Octave Mirbeau et les animaux ou les fables cyniques d'un indigné permanent
p. 57-70
Texte intégral
1« Né avec le don fatal de sentir vivement, de sentir jusqu’à la douleur1 », comme les narrateurs de Dans le ciel et des Souvenirs d’un pauvre diable, Octave Mirbeau était doté d’une étonnante capacité de sympathie, au sens fort du terme, c’est-à-dire d’aptitude à « souffrir avec ». Pas seulement avec ses congénères bipèdes, d’ailleurs, mais aussi avec tous les animaux, à ailes ou à pattes, y compris ceux qui souffrent d’une fâcheuse réputation, à l’instar du crapaud2. Son amour des animaux n’a fait que se renforcer au fil des ans et des déceptions, au fur et à mesure que les hommes trahissaient si douloureusement ses espérances et étalaient leurs bassesses et turpitudes. Ce n’est évidemment pas un hasard si, au soir de sa vie, dans sa dernière fiction, achevée par Léon Werth, à une époque où, gravement affaibli, il avait le plus grand mal à tenir sa plume, il a renoncé aux héros de roman, avec tout ce qu’ils impliquent d’idéalisation suspecte, et choisi, pour personnage principal et éponyme, non pas un de ces êtres supposés pensants et dotés de sentiments humains, mais son propre chien, Dingo, alors que, aux dires d’éminents savants, il ne disposerait, pas plus que ses congénères, ni d’une intelligence rationnelle, ni d’un langage articulé. Le romancier ne s’en amuse pas moins à lui donner la parole, histoire de balayer ces présomptions abusives, indûment parées du sceau de la scientificité, et à nous transmettre, des animaux en général, et du chien en particulier, une image bien différente.
Supériorité des animaux ?
2D’une façon générale, Mirbeau considère que, pour gérer leur comportement, les hommes sont sensiblement moins bien lotis que les animaux :
Tous les animaux ont des préférences, c’est-à-dire le jugement critique qui pèse le pour et le contre, le pire et le mieux, leur fait choisir, avec infiniment plus de sagesse que nous, entre les êtres et les choses, la chose ou l’être qui s’adapte le mieux aux exigences de leurs besoins physiques et de leurs qualités morales. En les torturant, en les massacrant, comme nous faisons tous, pour notre nourriture, pour notre parure, pour notre plaisir et pour notre science si incertaine, au lieu de les associer à nos efforts, savons-nous bien ce que nous détruisons, en eux, de vie complémentaire de la nôtre, par bien des côtés supérieure à la nôtre, en tout cas, aussi respectable que la nôtre3 ?
3Mirbeau prend donc le contre-pied de tous ceux qui, dans la lignée de Descartes, ont affirmé le caractère purement mécanique des actions et réactions des animaux-machines et ont réservé le monopole de la liberté à l’être humain, sous prétexte que seul il serait doté de raison : à ses yeux, au contraire, seuls les animaux sont libres, justement parce que leur raison ne vient pas perturber leur appréciation, instinctivement juste, de ce qui est bon pour eux… Leur instinct est un guide infiniment plus sûr que cette présomptueuse « raison » dont les humains se gargarisent. Ce qui est supposé constituer la grandeur de l’homme, la raison, est en réalité la plus grande de ses misères, comme l’avait bien vu Pascal…
4Par ailleurs, Mirbeau conteste la prétention des humains au monopole du langage. Pour lui, il est présomptueux d’affirmer que les chiens en sont fâcheusement dépourvus, comme il l’explique dans un texte manuscrit destiné à Dingo, mais finalement non inséré :
Pourquoi veut-on que les cordes vocales des chiens soient imparfaites, parce qu’elles ne sont pas physiologiquement pareilles aux nôtres ?… Est-ce que les chiens ont le même langage que nous ? Leurs cordes vocales sont adaptées à leur langage, ou, si vous l’aimez mieux, leur langage est adapté à leurs cordes vocales, comme le langage humain l’est aux cordes vocales de l’homme. Seulement, nous ne connaissons pas le langage des chiens… Et les savants, même les mieux intentionnés, comme Haeckel, honteux de proclamer leur ignorance, crient bien fort, pour sauver leur amour-propre : -Les chiens n’ont pas de langage4.
