deuxième enseignement est la percée relative des Lumières, de l’esprit du siècle dans les cahiers urbains (et quelques cahiers progressistes du clergé). On peut y percevoir un reflux régional du sentiment religieux dans l’attitude à l’égard de la messe, du catéchisme, de la communion pascale et de la pratique dominicale. La laïcisation de l’enseignement (dans les collèges oratoriens, celle des confréries) peut se traduire dans les mœurs démographiques et familiales.
27Dans les campagnes, où officie un bas clergé formé et rigoureux, le respect des sacrements, des temps clos et des interdits domine la vie et les pratiques familiales. La méfiance à l’égard des « mauvais livres » peut s’accompagner de la poussée des pèlerinages, des dévotions, du culte du Sacré Cœur et des reliques, d’un mysticisme trop poussé au goût des recteurs et des curés, comme Marchais dans les Mauges. Mais les cahiers ruraux dénoncent fréquemment la situation trop subalterne des curés et recteurs, un mauvais emploi des fonds, l’abus des dîmes et des privilèges fiscaux, les revenus du haut clergé et des abbayes, voire l’existence de certaines congrégations. L’anticléricalisme d’une partie des élites perce dans les cahiers urbains.
28Le troisième enseignement a trait aux débats internes à l’ordre. D’une part, le clergé régulier est l’objet d’une contestation par le pouvoir royal (la Commission des réguliers) et par le clergé séculier. De l’autre, une profonde coupure oppose une partie du bas clergé à la hiérarchie épiscopale, à propos des pouvoirs, des richesses et du mode de vie des prélats. De nombreux curés rejoignent les doléances du Tiers à ce sujet et réclament plus de démocratie interne, comme Grégoire, à la tête d’un syndicat de curés lorrains désireux de « reconquérir les droits envahis par le régime épiscopal ». Une partie des curés est partie prenante dans les idées nouvelles et la philosophie du droit naturel qui rejoint les impératifs de la morale évangélique. Une autre partie s’en détourne et demeure fidèle à la formation du séminaire et à l’autorité des évêques. L’ordre du clergé est donc travaillé par les interrogations du siècle au moment de l’entrée en Révolution, qui va accélérer et révéler les lignes de fracture interne.
29La campagne pour les États généraux a été particulièrement vive au sein du clergé français. De nombreux membres du bas clergé ont profité de la procédure démocratique adoptée pour l’élection (un curé égale une voix) pour faire campagne et être élus contre l’évêque, parfois. C’est le cas de Grégoire, curé lorrain (1782), fils d’artisan, homme des Lumières, qui dirige un groupe de curés (syndicat) opposé aux évêques et favorable aux idées du Tiers, contre les privilèges. Grégoire est élu avec 207 autres curés et vicaires, contre 47 évêques, 23 abbés, 12 chanoines. Dans le même temps, Yves-Michel Marchais, curé d’un village angevin des Mauges, La Chapelle-du-Genêt, proche de Cholet (dominé par des métayers et artisans) approuve les États généraux, mais pour conserver les privilèges de l’ordre. Jean-Michel Delanney, curé d’un bourg du sud de l’Île-de-France, Mennecy (1 200 habitants), anime un cahier hostile à celui des hommes du seigneur, le duc de Villeroy.
Les curés-citoyens
30Le ralliement d’une partie du clergé au Tiers, entre le 14 et le 24 juin scelle le destin de la Révolution. Une courte majorité permet le 19 juin le ralliement au Tiers, participe au serment du Jeu de paume le 20 juin, au refus de siéger par ordre du 23 juin. C’est l’action décisive du clergé « progressiste » qui permet à l’Assemblée nationale de siéger et voter par tête.
31De nombreux prêtres accompagnent favorablement les débuts de la Révolution (Tackett). Certes, Marchais s’oppose immédiatement aux premières mesures, comme la nationalisation des biens du clergé et la suppression de la dîme « sous le nom imposant de liberté naturelle à l’homme et d’égalité pour la manière de naître, ils vous inspireraient bien promptement le plus dangereux de tous les maux, qui est l’indépendance et le prétendu plaisir de ne vivre qu’à sa volonté » (sermon de septembre 1789). Mais Grégoire approuve ces réformes et des curés comme Delanney jouent un rôle important dans l’entrée des villageois en Révolution. Il est ainsi élu, comme des milliers de confrères maire de Mennecy ; les autres sont officiers municipaux ou président des assemblées électorales, au début de 1790, en Bretagne comme en Île-de-France. C’est l’époque où les curés bénissent les drapeaux de la Garde nationale, entrent dans les sociétés des Amis de la Constitution, et tentent de concilier en chaire la morale catholique et les droits de l’homme : « Vous avez pu vous convaincre qu’elle [la Constitution] était pour moi une seconde religion ; parce que le dieu créateur de la bienfaisante liberté, de la douce égalité, de l’aimable fraternité, de la justice universelle, ne mérite pas moins notre culte que l’auteur et le consommateur de notre sainte foi » (serment de janvier 1791). Une partie minoritaire du clergé est même favorable à une profonde réforme de l’ordre, appelé à se fondre, par la perte des privilèges, dans l’administration générale du royaume : la Constitution civile du clergé. Une autre partie est touchée par la politique de l’Assemblée à l’égard de la structure, des richesses et de la nature même de l’ordre.
La réorganisation du clergé
32La nuit du 4 août et la Déclaration des droits de l’homme du 26 août portent des coups imparables à la hiérarchie sociale et politique de l’Ancien Régime. Les privilèges juridiques, honorifiques, fiscaux sont abolis, en même temps que les dîmes. La tolérance brise le monopole de l’Église catholique sur les consciences ; dès décembre 1789, les protestants sont admissibles à tous les emplois civils, avant que les juifs ne le soient graduellement, à condition d’abandonner leur spécificité religieuse et communautaire. En avril 1790, la Constituante refuse de reconnaître le culte catholique comme « religion d’État ». Les députés s’estiment légitimement aptes à régler les affaires religieuses, dans le cadre de la nation. Les coups les plus sensibles sont portés au clergé régulier : suppression des vœux monastiques perpétuels ; fermeture des couvents accueillant moins de vingt religieux ; visites et inventaires des maisons des congrégations.
33Dans une logique utilitaire utilisée par des « despotes éclairés », l’Assemblée vote le 2 novembre la mise à disposition des biens du clergé à la nation : terres, églises, abbayes, biens des fabriques et des confréries, fermes, chapelles. « Si le clergé conserve ses biens, l’ordre du clergé n’est pas encore détruit » (Le Chapelier). Près de 6 % des terres du royaume seront ainsi mis en vente, tandis que les dîmes (par étapes jusqu’en mars 1791) disparaissent, ôtant 120 millions de livres de revenus ! L’État se voit ainsi tenu de financer les fonctions et les activités du clergé, dans une logique de laïcisation. C’est l’objectif poursuivi par le Comité ecclésiastique dans la Constitution civile du clergé.
Le clergé se déchire
La Constitution civile
34Votée au moment de la Fédération (14 juillet), apogée de l’unité, la Constitution civile du clergé correspond aux idées de Grégoire (avec réserves sur le vote des non-catholiques et les relations avec le Saint-Siège) et Delanney, tout en heurtant profondément les convictions de Marchais. Les quelque 60 000 curés et vicaires deviennent des « fonctionnaires », salariés par l’État, dans le cadre de paroisses correspondant aux communes, échelon administratif de base ; Ils toucheront 1 200 livres à 6 000 livres par an (700 à 1 000 livres pour les vicaires), mais perdent les autres avantages financiers, sauf les quêtes. Ils seront confirmés par des évêques élus (par les électeurs du département, titre II, article 3) et non plus désignés par le roi et investis par le pape. Tous devront prêter, pour exercer, le serment des fonctionnaires (titre II, articles 21 et 38), « à la Nation, à la loi, au roi », celui de la Fédération : « Je jure de veiller avec soin sur les fidèles du diocèse qui m’est confié ; d’être fidèle à la nation, à la Loi et au roi, et de maintenir de tout mon pouvoir la Constitution décrétée par l’Assemblée et acceptée par le roi. » S’ils ne le prêtaient pas, les nouveaux curés acceptant seront élus par les électeurs (1 % actifs) au district.
35Cette Constitution mêle des aspects acceptables, d’autres problématiques pour le clergé. Tout dépend en fait de l’attitude du roi (qui accepte le 24 août 1790 de ratifier la Constitution) et du pape, touché par l’article II du titre 19 : « L’évêque, élu par les citoyens, ne pourra s’adresser au pape pour obtenir aucune confirmation ; mais il lui écrira comme chef visible de l’Église Universelle. » Le pape réserve sa décision, tandis que les évêques hostiles se rangent derrière Boisgelin en octobre 1790 et son Exposition des principes sur la Constitution civile du clergé. Le 27 novembre, l’Assemblée franchit le pas : tout ecclésiastique qui refuserait le serment sera remplacé. Le roi ratifie le 26 décembre. Le processus commence par les ecclésiastiques de l’Assemblée, puis par l’élection des évêques.
Le schisme
36Deux catégories de prêtres s’opposent dès le début, les constitutionnels (jureurs, assermentés) contre les réfractaires (insermentés, non jureurs). Car la plupart des évêques refusent, comme la plupart des élus du clergé à l’Assemblée, alors que les choses sont différentes selon les régions. Sur 39 000 curés et 20 500 vicaires confrontés au dilemme, 57 % des curés et 48 % des vicaires, 7 % des séminaristes prêtent le serment. L’Île-de-France, le Centre, le Sud-Est, la Champagne connaissent une nette majorité de constitutionnels. Certains se rétracteront après le refus du pape d’entériner la Constitution civile par deux brefs de mars et avril 1791. Par contre les évêques refusent en bloc, mettant en péril l’édifice. Talleyrand et Gobel vont la sauver en prêtant le serment et en investissant les curés jureurs.
37Deux clergés émergent ainsi entre janvier et avril 1791. La France se coupe en deux ensembles, presque égaux en nombre, mais répartis différemment (carte de Timothy Tackett, que l’on a rapproché de la pratique religieuse contemporaine). Dans les Mauges par exemple, 92 % des prêtres refusent. Yves-Michel Marchais refuse tout serment, se réfugiant derrière sa hiérarchie. Dans le district de Corbeil, 90 % des prêtres sont jureurs. Jean-Michel Delanney (issu d’un milieu influencé par le protestantisme) prête serment avec enthousiasme, prêche la Révolution, comme curé constitutionnel, assermenté ou jureur, dès janvier 1791. En Lorraine, 92 % refusent ou se rétractent. L’Ouest, l’Est, les Cévennes, la Normandie et le Sud-Ouest, sont les zones massivement réfractaires. Les raisons des choix respectifs sont complexes. Il s’agit rarement de questions d’avantages financiers, ni d’âge, ni d’implantation dans la paroisse, ni de niveau d’étude. Le lien avec les fidèles a été essentiel, ainsi que les réseaux des prêtres (syndicats ou séminaires) et les rapports hiérarchiques (très présents en Bretagne).
38Après avoir cohabité dans le régime ambigu du simultaneum (les prêtres se partagent les fidèles, le constitutionnel dans l’église, le réfractaire en plein air), les réfractaires, insermentés ou non jureurs, près de 30 000 doivent quitter leur état (non salariés) pour laisser la place aux élus. La lutte entre les deux clergés est d’une violence inouïe, jusqu’aux menaces d’excommunication contre « l’intrus », c’est-à-dire l’adversaire. Mais Marchais, jouissant de la confiance de ses paroissiens depuis 1768, reste en place (sans rival), continue de prêcher comme dans de nombreuses paroisses de l’Ouest, tandis que Delanney est soumis aux pressions des partisans du seigneur et du parti adverse, en temps que maire et curé constitutionnel. Grégoire est l’un des premiers évêques élus (Loir-et-Cher), extrêmement actif dans la réforme et présent auprès de son clergé et des fidèles. La première grande rupture politique et religieuse oppose ainsi les deux clergés et leurs fidèles, dans les premiers mois de 1791. Les caricatures se déchaînent contre les réfractaires.
Des réfractaires poursuivis
39Le clergé non jureur subit l’évolution des tensions politiques, de la fuite du roi au renversement de la monarchie. Il suffit de 20 dénonciations (mai 1792) puis de 6 (août 1792) pour l’arrestation. 223 prêtres sont massacrés en septembre à Paris, surtout normands et d’Île-de-France (191 seront béatifiés en 1926). Marchais est arrêté en mai 1792 et détenu à Angers (et le culte). Pourtant la plupart échappent à la répression par l’exil (7 000 en Angleterre, 8 000 en Espagne). Le décret du 26 août oblige tous les prêtres de moins de 60 ans qui ont refusé le serment de quitter la France dans les 15 jours. D’autres prêtres constitutionnels vont refuser le serment de « Liberté-Égalité » qui remplace « la Nation, la Loi, le Roi », 14 août : « Être fidèle à la Nation et de maintenir la Liberté et l’Égalité, ou de mourir en les défendant » ; le 3 septembre : « La sûreté des personnes et des propriétés et de mourir s’il le faut pour l’exécution de la loi » ! Après un mois d’émigration massive, on compte près de 35 000 départs probables, soit la plupart des curés et vicaires. Ils restent dans les ports proches de leur patrie, mais ne rentreront souvent qu’au bout de dix ans ! Les évêques résident à Bruxelles, Turin, Londres.
40Les résistances intérieures se font dans le système des missions, opposées à celles de la République, tout en copiant certaines pratiques : elles débutent dans le diocèse de Lyon. Il s’agit de s’appuyer sur un chef de mission et des laïcs pour assurer le culte clandestin, les assemblées dominicales, les prières et les registres de catholicité. La géographie du maintien est en pleine recherche.
Des jureurs républicains
41Dans le même temps les prêtres citoyens renforcent leur adhésion au régime. La Feuille villageoise est leur périodique. Elle fait campagne pour les lois, contre la hiérarchie (le pape), pour la simplification d’un culte rapproché de la morale civique. Beaucoup entrent dans les sociétés populaires des villes (Delanney, seulement en 1793). Ils vont soutenir la République et prêter le serment de « Liberté-Égalité ». La haine de la monarchie éclate dans les discours de Grégoire, élu à la Convention, « L’histoire des rois est le martyrologe des nations ». Il ne vote pas la mort car absent, mais approuvera le « vandalisme antimonarchique ». Près de 35 000 curés républicains sont donc devenus les ennemis mortels des réfractaires. La guerre des clergés est totale.
42Mais, jusqu’à l’été 1793, la religion reste le cadre normal de la vie quotidienne. Les fêtes chrétiennes se maintiennent (comme la Fête-Dieu), les églises demeurent les lieux de réunions pour les assemblées générales, les assemblées primaires et les communautés. Le culte continue, célébré en habits ecclésiastiques, ainsi que les processions, les pèlerinages et les gestes quotidiens de la vie du chrétien. Simplement, le schisme religieux a accentué les tendances à la laïcisation globale de la société civile.
La laïcisation de la société
43Elle se caractérise par la suppression de toutes les congrégations, même enseignantes et charitables, le 18 août, au lendemain de la chute de la monarchie. Des milliers d’Ursulines, Carmélites, Visitandines et les Frères des Écoles chrétiennes doivent quitter leurs fonctions. Le symbole de la laïcisation est l’instituteur républicain, autrefois auxiliaire religieux, qui joue désormais le rôle de missionnaire et d’intermédiaire républicain, comme secrétaire de mairie et officier d’état civil.
44Car la disparition de tous les privilèges de l’ordre se traduit par la « révolution silencieuse » de l’état civil et du divorce. Désormais les actes essentiels de la vie (naissances, mariages, sépultures) seront civils, enregistrés à la maison commune. Les naissances peuvent être suivies de baptêmes républicains, alors qu’il fallait présenter le nouveau-né au curé immédiatement à la naissance. Le mariage est d’abord civil, symbole d’intégration à la communauté. Le divorce peut le rompre dans sept cas, dont le consentement mutuel. Il s’agirait là des mesures « les plus antichrétiennes » de la Révolution (Alphonse Aulard) car elles touchent aux bases mêmes de la croyance religieuse. Si de nombreux curés sont les premiers officiers, le conflit est fréquent avec l’instituteur. Rapidement le curé se voit interdire la tenue de registres religieux parallèle. La mort est tenue pour « un sommeil éternel ». La concurrence entre les deux états (civil et religieux) ouvre une crise durable des comportements familiaux. Les mêmes lois touchent les protestants et les juifs, devenus individuellement des citoyens à part entière dans l’intervalle.
