Chapitre III. Les Amériques ibériques

p. 63-71


Texte intégral

1Les empires ibériques constitués au xvie siècle dans les expéditions qui suivent le traité de Tordesillas connaissent des évolutions parallèles et concurrentes au cours d’un xviiie siècle marqué par une reprise commerciale certaine, une vigoureuse réorganisation administrative des colonies, et des tensions croissantes entre les milieux représentant directement les métropoles et les mondes des créoles (blancs). La conjonction des effets du « despotisme éclairé » appliqué aux empires coloniaux, du développement de « cultures » indiennes et créoles, du poids grandissant des esclaves noirs aboutit à des cycles de révoltes, toutes particulières, qui ne remettent pas en cause les liens essentiels avec les métropoles, et se distinguent ainsi du processus de l’Indépendance des États-Unis d’Amérique du Nord. Il convient de dégager les traits essentiels de la montée des révoltes dans chacun des empires ibériques, avant de les comparer et les confronter aux caractères de la « révolution » américaine, et de les situer dans le processus plus global de l’indépendance de l’ensemble de l’Amérique latine.

Les révoltes dans l’empire espagnol

2L’empire espagnol des « nouveaux mondes » américains, fondé entre 1492 et 1550 pendant le règne de Charles Quint, connaît des évolutions spectaculaires au xviiie siècle, après deux siècles de stagnation ou de déclin dans de nombreux domaines (démographique, commercial). Cet ensemble discontinu de plus de 10 millions de kilomètres carrés entre les vice-royautés de la Nouvelle Espagne (le Mexique) et du Rio de la Plata (Argentine, 1776) est secoué par des révoltes de deux origines et de deux natures différentes. D’une part, les Indiens, évalués à plus de 7 millions de personnes vers 1770, entrent en résistance – au Pérou particulièrement –, dans des révoltes d’où émerge le mouvement de Tupac Amaru II. De l’autre, les créoles (colons blancs nés en Amérique) affirment leurs différences et s’opposent à certaines réformes du « despotisme éclairé » de Charles III. En confrontant les deux types d’insurrection, on peut poser la question du décalage d’une génération entre la révolution des États-Unis et les mouvements d’indépendance d’Amérique latine.

Les questions indiennes

3On a pu considérer le xviie siècle comme un siècle calme sur le plan des révoltes des Indiens dans l’empire espagnol. Entre l’insurrection du cacique Tupac Amaru, supplicié en 1572 à Cuzco et les années 1750, les révoltes touchent des populations marginales comme les Araucans au Chili (1653) ou les populations des hauts plateaux boliviens. Une fois refermée la page de la défense par Vittoria, Las Casas et leurs émules de la cause indienne (entre 1511, les lois de Burgos et la controverse de Valladolid, en 1550-1551), le statut des autochtones semblait avoir été précisé et pérennisé.

4Depuis la conquête, la condition indienne – dans ses différentes identités : Aztèques, Mayas, Incas, Araucans, Chibchas… – répond à des conventions et à des normes « classiques ». Les Indiens vivent dans le cadre de communautés et de petites républiques, sous le contrôle de leurs caciques et la tutelle des gouverneurs espagnols, parfois dans des Reductiones dirigées par des jésuites (au Paraguay et en Amazone), jusqu’à leur interdiction, entre 1759 et 1773. La séparation est totale dans les campagnes, partielle en ville. Depuis 1700-1740, les populations indiennes sont en plein renouveau démographique, tant au Mexique (plus 40 % en un demi-siècle) qu’au Pérou où le rythme s’accélère encore après 1770. Ce doublement en moins de deux siècles ne rattrape certainement pas la situation initiale, mais pose les problèmes des terres indiennes (en théorie inaliénables) et de la montée de l’indigence. La condition juridique ne s’est pas modifiée, tant la reprise des exclusions et des interdits (professionnels, vestimentaires) est radicale, à quelques élites près, celles des caciques et curacas indiens possédant une « double culture » et jouant un rôle administratif ambigu d’intermédiaires et de garants de la domination espagnole. La main-d’œuvre, qui échappe à l’esclavage, dans sa définition la plus stricte (par la papauté entre 1537 et 1674, comme par la monarchie), est toujours requise (requierimento par un notaire ou un homme de loi) dans les trois domaines de l’exploitation coloniale initiale : les mines d’argent (Mexique et Potosi), en plein déclin au début du xviiie siècle après avoir joué le rôle que l’on connaît dans l’économie européenne ; les ateliers de tissage (obrajes), plus rentables mais où les conditions de travail sont les pires ; les grands domaines cultivés (haciendas) ou d’élevage (estancias) où les Indiens occupent le bas de l’échelle, sous les ordres de métis et des créoles. Les pratiques les plus « classiques » d’exploitation des populations indiennes (impôts, corvées, achat forcé ou repartimiento) perdurent. La contestation se traduit davantage par le « mauvais gré » et le sabotage que par des révoltes violentes avant la seconde moitié du siècle des Lumières (catholiques).