5Dans son roman-testament, Mirbeau va illustrer sa critique du scientisme borné et réhabiliter les chiens. Mais, pour ce faire, il va renoncer au roman prétendument réaliste et qui, selon lui, n’offre du monde, de la société et de l’homme qu’une vision partiale et mensongère, pour recourir à une fable, destinée à susciter des questionnements et à ouvrir les yeux de quelques-uns de ces « aveugles volontaires » qui constituent la majorité des lecteurs. Et cette fable, on est en droit de la qualifier de cynique au sens littéral du terme, pour une excellente raison : dans Dingo, c’est en effet le chien qui, nonobstant son appétit féroce pour les moutons, est paradoxalement chargé de donner à son maître, le père du cynique abbé Jules du roman homonyme de 18885, des leçons de nature et de cynisme philosophique…
Affection, observation et fantaisie
6Néanmoins, il serait faux d’en conclure qu’en recourant à la fable et à la fantaisie, proche souvent de la galéjade, Mirbeau témoigne de sa méconnaissance de la vie des animaux réels. Car il ne se contente pas de manifester une vive affection pour « nos amies les bêtes » : il a eu tout loisir de les observer avec une attention et une curiosité aiguisées par ses lectures, qu’il s’agisse d’animaux domestiques, chiens et chats, qui ont été pour lui des compagnons fidèles pendant toute sa vie, des insectes et petits mammifères rencontrés au cours de ses multiples promenades à travers champs et forêts, ou des animaux de ferme, omniprésents au cours de son enfance percheronne ou bretonne et, par la suite, dans les diverses maisons de campagne, où Alice et Octave ont même élevé des poules. Quoique simple « littérateur » et zoologiste dilettante, il entend donc bien prouver au « monde savant », qu’il sait « par nature peu accueillant aux libres observateurs, et, par système, franchement hostile aux incursions des littérateurs dans le domaine de la science6 », qu’il est tout à fait capable lui aussi de fournir des informations originales, et néanmoins tout à fait sérieuses, sur certaines mœurs animalières qui l’ont frappé. Même quand il s’amuse à faire converser chien et chat, Dingo et Miche, il ne prête à ses fraternelles créatures animales que des propos en adéquation avec leurs habituels comportements tels qu’il a pu les observer7 : on est, en cela, bien loin des Fables de La Fontaine ! Le désir de se servir des animaux, qu’il connaît d’expérience, pour incarner des idées, susciter l’étonnement, la réflexion ou le sourire complice du lecteur, n’exclut donc nullement la confrontation avec les publications scientifiques, ni a fortiori l’observation pour ainsi dire clinique, comme a pu le constater Michel Contart, vétérinaire et cynophile, quand il s’est penché sur le cas spécifique de Dingo qui, si exceptionnel qu’il soit, par ses exploits cynégétiques autant que par le farouche individualisme libertaire que lui prête son créateur, n’en est pas moins un chien comme beaucoup d’autres dans ses manières ordinaires, observées avec perspicacité8. Mais il aurait pu faire le même constat quand le romancier évoque, avec une compétence qui n’exclut pas l’humour, les chats et les oies, les poules et les chevaux9, les crapauds et les hérissons10.
7Il serait également erroné de s’imaginer que sa tendresse envers les animaux exclut toute distance critique et le pousse à les idéaliser pour nous les proposer en modèles alternatifs. Ainsi, dans La 628-E8 (1 907), le chien apparaît-il comme un animal dénaturé par l’homme, prêt à se faire écraser pour répondre à l’appel d’un maître imbécile et réduit au rôle de « stupide héros de la fidélité11, et les chevaux sont-ils présentés comme particulièrement stupides et dangereux. Même dans Dingo, le héros éponyme, si sympathique et héroïque qu’il soit, s’avère incapable de résister à ses instincts de prédateur amateur de chair fraîche, sans même avoir l’excuse d’être poussé par la faim, et il commet suffisamment d’erreurs de jugement12, si j’ose dire, qu’on ne saurait pas davantage faire de lui le porte-parole du romancier que ne l’étaient l’abbé Jules, du roman homonyme de 1888, ou la Clara du Jardin des supplices, ou la Célestine du Journal d’une femme de chambre : Mirbeau refuse décidément tout manichéisme et se garde bien d’apporter des solutions toutes faites, suspectes de simplisme et de parti pris, à des situations que les contradictions inhérentes à toutes choses rendent insolubles13. Il n’en reste pas moins que, nonobstant leurs limites liées, tantôt à leur état de nature échappant aux critères moraux, tantôt, au contraire, à l’esclavage auquel les a réduits l’homme, les animaux apparaissent globalement bien préférables aux bipèdes (in) humains dont Mirbeau peuple, avec une jubilation vengeresse, les campagnes et les villes de la France de la Troisième République. Aussi Samuel Lair est-il en droit de constater, à propos de Dingo, que la présence de ses précieuses qualités – « ardentes passions individualistes », « combativités généreuses » et « indépendance » – « inscrit en creux leur absence effective chez l’homme : Dingo cristallise en son âme les qualités morales que son maître désespère de rencontrer en ses semblables14 ». Et Pierre Dufief de constater, plus généralement, que « l’animal possède une personnalité, des qualités, que l’on rencontre rarement chez les hommes, comme le goût de l’indépendance15 ».