45Bientôt le clergé républicain va devenir suspect, politiquement. Les ruptures s’accélèrent après l’exécution du roi et les difficultés militaires. La France devient moins « chrétienne » et de plus en plus anticléricale. Une seconde rupture se prépare à l’été 1793. Au moment où Marchais est libéré par ses villageois révoltés, Delanney est marié depuis septembre, ses trois enfants nommés Pétion (maire de Paris), Robespierre (une fille) et Égalité ! Le mariage est alors l’un des moyens d’intégrer la société civile pour un millier de prêtres, en partie marginalisés au sein du clergé ?
La « déchristianisation »
46On a créé beaucoup de termes en « dé »… dans les premières années de la Révolution (Ferdinand Brunot). La destruction des fondements de la religion chrétienne, qualifiée par les historiens « déchristianisation » s’accompagne de la mise en place d’un nouveau « culte » ( ?) civique et républicain. Trois questions se posent à partir de l’automne 1793 (brumaire an II) : peut-on parler d’une France « déprêtrisée » ?, d’une France « déchristianisée » ?, ou d’une France « résistante » ?
Chronologie
47La déprêtrisation (terme discutable, mais opératoire ?) éclate au début de novembre (brumaire an II) comme un coup de tonnerre et prend l’allure d’un « torrent ». Venues de communes proches de Paris (comme Mennecy) et des communes les plus « républicaines », des délégations ou des « mascarades » obtiennent un décret permettant de renoncer au culte le 6 novembre et le mettent en application. La déprêtrisation permet de connaître la chronologie (spontanéité ou refus), les résistances et les réactions des populations.
48La « déchristianisation » spontanée éclate en brumaire-frimaire, les principales mesures sont connues : le 6 novembre, toute commune peut renoncer au culte et au prêtre (comme l’ont fait certaines communes de la Nièvre et du Bassin parisien) et disposer des biens pour les besoins municipaux ; c’est l’afflux des délégations et des « mascarades » qui entraîne ce « torrent ». Des milliers d’églises sont alors fermées au culte tandis que les prêtres renoncent à leurs fonctions ou se retirent. Une vague d’anticléricalisme inouï secoue le pays malgré les interventions de Robespierre (le 21), de Danton (le 26), d’Hébert (le 11 décembre) et la condamnation du « fanatisme » antireligieux, l’appel à la liberté de culte. Le mouvement gagne pratiquement toutes les provinces, malgré des résistances évidentes dans l’Ouest, comme dans le Sud-Est et le Centre. En mars 1794, et pour près d’un an la religion catholique semble bannie du territoire, dans un monde sans églises, sans prêtres et sans saints. Il faut attendre la séparation de l’Église et de l’État en février 1795 (le 21, 4 jours après la liberté La Jaunaye, accordée aux Vendéens) pour sortir de cette impasse, pour un clergé totalement bouleversé et traumatisé. La législation tend d’ailleurs à interdire tout emploi public à ces anciens fonctionnaires, qui doivent envisager des reconversions douloureuses.
Les initiateurs et les cadres
49Les « déchristianisateurs » ne sont pas les députés dans leur ensemble, malgré certaines complaisances. Robespierre dénonce les « nouveaux fanatiques » le 21 novembre ; Danton interdit les « mascarades » – scènes tournant la religion en ridicule – le 26 novembre. Le 6 décembre, la Convention vote la liberté du culte. Mais la Convention a été « débordée » par le torrent d’adresses et de délégations « déchristianisatrices ». Il peut s’agir dans certaines régions des administrateurs, dans d’autres des sociétés populaires, voire des municipalités. Le mouvement s’inscrit aussi dans la pratique des sans-culottes et des sociétés populaires, plus par anticléricalisme que par « irréligion » ou athéisme. Les armées révolutionnaires ont joué un grand rôle, parallèlement à l’économie dirigée. Dans certains départements, des représentants en mission ont fait remplir des formulaires : Laplanche dans le Cher, Fouché dans la Nièvre, Lebon dans le Pas-de-Calais, Albitte dans l’Ain, Maignet dans les Bouches-du-Rhône. Le plus étonnant est la participation d’anciens prêtres (« rouges ») devenus déchristianisateurs. Mais la déchristianisation reflète souvent, dans sa chronologie et ses formes, l’état politique et militant du lieu. Toute une « régénération » se construit dans les fêtes, la pédagogie scolaire, la concurrence du décadi contre le dimanche. Pourtant la banlieue parisienne retarde sur les districts « républicains » et les campagnes (en général) sont dans l’ensemble moins concernées ou plus touchées par les résistances.
Le destin des prêtres : les abdications
50Sauf à Paris, une majorité de prêtres abdiquent, entre novembre 1793 et février 1795, soit de 20 000 à 22 000 (Nord, Seine-et-Marne – 70 % –, Allier – 84 % –, Indre-et-Loire, Tours, Provence) sur 29 000 recensés (!) sous des motivations différentes : cela représente près de 60 % des constitutionnels en exercice, déjà touchés par les départs et l’émigration (Vovelle). Près de 10 % du clergé abdique spontanément, avec enthousiasme, renonçant à un état devenu incompatible avec leurs engagements politiques. Delanney le fait dès le début : « Citoyens, mes désirs sont satisfaits, le fanatisme expire, la race sacerdotale s’éteint… Vive la sainte Montagne… » Il devient le « Marat » de Mennecy-Marat (nom de sa commune en l’an II). Comme quelque 2 500 « curés rouges » il ne reprendra pas (Bianchi).
51Près de 40 % renoncent dans un contexte où les sociétés populaires, la mobilisation politique, le discrédit des prêtres l’exigent. Certains se marient alors pour rompre avec l’état de prêtre (6 000). D’autres se mettent au service de la république comme instituteurs ou soldats, pour conserver un traitement, même si un prêtre ne peut plus, par décret, occuper un emploi public. Delanney doit ainsi donner sa démission du conseil municipal et rester « simple citoyen » ! Sa maison est sous scellés. Il doit quitter Mennecy ! Certains sont contraints par l’action d’un représentant en mission et réclameront les lettres, lorsqu’elles n’ont pas brûlé. 18 évêques ont remis leurs lettres. La carte des abdicataires montre des disparités entre régions et entre ville et campagnes… L’Ouest, le Sud-Est et l’Est sont des terres de refus (20 à 25 par district d’Ille-et-Vilaine). Le Bassin parisien, le Centre et le Sud-Est sont des zones d’abdications massives.
52Enfin 40 % des constitutionnels, plus de 15 000, n’ont pas renoncé. Une trentaine d’évêques sont restés fidèles comme Le Coz et Grégoire. Ils se sont cachés, parfois ont continué un culte clandestin. L’histoire de ces résistances commence à sortir de l’ombre. Grégoire refuse de céder. Il siège à la Convention en costume ecclésiastique et continue d’exprimer sa foi en public, sans être d’ailleurs inquiété. Il reste évêque de Blois. La déprêtrisation constitue une tragédie pour des prêtres qui avaient servi la Révolution et se retrouvent sans emploi et sans ressources.
53Les constitutionnels ont donc rejoint les réfractaires devant la persécution et l’anticléricalisme. Bien que fervents républicains ils sont compris dans l’anticléricalisme à l’égal des Vendéens et des monarchistes. Les destins extrêmes ont trouvé un dénouement comparable. Emportés par un torrent politique correspondant à la poussée sans-culotte et terroriste, les prêtres n’ont guère été compris dans la prise en compte de ces événements, qui tendent à une déchristianisation bien plus large, s’attaquant aux signes, symboles et objets du christianisme, comme aux rites, pratiques et noms (les cloches, le dimanche, les saints, les croix). Les cloches avaient été fondues (sauf une) pour les besoins de l’artillerie. L’argenterie et le métal précieux avaient servi pour la monnaie. Des scènes de « vandalisme révolutionnaire » (décapiter les saints, gratter des inscriptions) rappellent l’iconoclasme du temps des guerres de Religion. Étrange époque que cette parenthèse de notre histoire, où le calendrier est républicain, où les prénoms peuvent être révolutionnaires, les églises laïcisées, les signes extérieurs de la foi proscrits !
54Il ne faut pas oublier que la déprêtrisation a son complément dans des politiques hostiles aux pasteurs protestants et aux religieux juifs, invités à devenir de simples citoyens dans l’État français.
L’interruption du culte ?
55En l’an II, la plupart des églises sont fermées au culte, sur presque tout le territoire. Elles sont devenues temples de la Raison, arborant comme devise sur le fronton : « Le peuple reconnaît l’Être suprême et l’immortalité de l’âme. » Le culte est devenu clandestin, en apparence. Les sacrements ne peuvent être accordés par des intermédiaires réduits au silence. Les baptêmes et les communions prennent des retards considérables. Il semble difficile d’évaluer les ruptures et l’accueil aux cultes républicains. Par rapport à 1789, les religieux ont disparu (même les associations scolaires, hospitalières et charitables) ; les prêtres n’exercent plus et moins de 15 000 peuvent encore le faire pour plus de 40 000 paroisses. Les associations religieuses, fabriques et confréries doivent souvent cesser leurs activités.
Les résistances
56Les ruptures correspondent aux engagements politiques, à l’exclusion de quelques régions où l’on tente de préserver République et religion. Des Vendées s’allument en Lozère, en Auvergne, dans le Cantal. La reconstruction sera difficile. La situation de l’Alsace est contrastée entre le Haut-Rhin, où les abdications sont forcées et les prêtres reprendront et le Bas-Rhin, où le clergé abdique massivement et ne sera pas réconcilié. Yves-Michel Marchais représente la résistance, sur place, pendant la guerre. Il développe une réflexion sur la Révolution, lie le culte de la monarchie et celui des reliques (Jésus et Marie), prend en compte des formes de dévotions populaires (pèlerinages et pratiques) pour conserver à l’Église le peuple chrétien. Des formes de guerres civiles voient le clergé être victime des excès des deux camps (on le verra avec les « tombes de mémoire » en Bretagne), même si le clergé est moins victime de la Terreur pour cause d’émigration antérieure.
57Les résistances viennent des laïcs, sous la forme de baptêmes clandestins, de pétitions, de fêtes illégales et chrétiennes, de dévotions auprès des sources et fontaines miraculeuses, de culte aux martyrs. Dans le Lyonnais et le Toulousain, des sociétés secrètes œuvrent dans leurs terres « de mission » pour préserver la foi. Dans les « messes blanches », les laïcs suppléent au culte clérical, pour préserver ce qui peut l’être, sur les conseils des prêtres en fuite. De très nombreuses reliques et objets du culte seront ainsi préservés (colloque de Chantilly). Des registres clandestins de catholicité circulent sous le manteau. L’État républicain a donc été plus loin qu’aucun pays dans la lutte contre les religions, provoquant des ruptures définitives et des résistances implacables. De nombreux historiens parlent « d’erreur » ou de « faute » pour qualifier cette politique ?
Une renaissance contrariée
58À partir du printemps 1795 se succèdent deux tendances, dans une politique générale chaotique : le maintien d’une législation anticléricale et répressive ne peut empêcher le retour des prêtres et l’échec progressif de la régénération républicaine tentée en l’an II.
La séparation de l’Église et de l’État
59À partir de thermidor an II, trois lois permettent d’envisager un retour à la normale :
- Dès le 18 septembre 1794 (2e sans-culottide de l’an II) ; la Convention « ne paie ni ne salarie aucun culte », pour hâter les abdications. La séparation prépare la liberté des cultes, que recherchait Robespierre, le 21 novembre 1793. L’État annule la Constitution civile et sa dette envers le clergé. Grégoire en espère la renaissance religieuse.
- Par une loi du 3 ventôse an III (21 février 1795), la République coupe les liens entre l’État et l’Église dans les régions de guerre civile, tirant les leçons de l’impasse. D’une part, est exigé un nouveau serment de simple « obéissance aux lois » (« je reconnais que l’universalité des citoyens français est le souverain et je promets soumission et obéissance aux lois de la République ») ; d’autre part le culte peut reprendre sous certaines conditions. Les locaux, puis bientôt certaines églises, sont rouverts au culte. Marchais juge cette loi inacceptable car elle ne parle pas du roi, ni de « culte public et solennel, point de cloches, ni de procession, et non pas même d’habits ecclésiastiques, ni de bénéfices ».
- Le 30 mai 1795, après la répression du mouvement sans-culotte, tous les cultes peuvent se succéder dans la même église, régime du simultaneum qui avait été adopté en mai 1791. La « simple soumission aux lois de la République » permet le retour des réfractaires. La poussée royaliste (Quiberon, puis vendémiaire) rendra éphémère cette liberté. Mais l’essentiel est acquis. En l’an III, la reprise du culte est un indice de la spontanéité ou du caractère superficiel de la déprêtrisation. La carte montre des reprises précoces dans des campagnes de l’Ouest, du Centre-Est et du Sud-Ouest, tandis que les reprises tardent dans les zones de déchristianisation précoce. Yves-Michel Marchais reprend ainsi un culte public, tandis que Grégoire tente de reconstituer l’Église constitutionnelle : « Dieu seul sera votre appui ». Six évêques lancent en mars 1795 une organisation : trente évêques se rallient alors et participent au premier concile… Les Annales catholiques s’opposent alors aux Annales de la religion.
60Les fidèles qui le désirent peuvent à nouveau prier dans des locaux privés, ou réclamer la réouverture de leurs églises. Celles ci sont devenues temples de la raison, local de société, voire édifice économique. La reprise se fait difficilement. On voit parfois se succéder dans le même local une cérémonie catholique et une cérémonie décadaire ; les deux cultes restent en concurrence pendant toute la période. Le Directoire encourage les fêtes civiques et combat le retour du dimanche et des saints.
61Certains prêtres peuvent aussi ouvrir des écoles « particulières » pour reprendre le catéchisme et l’enseignement religieux face aux écoles publiques et aux instituteurs républicains ; la « guerre des écoles » (dans certaines régions) est l’un des aspects du combat politique et spirituel de l’époque.
La législation à l’égard des prêtres
62Elle suit donc le cours des tendances politiques et reste symbolisée par les serments. Jusque septembre 1797 et le coup d’État républicain de fructidor an V, « la simple soumission aux lois de la république » a permis à des milliers de prêtres soit de rentrer d’exil, soit de reprendre pour les anciens constitutionnels, qui doivent baptiser et prononcer les communions pour des populations nombreuses et âgées. Yves-Michel Marchais continue sa carrière, à visage découvert, dans une paroisse décimée par la guerre et les colonnes infernales. À Mennecy, le 13 septembre 1796, l’ancien curé du château de Villeroy (exécuté sous la Terreur) reprend l’exercice du culte, malgré la mauvaise volonté de l’officier municipal.
63À partir de septembre 1797, toutes les lois répressives sont renouvelées. Un nouveau serment est exigé, de « haine à la monarchie, fidélité à la République et à la Constitution de l’an III ». De nombreux prêtres sont alors inquiétés, interrogés, déportés, les presbytères ne sont pas rendus. 13 000 prêtres suspects doivent se cacher ou reprendre la route de l’exil. La surveillance des autorités et les persécutions reprennent. Non seulement les signes extérieurs du culte sont à nouveau interdits, mais le régime fait pression sur les administrations (instituteurs, juges de paix, commissaires) pour assurer le succès des cultes décadaires et théophilanthropiques. Les situations deviennent de plus en plus complexes si certaines divisions des deux clergés s’estompent. Le traumatisme ne sera effaçable qu’après le Concordat de 1801. La « terreur bureaucratique » a maintenu une certaine marginalisation de la religion.
64À la fin de la Convention, plus de la moitié des départements n’ont pas repris une activité religieuse structurée. La réorganisation se fait dans une atmosphère tendue par le retour de certains réfractaires. Ils entrent à nouveau en concurrence avec les constitutionnels qui ont repris.
Le bilan de la politique religieuse
65La politique religieuse a entraîné un traumatisme profond dans les consciences et les mentalités. Les historiens s’interrogent sur son ampleur, ses effets, ses héritages. Les liens avec la politique ont probablement brouillé les pistes. Elle a anticipé sur l’État religieux réel des populations. Elle a entraîné des ruptures profondes et creusé des fossés de haines entre prêtres, comme entre les populations et l’État. Les guerres civiles et les « Vendées » doivent beaucoup à cette politique, graduelle.