Un climat nouveau

5Les années 1720-1740 voient la montée de nouvelles formes de contestation de la part des Indiens, sous deux formes complémentaires. L’une est dans la réappropriation de la mémoire collective, dans des élites indiennes frottées d’une double culture. Pour les Incas, elle est tirée des œuvres de Garcilaso, métis de sang royal éduqué à l’espagnole : Commentaires royaux des Incas (1609) et Histoire générale du Pérou (1617), qui appuient leur patriotisme sur le passé mythique de la colonisation espagnole. Dès 1739, paraît un manifeste pour la restauration de la monarchie inca contre la conquête espagnole, reprenant les arguments de Vittoria et de Las Casas, relatifs à l’illégitimité, à la brutalité, à la tyrannie et au « vandalisme » des conquistadores. Les pionniers des révoltes reprennent le nom des empereurs déchus par les conquistadores, Atahualpa en 1750 au Pérou (révolte de Santos) ou Moctezuma au Mexique en 1760. Les problèmes posés par la poussée démographique et l’accentuation de la pression fiscale par les autorités espagnoles et les corregidores (fonctionnaires chargés des finances, de la police et de la justice) se conjuguent avec ce « nationalisme » indien. Les rébellions gagnent alors une large part des villages indigènes. On compte 16 révoltes indiennes entre 1750 et 1760, mais 55 entre 1770 et 1780 ! Les frères Catari en Bolivie (1776-1780) et Quispe Tito, près de Cuzco en 1777, illustrent cette poussée contestataire.

6Le mouvement le plus menaçant pour le pouvoir espagnol est celui dirigé en 1780 par Gabriel Condorcanqui, dit Tupac Amaru II, cacique de plusieurs villages proches de Cuzco. La révolte des premières troupes est dirigée contre les percepteurs d’un tribut qui ne cesse d’être augmenté. Elle prend ensuite des formes sociales spécifiques, puisqu’elle s’oppose à l’exploitation dans les obrajes par la destruction des machines à tisser, ainsi qu’à la confiscation « physiocratique » de terres jusque-là inaliénables, par leur occupation. La crainte des autorités espagnoles réside dans la composition de l’armée de Tupac Amaru II, et dans l’extension de la révolte. Renforcée un moment par l’appui de paysans, de métis, de couches moyennes et d’esclaves noirs, voire de petits créoles blancs, elle obtient des succès dans sept subdélégations et réunit jusqu’à 20 000 hommes, au moment de mettre le siège devant la ville de Cuzco, au début de l’année 1781. À ce moment, la propagande de Tupac Amaru II regroupe des couches diverses opposées à la Couronne, un front susceptible d’ébranler les fondements de l’Empire. Des voyageurs contemporains comme Humboldt notent le parallélisme de la révolte avec la victoire contemporaine des Insurgents américains sur l’Angleterre. Mais l’échec du siège entraîne un repli sur les forces des Incas par rivalités et exclusives à l’égard des autres composantes. La révolte se délite, jusqu’à l’arrestation (en avril 1781) du cacique et son supplice à Cuzco, deux siècles après son ancêtre ! La répression militaire, qui se termine en 1783, est à l’image des peurs provoquées par la révolte dans les élites espagnoles et créoles. Les leçons de la révolte sont alors tirées en partie par la Couronne. Une organisation spécifique est mise en place pour la province de Cuzco, transformée en audiencia. Des réformes profondes sont tentées, comme la fin des
repartimientos, après deux siècles d’exploitation, et l’abolition de certains abus administratifs. Mais les Indiens n’en profitent guère, quand l’application dépend de corregidores créoles. Il resterait à situer ces révoltes dans une typologie plus large, étendue à l’Europe – révolte antifiscale, soulèvements paysans et ruraux –, et à prendre en compte les éléments d’une résistance noire spécifique à l’empire colonial espagnol, dont nous ne commençons qu’à entrevoir les prémisses. Mais le lien possible entre Indiens et créoles vient de se briser, face à la peur sociale née de l’exacerbation de la révolte des Incas. Les cultures politiques créoles et indiennes prennent des chemins résolument divergents.

