Le bestiaire passionnel de l'angevin Alphonse Toussenel
p. 57-70
Texte intégral
1Arlette Bouloumié, sur les routes qui ont mené Michel Tournier à Robinson, aurait pu rencontrer Alphonse Toussenel en chemin quand il écrit dans L’Esprit des bêtes, vénerie et zoologie passionnelle :
Voulez-vous que je vous dise d’où naît l’intérêt prodigieux qui s’attache au personnage de Robinson Crusoë ? Il vient de ce que l’histoire du pauvre naufragé représente à notre insu celle de l’humanité jetée aussi par le grand naufrage de la chute sur une terre désolée et inculte, de l’humanité aux prises avec le dénuement et l’ignorance et se rachetant par la chasse de sa condamnation. Le chasseur est pour plus des trois quarts dans le succès du livre de Daniel Foë [sic]. Ôtez à Robinson son fusil et sa poudre, il n’y a plus de romans1.
2C’est donc le chasseur, chez Toussenel, qui va prêter ou rendre la parole aux bêtes. Pour quoi faire ? Pour retrouver l’esprit des bêtes2, justement, pour se donner la distance critique d’une altérité et stigmatiser « l’abus odieux du droit de propriété défini par la loi romaine, uti et abuti, qui lèse et tue chez nous le droit naturel de chasse3 ». D’emblée, Toussenel, au nom même de « l’amour de la liberté et de la vie sauvage dont les législateurs aveugles ne veulent pas tenir compte4 », se réclamera de cette analogie passionnelle qui sera la pierre d’angle de ses deux livres d’histoire naturelle : L’Esprit des bêtes, vénerie et zoologie passionnelle (1847) et Le Monde des oiseaux. Ornithologie passionnelle (1853-1855) et il s’affirmera partisan d’une culture fondée sur une véritable compassion pour les bêtes, son amour de la chasse n’étant qu’un paradoxe apparent puisque, on le sait, tout chasseur sachant chasser prétend réguler et sauvegarder la faune et la flore. Comme si, entre les bêtes et nous, se constituait une solidarité originaire, une complicité, un destin commun. De là à dire que se dérobe ainsi chez Toussenel, sous prétexte de chasse, un besoin compensatoire de douceur, une compulsion grandissante proportionnelle à la méchanceté des hommes, une solution à notre relation au monde naturellement conflictuelle, il y a un pas qu’il serait peut-être trop rapide de franchir… Par ailleurs, contre toute attente, Toussenel semble un moment tenté par le végétarisme – et ceci fait partie du discours fouriériste5, dont on sait l’impact chez Toussenel – et il pense que « l’homme de la phase normale ou de la phase d’apogée, l’Harmonien, est exclusivement frugivore6 ». Il n’empêche que, dans Le Monde des oiseaux, la chasse en période harmonieuse est considérée comme « l’objet de fêtes solennelles auxquelles la population est conviée7 ». C’est que, comme le note pertinemment Ceri Crossley8, « la passion cynégétique ne se transforme pas facilement en zoophilie » ! L’important, comme il le dira dans Tristia, c’est que la chasse ne dégénère pas en guerre.
3Nous possédons peu de renseignements biographiques sur Alphonse Toussenel. Il est né à Montreuil-Bellay (Maine-et-Loire) en 1803. Son père, sous le premier Empire, était maire de cette petite ville du Saumurois, quand naquit son fils9. Il lui donna, pour le temps, une brillante instruction, mais celui-ci n’en garda qu’un piètre souvenir : « J’ai passé douze ans de ma vie dans ce bagne odieux de l’enfance qu’on nomme collège, alors que Dieu, en me mettant au cœur, dès l’âge le plus tendre, l’amour désordonné des oiseaux et du vagabondage, m’avait évidemment destiné à la haute mission de chasseur cosmopolite et d’explorateur du globe10. »
4Le voici donc, avec, au cœur, comme il dit, l’amour des bêtes et la haine de Lhomond11. Revenu chez son père, il travaille la terre et commence son apprentissage zoologique prêt à tendre à la société, comme l’avaient fait Balzac dans l’avant-propos de la Comédie humaine ou Grandville dans ses Dessins et scènes de la vie privée et publique des animaux (1842), le miroir des espèces animales. Il a trente-trois ans lorsqu’en 1835, au lendemain de la Révolution de juillet, il monte à Paris. Il s’enflamme pour les idées de Fourier, envisage des colonies harmoniennes et en propage la théorie sociétaire, d’abord à Lille dans le journal Nord, puis de nouveau à Paris dans le journal royaliste et conservateur La Paix, où il affirme expressément son amitié pour les phalanstériens : « Où que j’aie passé, ville ou journal, je vous ai rallié, vous le savez bien », écrit-il à Victor Considérant12, « des sympathies sincères ou des juges bienveillants ».