8Pour Mirbeau, la raison en est claire : les animaux, quand ils ne sont pas dénaturés par la société de l’homme, ont conservé une spontanéité et une énergie naturelles, que les artistes novateurs devraient essayer de retrouver, au terme d’une douloureuse ascèse16. Loin de nous apparaître comme des êtres inférieurs, des animaux tels que Dingo possèdent de telles qualités, enviées par le romancier, que les hommes seraient bien avisés de tirer des leçons de l’exemple qu’ils donnent. Clara, dans Le Jardin des supplices, y ajoute « le tigre et l’araignée », qui sont certes « des monstres », selon ses critères, mais comme le sont, prétend-elle, « tous les individus qui vivent, au-dessus des mensonges sociaux, dans la resplendissante et divine immoralité des choses17 ». Mais les choses seraient trop simples si le romancier se contentait de la vision très particulière de sa créature, qui ne se sert de l’exemple des animaux, libérés de toute entrave morale, que pour mieux justifier des pratiques scopophiles et sado-masochistes que réprouve l’éthique humaniste de Mirbeau. Dès lors les notions de bien et de mal perdent quelque peu de leur évidence et le lecteur commence à se sentir désorienté et mal à l’aise. Essayons d’y voir un peu plus clair.
Une fable
9L’idée de faire d’un chien fabuleux un véritable héros de roman est sans doute très ancienne, puisque, lors de son séjour à Audierne, en 1884, Mirbeau écrit à un ami qu’il « possède un chien tout à fait mystérieux et dont l’immoralité est prodigieuse ». Volé en Norvège et acheté à un paysan breton, ce chien, déjà mythique, est appelé Canard, parce qu’« il plonge comme ces volatiles et qu’il rapporte des mulets, des turbots et même des langoustes »… « D’un naturel doux et affectueux » – ce qui ne l’empêche pas d’avoir « failli étrangler un ivrogne » et rompre « les os du chien du maire » –, il semble « très heureux de partager [la] solitude » de l’écrivain en exil, dont il sera dorénavant « un compagnon précieux18 ». Peu après, dans une de ses Lettres de ma chaumière publiées en novembre 1885, Mirbeau évoque son ancien complice, disparu sans laisser de traces, dans une nouvelle intitulée « Les Eaux muettes », où il chante les exploits de ce « serviteur attentif, ingénieux, désintéressé et fier », doté d’une « épaisse crinière d’or fauve » et d’« yeux jaunes terribles et doux », « pareils à ceux des lions », et qui, déjà, « comprenait toutes choses19 ». Ce Canard, qui par bien des côtés rappelle les « bons chiens » chantés par Baudelaire, mais dont les yeux jaunes et terribles ont quelque chose de surnaturel, voire de diabolique20, est l’ancêtre direct de Dingo, canidé à la double nature, qui tient à la fois du loup et du chien, tout en n’étant ni l’un ni l’autre, selon une étymologie de la plus totale fantaisie21.
10En faisant d’un chien le héros éponyme de son tardif roman, après avoir élevé sa propre automobile au niveau d’une héroïne romanesque dans La 628-E8 (1907), Mirbeau poursuit sa mise à mort de la forme romanesque héritée du xixe siècle, avec ses ingrédients obligés que sont le romanesque, la composition, le code de vraisemblance et le code de crédibilité, en même temps qu’il manifeste une nouvelle fois sa méfiance et sa déception d’idéaliste impénitent à l’égard de l’indécrottable espèce humaine vouée dans son esprit à une condamnation radicale : « Dingo est l’histoire d’un chien. Ça me changera des hommes », écrivait-il à Francis Jourdain22. Mais le recours au chien présente bien d’autres intérêts pour le romancier : il symbolise la fidélité et le dévouement ; il est prêt à se battre, au péril de sa vie, pour défendre ses maîtres ou le troupeau dont il a la garde ; animal domestiqué par l’homme, il incarne la double postulation des êtres humains, déchirés entre nature et culture, instincts et contraintes de l’organisation sociale. À tous ces titres, il peut apparaître comme un double fraternel de l’écrivain, qui n’a cessé de se dévouer pour ses amis (Monet, Pissarro, Rodin, Schwob, Gourmont, Maeterlinck, Marguerite Audoux et beaucoup d’autres), qui s’est battu toute sa vie, bec et ongles, pour défendre les valeurs éthiques, esthétiques et sociales qu’il a faites siennes, après son « grand tournant » de 1884-1885, et qui, libertaire convaincu, a toujours eu la nostalgie d’un état de nature idéalisé en paradis perdu, tout en se frayant, dans le monde des hommes dénaturés et au sein d’un ordre social honni, un chemin tortueux vers le succès littéraire, la reconnaissance sociale et la richesse matérielle.