Les révoltes créoles et les comuneros

7Dès le xvie siècle, l’opposition des colons nés sur place et des Espagnols de souche devient sensible, dans les mentalités comme dans les pratiques administratives et économiques. D’une part, les intellectuels espagnols dévalorisent les créoles (nom péjoratif définissant d’abord les esclaves d’Amérique par rapport à ceux venus d’Afrique). La naissance sur le sol américain (Indianos) devient une tâche pour les uns, un motif de fierté et de différence pour les autres. La littérature traduit cette hiérarchisation mutuelle de la considération ou du mépris. L’histoire de l’empire devient celle d’une concurrence entre les hidalgos espagnols et les créoles, pour les places les plus rémunératrices, y compris dans le domaine religieux. Les créoles des villes réclament la clause de préférence (la prélation) et contestent l’autorité de l’Espagne, du haut clergé et des jésuites, au nom de l’autonomie et des franchises de l’antique « constitution espagnole », et de l’établissement de leurs droits acquis au cours de l’histoire de l’Empire. Mais le « despotisme éclairé » de Charles III et de ses ministres conduit à une hispanisation croissante des cadres administratifs et fiscaux. Les vice-royautés nouvelles, les intendances et subdélégations (si l’on adopte le vocabulaire du « modèle français », de Cuba en 1765 à Rio de la Plata en 1789), voire les audiences, le monde des procureurs, jusqu’aux corregidores sont réservés aux Espagnols, dans une rationalisation croissante et une aggravation des exigences fiscales et commerciales de la métropole.

8Des révoltes créoles spécifiques se développent alors, parallèlement aux révoltes indiennes, qu’elles peuvent rencontrer, voire intégrer, sans aller jusqu’à constituer un front cohérent, malgré des espaces de recoupement de la contestation administrative et fiscale. Les « foules » créoles se nomment comuneros, pour rappeler les origines communales (ou communautaires) des rébellions espagnoles à Caracas, Quito (1765) ou en Bolivie. De janvier à avril 1780, une armée de comuneros se constitue en Nouvelle Grenade, au nord de Bogota, à Socorre. Elle exige du gouverneur Gutteriez de Pineres des réformes fiscales et administratives, avant de se dissoudre, entre concessions et répression. Malgré le soutien de membres des couches populaires (10 000 Indiens à l’apogée du mouvement !), la révolte est le fait de Blancs et de métis. La conclusion de l’insurrection est originale : certains chefs sont nommés à des postes administratifs intermédiaires. Les impôts nouveaux, causes directes du soulèvement sont supprimés, certains autres abaissés, le temps de désamorcer et de diviser les insurgés. La répression s’abat alors sur les créoles restés dissidents et les couches les plus populaires !