5En 1841, remarqué pour ses articles par Louis-Philippe, il est nommé Commissaire civil à Boufarik, en Algérie. Ses livres sur les bêtes contiendront mainte allusion à ce séjour d’un an en Algérie. Ses responsabilités administratives lui laissent le temps de chasser et de distribuer le gibier tué à ses sujets - tels qu’il se plaisait à appeler ses administrés. Esprit aussi généreux qu’indépendant, il fait mettre en garde à vue les commerçants qui vendent des vins frelatés ou des denrées périmées et inscrire sur leur boutique : « Fermé pour cause de vol ». Il s’éprend de la plantureuse aubergiste de Boufarik, Mme Gérard, (« Mme Gérard est mon plus beaucoup de fusil en Algérie »). Il entre en conflit avec l’autorité militaire, entre autres raisons, pour avoir voulu couvrir les frères Moïse et Joseph Cohen, convaincus d’un délit. Il est expulsé de la Mitidja, sous escorte militaire. Le général Bugeaud accuse Toussenel, dans une lettre au Ministère de la Guerre, « d’être toujours vis-à-vis de l’autorité militaire le champion décidé de tous les mauvais sujets13 ».
6En 1842, il est de retour en France. À Toulouse, il est rédacteur en chef de La France méridionale, à Paris il l’est de La Démocratie pacifique qu’il quittera en 1847, incriminant ses amis fouriéristes d’être « les doctrinaires du parti socialiste, des gens à expédients, des gens habiles » : « oui, certes, il y a scission entre nous, car je suis pour la politique de la ligne droite et vous pour celle de la ligne courbe14 ».
7C’est dans La Démocratie pacifique que paraîtront pour la première fois, sous forme d’articles, ses études d’histoire naturelle. En 1845, il publie le livre qui le fera connaître comme antisémite : Les Juifs rois de l’époque15. Il y reprend à outrance l’antisémitisme de Fourier. Mais il attaque aussi les Anglais, les Hollandais et les Genevois, car « qui dit juif, dit protestant, sachez-le ». En fait, tout comme dans le monde animal, il y a dans la société une vermine et il faut l’anéantir sous quelque forme qu’elle se présente. « Des bêtes à détruire » : ainsi s’intitule le chapitre qui conclut une édition plus tardive de ses Mammifères de France16. Lorsqu’on est familier de ses analogies, on sait qu’en tête de liste, il y aura… le Juif. L’ornithologue du second Empire et de la IIIe République développera sa campagne contre les Juifs dans le chapitre qui grossit, d’édition en édition, sur le vautour fier de son fanatisme et qui est à ses yeux un moyen de connaissance : « Shylock, Shylock, je te reconnais à ma haine…17 » Le vautour Shylock est l’éternel ennemi du peuple et le premier responsable de tous les conservatismes contre-révolutionnaires : « il étrangle les insurrections avec les cordons de sa bourse18 ». On se rappellera donc ici opportunément – quoique le livre qui l’a rendu célèbre ne soit pas précisément notre objet, mais parce que l’ornithologie de Toussenel abonde en allusions antisémites – que l’ultime mot d’ordre des Juifs rois de l’époque est un appel au peuple à combattre jusqu’à la mort « les Juifs nés marchands, mouchards et trafiquants » : « Mort au parasitisme ! Guerre aux Juifs ! Voilà la devise de la révolution nouvelle19. »
8Cette « révolution nouvelle », c’est évidemment celle de février 1848. Elle le conduit à épouser la cause de la République. Il se montre en ce temps-là un adversaire encore un peu plus coriace qu’à l’ordinaire, tel le jour où, cité à la tribune et contredit par un quelconque ministre, il le cingle de cette réplique : « Vous savez mieux que moi le nom de menteur, puisque vous le signez tous les jours20. »