11Mais parvenu au dernier décours de sa vie, presque constamment malade, déçu dans ses espérances les plus tenaces, aigri à force de désillusions cruelles et devenu misanthrope pour avoir trop aimé les hommes23, le vieux lutteur n’est plus vraiment en état de continuer à faire trembler, avec la seule arme de sa plume, les grimaciers des lettres et des arts et les forbans de la politique et des affaires : il a besoin d’un substitut mythique pour poursuivre son œuvre de défenseur des « souffrants de ce monde », comme le lui écrivait Émile Zola à propos du Journal d’une femme de chambre24. Ce sera le rôle dévolu à Dingo : « Tel maître, tel chien », observe un personnage, le notaire Anselme Joliton25. Par le truchement de l’animal mué en justicier, Mirbeau ne se contente pas de se venger, avec des mots, de tous les maux qu’il a dû subir du fait de la sottise des uns et de la malfaisance des autres : il nous venge nous aussi, lecteurs, qui avons souffert comme lui et qui pouvons trouver, dans la verve rabelaisienne de ses caricatures jouissives, dans ses galéjades jubilatoires, dans son humour ravageur, de quoi panser nos blessures et transmuer nos frustrations en délectations. Loin de n’être qu’un dérisoire ornement de salon, comme l’était le grotesque Spy pour Juliette Roux du Calvaire (1886), Dingo s’élève, comme son maître, au rang de grand démystificateur : il est celui qui « lève les masques26 », à l’instar de la femme de chambre du Journal.
12Dans ce qui constitue, de son propre aveu, un « livre de satire sociale27 », Mirbeau met en œuvre tout un arsenal de procédés de distanciation destinés à toucher l’esprit du lecteur et à éveiller sa conscience critique : dans un univers de fantaisie, mais qui n’en ressemble pas moins beaucoup au nôtre et où tout continue de marcher à rebours du bon sens et de la justice, se conjuguent la farce et l’amplification à la façon de Rabelais, pour mieux faire ressortir l’absurdité des hommes et des institutions, la caricature au vitriol à la Daumier, pour rendre plus sensible leur férocité et l’humour noir dévastateur à la Swift, pour créer un choc pédagogique et susciter une réaction de l’esprit. Sous le regard impitoyable de l’observateur venu de la ville, le village de Cormeilles-en-Vexin, où il a passé quatre ans de sa vie, de 1904 à 1908, et qu’il rebaptise Ponteilles-en-Barcis, apparaît comme un microcosme où sont savoureusement concentrées, pour notre édification autant que pour notre délectation, toutes les pourritures et toutes les hideurs, celles des corps, et plus encore celles des âmes, les laideurs morales des individus et les turpitudes sociales et institutionnelles qu’il entend stigmatiser.
Une éthique cynique
13À l’instar des philosophes cyniques de l’Antiquité, Mirbeau se méfie des prétentions de la raison humaine et s’emploie à en souligner les limites, les contradictions et les dangers28. Il ne croit pas que la vérité, fût-elle scientifique, soit accessible et il ne voit, dans les idéologies, que des constructions subjectives et des mots, quand ce ne sont pas carrément ce qu’il appelle volontiers des « mystifications ». Pour un matérialiste radical comme lui, il serait vain de postuler un sens, et même de se poser la question du pourquoi des choses : l’homme est condamné à vivre, à souffrir et à mourir dans un univers qui est un « crime », comme l’écrit le narrateur de Dans le ciel29. Mais un crime sans criminel, ce qui est encore plus décourageant, car, dès lors, il n’y a plus personne contre qui déverser sa colère ou à qui adresser ses prières et ses lamentations. Livré à lui-même, l’homme tâtonne à la recherche d’un bonheur qui, en pratique, se révèle inaccessible ou décevant. Parce que, aux yeux de Mirbeau comme à ceux de ses prédécesseurs grecs, il est un animal dénaturé par une culture aliénante : victime d’un environnement qui lui interdit d’être lui-même, l’enfant est dûment pétri, déformé, empoisonné et crétinisé par les parents, les professeurs et les prêtres ; toujours inadéquat à lui-même30, et maintenu délibérément « dans un état d’imbécillité complète et de complète servitude31 », il est condamné à mener une existence larvaire, dépourvue de cette « authenticité » recherchée par les cyniques.