9Contrairement à certaines conclusions un peu « rapides » (Meyer, 1996), il s’agit bien de révoltes, d’une ampleur et d’une portée considérables. On ne peut toutefois pas parler de mouvements précurseurs de l’indépendance car ces révoltes plongent dans un passé espagnol et américain, à bien décrypter. Mais une ébauche de sentiment national, d’appartenance au continent américain par opposition à l’Espagne, est en train de se faire jour en des termes voisins de soulèvements des créoles du Brésil portugais.

L’exception brésilienne

10Dans le Brésil portugais, l’histoire des révoltes est plus diffuse et plus délicate que dans l’empire espagnol.

11Les structures des années 1770 conservent bien des traits « classiques » de la colonisation du début du xvie siècle. Du point de vue politique, le partage du pouvoir se fait entre la métropole et les grands dignitaires privés, héritiers des donataires et des capitaines de la conquête. Le roi nomme et dirige les grands fonctionnaires de justice, de police et de finances, le gouverneur général (depuis 1577), ses subordonnés. Le clergé est omniprésent, principalement les missionnaires (surtout jésuites et franciscains) auprès des Indiens Tupis, dont ils assurent la moralisation, l’assistance, voire la reconnaissance de l’identité culturelle et linguistique dans des réductions comparables aux missions espagnoles, non sans la satisfaction d’intérêts économiques et une exploitation croissante, dénoncée par les moralistes.

12Les Indiens et une masse croissante de « bois d’ébène » connaissent un double esclavage dans le cadre des cycles de mise en valeur jusqu’à l’épuisement des richesses du pays, du bois à l’or en passant par la canne à sucre.

13Toute l’économie de la colonie repose sur les esclaves, dans le cadre de l’économie dominante de la plantation, héritée d’un cycle de la canne à sucre qui s’essouffle à la fin du xviie siècle. Le xviiie siècle est celui du retour au cycle de l’or, dans le Minas Gerais, favorable à une reprise de l’immigration européenne. À partir de la décennie 1770-1780, la grande plantation reprend le dessus dans le nouveau cycle du café, qui répand l’esclavagisme dans les terres propices du Sud et de la région de São Paulo, ces nouveaux fronts du dynamisme économique de l’empire. La population du Brésil est évaluée à 1,5 millions d’habitants en 1776, dont près de 400 000 Blancs, et 800 000 esclaves. La mortalité de ces derniers est considérable dans la mesure où l’espérance de vie du bozale est estimée à 7 ans et que plus de 2,5 millions d’esclaves auraient été transplantés des côtes africaines (golfe de Guinée, Al Mina et Mozambique) au cours du xviiie siècle. La société brésilienne est aristocratique, patriarcale et féodale par essence. L’exploitation de la main-d’œuvre se fait dans les plantations de « l’industrie sucrière », dans les fazendas où les caboclos (journaliers agricoles) vivent une sorte de servage aggravé. La violence se lit dans les expéditions de bandeirantes raflant les Indiens des missions jésuites et des garimpeiros employant 100 000 esclaves noirs pour produire 10 tonnes d’or annuelles dans les années 1770-1780.

14La deuxième moitié du xviiie siècle est marquée par les réformes du ministre Pombal, dans une version portugaise du despotisme éclairé appliqué à une colonie en voie de rationalisation. Les créoles se satisfont de l’interdiction de la Compagnie de Jésus en 1759 et de la reprise de la guerre avec l’Espagne dans les années 1772-1777, pour la délimitation des frontières respectives. Mais ils contestent la politique commerciale, la création de compagnies d’état à monopole et la politique administrative et fiscale. Les révoltes d’Indiens et d’esclaves sont moins apparentes qu’en Amérique espagnole. Des républiques éphémères de nègres marrons se constituent aux marges des plantations. L’histoire des nègres marrons au Brésil est encore en friche (en langue française) tant elle véhicule des schémas et des postulats à confirmer par des études de terrain. Nous ne sommes pas totalement convaincu par l’hypothèse du Noir brésilien, intermédiaire entre les colons et les Indiens, vecteur essentiel de l’acculturation de ces derniers, par la synthèse culturelle et religieuse qu’il représente, au carrefour de métissages plus ou moins mythifiés (Gilbert Freyre, Frédéric Mauro, Jean Meyer). Chaque ethnie contribuerait, à sa manière, à une répartition des tâches profitable à la communauté, à favoriser des formes de syncrétisme religieux, à assumer l’« exception portugaise » d’une colonie de peuplement fondée sur la mobilité et la « miscibilité » ? Le poids des grands propriétaires (de leurs milices) et le rôle de l’armée sont dissuasifs, étouffant, avec le concours ou l’indifférence des administrateurs, les soulèvements d’esclaves et dans les révoltes indiennes, dont l’histoire reste à écrire, à la différence de l’empire espagnol. Les conquêtes du Sertão et des marges de l’Amazonie restent marquées par les expulsions, les déportations, les spoliations, sans que ces inégalités croissantes s’inscrivent dans la littérature ou les mentalités. Les révoltes « connues » viennent donc des milieux créoles, sous les influences difficiles à démêler (en raison de la censure) des révolutions américaine et française.