66Toutefois le catholicisme a résisté à la destruction de l’Église ; le schisme entraîne la réorganisation des deux églises, constitutionnelle et réfractaire. En 1797 le concile constitutionnel de Grégoire est censé représenter une trentaine d’évêques et 5 000 prêtres. Le clergé est élu par les fidèles, les prêtres mariés sont exclus et le divorce condamné, tandis qu’un rapprochement est tenté avec le Souverain Pontife. Mais les obstacles sont nombreux. Des milliers de communes sont sans église et sans prêtres. L’État favorise les cultes philanthropiques et décadaires. Les « réconciliations » des curés sont sévères, selon les choix précédents. Grégoire, député, fonde les Annales de la religion et prépare la renaissance.
Réfractaires et résistants
67La France est devenue une terre de reconquête par les missions et la reprise du culte, extrêmement délicate par la surveillance et la répression. Des noyaux de résistance se structurent (petite Église). Marchais meurt en avril ou mai 1798, plus ou moins clandestin « obéir humblement et par raison aux lois extérieures du gouvernement qui nous commande, dès qu’elles n’auront rien de contraire à la religion et à l’essence du culte ». Il exalte les martyres de 1793 et condamne les « mauvais prêtres » et les profanateurs du temple. La lutte entre les deux clergés reste aussi vive. D’autres prêtres acceptent le serment, comme Mgr Emery en l’an VI, pour des raisons diplomatiques. Le refus du décadi accompagne cette renaissance, avec la célébration du calendrier grégorien et la multiplication des « écoles particulières » et la reprise du catéchisme. Les Annales catholiques exigent que les constitutionnels reconnaissent leurs torts pour espérer être réconciliés.
68La fin du Directoire voit donc trois cultes cohabiter : le culte décadaire républicain, le culte constitutionnel et le culte réfractaire, en plein renouveau du royalisme. Une Église dévastée et méfiante sort de la décennie révolutionnaire.
L’épilogue : le Concordat
69Le Consul réussit à négocier avec les clergés et le pape (Pie VII et les cardinaux Consalvi et Caprara) un Concordat signé en juillet 1801 et ratifié en avril 1802. Il s’inscrit dans la ligne de pacification générale tentée par le Consul et tente un compromis entre l’héritage de la Révolution et la Restauration de la Religion. L’apaisement se fait par la réouverture des églises et l’adoption d’un simple serment (le 5epour certains !) à la Constitution nouvelle, accepté par le pape en mars 1800. Tous les évêques doivent démissionner !
70Le contenu du Concordat semble privilégier l’héritage révolutionnaire. En effet, le découpage de 1790 est maintenu. L’Église doit renoncer définitivement à ses biens (article 13) contre un traitement convenable (article 14) comme lors de la Constitution civile. L’État (le Consul) nomme les membres du clergé investis par le pape (article 16). Les prêtres redeviennent des fonctionnaires (en soutane « à la française »), nommés par les évêques. Ils prient pour le Consul, qui reçoit leur serment. Le catholicisme est la religion de « la majorité des Français », avec le retour du dimanche, même si le calendrier républicain résiste jusqu’en 1806 (an XIII) ! Les églises rouvriront et le culte recommence, mais les cicatrices demeurent. Les prêtres réfractaires exerceront à nouveau. Les prêtres mariés et les régicides ne seront pas réconciliés. Grégoire sera exclu de la nouvelle Église (pour « régicide » ?) et ne sera pas « réconcilié ». Les anciens adversaires vivent dans la même Église mais la balance penche vers les réfractaires. Les séminaires sont rouverts. Les fabriques et les confréries reprennent, après une période plus ou moins longue de vacance. Napoléon profitera de la paix religieuse en restaurant l’autorité de l’Église et en acceptant le Génie du christianisme. Mais il ne parviendra pas à asseoir le contrôle de l’État sur cette Église, qui penche dans sa majorité du côté du pape. Ce régime concordataire résistera jusqu’en 1905.
Des fractures durables
71Le bilan des dix années révolutionnaires est délicat. La Révolution a posé de façon nouvelle les relations entre la politique et la religion ? Elle a entraîné des fractures profondes, et créé le mythe d’une République farouchement anticléricale et laïque. Elle a rejeté la plupart des catholiques dans le camp de la contre-révolution, malgré les tentatives de « christianisme bleu », de conciliation des intérêts de la religion et de la République. Elle a tenté de séparer le culte privé (toléré qu’il soit catholique, protestant ou juif) du culte civique et révolutionnaire, nécessaire au respect des lois et des valeurs du nouveau régime, selon les idéaux antique et rousseauiste. Elle a tenté une laïcisation sans précédent (même sous le despotisme éclairé) de la société et des mentalités. Elle a probablement échoué à court terme face aux résistances des fidèles qui maintiennent l’essentiel, dans la clandestinité de l’an II à l’an VII (les sacrements, la communion, le respect du dimanche face au décadi). Cette politique est certainement à l’origine de nombreux soulèvements en France et dans les pays occupés, même si le Directoire a évité souvent de brutaliser les consciences « étrangères ». Mais à long terme, les ruptures religieuses ont eu des séquelles décisives sur les comportements des individus et des familles, en accélérant les processus de déchristianisation silencieuse qui se traduisent sur les cartes de la pratique religieuse du xixe au xxie siècle (Normandie, Champagne, Île-de-France, Limousin). Dans le même temps elle ancrait des régions entières dans un front du refus républicain (Vendée, Bretagne, Sud-Ouest…). Cette guerre de religion (qui rappelle certains traits de la renaissance) a profondément bouleversé le paysage religieux et culturel, créant un modèle français de laïcisation, de séparation de l’Église et de l’État qui pèse encore aujourd’hui sur les débats contemporains et européens, posant la question de l’exception religieuse française de la Révolution à nos jours…
72En conclusion, le clergé a vécu sous la Révolution un véritable traumatisme dont les séquelles ne sont pas effacées de nos jours. La fracture demeure vive, dans les pratiques, les mentalités. Les prêtres ont vécu des heures sombres et connu des engagements contrastés. Leurs destins les suivront. Marchais, décédé en 1798, est l’objet d’un culte vendéen, comme les martyrs de la guerre. Delanney mort à Caen à 78 ans en 1830, sans aucun contact avec la religion, est le héros d’un livre, mais ne possédera pas de rue à Mennecy. Grégoire, en 1831, refuse de dénoncer son serment constitutionnel et déclenche à sa mort un hommage républicain. Admis au Panthéon, il est devenu l’une des grandes figures intellectuelles de la Révolution, défenseur des droits de l’homme et du patrimoine. Tous, malgré leurs conflits et leurs actes, mériteraient le respect des historiens, quelles que soit leurs convictions, si la « Révolution était terminée » !
Aux Arts, citoyens !
73L’étude des relations entre les Arts, les Sciences et la Révolution (et les révolutions ?) française est restée longtemps en retard par rapport aux autres chantiers de recherche : politiques, sociaux, militaires. Cette situation, qui ne relève pourtant d’aucune fatalité, s’explique par la convergence de facteurs de nature très diversifiée. D’une part, on ne peut nier un relatif fossé entre l’histoire de la Révolution et l’histoire de l’art, dans une production éditoriale française moins favorisée que des pays proches, comme l’Allemagne, l’Italie, l’Angleterre, voire les États-Unis. Un fort préjugé, ensuite, oppose les historiens respectifs quant aux rythmes, forcément décalés, des révolutions politiques et artistiques. C’est ainsi que la révolution architecturale (« les architectes de la liberté ») et picturale aurait précédé la Révolution française. L’intensité des polémiques post-révolutionnaires a, d’autre part, entraîné un courant de jugements extrêmement sévères en termes de bilans pour la décennie révolutionnaire, particulièrement pour la littérature, les arts de la scène, les beaux-arts. Enfin, la « légende noire » de l’après thermidor a véhiculé l’idée d’une période qui ne serait qu’une « parenthèse » entre les deux époques d’apogée artistique que sont les Lumières et le romantisme. Entre Voltaire et Hugo, entre Fragonard et Delacroix, le temps des révolutions correspondrait, au mieux à une « parenthèse », un « déplorable intervalle » (Quatremère), au pire à un « désert », un espace vide de créations marquantes. L’écho de ces rumeurs n’est pas dissipé de nos jours, quand on évoque une Révolution qui n’aurait pas eu besoin d’artistes (et de savants), et dont le « vandalisme » (Grégoire, août 1794) aurait conduit à une régression du génie français, par la destruction des chefs-d’œuvre et monuments des arts. Les travaux les plus récents, à l’étranger (Canada, Allemagne) comme en France s’inscrivent en faux contre ces perspectives. Il n’est pas question ici d’une quelconque réhabilitation esthétique. Mais il importe de recentrer le propos sur les politiques culturelles et artistiques des assemblées révolutionnaires, et sur les évolutions de l’art et des artistes en Révolution. Les exemples pris en littérature, théâtre, peinture n’épuisent pas un sujet que la musique, la gravure, la sculpture permettraient d’approcher de façon plus globale. Il est nécessaire, préalablement d’abolir ma coupure entre Ancien Régime et Révolution. La plupart des artistes, architectes, peintres et dramaturges de la décennie ont été formés dans les milieux académiques de l’Ancien Régime. Sans nier l’acquis décisif d’une telle formation, la plupart d’entre eux ont mis leur talent au service de la cause révolutionnaire, modifiant un moment leur façon de penser et de créer. De même, il serait aussi illusoire de parler de la naissance du « musée » sous la Révolution, que de nier la politique patrimoniale des conventionnels, entre autres. Le Musée s’inscrit dans les pratiques européennes bien avant la Révolution. Celle ci lui donne un emploi et une diffusion adaptés à de nouvelles normes, liées à une réflexion sur les relations entre une société et ses artistes. Nous nous attacherons donc à expliquer « la révolution » juridique et politique que la décennie introduit dans le milieu des arts ; puis à donner des éléments pour la genèse et le développement d’arts prenant en compte l’actualité de l’histoire, en rupture avec l’académisme. Enfin, nous étudierons trois itinéraires d’artistes et d’hommes de science, pour corriger par des études de cas ce qu’une telle présentation (un survol) pourrait avoir d’abstrait ou de trop conceptuel.
La libération des arts ?
74Les arts majeurs sous l’Ancien Régime, comme l’architecture, la peinture et le théâtre peuvent être définis par trois notions : le prestige, dans la mesure où une partie de l’Europe s’inspire des « modèles » français : l’académisme, un système officiel lié à l’absolutisme, qui contrôle et modélise la hiérarchie des artistes ; et l’élitisme. Les manifestations précédant la Révolution, comme le Mariage de Figaro, ou le salon de peinture de 1787 montrent des évolutions considérables, annonciatrices de transformation des goûts du public.
75Le théâtre vit toujours dans les cadres hérités du siècle de Louis XIV (1631). Toute pièce créée appartient à une troupe officielle, comme la Comédie-Française à Paris, sans que l’auteur ait la liberté de la diffuser, pas plus que les compagnies parallèles. C’est le règne du privilège. Toute pièce est lue, amendée ou interdite par une triple censure, aux mailles parfois lâches, royale, parlementaire et ecclésiastique.
76La hiérarchie théâtrale est double. En matière de genres, la tragédie antique domine, tel le Brutus de Voltaire, joué en habits contemporains. De nouveaux genres s’imposent, comme la comédie larmoyante (Diderot, 1752, Le Fils naturel) ou l’opéra champêtre (Rousseau, 1752, Le Devin du village). Même si le philosophe est bien au-dessus de l’homme de théâtre, ce dernier jouit d’une popularité et d’un poids croissant, à l’égal de Beaumarchais qui crée l’événement avec le Mariage, ou de Sébastien Mercier qui publie Du théâtre en 1773, puis la brouette du vinaigrier en 1775. Mais les acteurs sont condamnés par l’Église et leur statut social « indigne ». Dans le même temps, un public populaire assiste au théâtre de foire, à la pantomime (dell’arte, comme Scaramouche) et au théâtre ambulant de rue. La faveur du public rend le genre théâtral de plus en plus goûté et influent dans les années 1780.
77La peinture serait encore plus hiérarchique dans une période d’âge d’or des artistes français. Le siècle des Lumières est placé sous l’invention de la Liberté (Starobinski) et de maîtres comme Boucher, Greuze, Chardin, Fragonard, Watteau, Hubert Robert et Jacques-Louis David. Tous ont été académiciens. Depuis la création de l’Académie des beaux-arts (1660), cette institution fixe les règles et les normes du succès. Seuls, les académiciens (uniquement des hommes à une exception près) ont le droit d’enseigner officiellement dans leur atelier, d’exposer aux Salons tous les deux ans, dans la Cour carrée du Louvre, depuis 1747. Cette manifestation recueille un public de plus en plus nombreux dans les années 1780 (65 000 visiteurs et 20 000 catalogues pour 1787). Le statut de l’artiste est supérieur à celui de l’acteur et inférieur à celui de l’homme de lettres. La profession, marquée par le corporatisme, est conçue en étapes ; le prix de Rome et le voyage d’étude en Italie ; l’exposition selon des genres classés : la grande histoire (de plus en plus antique) en tête ; puis la peinture de genre (fête) ; le portrait ; les paysages et les natures mortes enfin, sans compter les genres du train de vie aristocratique. Des évolutions vers le sublime, le nu héroïque, « le souper grec » (madame Vigée-Lebrun) se glissent dans cet art conventionnel mais de plus en plus en plus sensible à la liberté de l’artiste, au point de remettre en cause certains canons de l’académisme.
78Traversés par des formes de contestation interne, le théâtre et la peinture sont moins « révolutionnés » avant 1789 que l’architecture. Cette dernière s’inspire des changements de sensibilité aux décors de la ville et à sa fonctionnalité. Elle est marquée par le croisement du retour à l’antique et d’un souci d’utilité et de bien public, de l’utopie et de l’hommage aux grands esprits de l’humanité. La géométrie des formes, la puissance des monuments s’expriment autant dans les œuvres de Ledoux, de Boullée et de Lequeu. Si la cité idéale d’Arc-en-Senans (débutée en 1775) reste inachevée, elle tend à concilier dans un espace maîtrisé les impératifs du travail, du logement, de la morale et de la religion. Boullée multiplie les musées, les bibliothèques et les espaces publics où pourra s’exprimer l’opinion publique, comme le théâtre de Besançon de Ledoux, en 1783. La Révolution n’apporte pas de rupture dans la fièvre créatrice de ces architectes.
Les bastilles artistiques
79Dès 1789 sont posées les questions des rapports de l’art et de la société, à travers le statut des œuvres et des artistes. La fin des privilèges semble annoncer un régime nouveau pour les créateurs, qui mettra moins de temps pour le théâtre que pour la peinture. Deux batailles sont en effet livrées en 1789, au temps de la prise de la Bastille par le peuple. La première est celle de Charles IX, une pièce patriotique proposée par un jeune auteur de 24 ans, Marie-Joseph Chénier au Théâtre français, le 19 juillet. Le sujet, la Saint-Barthélemy est une remise en cause du despotisme et un éloge de la tolérance, dans une allusion à peine déguisée à l’actualité la plus brûlante : « Les tombeaux des vivants, ces bastilles affreuses, s’écrouleront alors sous des mains généreuses. » Un face-à-face de plusieurs mois oppose les forces conservatrices (les censeurs, les évêques, la Sorbonne, la cour et certains comédiens) aux « patriotes » de la politique et de la presse (Danton, Desmoulins) et aux acteurs engagés comme Talma (23 ans). La pièce est finalement jouée et reçue comme une « école des mœurs » en novembre 1789, puis à la fête de la Fédération de juillet 1790. Chénier vient de faire une entrée remarquée en politique et en théâtre. Si la liberté d’expression date du 26 août et de la Déclaration de 1789, le théâtre est « libéré » le 13 janvier 1791, sous le rapport de Mirabeau et Le Chapelier. Tout citoyen peut désormais fonder un théâtre et y jouer ses pièces. Les ouvrages dont la création remonte à plus de 5 ans peuvent être joués dans toutes les salles. Les ouvrages des auteurs vivants sont leur propriété. Il faut désormais passer par leur autorisation. La censure est abolie. Ainsi, les salles se multiplient, passant en 2 ans à une quarantaine à Paris, et de 1 à 2 dans des grandes villes comme Rouen. La bataille de Charles IX, qui préfigure par les passions de la première celle d’Hernani offre de larges possibilités de promotion sociale à l’auteur et aux acteurs.