14Nostalgique, comme les cyniques, d’un état de nature sans tabous, paradis à jamais perdu, Mirbeau condamne radicalement toutes les institutions sociales, sans exception : aussi bien l’État, l’administration, l’armée, la police et « la Justice », que la famille, fût-elle animée des meilleures intentions du monde, l’école, fût-elle laïque, les religions et les Églises, fussent-elles « d’amour », les Académies, fussent-elles des Sciences, et le système politique, fût-il qualifié de « démocratique » et de « républicain ». Car toutes elles ont en réalité pour unique fonction de tuer l’homme dans l’homme, de le réduire à un « artificiel fantoche », à une « mécanique poupée de civilisation, soufflée d’idéal, l’idéal d’où sont nés les banquiers, les prêtres, les escrocs, les débauchés, les assassins et les malheureux32 », comme dit l’abbé Jules, et tout cela afin de mieux l’asservir, de mieux le pressurer, de mieux le rentabiliser, avant de le jeter au rebut une fois qu’il ne rapporte plus rien. Pire encore, toutes les institutions sociales reposent sur le meurtre, qui est leur seule raison d’être, et elles s’emploient à le cultiver scientifiquement ou à le canaliser, afin de préserver l’ordre établi – ou, plutôt, le désordre33. Dans ces conditions, on comprend que le futur adulte soit conditionné à ne percevoir les choses qu’à travers des verres déformants ou carrément aveuglants.
15Pour un indigné permanent tel que Mirbeau, qui mène des combats tous azimuts pour un idéal de Justice et de Vérité, il est donc prioritaire de briser le masque de respectabilité qui camoufle la réalité des hommes et des institutions et qui interdit de « regarder Méduse en face». À l’instar de Diogène, qui « voulait exhiber les tares cachées de toute culture34 », il tâche à faire apparaître les choses telles qu’elles sont, dans toute leur horreur méduséenne, et non pas telles qu’on a été conditionné à les voir - ou, plutôt, à ne pas les voir. Cette esthétique de la révélation a pour objet d’amener certains lecteurs, ceux qu’il appelle des « âmes naïves », à jeter sur les êtres et les choses un regard neuf, désenglué des préjugés, et à regarder en face des spectacles devant lesquels la plupart des hommes, soucieux de leur confort moral et intellectuel, préfèrent pratiquer la politique de l’autruche. Cependant Mirbeau, pas plus que les cyniques, ne se berce d’illusions sur l’efficacité de sa littérature de « moralité » provocatrice. Car, chez le plus grand nombre de ses lecteurs, l’imprégnation est trop profonde, et les moutons humains, grégaires et abêtis, continueront de se laisser conduire, sans se révolter, aux urnes35 et aux abattoirs. Comme Diogène, il se contente d’être un inquiéteur36, un empêcheur de penser en rond - c’est-à-dire de ne pas penser du tout !
La « falsification » cynique
16Dans toute son œuvre, Mirbeau a entrepris ce que les cyniques appelaient la « falsification » des valeurs et des institutions sociales, c’est-à-dire la mise en lumière de leur absurdité et de leurs aberrations par une espèce de contrefaçon, manière de démontrer par l’absurde la nécessité d’un retour à une sagesse naturelle. Et c’est naturellement dans Dingo qu’il a le plus nettement recouru à cette technique. On sait que les philosophes cyniques se désignaient eux-mêmes comme des chiens et voyaient dans le chien le modèle de l’être naturel qui ne s’embarrasse d’aucune convention sociale, qui aboie et qui mord au besoin. Or, on l’a vu, c’est précisément un chien, Dingo, qui se permet le luxe de donner à son maître, le romancier lui-même, des leçons de nature.