15La Conjuration de Tiradentes, dans le Minas Gerais est la plus dangereuse pour le pouvoir. Elle est dirigée à Bahia par Joaquim José Da Silva Xavier, dans la configuration d’une société secrète. Bahia est à cette époque une capitale déchue, de près de 50 000 habitants, un foyer de contacts pour un peuplement diversifié et inégalitaire. Tiradentes est le surnom d’un aventurier, tour à tour militaire (sous-lieutenant des dragons), médecin et dentiste (« l’arracheur de dents »), commerçant et colporteur. Le programme de la conjuration qu’il dirige dénonce l’injustice de la pression fiscale du gouverneur Fernando de Mendoza. Comme son homologue de Colombie, il se faisait fort de percevoir la derrama, l’écart entre les rentrées fiscales du quinto et ce qu’aurait dû rapporter l’impôt selon la Couronne. Mais le manifeste proteste également contre les inégalités de répartition de la terre, la tyrannie du gouvernement, dans un mélange de références à l’Antiquité, au despotisme éclairé (idéal), à des philosophes radicaux comme Raynal et Mably, à la révolution américaine. La conjuration est dénoncée (contre récompense) en mai 1789 (au moment des États généraux en France), le procès durant près de trois années avant l’exécution de Tiradentes, par pendaison, le 21 avril 1792.

16Le modèle de la révolution (sans-culotte et jacobine) est repris lors d’une conjuration en 1798, toujours à Bahia. Elle est le fait d’intellectuels en liaison avec des « sans-culottes » (?) brésiliens, réclamant un régime républicain, appelant à la Liberté, à l’amélioration de la condition des militaires, menaçant les contre-révolutionnaires et faisant l’apologie de la Révolution française ! Cette révolte se conclut par le jugement de 50 accusés et l’exécution de quatre meneurs en novembre 1799, au moment du coup d’État de Bonaparte. Ces mouvements urbains, très particuliers, diffèrent des soulèvements créoles de l’Amérique espagnole, si les motifs conservent bien des traits communs.

17La fermentation dans les universités et la bourgeoisie créole ne va cependant pas jusqu’à envisager une révolution « à la française » en raison de fortes contradictions sociales et religieuses et de la permanence de structures féodales et seigneuriales contraignantes. L’indépendance se fera de façon originale par la présence d’une tête couronnée à Bahia, dans une sorte de séparation à l’amiable avec la métropole, garantissant l’essentiel des intérêts des couches dirigeantes et possédantes, dans un mépris quasi général des droits des « minorités » (au sens du statut) marginalisées que sont les esclaves, les métis et les populations indiennes.