80Dans le même temps, Jacques Louis David, un peintre déjà reconnu de 51 ans, mène la bataille de Brutus. Certes, il est académicien et dirige un atelier. Mais il rentre en lutte contre les verrous académiques. Son Brutus (Les licteurs apportant à Brutus les corps de ses fils) célèbre l’Antiquité héroïque et le sacrifice républicain du héros romain le plus connu de l’époque, dans les milieux lettrés. Le Salon est à peine plus ouvert que les précédents : 84 artistes, tous confirmés, 423 œuvres de peinture et de sculpture, 55 000 visiteurs et 18 000 catalogues (Michel, De Sandt). À la suite du succès de son œuvre, David et Restout créent une Commune des Arts (de 300 peintres, sculpteurs et architectes) pour demander la libération des carrières, la levée des monopoles et de l’académisme. Le décret n’est pris que le 31 août, dans un climat pourri par la fuite récente du roi. Le contenu est avantageux pour les artistes qui peuvent tous exposer au prochain salon, dans la galerie du Louvre. L’ouverture est retardée en septembre. Le salon de 1791 va cependant passer de 53 à 172 peintres et à près de 600 œuvres exposées.
81Il est qualifié de premier « salon libre ». L’abolition de la bastille symbolique des peintres est le droit d’exposer au Salon, où les académiciens ne sont plus qu’une minorité. Ainsi les batailles ont modifié le statut des auteurs, et parfois des acteurs. La libération définitive des arts passe donc par les décrets décisifs de la Déclaration des droits et par la conduite des « nouveaux artistes ». À partir de là, les destins des peintres et des sculpteurs, des comédiens sont liés plus ou moins directement à la marche de la Révolution, comme cadre juridique et idéologique de leur profession, voire comme source d’inspiration nouvelle quant aux thèmes sinon à l’esthétique.
La politique des arts
82La régénération révolutionnaire puis républicaine place les arts au premier plan dans la formation du « peuple nouveau » que les représentants veulent constituer, au même titre que les lois. Dans la propagande civique, la place des arts évolue entre le moment constitutionnel de l’automne 1791 et le projet montagnard de l’an II. Les spectacles viennent après les nouvelles, les almanachs, les chansons et les danses dans un projet de la Société jacobine des amis de la Constitution. Au moment du projet constitutionnel de l’an I (juin 1793), les objectifs d’une véritable politique artistique sont définis par le Comité d’instruction publique. La peinture et le théâtre se voient assigner des tâches « civiques », dans le cadre d’une démocratisation des institutions artistiques et d’une politique d’encouragement aux arts et aux artistes, devenus aux yeux des législateurs des médiateurs précieux de la Révolution en marche. D’où la tension permanente entre la volonté de libérer l’expression – « l’égalité légale doit permettre à tout artiste d’exposer son ouvrage » (Barère) – et celle d’utiliser les talents et le génie pour éduquer les citoyens en les mettant au service de la patrie.
83La démocratisation passe par la « table rase » du système académique, qui doit permettre l’ouverture des professions artistiques. Pour les beaux-arts, elle s’accomplit en étapes. Dès l’automne 1789, la formation de la Commune des arts est un premier manifeste contre l’académisme. Le Salon de 1791 voit disparaître la hiérarchie de la présentation des tableaux et des sculptures, le titre primant sur le nom de l’artiste. La multiplication des œuvres exposées est considérable : 200 portraits peints ou sculptés contre une cinquantaine en 1789 (Michel). L’Académie royale est ainsi condamnée par la liberté et la fin du contrôle royal. La Convention remplace le système ancien par la Commune générale des arts, chargée d’organiser le Salon de 1793. Celui-ci devient le miroir des relations entre la politique et le milieu artistique. Les Académies sont supprimées par un décret du 8 août, qui précède de quelques jours la fête de la Régénération et de l’inauguration du musée du Louvre.
84Ouvert le 10 août, comme le musée, fermé le 10 septembre, le Salon de 1793 comprend 836 œuvres numérotées, dont 687 tableaux et 196 sculptures. Les académiciens ont pratiquement disparu dans un renouvellement considérable des artistes : Berthaud, Demachy prennent la place de David ou Vincent. L’État accorde des subventions, des prix et des encouragements pour les « sujets nationaux » (Le Peletier), capables d’exciter les vertus par les arts. « Les actions éclatantes du peuple français », comme le 10 août, sont reproduites par les graveurs, les faïenciers et diffusés à des milliers d’exemplaires pour le public. En octobre 1793, la Société populaire et républicaine des arts compte 333 peintres, 114 architectes, 99 graveurs et 97 sculpteurs. Certes, il est nécessaire d’y appartenir pour bénéficier des commandes et des facilités d’exposition, mais la plupart des artistes mènent de front leur carrière et leur engagement républicain. Les prix pour le « soutien des arts de la peinture, sculpture et gravure » sont décernés par un jury conciliant la liberté de l’artiste et l’adoption par ce dernier d’un « sujet historique ». La politique d’encouragement se renforce en nivôse an II (janvier 1794) par une série de concours que le président de la Convention (David) vient annoncer à la Société. Le 9 thermidor n’interrompt pas l’afflux des œuvres, dont 200 projets d’architectes et 500 tableaux ou dessins. Finalement, toutes les œuvres sont exposées au Louvre, et 108 prix sont décernés à l’été 1795 pour 442 000 livres. Les salons de 1791, 93 et de l’an III sont ainsi marqués par la démocratisation et l’éclectisme. L’invitation à la propagande n’entraîne aucune autre censure, qu’une invitation à « exciter les arts par les vertus et les vertus par les arts ».
85La politique théâtrale est plus complexe, par la charge politique qu’induit la relation du public et du contenu des pièces. Une politique d’encouragement aux auteurs et aux compagnies est lancée à l’été 1793, parallèlement au salon de la « Régénération ». Un décret du 2 août est le révélateur des fonctions que le Comité d’instruction publique entend proposer à un art conçu comme le « second degré de l’instruction publique » (Bouquier). Comme pour les écoles, le Comité propose un maillage du territoire en matière de salles de spectacles, à raison d’une salle pour 4 000 habitants, où les « élèves des écoles publiques pourront s’y exercer ». À titre expérimental sont envisagés des théâtres égalitaires, où les loges seraient supprimées pour une égalité des spectateurs. L’ancien théâtre de la nation est le seul exemple de Théâtre de l’Égalité révélant cette architecture utopique (le 27 juin 1794). Le théâtre « pour et par le peuple » sera subventionné à hauteur de 100 000 livres pour 20 salles qui doivent donner trois tragédies républicaines par semaine (une à Rouen tous les cinq jours avec la décade). Des places gratuites sont accordées aux enfants, aux indigents et aux patriotes, sur présentation de carte de civisme ou de société populaire. L’impulsion politique se précise : « Tout théâtre sur lequel seraient représentées des pièces tendant à dépraver l’esprit public… sera fermé. » Douze commissions de « censure » travaillent sur 150 pièces proposées par les auteurs en l’an II et en interdisent 33, considérées comme dangereuses ou marquées par les mœurs de l’Ancien Régime, 25 pièces sont « épurées » des tournures et des titres anciens et 92 sont acceptées telles quelles. Les troupes monarchistes et les acteurs « noirs » sont inquiétés ou interdits. Mais l’ensemble des études sur la période montre que le répertoire ancien l’emporte sur les « créations révolutionnaires » (200 pièces patriotiques sur 500 créations en l’an II) et que l’éclectisme l’emporte au théâtre, même au plus fort de la Terreur, comme pour la peinture.
86La politique de démocratisation se traduit également par la volonté d’ouvrir l’art au plus grand nombre, par une diffusion des œuvres ou l’accueil au grand public. C’est l’objectif dans les salles de théâtre qui peuvent accueillir plus de 2 000 personnes (à Rouen), comme pour les conservatoires et les musées. Certes, les musées sont une création européenne bien antérieure aux premières tentatives des années 1780. La Révolution s’insère dans une politique du musée bien antérieure, expérimentée en Italie, en Allemagne et en Angleterre. Mais la politique de conservation des œuvres d’art et de présentation au public est d’une ampleur considérable, à partir de l’inauguration du Louvre et pendant le Directoire.
87La naissance du Musée (1761 : « tout bâtiment qui sert à conserver la mémoire du temps », d’Aviler) fonderait une analyse passionnante des relations entre l’État, le patrimoine et la conservation des chefs-d’œuvre des arts et des sciences. Les monarchies européennes ont soutenu les initiatives, en Italie, en Angleterre, en Allemagne (Pommier), avant que Louis XVI ne favorise les premières collections systématiques, des inscriptions et belles lettres, des antiquités françaises. Le Musée existe donc dans ses fonctions, son espace, sa philosophie avant que la Convention ne décrète sa nécessité, dans chaque secteur du génie français et dans chaque département. Il s’oppose au « monument » bâti à la gloire d’un souverain, à l’exception du Panthéon, conservatoire de l’héroïsme révolutionnaire. La France ne doit pas seulement conserver les marques de sa « révolution » dans des « monuments nationaux » (Chénier, 7 brumaire an II), mais également ceux des temps anciens, pour marquer les fondements des progrès « de l’esprit humain » (Boissy d’Anglas, Idées sur les arts, pluviôse an II) afin de servir « d’exemple aux nations » (Sieyès). L’accumulation des tableaux et des statues par Lenoir, avant leur exposition au public du Louvre, relève de cette ambition de créer un « monument aussi grand que ceux des Grecs, et qui fut bâti par des Français ». Il s’agit alors de concentrer les trésors privés et confidentiels dans des lieux destinés au (grand ?) public, dans le but – ou au risque – de les démocratiser (Poulot). Ces lieux peuvent être « nationaux » (les grands conservatoires parisiens, du Louvre, de Musique, le Muséum, des Arts et Métiers…), ou décentralisés, selon les vœux de Cambry (dans l’Oise) et de Lenoir, qui tente de créer une Inspection des monuments historiques (lettre à Chaptal du 19 août 1801). Entre vandalisme et défense du patrimoine, la politique du Musée révèle les ambitions, les utopies et les contradictions de la politique culturelle des assemblées révolutionnaires.
88Cette politique en faveur des arts, dans une logique de « propagande » ou d’« éducation civique », tend à modifier profondément le rapport des artistes à la politique et à la société. Plus généralement, il est possible de saisir les grandes tendances de la création artistique dans les temps de révolution, pour comprendre les décalages et les influences mutuelles. Nous aborderons ainsi les relations entre l’actualité et l’événement révolutionnaires d’une part, les positionnements et les créations des artistes de l’autre, sans nous engager sur le terrain esthétique qui relève d’autres compétences.
Les architectes de la liberté
89Les grands architectes utopistes de la fin de l’Ancien Régime mettent leur carrière et leur inspiration au service de la Révolution. Ledoux, monarchiste sincère, n’a pas dessiné de projet pour l’Assemblée nationale. Pourtant les projets dessinés en prison (Maison d’Union, Temple de la Paix) semblent inspirés par la marche des événements, par l’architecte-philosophe, l’un des plus « révolutionnaires de son temps » (Vovelle, 1986), qui entend produire pour « la classe laborieuse qui n’a pas le temps de lire ». Ledoux participe au jury de l’an II et prépare ses élèves à une architecture « engagée » (Théâtre de la Société olympique, par Damesme, 1790). Wailly s’intègre mieux à une époque où il réalise la place de l’Odéon, réfléchit à l’aménagement du Louvre et de la place de la Révolution (Concorde) ou à un Palais national. On le retrouve conservateur du Muséum des arts, missionnaire aux Pays-Bas en 1795, rapporteur au Comité d’instruction publique. Lequeu (1757-1825) fait un parcours dans les ministères et les administrations. Boullée est probablement le meilleur représentant avec Quatremère de Quincy de l’intégration à la Révolution, même jacobine, des représentants d’un art qui a fait sa révolution stylistique avant 1789, mais qui continue à explorer les potentialités offertes par la séquence républicaine. Boullée siège au grand jury des arts des concours de l’an II, après son adhésion à la Société républicaine. La politique d’encouragement et la fréquentation de la Société républicaine des arts ont joué dans cette double tendance de continuité et d’approfondissement. Tous multiplient les projets de Maisons du Peuple, Théâtres des arts et de l’Égalité, Muséum, Casernes, Maison publique pour les assemblées primaires tout en théorisant leurs conceptions : Essai sur l’art de Boullée. Ils contribuent à la panthéonisation des grands hommes, dans les projets de Monuments funéraires (Newton), puis dans la transformation grandiose de l’église Sainte-Geneviève en Panthéon. Ils retrouvent dans ce grand dessein les auteurs littéraires et les peintres, communiant autour de Voltaire, Descartes. Ils tentent de relier l’architecture à la vie sociale et au bonheur commun. Les quelque 200 projets enregistrés pour le concours de l’an II sont le témoignage le plus achevé sur la place des « architectes de la liberté » dans le cours de la Révolution, sous le double signe de la continuité d’une « révolution architecturale » triomphant dans les années 1780 et d’un renouvellement de l’inspiration lié aux besoins nouveaux et spécifiques de la marche de la révolution politique.
Un théâtre « engagé » ?
90Le manichéisme qui tend l’opposition révolution/contre-révolution donnera à chaque camp l’opportunité de compter ses partisans et ses victimes dans le monde du théâtre. Les travaux récents insistent sur l’explosion des métiers des arts de la scène (les salles, les troupes) et sur un ralliement assez massif à la cause révolutionnaire, de la part des auteurs dramatiques et des comédiens (Bourdin, Loubinoux). Pourtant, les exemples a contrario ne manquent pas, celui du théâtre Montansier (dont la directrice connaît la prison) étant le plus célèbre avec le théâtre des 9 millions, animé par Molé et son « échec au tyran » (Carlson). Mais les auteurs plongés dans l’action républicaine sont les plus nombreux : conventionnels comme Chénier, Collot (Biard), Bouquier, jacobins comme Plancher-Valcour, Ribié, le directeur du théâtre de Rouen. On en retrouve maires, militaires, « citoyens soldats » dans la garde ou les armées, s’affichant en sans-culottes. D’autres s’engagent par opportunisme comme Picard, qui aura le désagrément d’écrire sous Charles X qu’il avait caricaturé dans La Reprise de Toulon. Impossible de peser le poids des convictions et la recherche des subventions ou du succès dans ces carrières qui bifurqueront après l’an III. Il en va de même pour les acteurs, à saisir dans le cadre monographique de leur ville ou de leur troupe. Présents dans les sections, les sociétés populaires, en costumes de sans-culottes, ils parcourent la Révolution comme une scène de théâtre à l’image de Fusil, garde national, présent au 10 août, combattant en Vendée, acteur du Théâtre de la République aux côtés de Talma, inquiété en l’an III pour son passé « terroriste » à Lyon. Les réactions hostiles du public muscadin en l’an III révèlent cet engagement, les acteurs malmenés comme Lays ayant mené trop loin la confusion des rôles « d’acteur et de citoyen » (Le Journal des théâtres). La confusion est totale, lorsque ces acteurs trouvent dans le public une communion militante. De 1789 (la bataille de Charles IX) à 1794, le théâtre est un révélateur et un accélérateur des tensions politiques. Les pièces se jouent dans un mélange original d’échanges avec le public, de tirades, de chants patriotiques, voire de mascarades. Le public traditionnel se plaint de la « guerre des bonnets » rouges, qui envahissent les salles et exercent une sorte de « tyrannie ». Le théâtre aux armées doit amplifier encore ce phénomène d’osmose entre un auteur, des acteurs et un public militant. Il traduit même la lutte entre les montagnards et les sans-culottes au printemps 1794. Les pièces résolument anticléricales sont alors interdites (La sainte omelette) comme manifestation de l’« hébertisme dans les arts » et les fêtes de plein air préférées au théâtre « sans-culotte », qui dégraderait l’esprit (Payan). Plus tard, le procès de l’an II est instruit dans les théâtres où Le Réveil du peuple chasse La Marseillaise, et où les bustes de Marat sont brisés et jetés à l’égout (Gendron). Sous le Directoire, les oppositions royalistes et néojacobines se manifestent dans les théâtres, caisses de résonances des soubresauts révolutionnaires. Travailler à l’éducation du peuple par les pièces, fréquenter la scène politique qu’est la salle de spectacle font alors partie de la panoplie citoyenne, renouant avec les pratiques de la citoyenneté athénienne ou romaine, dans une chronique que l’on peut suivre dans Le Journal des théâtres parisien ou la presse provinciale. Les revirements politiques qui suivent la période d’engagement républicain laissent planer un doute sur la sincérité des acteurs, sans remettre en cause cette adhésion massive à une forme de théâtre militant.