17On assiste en effet à une étrange interversion des rôles. Cependant que le maître, anarchiste et rousseauiste, se fait, à contre-emploi, mais ironiquement, bien sûr, le laudateur de la France radicale-socialiste, des lois et conventions sociales et des progrès de la civilisation, et tente de dénaturer son chien en le transformant en un homme bien conforme et bien soumis. Dingo, imperméable aux discours mystificateurs, par sa résistance même et par ses actions, qui le mettent au ban de la société, devient le démystificateur que Mirbeau-personnage a cessé d’être : il ne s’en laisse pas imposer, refuse de jouer le jeu des hommes et de faire comme si…, nargue et provoque en toute innocence, et, du coup, nous oblige à regarder en face une réalité sociale bien peu affriolante. Par-delà les fantoches humains que Mirbeau-romancier cloue au pilori d’infamie, c’est l’organisation sociale, pathogène et homicide, qu’il stigmatise : indifférence des politiciens démagogues, qui laissent prospérer la misère et l’ignorance du plus grand nombre pour mieux l’asservir ; effets pervers du protectionnisme à la Méline qui maintient des prix élevés pour les prolétaires des villes et entretient l’arriération des prolétaires des champs ; inhumanité et arbitraire de la « Justice », impitoyable aux gueux, et douce aux nantis, auxquels elle garantit l’impunité ; culte de la sacro-sainte petite propriété et sacralisation du veau d’or, qui déshumanisent les relations sociales et qui sont à l’origine de la plupart des délits et des meurtres, pur produit d’une société inégalitaire ; cléricalisme camouflé d’une école pseudo-laïque soumise aux intérêts des possédants, et qui n’est pas même capable de désaliéner les enfants en leur inculquant les rudiments d’une vision matérialiste du monde, débarrassée des plus grossières superstitions ; dévoiement de la science en un scientisme calamiteux où prospèrent les charlatans, tel cet Édouard Legrel, auteur de « beaux et hardis travaux sur la myologie de l’araignée37 »…
18Dans la lignée des cyniques, falsificateurs de la monnaie politique, Mirbeau-romancier démystifie la prétendue « civilisation » dont se gargarisent les politicards en campagne : conditionnés et abêtis, les paysans du Vexin se révèlent, à l’usage, bien plus sauvages que les Tasmaniens exterminés par les colons anglais au nom du progrès, ou que les Chinois, héritiers d’une culture millénaire, massacrés et pillés par les soudards de l’Europe au nom de la défense de la « civilisation occidentale et chrétienne ».
19À la société qui écrase et mutile, il est tentant d’opposer « la nature », source de toutes les vraies valeurs d’après les cyniques, parce qu’elle permet le libre épanouissement de l’individu, comme le faisait déjà l’abbé Jules, et, à l’homme corrompu par la « culture », de préférer, comme les cyniques, le chien soumis à la « nature », gouverné par ses instincts, et symbole de pureté, de beauté et de fidélité à soi-même. Surtout un chien tel que le Dingo du roman, « animal réfractaire à la classification par espèces », et qui, au lieu de n’être qu’une copie conforme fabriquée en série, est « un individu unique » en même temps qu’un « modèle esthétique », contrastant avantageusement avec la laideur ambiante des humains38. Le plus « humain » n’est décidément pas celui qu’on pourrait croire, comme le romancier le confiait à Louis Nazzi :
Nous ne comprenons rien aux animaux. Nous les avons asservis, brutalisés, domestiqués, civilisés… Nous leur avons imposé nos volontés féroces, sans soupçonner qu’ils sont doués de sensibilité et d’intelligence, eux aussi, et qu’ils possèdent un caractère d’une autre trempe que la nôtre39.
L’aporie du naturisme
20Est-ce à dire que Dingo ne serait que l’illustration d’une conception naïvement naturiste du monde ? Et convient-il de voir en Dingo un modèle de comportement pour les bipèdes disposant du langage articulé ? Les choses ne sont pas aussi simples. Car Dingo n’est pas seulement un de ces « bons chiens » chantés par Baudelaire, compagnons de misère des poètes et des marginaux, modèles de pitié pour les humbles et les souffrants de ce monde, et dotés de surcroît d’un flair infaillible capable de déceler d’emblée l’imbécile ou le sépulcre blanchi sous la défroque de l’académicien ou du savant, et le brave homme sous les oripeaux malodorants du vagabond. Il est aussi un grand carnassier, qui a autant besoin de carnage que de liberté et de grand air, et qui ne tue pas seulement pour se nourrir, mais aussi par pur plaisir ; et il se révèle, à l’usage, aussi incapable, malgré les leçons de « morale » de son maître, de réfréner ses instincts de meurtre, dès qu’il sent un mouton, qu’un honnête notaire de province de résister à la tentation de se carapater avec la caisse… Dès lors, peut-il constituer un modèle alternatif ? Évidemment non.
21En mettant en lumière la toute-puissance de l’instinct tout autant que le caractère irréparable des déformations infligées par la société, Mirbeau semble faire le constat d’échec du naturisme. On pourrait même se demander s’il ne va pas aussi jusqu’à faire le deuil de son propre combat d’écrivain novateur, décidément impuissant à changer le regard et à éveiller la conscience de ses contemporains, poussés aveuglément vers le meurtre, que ce soit au nom de l’instinct et de la Nature, ou au nom de la loi et de la Culture. C’est parce qu’il a conscience de ces contradictions inhérentes à la double appartenance de l’homme, à la fois être de nature et de culture, que Mirbeau-romancier recourt à des dialogues, où s’opposent les deux faces de lui-même : d’un côté, Mirbeau-personnage, humaniste et optimiste, et, de l’autre, son chien Dingo, qui ne connaît qu’une loi : celle de sa fantaisie, fût-ce en allant, comme Célestine, « jusqu’au crime40 ».