Les raisons d’un décalage

18L’indépendance des colonies espagnoles et du Brésil suit de plus d’une génération celle des États-Unis (1810-1824 contre 1776-1783). Les historiens se sont interrogés sur ce décalage et les influences décisives dans le processus de prise de conscience révolutionnaire. Il semble que les influences françaises et anglaises aient été exagérées. Le xviiie siècle est le théâtre d’une rénovation générale des cadres de pensée des élites. Elle commence par les Bourbons d’Espagne eux-mêmes qui ont tenté de moderniser leur exploitation, dans un mouvement intellectuel et scientifique que l’on a qualifié de « Lumières catholiques », sensible dans l’enseignement, l’apogée des explorations du continent (et des aventures dans le Pacifique), et l’émergence de figures créoles de ces Lumières. Ce mouvement se retrouve dans le Brésil portugais, où la dynamique culturelle urbaine a pu jouer à plein. La presse créole traduit l’ampleur de la percée d’une opinion publique, peu influencée par la pensée politique d’une Angleterre perçue comme l’adversaire. L’influence de la révolution américaine voisine est plus évidente dans la similitude (à distance) des situations et des réactions des colons créoles, que dans l’expansion directe des idées et des pratiques des Insurgents et « patriotes ». Des personnages de l’indépendance comme Miranda doivent autant à leur séjour en Europe révolutionnaire qu’aux États-Unis leur vocation contestataire. On a fait de Voltaire et de Rousseau les maîtres à penser des indépendantistes américains ibériques. Mais leur influence ne touchait que des cercles restreints de la bonne bourgeoisie urbaine de Lima, Mexico, Bahia ou Rio de Janeiro. Les créoles en lutte ont toujours placé leurs mouvements sous le signe de la religion catholique, en contraste absolu avec la politique religieuse des assemblées successives de la Révolution française. Ils partagent également un vif sentiment commun d’américanité qui les éloigne de la vieille Europe, des métropoles et d’un sentiment diffus de supériorité des métropolitains sur les populations nées dans les nouveaux mondes. Il semble enfin que les révoltes indiennes, puis des colonies d’esclaves aient éloigné les responsables créoles de révolutions « populaires » où le partage des pouvoirs serait aléatoire. Les créoles ont soutenu la monarchie espagnole dans sa croisade contre la Convention, avant de vivre avec réserves le rapprochement entre France et Espagne sous le Directoire. Les créoles brésiliens resteront largement « loyalistes » pendant les guerres opposant leur État à la France révolutionnaire. Tous semblent faire le partage entre certains buts de la Révolution française (à atteindre) et la volonté d’éviter ses excès, entre la Déclaration des droits et le constitutionnalisme d’une part, le jacobinisme de l’autre. Les révolutions et la lutte contre l’Angleterre (entre 1795 et 1802) ont toutefois éloigné les colonies de leurs métropoles et favorisé les échanges avec les neutres et les Américains. Quand le monopole est rétabli après la paix d’Amiens, il est déjà trop tard pour renouer. Les trois coups de l’indépendance résonnent dès 1805 avec Miranda, en attendant la génération qui mènera à bien les indépendances de l’ensemble des colonies ibériques…

19Il resterait à connaître le poids du sentiment émergent d’appartenance à l’Amérique dans les élites des États-Unis, de l’Amérique espagnole et de l’Amérique portugaise pour donner un sens plus large à cet ensemble de révoltes et de révolutions qui ont secoué le continent entre 1773 et 1825. Dans le même temps la question des esclaves connaissait des développements contrastés et tragiques dans le monde des Antilles et des Caraïbes…

Bibliographie

BIBLIOGRAPHIE

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Godoy Scarlett O’Phelan, Rebellions and revolts in xviiith century Peru and Upper Peru, Cologne-Vienne, Bölhau, 1985

Annexe

Annexe. LES RÉVOLTES EN AMERIQUE IBÉRIQUE

La révolte de Tupac Amaru selon un contemporain

Bien des exemples modernes nous enseignent à quel point il est périlleux de laisser les Indiens constituer un status in statu et de perpétuer leur ségrégation, la rusticité de coutumes, leur misère et, par conséquent les motifs de leur haine envers les autres castes. Ces mêmes Indiens stupides, indolents et qui se laissent donner des coups patiemment aux portes des églises, se montrent astucieux, actifs, courageux et cruels, chaque fois qu’ils agissent ensemble.