Les peintres de la Révolution
91L’engagement de la majorité des artistes peintres, quoique moins éclatant que celui des graveurs et des sculpteurs (selon les contemporains) frappe par la fermeté de certaines prises de position, écartant pour l’instant le cas sur-étudié de David. Certes, des académiciens émigrent ; des peintres fameux sous l’Empire (Girodet, Gros, en Italie) rangent leurs pinceaux et se réfugient à Rome, parfois en exil (Benazech à Londres, Boze). D’autres sont indifférents aux choses de la politique (Boilly, Lesueur) tout en représentant des cènes de genre actuelles. Mais la masse s’intègre aux institutions anti-académiques, la Commune des arts ou la Société populaire et républicaine des arts de 1793. Un rappel croisé des carrières de centaines d’artistes suffirait à prouver cet engagement, que l’on ne peut garantir durable, même si certains le paient de leur vie comme « terroristes » ou « babouvistes » (Prieur, Topino-Lebrun). Conventionnels (David), membres des tribunaux révolutionnaires (Gérard), des sociétés populaires (Caraffe, Réattu), ils croisent souvent les auteurs et acteurs de théâtre. De nombreuses carrières commencent sous l’Ancien Régime par des commandes privées et des liens avec l’aristocratie, se poursuivent sous la Convention par un engagement républicain incontestable et se terminent sous le Directoire ou l’Empire par une évolution des thèmes et des factures hors du champ révolutionnaire (Vovelle, Images et récits, t. V). L’essentiel n’est pas là, mais dans les liens profonds tissés un moment entre le cours et le théâtre de la Révolution et l’inspiration de ces artistes.
La Révolution dans les arts
92La Révolution a constitué une source inépuisable et permanente de sujets pour la création artistique, dans les domaines particuliers du théâtre et de la peinture, sans que l’on puisse trancher sur l’existence d’une esthétique révolutionnaire.
93Dès la pré-révolution se fait jour l’idée de fixer par la gravure et l’estampe les Tableaux historiques de la Révolution en cours. L’entreprise débute avec le dessinateur Prieur et le graveur Berthault, se poursuit par une société des « plus habiles artistes » de Paris, en une entreprise commerciale et commémorative qui a mobilisé 17 graveurs, aquafortistes et burinistes. Au total, les Tableaux historiques, répandus à des centaines de milliers d’exemplaires, en France et en Europe, représentent un genre commun à toutes les révolutions de l’époque et poursuivi par des équipes spécifiques en Hollande ou aux Pays-Bas. 184 sujets sont ainsi gravés, en une sorte de chronique essentielle de la Révolution. Claudine Hould a répertorié l’ensemble qui s’adapte à la respiration des événements : les espaces (85 séquences à Paris, églises, palais, prisons ; 31 hors de la capitale, Lyon ou Toulon ; 26 de batailles, surtout du Directoire). Ces gravures savantes « d’une grande qualité artistique » fixent les scènes de rue, la violence, l’émeute populaire, les grandes pompes et fêtes dans l’imaginaire collectif. Mais on y lit la topographie des lieux (l’évolution de la place Louis-XV, devenue place de la Révolution en 1792 et place de la Concorde en 1795), l’intérieur des églises. Les artistes ont-ils visé des buts d’éducation politique, un succès commercial, pris entre les impératifs de leur métier et les besoins des régimes en place ? Ils témoignent simplement sur l’événement révolutionnaire, tandis que d’autres artistes concilient plus directement l’engagement républicain et l’inspiration de leurs œuvres.
94C’est le cas du théâtre de l’an II, de mieux en mieux connu à travers le répertoire des pièces et les biographies des auteurs et des comédiens (Netter, Tessier). Sur 500 pièces crées en l’an II, 200 sont inspirées par l’actualité immédiate de la Révolution, reprenant l’exemple des premières tragédies patriotiques de 1790. On trouve à l’affiche du 20 janvier 1794 (veille de l’anniversaire de l’exécution de Louis XVI) Le siège de Toulon, Le siège de Thionville, La Folie de George (d’Angleterre), La Sainte omelette, Le Vous et le tu. Ce répertoire, que l’on qualifie souvent de théâtre « de circonstances », envahit les scènes dans les conditions décrites plus haut. Le répertoire se veut résolument républicain dans Le Jugement dernier des rois de Sylvain Maréchal (Erica Manucci), joué dans les armées, tiré à près de 10 000 fascicules, où l’intrigue est mêlée à des cènes militaires, feux d’artifice, chants et musique républicains. Les références antiques (Brutus ou la mort de César) le disputent aux victoires sur les Vendéens et les Anglais. La reprise de Toulon atteint en quelques décades le public scolaire, celui des fêtes nationales, comme le public des théâtres (sept pièces différentes sortent en quelques jours). La pièce de Picard, caricaturant les émigrés et les aristocrates, connaît 100 représentations. Ce renouvellement du répertoire a occasionné un faux procès à l’égard d’une « théâtre de circonstances », où la médiocrité régnerait d’après le sujet traité. Ce qui importe à ce stade de l’analyse, c’est le rapport entre un événement (la Révolution), les intellectuels qui le mettent en scène (les auteurs « engagés ») et les réactions du public. Cette tentative de « théâtre populaire militant » n’a que peu de modèles, antiques ou contemporains. Elle ne doit pas masquer une grande permanence dans les autres répertoires, qui restent majoritaires et dans la permanence des pièces de Molière, de Marivaux ou des auteurs du théâtre de foire ou de rue, même si le Père Duchesne ou Cadet-Rousselle sont habillés au goût du jour. Il ne doit pas masquer qu’au-delà du thème « engagé », les ressorts du succès théâtral sont souvent « classiques ». Il resterait à prendre la mesure du contenu et du succès réel de ce théâtre républicain, par une étude sérielle des pièces conservées.
95La présence de la Révolution dans la peinture se traduit par l’analyse des productions des salons successifs de la Révolution : 1791, 93, de l’an IV (2 octobre-6 décembre 1795), de 1798. Certes, il existait une peinture et une gravure célébrant les grandes dates de la monarchie. Mais des milliers d’œuvres ont pu être repérées et étudiées, dans leurs thèmes comme dans leur facture. Le renouvellement des genres et des titres amène à quelques conclusions sommaires. Le « triomphe » de l’allégorie est le plus évident. La révolution produit ses principes sacrés (Liberté, Égalité, République, Montagne, pratiquement tous féminisés à l’exception d’Hercule). Les symboles directement lisibles (bonnet, faisceau, cocarde, niveau) les accompagnent (Liris). La Liberté ou la mort de Regnault peut être citée parmi des centaines d’allégories de ce genre. Le traitement par l’artiste de l’actualité immédiate se fait par la restitution des grands événements, journées révolutionnaires, actions héroïques et civiques. Il s’agit autant de témoigner pour les générations à venir que de donner un sens moral ou politique à l’événement, dans la suite du Serment du Jeu de paume de David. Les artistes doivent travailler dans le temps court, laissant inachevés de nombreux tableaux, quand ils ne deviennent pas anachroniques face à la marche des événements. La caricature serait mieux adaptée à la marche du temps, rejoignant les préoccupations des journalistes. Mais la présence de scènes de l’histoire immédiate renvoie au répertoire révolutionnaire du théâtre de l’an II, à partir du salon de 1793. La Démolition de la Bastille et la Fête de la fédération (Hubert Robert), Le 10 août (Gérard), La Prise des Tuileries (Berthaud), Le Triomphe de Marat (Boilly) ne sont pourtant pas majoritaires à l’été 1793. Le salon de l’an IV connaît une discordance entre les tableaux exposés (préparés en l’an II) et la conjoncture politique de « réaction culturelle ». La Liberté ou la Mort (Regnault), Le Triomphe du Peuple français, Le Peuple demandant la destitution du tyran à la journée du 10 Août (premier prix) voisinent avec les Liberté (de Nanine Vallain, femme peintre révolutionnaire), La République (Gros), et les portraits des victimes de la Terreur ou le retour à une Antiquité sans rapport avec la Révolution. Une peinture à veine militante ou historique (y compris dans les portraits) se construit avec son pendant contre-révolutionnaire, miroir inversé des peintres et caricaturistes anglais, dans une « guerre de papier » qui se poursuit sous le Consulat et l’Empire (Bertaud, Jourdan, 2004). La peinture contre-révolutionnaire doit être répertoriée au même titre que son homologue républicaine qu’elle contribue à éclairer, à sa manière. S’il existe un moment un « art révolutionnaire », c’est probablement dans les portraits des martyrs de la Révolution par Jacques Louis David – Barra, Le Peletier et surtout Marat – que pourrait s’établir la démonstration. En créant des « allégories réelles », l’artiste invente un nouveau langage, destiné à l’éducation des générations futures, ouvrant la voie « révolutionnaire », qui, au-delà des intermèdes napoléoniens et de la Restauration, conduit du Serment du Jeu de paume à la Liberté guidant le peuple de Delacroix.
96Ainsi, la culture politique révolutionnaire emprunte de nombreuses expressions aux arts, qui triomphent dans les fêtes : bustes, chars, monuments éphémères, musique, chants, tableaux. Les fêtes de la Révolution sollicitent des artistes qui ont mis un moment leur talent au service de ce qu’ils considèrent le « bien commun ». La qualité esthétique de ces créations relève d’autres catégories d’analyse. Il semble, en définitive, que la connaissance intime des carrières et des œuvres des peintres et auteurs, comme des architectes, des graveurs et des musiciens offre des apports essentiels pour comprendre la Révolution de l’intérieur, telle qu’elle est représentée par ses témoins et ses acteurs les plus talentueux, sans en masquer les phénomènes de résistance ou d’indifférence à la marche des temps révolutionnaires.
La Révolution et les savants
97La Révolution eut besoin des savants. Certes, la plupart ont été formés dans les structures universitaires et scientifiques de l’Ancien Régime. Ils ont pour la plupart connu les milieux académiques de la « République des lettres » française et européenne. La science est à la mode dans les élites (observatoires, collections, cabinets de physique) bien avant 1789. Mais la légende persistante de relations distendues entre le monde des savants et le monde de la politique révolutionnaire doit être brisée. Elle pourrait l’être par la liste et la biographie des savants qui ont servi la France en Révolution et la République. Mais une telle liste pourrait être dressée avant, et peut-être après. Par contre, il est important de montrer les grandes lignes des politiques scientifiques de la Révolution, et de voir comment les savants ont pu contribuer à la production et aux succès de la patrie en danger, à l’éducation de leurs concitoyens, et la place qu’ils ont pu jouer dans les institutions et dans le cours de la décennie révolutionnaire.
L’État et les savants
98L’engagement personnel de nombreux savants ne fait aucun doute, mais la liste des non-engagés serait tout aussi impressionnante. On pourrait rétorquer par la liste des savants émigrés (« aucun savant n’émigra », Guedj, 1988 – ou « pratiquement aucun avant 1793 », Nicole Dhombes ?) et par la liste des guillotinés. Parmi eux des noms comme Lavoisier et Condorcet. Mais il serait plus juste de situer ces procès dans leur contexte judiciaire et politique. Condorcet, l’un des premiers républicains, à l’origine de bien des utopies révolutionnaires a servi la Révolution de toute son âme, avant d’être recherché et de se suicider à Bourg-l’Égalité, le 20 mars 1794 (pseudonyme : Pierre Simon), comme l’ensemble des Girondins qui partageaient ses vues. Lavoisier était respecté de tous par son œuvre ; mais il avait fait partie de la caste haïe des Fermiers généraux, condamnée pour ses abus financiers sous l’Ancien Régime ; il a partagé leur sort. Il faut donc garder la raison et envisager la réponse des savants aux sollicitations des assemblées révolutionnaires et particulièrement de la Convention.
99Le 7 janvier, l’Assemblée constituante libère les inventeurs, comme elle libérera le théâtre et les auteurs. Les inventions sont désormais protégées quand les brevets sont déposés. Les encouragements, récompenses et pensions à accorder aux savants sont parallèles à la politique du Comité d’instruction publique en faveur des arts. Ce Comité, créé le 24 octobre 1791, a accompli jusqu’au 26 octobre 1795 une tâche écrasante, comme ministère regroupant la culture, l’enseignement, les sciences, les techniques, la recherche et les arts, une sorte d’institution tutélaire de la culture politique et scientifique. David, Chénier, Romme, Condorcet, Grégoire, tous députés se voient adjoindre une pléiade de savants. La suppression des académies des sciences et des arts, le 8 août 1793, se fait sous l’égide de nombreux anciens académiciens. À la Convention et au Comité succède un Institut qui témoigne de la continuité scientifique, au-delà des aléas politiques, conservant la plupart des savants qui s’étaient illustrés dans la défense nationale sous la Convention : « Les époques les plus favorables au génie sont celles des révolutions. Le terme de la nôtre est arrivé ; que les esprits agités par les orages politiques reportent leurs énergies vers les sciences et les arts, qui seuls, peuvent nous consoler de nos longs malheurs. » Bonaparte y remplace Carnot, à la section des arts mécaniques. Il était un peu géomètre, et mécanicien spécialiste de la culture du mûrier.
100Monge, Berthollet, Conté seront de l’expédition militaire, civilisatrice et scientifique d’Égypte. La rencontre des savants français (Fourier, Geoffroy) avec la plus ancienne des civilisations scientifiques aboutit à des comparaisons remarquables, en matière de calendrier, de mathématique, de médecine. Certes, les savants sont d’abord les auxiliaires des militaires. Mais la conception décentralisée de l’organisation scientifique et la qualité des recherches rallient les intellectuels de la Décade philosophique au futur consul. Le 22 mars 1801 est la dernière séance de l’Institut d’Égypte. L’exceptionnelle aventure des savants en Révolution vient de trouver son épilogue, magnifié dans la Description de l’Égypte, bel hommage aux deux civilisations qui venaient de renouer après tant de siècles.
La politique militaire de la Convention
101La politique militaire de la Convention s’inscrit dans la continuité de l’Ancien Régime, qui avait sollicité et récompensé ses savants, dans le réarmement militaire et naval qui avait suivi la défaire de la guerre de Sept Ans. Le fusil français (1777), l’artillerie étaient probablement parmis les meilleurs d’Europe, avant 1789, comme l’étaient les cartographes, les naturalistes et les mathématiciens. Laplace, à 40 ans en 1789, est l’exemple même de ces académiciens qui ont fait le renom de la science française, au même titre que Condorcet, le dernier des philosophes.
102La politique scientifique de la Convention est incarnée par Carnot et par Monge. Carnot, « l’organisateur de la victoire », ingénieur et mathématicien, est membre du Comité de salut public, puis du Directoire. Il est aussi le « vainqueur » de la bataille de Wattignies. Monge, ministre de la Marine de la Législative, membre de la Convention, panthéonisé en 1989, est un ardent montagnard. Guyton de Morveau est le premier président du Comité de salut public en mai 1793.
103L’appel aux savants se fait dans le cadre de la Patrie en danger. À l’été 1793, il faut armer dix grands ensembles militaires représentant près d’1 million de soldats. Les savants sont alors chargés de faire fonctionner les manufactures. L’initiative de l’État est rythmée par les rapports de Barère à la Convention. Il lance les programmes de recherche appliquée en 1793, et en l’an II. Il favorise la rationalisation technique amorcée dans les dernières décennies de l’Ancien Régime. Une Commission des savants, créée en avril 1793, est chargée de superviser les recherches et les applications techniques à fin militaires (aérostation, poudres, fusées). L’État finance alors, individuellement et collectivement les travaux de recherche et les infrastructures. Fourcroy lance la fabrication d’armes blanches, baïonnettes et sabres dans les manufactures parisiennes. Berthollet se charge des tanneries avec Seguin, Fourcroy se penchant sur la durée du tannage. Monge écrit L’Art de fabriquer les canons, accompagné d’aquarelles, puis un pédagogique Avis aux ouvriers du fer, publié en 15 000 exemplaires. Les cloches permettent de construire des canons dès que Fourcroy a compris comment séparer le cuivre et l’étain ! Il faut du salpêtre que le blocus de l’Inde ne peut fournir. Berthollet découvre le lessivage des murs. La France républicaine se met à lessiver, sous l’œil des municipalités. « Elle fut prompte, elle fut universelle » dit Mercier de cette collecte. Berthollet se penche alors sur les procédés de la potasse.
104« Grâce à nos canonniers » dit La Carmagnole. La formation de 800 canonniers de 25 à 30 ans est confiée aux savants précédents, plus Guyton de Morveau et Hassenfratz, dans les locaux du Muséum. On nous permettra de ne pas partager la fierté du premier canon français et la perspective de le vendre à l’étranger. L’école militaire des aérostiers de Meudon permet de fabriquer des nacelles qui survoleront Fleurus. Monge et Lavoisier ont contribué à cet auxiliaire renseignant sur le mouvement des troupes adverses.