22Avec Dingo, Mirbeau aboutit à la même aporie que les cyniques41. La loi de la société, c’est l’écrasement des faibles et des gens honnêtes par les forbans sans scrupules, tel Isidore Lechat, dans Les affaires sont les affaires (1903), et il s’en est constamment indigné. Mais la loi de la nature, c’est aussi celle du plus fort, c’est l’infrangible « loi du meurtre », à laquelle le brave et fidèle Dingo se soumet lui aussi. L’être lucide, qui refuse d’être une larve, et qui ne peut pas davantage être un dingo, est aussi coincé que le narrateur du roman, qui oscille entre le regret de n’avoir pas assez « éduqué » et entravé son chien sur la voie du meurtre, et celui de l’avoir, au contraire, dévoyé, dépravé, et même tué – car c’est en veillant sa maîtresse alitée que Dingo, tardivement aliéné, sacrifie son énergie vitale et dépérit –, sous prétexte de lui apprendre les bonnes manières et de l’adapter aux nécessités de la vie sociale des hommes. C’est entre deux abîmes du meurtre que l’homme lucide et désespéré42 doit apprendre à vivre en tentant de se maintenir sur une étroite ligne de crête sans céder au vertige.
23Pour nous le faire comprendre, le romancier avait bel et bien besoin d’en passer par le truchement de son chien.
Notes de bas de page
1 Octave Mirbeau, Dans le ciel, chapitre IV, Éditions du Boucher, 2003, p. 37.
2 Voir « Le Crapaud », La France, 31 août 1885 recueilli en 1885 dans les Lettres de ma chaumière : « J’avoue que j’aime le crapaud. Bien qu’il soit hideux et couvert de pustules, qu’il rampe sur un ventre jaune sale, qu’il ait la démarche grotesque et qu’il se plaise au fond des vieux trous ou sur la bourbe des eaux croupies, cet animal ne m’inspire aucune répulsion… »
3 Octave Mirbeau, Dingo, Éditions du Boucher, 2003, p. 64.
4 Voir notre article « Mirbeau et le langage des chiens », Cahiers Octave Mirbeau, n° 6, 1999, p. 238-240.
5 Voir notre préface à L’Abbé Jules, « L’Abbé Jules, ou l’évangile du cynisme », Lausanne, L’Âge d’Homme, 2010, p. 7-39.
6 Octave Mirbeau, Les 21 jours d’un neurasthénique, Éditions du Boucher, 2003, p. 118.
7 Ainsi Miche, réincarnation animale de la Clara du Jardin des supplices, doit-elle expliquer au chien, un peu « lourdaud », le plaisir qu’elle éprouve à faire durer la souffrance d’agonie de ses proies : « Cet imbécile de chien n’a que des sens grossiers, des sens de lourdaud et de brute… Il prend, il tue, et c’est fini… La volupté, c’est de prolonger la jouissance en soi, en prolongeant, en augmentant indéfiniment la souffrance chez les autres… Ce qui est bon, ce n’est pas seulement de faire souffrir, c’est de voir souffrir, c’est de voir mourir, petit à petit, lentement, atrocement… » (Dingo, op. cit., p. 219).
8 Michel Contart, « Dingo vu par un vétérinaire cynophile », Cahiers Octave Mirbeau, n° 6, 1999, p. 142-168.
9 Voir notamment le chapitre VI de La 628-E8 (1907), « La Faune des routes » (Éditions du Boucher, 2003, p. 265-296).
10 Mirbeau met en scène un hérisson aux chapitres III et XII des 21 jours d’un neurasthénique (1901). S’il imagine plaisamment que la sympathique petite bête, dûment alcoolisée, meurt « de la pneumonie des buveurs, cas rare, surtout chez les hérissons », tout le reste de son comportement, et notamment le combat victorieux qu’il livre à une vipère, est finement observé (Les 21 jours d’un neurasthénique, Éditions du Boucher, 2003, p. 118-122).
11 Octave Mirbeau, La 628-E8, chapitre VI, p. 281.
12 Il sympathise ainsi avec un vagabond qui a tué (sans le vouloir), puis violé une fillette.
13 Voir notre notice « Aporie », dans le Dictionnaire Octave Mirbeau, Paris, L’Âge d’Homme – Société Octave Mirbeau, 2011, p. 644-645.
14 Samuel Lair, notice « Chien », Dictionnaire Octave Mirbeau, L’Âge d’Homme – Société Octave Mirbeau, 2011, p. 691. Le narrateur du roman loue notamment, chez son chien, sa « témérité, sa soudaineté d’entreprise, sa joie des découvertes, des aventures lointaines » et « même ce que son astuce avait toujours d’emporté, d’héroïque » (p. 212).