Il convient de donner la preuve d’une telle assertion. La grande rébellion de 1781 a été sur le point de ravir au roi d’Espagne toute la partie montagnarde du Pérou, au moment même où la Grande-Bretagne perdait presque toutes ses colonies sur le continent américain. José Gabriel Condorcanqui connu sous le nom de l’Inca Tupac Amaru se présenta à la tête d’une armée indienne sous les murs du Cuzco. C’était le fils du cacique de Tungasuca, village de la province de Tinta… La famille Condorcanqui se dit descendante de l’Inca Sayri Tupac, qui disparut dans l’épaisseur de la forêt à l’est de Vilcabamba, et de l’Inca Tupac Amaru qui, contre les ordres de Philippe II, fut décapité par le vice-roi don Francisco de Toledo. José Gabriel avait été éduqué avec quelque soin à Lima et revint dans la Sierra après avoir sollicité en vain de la cour d’Espagne le titre de marquis d’Oropesa que portait la famille de Sayri Tupac. Son esprit de vengeance le conduisit à soulever les Indiens de la Sierra qui étaient irrités contre le corregidor Arriaga. Le village le reconnut comme descendant de ses véritables souverains et comme fils du Soleil. Le jeune homme profita de l’enthousiasme populaire qu’il avait excité avec les symboles de l’antique grandeur de l’Empire du Cuzco et il ceignit son front de la coiffure impériale des Incas du Soleil. Lors de ses premières campagnes, il protégea les ecclésiastiques et les Américains de toutes les couleurs. Ne pourchassant que les Européens, il se forma un parti même chez les Métis et les Créoles. Mais les Indiens se méfiant de la sincérité de ses nouveaux alliés, firent très bientôt une guerre d’extermination à tous ceux qui n’étaient pas de leur race. José Gabriel Tupac Amaru, dont je conserve des lettres où il s’intitule Inca du Pérou, fut moins cruel que son cousin germain Diego et surtout moins que son neveu Andrés Condorcanqui, lequel, âgé de 17 ans, fit preuve de grands talents, mais aussi d’un caractère sanguinaire. Ce soulèvement me semble être peu connu en Europe, et je donnerai sur lui des informations plus précises dans la narration historique de mon voyage qui a duré près de deux ans. Tupac Amaru avait fait la conquête des provinces de Quispicanchi, Tinta, Lampa, Azangaro, Carabaya et Chumbivilcas quand les Espagnols le firent prisonnier lui et toute sa famille, et tous furent écartelés dans la ville du Cuzco. Le soi-disant Inca avait inspiré un grand respect aux indigènes qui, malgré leur crainte des Espagnols et bien qu’ils fussent entourés d’une armée victorieuse, se prosternèrent en présence du dernier fils du Soleil, lorsque celui-ci traversa les rues pour aller au supplice. Le cousin germain de José Gabriel Condorcanqui, connu sous le nom de Diego Cristobal Tupac Amaru, ne perdit la vie que bien après la fin de cette commotion révolutionnaire des Indiens du Pérou. Lorsque le chef tomba entre les mains des Espagnols, Diego se rendit volontairement afin de profiter de la grâce qui fut promise au nom du roi, au moyen d’une convention signée entre lui et le général espagnol à Sicuani, dans la province de Tinta. Il vécut tranquillement avec sa famille jusqu’à ce qu’une politique insidieuse et pleine de ruse l’emprisonne sous le prétexte d’une nouvelle conspiration. Les horreurs que les naturels du Pérou ont commises contre les Blancs en 1781 et 1782 dans la cordillère des Andes se répétèrent vingt ans après dans les montagnes de Riobamba. Il est du plus haut intérêt, même pour les familles européennes établies depuis des siècles dans le Nouveau Monde, de s’occuper des Indiens et de les tirer de leur présent état de barbarie, d’abattement et de misère.

Alexandre de Humboldt, Essai politique sur le royaume de Nouvelle-Espagne (1810-1811).


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