105En 1795, 6 000 fusils par jour, 1 million de livres de salpêtre par mois (12 fois 1792), 13 000 bouches à feu en un an témoignent de cette collaboration exceptionnelle. Le 3 janvier 1795, Fourcroy dresse le bilan de l’effort des savants pour la défense nationale. Il est désormais temps de se consacrer à l’instruction publique.
La « nation enseignante de l’Europe »
106Le succès des sciences se voit dans la production éditoriale : 15 % des ouvrages parus sur les 2 000 titres de 1789 sont scientifiques. Dans l’Encyclopédie méthodique, la science occupe la moitié de la place, la hiérarchie étant : sciences naturelles (39 %) ; médecine (33 %), physique (17 %) et mathématiques (11 %). La contribution scolaire des savants se situe dans deux domaines en apparence contradictoires : les manuels et les grandes écoles. Condorcet est l’auteur d’un des plans d’éducation les plus complets, les plus égalitaires, le 20 avril 1792, où il est passé sous silence face à l’entrée en guerre contre l’Autriche. Les manuels servent à former les enseignants futurs de la nation. Ceux de Sicard (sourds-muets), d’Haüy, qui refuse le serment de fidélité en 1792 (aveugles) et de Itard (l’enfant sauvage) correspondent à un élan humanitaire débuté avant 1789, qui trouve enfin une consécration. La politique de Santé, déjà très efficace sous l’Ancien Régime, reçoit les concours de Corvisart, Baudelocque, Pinel. L’École normale de l’an III est l’ancêtre des écoles qui triompheront sous la monarchie de Juillet. À Monge (Géométrie) et Berthollet (chimie) se joignant Daubenton (sciences naturelles), Laplace et Lagrange pour les mathématiques. Dans cette institution, comme dans les manufactures ou les commissions les savants pratiquent un travail en équipe (Bret, 2002).
107Le rôle des savants dans l’aventure de l’espace et du temps républicain est essentiel. Pour l’espace, Delambre et Méchain réalisent le rêve des Lumières de la mesure exacte du méridien terrestre, entre Dunkerque et Barcelone, pour définir le mètre étalon au pavillon de Sèvres. L’aventure du mètre et la méridienne aura duré des années 1792-1799 (le 22 juin) pour 90 triangles, 5 551 000 toises et 1 000 kilomètres. Les clochers des églises servant à la mesure des méridiens sont épargnés. Pendant ce temps, Romme, mathématicien et responsable de la commission de l’Instruction publique, met au point le calendrier républicain, aidé de l’astronome Lalande, pour que l’équinoxe, le système décimal et la République concordent. Lavoisier « invente » le kilogramme avant sa condamnation et son exécution, malgré l’intervention de ses collègues des Poids et mesures. Le bureau des Longitudes vise à contester la supériorité britannique dans les calculs maritimes : Lagrange et Laplace, Bougainville et Borda, Cassini y collaborent ! Pour communiquer dans tous les points de la République, Claude Chappe expérimente le 2 juillet 1793 son télégraphe, qui apprend en onze minutes une nouvelle importante entre Belleville et Saint-Martin. En septembre 1794, il faut neuf minutes entre Lille et Paris pour apprendre à Carnot la reddition de la place de Condé !
Gérer les instituts et les institutions
108La conservation du patrimoine et l’organisation d’institutions valorisant l’enseignement scientifique sont probablement parmi les domaines où la continuité est probablement la plus grande entre les montagnards, les thermidoriens et le Directoire. L’École des armes envisage une vulgarisation des procédés de fabrication de la poudre, du salpêtre et des armes à tout citoyen sachant lire et écrire, sous la conduite des grands savants praticiens et enseignants. L’école de Mars vise à perfectionner 3 000 jeunes sans-culottes ou fils de volontaires de la Patrie à une formation scientifique et technique de qualité et à la morale républicaine. L’École centrale des travaux publics (future Polytechnique) est conçue par deux dirigeants-ingénieurs (Carnot et Prieur, membres du grand Comité, présidant à la Guerre et à la Marine) comme l’école de formations des cadres de la nation républicaine (« citoyens les plus instruits qui s’appliquent uniquement à l’artillerie, au génie militaire, à la construction ou à la conduite des vaisseaux »). Une formation générale y est prévue, avant la dispersion dans les Écoles prestigieuses des Mines, Ponts et Chaussées, militaires et maritimes fondées sous l’Ancien Régime. L’enseignement du dessin, des mathématiques et des sciences naturelles est à la base de l’enseignement dispensé par les grands scientifiques à l’École normale de l’an III. Les professeurs, inventeurs et pédagogues, obtiennent un statut social et une respectabilité : « En appelant les premiers géomètres, les premiers physiciens, les premiers naturalistes du monde au professorat, la Convention jeta sur les fonctions enseignantes un éclat inaccoutumé » (Arago). Legendre, Lacroix, Monge tentent de lier recherche et pédagogie dans la publication de manuels (Mécanique céleste, Éléments de géométrie) surtout sous le Directoire, destinés aux élites et aux étudiants. L’interruption des publications en l’an II et l’an III semblent liée à l’effort des savants pour la défense nationale.
109Le Muséum et Geoffroy Saint-Hilaire poursuivent l’aventure du jardin des Plantes du roi. Le jeune naturaliste y occupe la première chaire de zoologie des vertébrés. Il peut étudier successivement les quadrupèdes, les orangs-outangs (en 1795), puis l’unité de plan du monde animal. Il suit Bonaparte en Égypte, où la moisson d’observation scientifique est prodigieuse. De retour en France, en 1801, il peut créer la ménagerie du Muséum, avant de devenir le maître à penser de la génération des naturalistes qui vont imposer le transformisme. Le Muséum est l’exemple même de l’institution scientifique, conservée, transformée en établissement public d’enseignement et de recherche, avant d’être ouvert aux amateurs et aux voyageurs.
110L’économie rurale est au cœur de la démarche agronomique, voire physiocratique des députés. Les architectes de la liberté (Leleu) prêtent leur concours à ce perfectionnement des techniques (étable-vache)… Le Conservatoire des arts et métiers, fondé par l’abbé Grégoire, vise à ne plus dépendre de la technologie anglaise. La fabrication du papier (blanchiment par la soude de Guyton de Morveau et de Berthollet). En mars 1794, Conté se lance dans la fabrication du crayon.
111Sous le Directoire, l’Exposition industrielle tenue en l’an VII est l’occasion pour des savants comme Chaptal de lier leurs recherches, leurs inventions et les applications dans le domaine de l’industrie. Nicolas Appert avait montré la voie par le procédé de conservation des aliments, expérimenté dans son atelier d’Ivry-sur-Seine.
112Le couronnement de cette politique est l’Institut national, mis en place en octobre 1795 (brumaire an IV). C’est le centre vers lequel doivent converger toutes les productions scientifiques (Chappey, 2004). Bonaparte en fait partie dès décembre 1797, aux côtés de la plupart des savants impliqués dans les tâches militaires de l’an II et les activités pédagogiques de l’an III et du Directoire (Monge, Geoffroy Saint-Hilaire). La politique est contestée quand des expéditions (en Hollande et en Italie) sont chargées de répertorier les richesses des collections pour ramener à Paris les plus prestigieuses. Mais les liens étroits entre le Législateur, le Militaire et le Savant forment encore la trame d’une politique originale, voire d’une hégémonie scientifique.
Les engagements des savants
113De nombreux exemples de liens des savants avec le monde politique et l’engagement citoyen peuvent être apportés, d’abord sous la forme d’anecdotes, puis par le simple croisement de biographies. Marat est un scientifique patenté (Coquard) au moment où il entre en Révolution, après des travaux sur le feu, l’électricité et la médecine au service du comte d’Artois. Laplace répond à Bonaparte quant à la place de Dieu dans le système du monde : « Je n’ai pas besoin de cette hypothèse. »
114Berthollet en 1791 est commandant de la Garde nationale et juge de paix. Hassenfratz est renvoyé de l’École centrale des travaux publics (future Polytechnique) pour avoir défendu les insurgés lors des journées de la faim. Il aurait pour devise sur sa porte : « Ici on se tutoie ! » Fourcroy travaille pour nourrir les sans-culottes de sa famille. Il anime des débats scientifiques et civiques avec ses élèves de l’École normale. Les médecins sont 49 sur les 749 députés de la Convention. Il ne s’agit pas de tabler sur une pensée unique et d’oublier que d’autres savants, Cassini, Haüy et Daubenton sont inquiétés pendant la Terreur ; que Bailly, Condorcet et Lavoisier sont exécutés. Mais de replacer les sciences et les savants dans les mouvements de leur époque et de montrer dans une synthèse – trop rapide – l’état des relations nombreuses entre les sciences et la Révolution.
115L’expression « république des professeurs » qualifie une période de collaboration (unique à ce stade ?) entre le monde des savants et la société civile, voire civique. Les savants continueront à servir les régimes, comme ils l’avaient fait avant la Révolution. Le Consulat introduit pourtant des logiques nouvelles : interventions plus nombreuses du gouvernement, jusque dans les débats (Volta contre Galvani en novembre 1801) ; restriction du champ d’intervention des savants ; reprise en main de l’Institut et offensive contre « la République des savants », mais politique de patronage et de promotion des savants servant le régime !
116Il semble toutefois qu’un modèle français de recherche appliquée et d’intervention de l’État dans la commande et le financement se soit dégagé dans la décennie révolutionnaire, par rapport aux expériences comparables d’Allemagne, d’Autriche et d’Angleterre (Bret, 2002). L’exploration des liens entre recherche, science, pédagogie, défense nationale et application industrielle a été poussée très loin au temps de la Première République, qui a mérité les savants dont elle avait besoin.
ÉTUDE DE CAS INSTRUIRE LE PEUPLE : DAVID, CHÉNIER ET GRÉGOIRE
117David, Chénier, Grégoire : le peintre, le poète, l’évêque (on aurait pu ajouter Monge, le savant). Ces trois figures incarnent la politique culturelle et artistique de la Révolution, de 1789 à 1802. Ils ont siégé ensemble à la Convention et dirigé des secteurs essentiels de la culture, en conciliant l’activité politique et les fonctions de l’artiste, du poète, de l’évêque. La façon dont ils traversent les crises de la décennie nous a semblé révélatrice des façons nouvelles de penser l’art, la religion, la science en ces temps de Révolution où l’utopie régénératrice bouleverse les cadres traditionnels et pose de façon neuve la question du rapport des citoyens à l’art, la science, la culture et la religion. Sans l’évocation de parcours aussi représentatifs, jusqu’aux contradictions et aux failles, les analyses culturelles resteraient abstraites, comme désincarnées.
Entrer en Révolution, lutter contre les privilèges
118Entre 1766 et 1789, Jacques Louis David (né en 1748) devient un peintre célèbre et contesté dans le cadre d’une carrière académique « classique ». David est immergé dans un milieu artistique : son oncle, Boucher, est l’un des peintres les plus célèbres du siècle, de facture intimiste et aristocratique. Le jeune élève est formé dans un atelier (celui de l’académicien Vien) où il apprend la « grande peinture » académique et les sujets, la facture antiquisante. Dès 1770 il tente de remporter le concours de l’Académie de peinture, en exposant au Salon, ce qui lui permettrait d’obtenir un séjour à Rome, indispensable à la réussite. Battu à trois reprises pour des toiles contestées (Minerve, Diane et Sénèque), David est couronné en 1774 pour un Antiochus. Il part à Rome entre 1775 et 1780, exposant ses toiles à l’antique (Patrocle, Bélisaire) à Paris et Rome. De retour à Paris, il crée son propre atelier et sa gloire profite à ses élèves. Chacun de ses tableaux crée l’événement au Salon, tel Le serment des Horaces en 1785. David souffre des hiérarchies et des conventions académiques. Il tente d’obtenir le succès en s’adressant directement au public dans des tableaux révélant des mutations des sensibilités. En 1787, Socrate prenant la ciguë est l’objet d’une « campagne d’opinion ». Il faut que l’artiste « soit philosophe », guidé par la raison.
119Marie-Joseph Chénier, né en 1764 à Constantinople (le père est diplomate) a fait des études solides au collège de Navarre. Après un échec dans la carrière des armes (aux dragons de Niort), il subit le succès de son frère, poète (André Chénier) et se lance dans le théâtre où il essuie d’abord deux échecs, Edgar ou le prince supposé (1785) et Azémire (1786) tandis que David triomphe déjà. Il se lance alors dans les batailles artistiques et politiques de 1789.
120Henri Grégoire a 39 ans quand il est élu député de l’ordre du clergé aux États généraux. Né près de Lunéville, il est d’une famille modeste (père artisan tailleur), « n’ayant d’autre richesse que la piété et la vertu ». Entré au séminaire de Metz à 23 ans, il est ordonné prêtre en 1776, puis occupe la cure d’Embermesnil en 1782, à 32 ans. Curé de campagne, il passe un moment pour janséniste, par la simplicité de sa mise et le dépouillement de son église. Il voyage en Europe, s’intéresse à la condition des juifs de Lorraine et reçoit l’un des trois prix au concours de l’Académie de Metz en 1787 : « Est-il urgent de rendre les juifs plus utiles et plus heureux en France ? » Il y défend une conception favorable à l’intégration des individus (juifs) à conditions d’abandonner l’esprit de corps et de religion. Il combat donc pour l’égalité civile individuelle des juifs, donc pour leur émancipation, ce qui peut surprendre de la part d’un curé. Dans la campagne pour les États, il anime un syndicat de prêtres richéristes, partisan de la démocratie ecclésiale contre l’évêque. Il est élu et va siéger dans les rangs des députés démocrates.
121Les trois hommes se retrouvent à Paris, mêlés de près aux événements révolutionnaires, au sein d’un « parti patriote » à l’assaut des bastilles académiques et des forteresses des privilèges.
Prendre les Bastilles
122En août 1789, un tableau de David, Les licteurs apportant à Brutus les corps de ses fils joue un rôle de « révélateur révolutionnaire ». Ce salon prend un sens nouveau après la prise de la Bastille. L’exaltation du sacrifice républicain de Brutus, sacrifiant ses fils à la lutte contre le tyran, est perçue comme un manifeste patriotique, au même titre que la pièce Charles IX de Marie-Joseph Chénier. L’artiste, appartenant à un milieu mondain, aristocratique (il travaille pour le comte d’Artois en 1788) même libéral et académique, secoue les conventions et se place en intermédiaire culturel au service du changement, par le recours à l’opinion publique.
123Marie-Joseph Chénier connaît la célébrité à l’été 1789 quand il propose aux Comédiens-Français Charles IX, une charge violente contre la « tyrannie » monarchique et le clergé. Après une « bataille » politique et artistique, sa pièce est jouée enfin, le 4 novembre 1789, soutenue par tout le parti « patriote » contre celui de la Cour. Une couronne civique lui est décernée par les districts parisiens.
Les luttes d’un curé lorrain
124Grégoire mène une activité intense à la Constituante. Sur le plan politique, il critique le cens électoral et défend le droit de pétition (mai 1791). Il combat le veto absolu et la prééminence royale, soutient le contrôle des élus par les assemblées primaires, défend les Suisses de Chateauvieux. Surtout, il lutte pour le droit naturel et les droits des minorités. Il condamne la traite (« le commerce du crime ») et l’esclavage au sein de la Société des amis des Noirs : « Mangez plutôt de l’herbe » conseille-t-il ironiquement aux partisans de leur maintien, à la place des produits coloniaux. Il fait décréter l’éligibilité des hommes de couleur (le 3 décembre 1789).
Servir la Révolution
125Comme la plupart de ses confrères et de ses élèves, David quitte les milieux aristocratiques pour se lancer dans une carrière politique. Il entre dès 1790, avec 300 artistes, dans une Commune des Arts, comme il existe une Commune parisienne. Il s’oppose à ses anciens collègues de l’Académie. Il fréquente à cette date le Club des jacobins, où est avancé en octobre 1790 le projet d’immortaliser par un tableau Le Serment du Jeu de paume. Il présidera en juillet 1793 le club devenu montagnard. Il est alors l’un des députés de la Convention, élu à Paris en septembre 1792, l’un des 749 représentants du peuple. Comme bien d’autres, il occupe d’importantes fonctions politiques au Comité de sûreté générale, sorte de ministère de l’Intérieur, tout en siégeant à la Commission des arts et au Comité d’instruction publique. Il mène alors plusieurs vies, continuant sa carrière artistique au rythme de la carrière politique. Il fréquente les montagnards, Robespierre et Saint-Just, comme la société populaire des Arts.