15 Pierre Dufief, « Le Monde animal dans l’œuvre de Mirbeau », Octave Mirbeau. Actes du colloque d’Angers, Pierre Michel (dir.), Angers, Presses de l’Université d’Angers, 1992, p. 283.
16 Sur ce thème, voir Claire Nettleton, Primal Perception : The Artist as Animal in Nineteenth-Century France, thèse dactylographiée, Université de Californie du Sud, Los Angeles, décembre 2010, 226 pages. Un chapitre est consacré à Dans le ciel.
17 Octave Mirbeau, Le Jardin des supplices, Éditions du Boucher, 2003, p. 188-189.
18 Lettre de Mirbeau à Alfred Capus, février 1884, dans Correspondance générale d’Octave Mirbeau, Lausanne, L’Âge d’Homme, 2002, p. 339-340.
19 Octave Mirbeau, Lettres de ma chaumière, Paris, Laurent, 1885 [mais daté de 1886], p. 93.
20 On retrouvera ce trait chez Dingo, dont « l’infernale adresse », qui a « quelque chose de surnaturel » incite le jardinier Thuvin à conclure que « c’est le diable » (op. cit., p. 195).
21 Dingo, op. cit., p. 44.
22 Cahiers d’aujourd’hui, n° 9, 1922, p. 179.
23 « Hélas ! j’ai eu dans ma vie assez d’amis, d’excellents, fidèles et très chers amis, pour savoir que l’amitié humaine n’est le plus souvent que la culture d’une domination ou l’exploitation usuraire d’un intérêt, d’une candeur, d’une confiance », déplore le narrateur de Dingo au début du chapitre IV (op. cit., p. 97).
24 Lettre de Zola à Mirbeau du 3 juin 1900, dans Correspondance d’Émile Zola, Montréal / Paris, Les Presses de l’Université de Montréal, Éditions du CNRS éditions, 1995, t. X, p. 188-189.
25 Octave Mirbeau, Dingo, op. cit., p. 130.
26 Pierre Dufief, art. cit., p. 282.
27 Georges Pioch, « Une visite à Octave Mirbeau », Gil Blas, 11 août 1911.
28 Cf. Pierre Michel, « Mirbeau et la raison », Cahiers Octave Mirbeau, n° 6, 1999, p. 4-31.
29 « […] ce malentendu, ce crime, l’univers », Dans le ciel, op. cit., p. 48.
30 Combien rencontrez-vous dans la vie de gens adéquats à eux-mêmes ? », se demande le narrateur de Dans le ciel (op. cit., p. 58).
31 Octave Mirbeau, Dans le ciel, op. cit., p. 57.
32 Octave Mirbeau, L’Abbé Jules, Éditions du Boucher, 2003, p. 187.
33 Voir le « Frontispice » du Jardin des supplices (1899).
34 Lucien Guirlinger, Éloge des cyniques, Nantes, Éditions Pleins feux, 1999, p. 32.
35 Rappelons que Mirbeau appelle à « la grève des électeurs », considérant que, pas plus que les moutons, ils n’ont à choisir « le boucher qui les tuera » ou « le bourgeois qui les mangera » (Combats politiques, Paris, Séguier, 1990, p. 112).
36 Diogène ironisait sur le compte de Platon, qui, malgré des années de spéculations philosophiques, n’avait jamais inquiété personne (Marie-Odile Goulet-Cazé, Les Cyniques grecs, Paris, Le Livre de Poche, 1992, p. 95).
37 Octave Mirbeau, Dingo, op. cit., p. 167.
38 Pierre Dufief, art. cit., p. 283, 288 et 287.
39 Interview de Mirbeau par Louis Nazzi, dans Comoedia, 25 février 1910.
40 Ce sont les derniers mots du Journal d’une femme de chambre (1900).
41 Lucien Guirlinger écrit (op. cit., p. 47-48) : « Les cyniques poussent la démonstration jusqu’à l’absurde, ce qui n’est pas sans conséquences, théoriques et pratiques. […] Derrière Diogène, on voit se profiler la figure inquiétante du marquis de Sade et de La Philosophie dans le boudoir, qui nous invite, elle aussi à n’obéir qu’à notre nature, quoi qu’elle nous commande, fût-ce de violer et de torturer autrui, qui nous invite aussi à suivre la nature où qu’elle nous entraîne, fût-ce dans le crime et la perversion. »
42 Voir notre essai, Lucidité, désespoir et écriture, Angers, Presses de l’Université d’Angers – Société Octave Mirbeau, 2001.
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