126Marie-Joseph Chénier mène de front sa carrière politique et celle d’auteur dramatique. Il est secrétaire du Club des jacobins en juin 1792, où il fréquente David. Il participe à la chute de la monarchie et il est élu, comme David, député de Paris à la Convention où il rejoint les montagnards. Il participe activement au Comité d’instruction publique aux côtés de Grégoire et rédige de nombreux rapports, sur les écoles primaires, les récompenses aux artistes et gens de lettres (février 1795) et sur la création d’un Institut de musique. En même temps il produit au moins cinq pièces de théâtre, dont Jean Calas (sur la tolérance en 1792), Caïus Gracchus (1792 sur les réformateurs antiques), Fénélon (1793) et Timoléon (1794). Il les fait représenter au théâtre de la Nation.
127Grégoire mène des carrières politique et religieuse parallèles. Sur le plan religieux, il se démarque de certains démocrates. Il propose de placer Dieu et les devoirs dans la Déclaration des droits. Il s’oppose à la suppression des congrégations religieuses utiles, comme à l’admission des non-catholiques pour l’élection des ecclésiastiques dans la Constitution civile du clergé. Malgré les réserves et le souci de conserver des liens avec la papauté, il est élu l’un des premiers évêques constitutionnels de France dans le siège de Blois (Loir-et-Cher). Sacré le 13 mars, il écrit au pape avant la rupture pour tenter le compromis impossible. Il s’oppose au roi après sa fuite au point de figurer parmi les premiers républicains déclarés. Il prend à cœur ses fonctions sacerdotales, parcourt un département qu’il connaît particulièrement bien comme président de l’administration départementale du Loir-et-Cher, cumulant les responsabilités administratives et religieuses. Après le 10 août, il compare les rois à « des monstres », avant d’être élu député de son département à la Convention comme David et Chénier.
Révolutionner l’art et la culture
128David devient (avec Marie-Joseph Chénier pour le théâtre) l’un des principaux médiateurs de la Révolution en marche. Il met son pinceau au service du régime en place. Son œuvre est aussi une sorte de chronique de la Révolution. Organisateur et penseur des grandes fêtes, il met en scène la panthéonisation de Voltaire (juillet 1791) comme la fête en l’honneur de Simonneau (mai 1792) ou des Suisses de Chateauvieux (juin 1792). Sous la Convention, il organise la grande fête de l’unité de la République (10 août 1793) comme la fête de Toulon ou celle de l’Être suprême, apogée du système montagnard (juin 1794, prairial an II). Il dessine alors les costumes officiels des représentants (les missionnaires de l’an II), dessine les monnaies, les médailles, les calendriers républicains et les vignettes servant la propagande républicaine. L’État lui attribue les honneurs et le finance. David parvient à faire supprimer les Académies, mais pas les salons qui deviennent de plus en plus ouverts aux artistes et au public. Près de 1 000 toiles sont exposées au Louvre en 1793, mais près de 3 000 deux ans plus tard (en l’an III) contre 350 sous l’Ancien Régime. Les prix et les récompenses s’accumulent, sans que le génie soit stérilisé, bien au contraire.
129Marie-Joseph Chénier est à la littérature ce que David est aux arts. Il est le créateur d’hymnes républicains (les paroles) au moment des grandes fêtes (prise de Toulon, Raison), des grandes batailles (Le Chant du départ, avec Méhul pour la musique). Il dirige alors la Société des gens de lettres, comme David celle des arts. Il se bat alors contre le vandalisme révolutionnaire. Mais il ne peut sauver son frère de l’échafaud (le 7 thermidor !).
130Grégoire va rejoindre au David et Chénier au Comité d’instruction publique. Il mène alors une tâche écrasante, dans son diocèse qu’il parcourt en confirmant 40 000 personnes ; à la Convention où il multiplie les rapports, et au Comité. Les trois hommes sont liés pendant trois ans à la politique culturelle et artistique du pays. Tous trois sont considérés comme régicides : « La royauté fut toujours pour moi un sujet d’horreur » (15 novembre 1792). À Nice où il est en mission il demande la condamnation de Louis XVI, sans parler de peine de mort, dont il a demandé avant (comme Robespierre d’ailleurs) l’abolition. Au Comité d’instruction, il accomplit une œuvre remarquable, dont on peut dresser les grandes lignes. Il est considéré comme le créateur du Conservatoire des arts et métiers (rapport du 18 septembre 1794), mais aussi le défenseur des écoles primaires, des écoles normales et des livres scolaires (30 juillet 1793). Il se bat pour une politique de la langue française, le 28 mai 1794, Sur la nécessité d’anéantir les patois et d’universaliser la langue française. Ne pas connaître la langue, c’est trahir l’unité de la patrie. Il veut répandre les musées et bibliothèques publiques : « Sans les efforts de la République des lettres, la république française serait encore à naître. » La conciliation du prêtre, des savants et des politiques est donc au cœur de l’action de Grégoire. Il rejoint David et Chénier dans la défense du patrimoine, comme sur la plupart des aspects de la politique culturelle de la Convention.
Du Serment à Marat : un art « républicain » ?
131Nous avons montré la place de la révolution dans l’inspiration des peintres qui exposent aux salons de 1793 et de l’an III. David signe avec le Serment une sorte de Manifeste d’un art dont l’esthétique innoverait dans la relation intime de l’événement et de la facture (Bordes), et dont il poursuivrait l’invention dans le culte des Martyrs, un art qui servirait de médiation entre l’histoire immédiate et le large public des citoyens.
132Après s’être qualifiés d’Assemblée constituante, le 17 juin, les députés du Tiers et une partie du clergé trouvent leur salle close. Ils se réunissent dans une salle désaffectée qui avait servi pour le jeu de paume aux rois. Sous la direction du président Bailly et de députés comme Barnave, Le Chapelier, Mounier, près de 700 députés prononcent le serment solennel de ne pas se séparer avant d’avoir donné une Constitution au pays. C’est l’une des grandes journées de 1789, une étape décisive vers le succès du Tiers et le régime parlementaire.
133Des auteurs anonymes ont traité le sujet dès l’automne 1789. Mais David, après la séance d’octobre 1790 aux Jacobins, désire réaliser le « plus grand tableau du monde », pour commémorer l’événement. À la recherche du « politique idéal », il termine son dessin pour le Salon de l’été 1791, mais il ne sera jamais achevé, malgré des copies coloriées.
134L’actualité brûlante entre dans l’histoire. Le thème du serment, hérité de l’Antiquité, devient politique par la représentation de personnages, de costumes et de décors réels. On n’est plus dans la grande peinture historique et religieuse. Ce tableau « engagé » prend la dimension d’un manifeste esthétique, sous le pinceau de l’artiste le plus connu de l’époque.
135La facture de la toile est à la fois classique et renouvelée. Le classicisme est dans le dessin, les modèles ont posé, ils sont rendus nus (à l’antique) et vêtus ensuite. Un esclave libéré, bonnet phrygien et pieds nus observe la scène. Les quelque 680 participants ne sont pas présents, mais l’impression de foule est rendue par la disposition, les regroupements significatifs (les religions), la gestuelle collective. La régénération du régime se produit dans une ambiance d’apocalypse (les rideaux et les spectateurs soulevés d’enthousiasme). Les invraisemblances (les acteurs sont tournés vers le public, certains sont ajoutés ou retranchés selon l’actualité de 1791) sont peu de chose : « La France régénérée date du 20 juin 1790 » et David est le traducteur de ce bouleversement ? Ainsi le Serment peut-il être présenté comme un tournant (inachevé et inadapté au présent) dans les relations entre artistes, acteurs de l’histoire, sensibilités et un large public.
136Désormais l’artiste et la Révolution cheminent ensemble, l’un servant l’autre de son pinceau puissant. Le culte des Martyrs est magnifié par trois toiles : Le Peletier, assassiné la veille de l’exécution de Louis XVI ; Marat, tué le 17 juillet 1793 : « David, m’a-t-il dit, prend ton pinceau et venge Marat : j’ai recueilli la voix du peuple » ; Bara, jeune tambour tué en Vendée en décembre 1793. Mais chaque tableau possède son originalité : formes viriles ou grécisantes, corps athlétiques ou graciles. David exécute des centaines d’œuvres, dont Marie-Antoinette à l’échafaud et La Maraîchère (?), la reine déchue et la femme du peuple.
137Les toiles de David sont connues de tout le pays par l’intermédiaire des peintres, graveurs, sculpteurs subventionnés. Les almanachs, les estampes, la presse les popularisent.
Sous la Terreur
138Marie-Joseph Chénier est un auteur à la mode jusqu’en 1793. Son Caïus Gracchus fait partie des pièces subventionnées « pour et par le peuple ». Mais Timoléon intervient dans la lutte des factions : « N’est-on jamais tyran qu’avec un diadème ? » est considéré comme une attaque contre Robespierre et la pièce est interdite en floréal an II (avril 1794), au moment de l’exécution des indulgents. C’est une période dont il sort indemne avec le succès du Chant du départ. On ne peut alors concevoir une fête civique, sans la mise en scène de David et le concours de Chénier. Il en va ainsi pour la fête de l’Être suprême que David organise dans ses moindres détails et costumes, et que Chénier illustre par un hymne.
139Grégoire doit se défendre contre la déchristianisation qui interdit tout culte extérieur au lieu saint. Il tourne en dérision le décadi de Romme. Il refuse d’abdiquer en invoquent son mandat électoral et la liberté des cultes. Il siège à l’assemblée en soutane. Il dénonce les fanatiques : « Votre ambition est de détruire la religion catholique. » Il refuse d’abdiquer : « J’ai décidé de faire du bien dans mon diocèse, je reste évêque pour en faire encore. »
Thermidor
140La chute des Robespierristes prend des significations différentes pour les trois personnalités. David est emprisonné, après avoir déclaré sa fidélité à Robespierre la veille du 9 thermidor. Il reste un an en prison, et il est considéré comme un « terroriste » en raison de son rôle au Comité de sûreté générale. Il échappe à la guillotine et abandonne toute prétention à jouer un rôle politique.
141Dans le même temps, Chénier connaît une carrière politique prestigieuse. Il salue la chute de Robespierre par un Hymne au 9 thermidor ! Président de la Convention en fructidor an III (septembre 1795), après avoir été membre du Comité de sûreté générale (au moment des journées de la faim), il passe pour modéré, ce qu’il n’est pas dans le domaine religieux ni dans son opposition viscérale à la monarchie. Sa carrière se poursuit dans toutes les directions sous le Directoire : élu dans la Creuse et le Calvados en l’an IV, il entre aux Cinq-Cents, qu’il préside en décembre 1795 (frimaire an IV), puis en frimaire an VI. Il est l’auteur d’un rapport contesté sur la limitation à la liberté de la presse.
142Grégoire réclame la liberté des cultes dans un discours houleux (1er nivôse an III, 21 décembre 1794) : « La liberté du culte existe en Turquie, elle n’existe point en France. » Dès qu’elle est accordée, en février 1795, il se consacre à la réorganisation d’une Église constitutionnelle exsangue, tout en devenant le procureur du « vandalisme révolutionnaire » (« je créai le mot pour tuer la chose »). Dans trois rapports, d’août et septembre 1794, il dénonce les destructions des objets d’art et de religion opérées dans le pays. Il charge les montagnards et les sans-culottes qui auraient orchestré ces déprédations. Il revendique la protection du patrimoine. Il applaudit au transport des objets d’art des pays conquis à Paris : « L’école flamande se lève en masse pour orner nos musées. » Après une correspondance avec les prêtres restés constitutionnels (plus de 20 000 lettres), il lance une Encyclique pour la reprise des fonctions, crée une revue, les Annales de la Religion (1796-1803), réunit un concile à l’été 1797, en présence de 31 évêques et 70 prêtres, défendant le français, les élections, condamnant le mariage des prêtres et le divorce. Il tente de se rapprocher des réfractaires et du pape, mais subit de plein fouet la législation anticléricale qui suit fructidor an V. Il n’en tiendra pas moins un second concile en juin 1801, au moment où le Concordat est à la signature. Contraint de démissionner de son évêché, il poursuit sa carrière politique, jusqu’à l’élection au Sénat, le 25 décembre 1801. Il refusera toujours d’abjurer le serment à la Constitution civile. Sa vie d’homme d’église est terminée.
Destins croisés
143Le peintre, une fois libéré, poursuit sa carrière sous le Directoire, servant un régime qui dénonce les Montagnards et les sans-culottes de « vandalisme ». Fasciné par Bonaparte en 1796, il reste artiste semi-officiel et dessine des costumes d’hommes politiques. David continue à peindre selon sa formation et son passé. Il peint des portraits et retrouve une inspiration plus classique. Il revient avec les Sabines à la grande peinture historique, en 1799, poursuit des portraits de commande, et prépare par le « néoclassicisme » le passage au romantisme, malgré la défection de certains élèves dans les années 1820. L’art et la technique n’ont pas été révolutionnés, comme le voudraient les historiens de la décennie. L’œuvre, gigantesque, doit être jugée sur l’ensemble d’une carrière, non sur l’inspiration du moment ? Même montagnard, David reste un peintre de l’élite, peignant pour une élite, ou une conception mythique du peuple. Il recherche constamment le succès, même à la fin de la Révolution où il n’expose pas au Salon, mais fait payer ses admirateurs. L’intérêt aura constitué un levier puissant, au même titre que le pouvoir artistique, au-delà des régimes et des politiques éphémères ? Il sera le peintre officiel de l’Empire, dont il peint le Sacre (en 1805), alors que Chénier tombe en disgrâce, tandis que certains collègues sont inquiétés pour avoir conservé des convictions « radicales ». Topino-Lebrun, élève de David, sera exécuté après avoir peint La mort de Gracchus, allusion non déguisée à l’exécution du tribun du peuple (Babeuf) et à la répression de la Conjuration des Égaux. Le « carriérisme » de David, très courant à l’époque, relativise tout de même la sincérité de ses engagements.
144Chénier salue, comme il se doit, le consulat par Le Chant du retour et poursuit sa carrière. Mais il entre dans l’opposition au moment du Concordat (Les nouveaux saints) et de la marche au pouvoir de Bonaparte, lors du consulat à vie. Il sera dans une demi-disgrâce, à partir de 1804, comme auteur et penseur politique jusqu’à sa mort dans l’oubli en 1811. Il est resté jusqu’au bout fidèle à ses convictions et à la littérature, comme Grégoire et contrairement à David.
145Comte d’Empire, commandeur de la Légion d’honneur, Grégoire reste dans l’opposition à l’Empereur : « 12 millions d’hommes égorgés élèvent la voix contre lui » (1814). Sous la Restauration, il perd ses titres, est radié de l’Institut et invalidé en 1819 comme député de l’Isère. Il poursuit sa lutte en faveur des Juifs, qui accèdent à l’égalité civile dans les pays occupés ; en faveur des esclaves dans des ouvrages de 1808, 1815 et 1826 (De la noblesse de la peau). Il réfute la condition de la femme dans le Code civil (De l’influence du Christ sur la condition féminine, 1826). Jusqu’à sa mort (d’un cancer) en 1831, il lutte pour les causes qu’il défendait dans la décennie révolutionnaire. 20 000 personnes suivront au cimetière du Montparnasse le cortège de celui qui a maintenu son serment jusque dans la tombe, bravant l’hostilité de la hiérarchie. Cet homme de foi et de sciences avait un caractère emporté (« passionné et polémiste, cassant, irritable, partial et rancunier »). Il a défendu la chrétienté républicaine : « Qui n’aime pas la République est un mauvais citoyen. » Il deviendra par la suite une figure charismatique du combat pour la tolérance, l’égalité des hommes, la défense du patrimoine, le lien entre la République et le christianisme. Sa panthéonisation relève d’un quasi consensus, qui ne devrait pourtant pas masquer sa raideur autour du « génie français », qui le pousse à condamner les patois, refuser aux juifs une reconnaissance communautaire, apprécier le pillage des œuvres d’art de l’étranger et tomber dans l’erreur judiciaire et le procès d’intention en qualifiant ses anciens collègues montagnards de « vandales ». La démarche biographique doit tenir compte des zones d’ombre et des contradictions des personnalités, dans une période si dense. David peut passer pour « terroriste » par son action au Comité de sûreté générale. Grégoire peut passer pour le type même du jacobin de l’an II par son républicanisme virulent, sa volonté de centralisation (de la langue), d’intégration des hommes et des œuvres au génie français. Mais Grégoire s’impose par le courage et la constance de ses engagements religieux (le « christianisme bleu », Lagrée), la conciliation d’une activité apostolique écrasante – de la cure d’Embermesnil au concile de 1801 (au-delà d’orages multiples) –, à une activité politique parlementaire permanente – des États généraux au Sénat en 1801 –, et à une œuvre remarquable pour les Lumières et la science.
146David, Chénier et Grégoire sont ainsi au cœur des problèmes de l’art, de la politique et de la Révolution. Ils démentent l’idée d’un « désert artistique et culturel » avancée par certains historiens ou contemporains de la Révolution. Ils révèlent et mettent en scène une nouvelle vision de la création, quand l’artiste et le public deviennent à la fois acteurs, spectateurs et propagandistes d’un bouleversement de l’histoire, un peu à la manière du peuple d’Athènes, célébrant son histoire et son rayonnement dans les manifestations artistiques intégrées à la citoyenneté et à la vie quotidienne. Les trois hommes incarnent chacun à leur manière les relations denses et complexes entre l’art, la religion, la politique. Leur vie et leur activité, jusque dans leurs passions et leurs excès, sont la meilleure initiation à l’émergence et au développement d’une culture politique révolutionnaire, et des relations nouvelles entre les politiques, les artistes, les hommes de science et les citoyens au temps de la Première République.
Bibliographie
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Annexe
Annexe. UN PRÊTRE RÉFRACTAIRE VENDÉEN
Notre feu roi, d’aussi heureuse et sainte mémoire que celle de ses ennemis est en horreur et exécration, sans rien perdre du respect et de l’entière confiance dans la puissante intercession de Marie à laquelle il se dévouait tout entier et s’adressait avec toute la ferveur de celui qui lui en avait donné l’exemple dans le vœu que nous venons d’expliquer, a été plus loin encore et est devenu lui-même un modèle de dévotion en ce genre. Je veux dire, ne se bornant pas à ce premier vœu et à son exécution, il a cru devoir y ajouter le recours direct à la source même de toutes les grâces, le Sacré Cœur de Jésus, qui est ce que l’on peut appeler le centre et comme le siège de l’amour immense ou sans bornes qu’a pour nous ce divin sauveur. En voici l’occasion et elle n’est que trop sensible. Goûtez-la bien.
Peu de temps avant l’ouverture de cette assemblée dont il a été la victime, se voyant trompé dans ses projets qui n’avait pour but que la gloire du Seigneur et de sa religion ainsi que le plus grand bien de son peuple dans l’acquittement des dettes et charges de l’État, ne trouvant qui peut tenir ni de l’un ni de l’autre ; prévoyant dès lors tout le mal qui en est résulté et n’y voyant point de remèdes suffisants dans les ressources ordinaires de la raison, de la justice et des forces humaines, ce prince aussi religieux qu’infortuné ne pensa plus qu’à demander et à mériter le secours du ciel et quelques-uns de ses traits toujours victorieux contre tous les efforts de l’enfer.
À peine ce vœu fut-il connu ainsi que son intention, ils furent bien reçus et accueillis avec plaisir par tous les princes et ecclésiastiques attachés à ce roi et à sa religion, par toute la noblesse, la magistrature, le militaire et tous ceux qui se font honneur du nom de royalistes. Ce que tous aussi, ou au moins la plus grande partie, ont prouvé et démontré en portant sur eux secrètement d’abord et par prudence, mais publiquement aujourd’hui, une figure et comme une enseigne du Sacré Cœur, et telles que j’ai la consolation d’en voir revêtu le plus grand nombre d’entre vous, mes très chers frères. Je les en félicite et engage les autres à les imiter pour les voir bientôt participer aux grâces et aux bénédictions nécessairement attachées à un Si bel acte de religion, d’autant plus louable qu’il est plus libre et qu’il suppose plus de tendresse et de dévotion. Dans les circonstances présentes, c’est là comme la livrée et la marque distinctive de la catholicité, ainsi que l’était ci-devant, de leur adhésion au nouveau régime, le ruban tricolore et la médaille de la fédération pour nos intrus et autres constitutionnels. C’est à ce dessein et pour soutenir cette dévotion en ceux qui la pratiquent déjà, comme pour l’inspirer à ceux qui ne la pratiquent pas encore, que je me suis décidé à en faire un tableau que je vais bénir et placer dans cette église. De même et pour rendre encore ce dessein plus efficace, je placerai un second tableau représentant le cœur de Marie dont la dévotion, sans avoir le même mérite parce ce que son objet n’a pas le même degré d’honneur n’étant pas suprême et divin comme le premier, n’est toutefois guère moins salutaire et sanctifiante quand elle est bien prise et bien dirigée. Puissions-nous, mes très chers frères, en ressentir les heureux effets pour nous consoler de la triste nouvelle que nous venons d’apprendre au lieu de la victoire sur laquelle nous croyions pouvoir compter ! Hélas ! Cette victoire nous a échappé et pour la seconde fois nous avons échoué sur le même objet. Quelle en pourrait être la cause et à quoi pourrait-on raisonnablement attribuer des événements aussi fâcheux ? Serait-ce au grand nombre et à la force de nos ennemis ? Mais les nôtres étaient plus grandes encore et plus formidables, nous le croyions au moins et nous nous en flattions. Serait-ce encore à leur ardeur, à leur courage, à leur intrépidité ? Mais les nôtres étaient si vifs et si animés qu’on s’est cru obligé de les réprimer et de les contraindre. Serait-ce enfin à la lâcheté et à la trahison de quelques faux frères et patriotes déguisés ? Cela pourrait être en effet, mais enfin on y avait déjà été pris et on devait s’en défier, on l’avait même annoncé et on comptait bien s’en garantir.
Il y a donc d’autres raisons et des causes plus prochaines d’une aussi honteuse défaite ? Oui sans doute, mes frères, et ne les cherchons point ailleurs que dans un nouveau trait de la justice et vengeance divine. Malgré toute la rigueur de ses premiers coups, ne nous trouvant pas assez punis sur nos anciennes iniquités et en en voyant tous les jours de nouvelles également punissables, ne fût-ce que ces vols et ces rapines, surtout ces sacrilèges et vols d’église commis avant ce dernier combat, cette divine sagesse nous a porté ce nouveau coup et a voulu aussi sensiblement nous humilier. On assure que quelques-uns de notre armée ont pillé plusieurs châteaux et métairies, qu’ils ont même profané des églises et enlevé des vases sacrés ; mais on ne nomme point les auteurs, j’aime mieux croire que ce ne sont que ces malheureux patriotes déguisés qui ne cherchent pour eux qu’à prendre et s’enrichir comme pour nous qu’à nous déshonorer et nous perdre de quelque manière que ce puisse être ; Si ce sont des catholiques, ils ne méritent plus un aussi beau nom et il faudrait les traiter comme Achab le fut dans le camp d’Israèl. Probablement et autant que je puis m’y connaître, la vie et la conduite de la plus grande partie de nos combattants n’est pas aux yeux du Seigneur assez vertueuse et assez digne de lui. Probablement encore, dans leur esprit et leur intention il se trouve autant et peut-être plus même de vues humaines et d’intérêts temporels que de désirs et de projets pour la gloire de Dieu et de la religion plus d’envie de se venger des pertes et des insultes qu’on a reçues que de réparer celles qu’ont ressenties la foi, l’Église et l’État ; plus d’ardeur et de zèle pour se satisfaire soi-même, s’élever et s’honorer, piller et s’enrichir, que pour expier, arrêter et détruire les crimes énormes de l’hérésie et de l’impiété ; plus enfin de confiance sur le grand nombre et la force de ses armes que sur la grâce et toute-puissance du Seigneur.
Sermon du curé Jean-Yves Marchais, du 15 août 1793,
Parole de Dieu et Révolution, Paris, Imago,
1988, François Lebrun.
Annexe. FÊTE POUR LA COMMÉMORATION DE LA REPRISE DE TOULON
Ce décadi nivôse l’an deuxième de la République française une et indivisible,
Huit heures du matin, la caisse appela tous les citoyens de la commune, chacun s’occupa des préparatifs de la fête. Déjà des cris d’allégresse annonçaient que c’était celle de la liberté ; à onze heures tout était prêt. Les citoyens et citoyennes s’étant rendus sur la grande place, la Garde nationale de la commune, les députés des sociétés populaires et municipalités voisines formaient un demi-cercle ; en face au centre était le char où se trouvait placées la liberté, l’Égalité groupée avec un génie qui la couronnait ; sur le devant du char étaient des citoyennes au nombre de six, vêtues de blanc, couronnées de feuillage vert et ornées de guirlandes, elles soutenaient le buste de Brutus, Marat et Le Peletier ; au premier signal de la fête, les tambours firent un roulement accompagné des cris de « Vive la République » ; alors, le citoyen Pitois, président de la société populaire de cette commune, prononça un discours analogue à l’institution des Sociétés, avec l’enthousiasme de la liberté il en retrace les bienfaits, et retrace avec énergie les victoires qui venaient de couronner les efforts multipliés de nos braves défenseurs pour la prise de Toulon ; animés des mêmes transports patriotiques, tous les citoyens chantèrent ensuite l’hymne des marseillais, alors la marche s’ouvrit ainsi qu’il suit. Les tambours, la Garde nationale, le drapeau, groupe d’habitants de tout âge et de tout sexe ; au milieu une charrue traînée par deux chevaux portait une gerbe de blé et était accompagnée de plusieurs citoyens portant des instruments aratoires ; deux premiers portaient en trophée, surmontés du génie de la liberté, les objets employés dans leurs travaux utiles et respectables, suivaient une herse et un traîneau sur lequel était un tonneau, de plus était assis un vigneron portant sur son épaule sa houe ; à la tête de la municipalité des députés marchaient, les deux plus anciens de la commune, derrière eux on voyait deux jeunes enfants qui portaient des sièges pour qu’ils puissent se reposer aux stations. Venait ensuite le char entouré de jeunes filles vêtues de blanc qui chantaient des hymnes à la liberté.
Arrivé au lieu du rendez-vous, l’on inaugura l’arbre de la liberté. Le citoyen Dolhery prononça un discours analogue à la cérémonie qui lut suivi de l’hymne « Veillons au salut de l’Empire ». Dans le même ordre et après avoir fait le tour de l’arbre de la liberté, le cortège se rendit au temple de la Raison et, en la présence des divinités chéries, la Liberté et l’Égalité, tous les citoyens exprimèrent leurs sentiments non équivoques au milieu des chants les plus patriotiques. Le citoyen Berthou prononça un discours énergique bien fait, pour faire courir à d’autres combats et à d’autres victoires tous les amis de la liberté. Alors on annonça l’arrivée des habitants de Villeneuve, ayant leur maire à leur tête, ils venaient mêler leurs cris de joie avec leurs frères de Crosne, ils venaient dans des embrassements fraternels prouver à tous les tyrans, qu’un peuple de frères et amis n’en peut plus de supporter leur vice et leurs forfaits. Le maire exprima en peu de mots ses sentiments, au nom des habitants de Villeneuve, chacun lui répondit par des cris répétés de « Vive la République », « La liberté ou la mort », Le citoyen Legrand, commissaire des représentants du peuple alors en cette commune, lut une adresse aux habitants des campagnes, et, après avoir chanté des hymnes, tous les citoyens allèrent danser autour de l’arbre de la liberté. Pendant cet intervalle, on dressa des tables dans le temple où l’on retrouva des mets frugals, chacun partagea avec ses frères ; la gaieté franche embellit ce festin patriotique, dans les mêmes coupes chacun puisa les mêmes sentiments, et Crosne n’eut qu’un regret dans un si beau jour, ce fut de ne pouvoir serrer dans ses bras, ses enfants qui combattaient les tyrans sur les frontières.
Le soir, une jolie illumination fut le commencement d’un bal charmant. Tous les cœurs étaient à l’unisson, ce au plus haut degré de sensibilité, tous les yeux se tournèrent sans cesse vers la liberté, dans toutes les bouches était son nom. À l’instar de leurs pères, les enfants même, dans de petits combats singuliers, à ce nom sacré prouvaient qu’il faudrait anéantir tous les Français jusqu’au plus petit pour détruire le germe de la liberté trop longtemps étouffé dans leurs cœurs par les infâmes manœuvres des prêtres et des rois ; tout était dans la nature, tout était sublime. Le lendemain encore était un jour de fête ; même transport, même joie ; le surlendemain, chacun quitta sa chaumière pour se rendre à ses travaux respectables, les mères en allaitant leurs enfants, en préparant le repas de leurs hommes, la jeunesse en allant aux écoles, répétaient encore : « Vive la liberté, vive la République, siècle heureux tu nous prouves que la liberté ne perdra jamais ses droits. »
Crosne, le 12 nivôse de l’an II de la République une et indivisible.
Annexe. DÉCRET INSTITUANT LE CALENDRIER RÉVOLUTIONNAIRE 5 OCTOBRE 1793
article premier. L’ère des Français compte de la fondation de la République, qui a eu lieu le 22 septembre 1792 de l’ère vulgaire, jour où le soleil est arrivé à l’équinoxe vrai d’automne, en entrant dans le signe de la balance à 9 h. 18 m. 30 s. du matin, pour l’observatoire de Paris.
ART. 2. L’ère vulgaire est abolie pour les usages civils.
ART. 3. Le commencement de chaque année est fixé à minuit commençant le jour où tombe l’équinoxe vrai d’automne pour l’observatoire de Paris.
ART. 4. La première année de la République française a commencé à minuit 22 septembre 1792, et a fini à minuit séparant le 21 du 22 septembre 1793.
ART. 5. La deuxième année a commencé le 22 septembre 1793 à minuit, l’équinoxe vrai d’automne étant arrivé pour l’observatoire de Paris à 3 h. 7 m. 19 s. du soir.
ART. 6. Le décret qui fixait le commencement de la seconde année au 1er janvier 1793, est rapporté. Tous les actes datés de l’an II de la République, passés dans le courant du 1er janvier au 22 septembre exclusivement, sont regardés comme appartenant à la première année de la République.
ART. 7. L’année est divisée en douze mois égaux de trente jours chacun, après lesquels suivent cinq jours pour compléter l’année ordinaire et qui n’appartiennent à aucun mois, ils sont appelés les jours complémentaires.
ART. 8. Chaque mois est divisé en trois parties égales, de dix jours chacune, et qui sont appelée décades, distinguées entre elles par première, seconde et troisième.
ART. 9. Les mois, les jours de la décade, les jours complémentaires, sont désignés par les dénominations ordinales, premier, second, troisième, etc., mois de l’année premier, second, troisième, etc., jour de la décade premier, second, troisième, etc., jour complémentaire.
ART. 10. En mémoire de la Révolution qui, après quatre ans, a conduit la France au gouvernement républicain, la période bissextile de quatre ans est appelée la Franciade. Le jour intercalaire qui doit terminer cette période est appelé le jour de la Révolution. Ce jour est placé après les cinq complémentaires.
ART. 11. Le jour, de minuit à minuit, est divisé en dix parties, chaque partie en dix autres, ainsi de suite, jusqu’à la plus petite portion commensurable de la durée. Cet article ne sera de rigueur pour les actes publics, qu’à compter du premier jour du premier mois de la troisième année de la République.
ART. 12. Le Comité d’instruction publique est chargé de faire imprimer en différents formats le nouveau calendrier, avec une instruction simple pour en expliquer les principes et les usages les plus familiers.
ART. 13. Le nouveau calendrier, ainsi que l’instruction, seront envoyés aux corps administratifs, aux municipalités, aux tribunaux, aux juges de paix et à tous les officiers publics, aux instituteurs et professeurs, aux armées et aux Sociétés populaires. Le conseil exécutif provisoire le fera passer aux ministres, consuls et autres agents de France dans les pays étrangers.
ART. 14. Tous les actes publics seront datés suivant la nouvelle organisation de l’année.
ART. 15. Les professeurs, les instituteurs et institutrices, les pères et mères de familles, et tous ceux qui dirigent l’éducation des enfants de la République, s’empresseront de leur expliquer le nouveau calendrier, conformément à l’instruction qui y est annexée.
ART. 16. Tous les quatre ans, ou toutes les Franciades, au jour de la Révolution, il sera célébré des jeux républicains, en mémoire de la Révolution française.
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