9En 1849, il crée un nouveau journal, Le Travail affranchi. Les idées politiques qu’il y défendra alors ont un rapport évident avec ses considérations ornithologiques. Dolph Oehler souligne, à cet égard, que l’ornithologie de Toussenel a toujours un lien avec les événements de 1848 : « Dans ses parties non lyriques ou non utopiques, non consacrées aux innocents chanteurs, elle est une forme d’histoire analogique de la France contemporaine – la phase civilisée, selon la terminologie de Fourier – dont les massacres de 1848 sont la véritable expression. L’histoire des oiseaux de France n’est plus, à partir du coucou, (…) qu’un tableau déchirant des luttes acharnées et des persécutions implacables, une orgie de sang continue21 ». Outre le coucou, la pie et la majorité des oiseaux qu’il déteste – comme le coq ou le dindon, lui-même « l’emblème de ce grand parti de la peur qui s’intitule le grand parti de l’ordre22 » – sont mises en relation par Toussenel avec tous ceux qu’il tient pour responsables des crimes de l’été 1848 : « Vous vous êtes faits pies, c’est-à-dire délatrices, mouchardes, infanticides, eh bien ! subissez les conséquences de votre félonie (…). Le sang appelle le sang23 ». Dolph Oehler, encore, observe très bien, analysant cet exemple, que le caractère infantile de cette imagination vengeresse ne doit pas faire illusion : « Son caractère inoffensif est aussi trompeur que son extravagance, car dans la pensée de Toussenel, émerge un rapport qu’on retrouvera souvent dans le socialisme et l’anarchisme jusqu’à l’affaire Dreyfus : le rapport entre la foi dans la rédemption sociale, la haine du bourgeois et l’antisémitisme24. »
10Le coup d’État du Deux Décembre met fin au journalisme de Toussenel. En 1863, il publie un gros volume de cinq cents pages : Tristia. Histoire des misères et des fléaux de la chasse en France. Oubliées donc les chroniques chasseresses de la Mitidja ? D’une certaine façon, oui, car il s’avère que la vieillesse l’a éloigné des pompeux éloges du livre de 1853 :
La chasse est le premier et le plus ancien des arts (…) Apollon, Bacchus, Adonis, Méléagre, Céphale, Endymion, Thésée, Jason, Achille, Pâris, tous les jolis garçons de l’Antiquité furent de parfaits chasseurs (…) Le chasseur ne ment pas, il brode (…). La broderie, c’est l’imagination et la poésie (…). Si le chasseur pare la vérité, c’est par amour pour elle comme fait l’amant épris pour la femme adorée25.
11Tristia, avec son titre à résonance ovidienne, est un peu le testament de Toussenel. Le chasseur qu’il fut prononce le Caveant consules sur la disparition du gibier, comme s’il voulait prévenir un cataclysme cynégétique. Mais, cette fois-là, comme dans bien d’autres circonstances, Toussenel crie dans le désert : « Ma vie se passe », écrit-il, mélancoliquement, « à prédire des choses qui arrivent toujours, mais auxquelles personne ne veut croire, pas plus après qu’avant leur réalisation ». Durant la dernière partie de sa vie, il fréquente le Salon de Juliette Adam. Il meurt en 1885. Montreuil-Bellay lui élèvera un monument, témoignage posthume de son admiration. Comme l’écrit, dans le langage de l’époque, son compatriote Émile Chevalier : « Toussenel, si bon, si simple, si modeste qui, dans ses rêves les plus riants, disait à peine ambitionner pour son nom la plaque bleue, aura le bronze et le granit26. »
12Parcourons maintenant rapidement les deux livres de zoologie et d’ornithologie passionnelle où se développe la pensée analogique de Toussenel. C’est un naturaliste à la manière de Buffon et, avec le transformisme de la première moitié du xixe siècle, celui de Lamarck et de Geoffroy de Saint-Hilaire, sans remettre en cause la stabilité des espèces, il relève les similitudes entre l’homme et l’animal. Conformément à la doctrine de son maître Fourier, il voit dans le monde animal un analogue du monde humain : « La bête, dit-il, est le miroir de l’homme comme l’homme est le miroir de Dieu. » Dans L’Esprit des bêtes, il distingue les « animaux ralliés à l’homme (chap. III) et subdivise cette première catégorie en auxiliaires : chien, cheval, âne, mulet, taureau-vache, chat, furet, et en domestiques : porc, bouc-chèvre, bélier-brebis, lapin, cabiaï ou cochon d’Inde. Il y a les bêtes qui ne se chassent pas (chap. IV) : hérisson, taupe, musaraigne, desman (taupe amphibie), rat, hamster, marmotte, loir, chiroptère (chauve-souris). Il y a celles qui se tuent et qui ne se chassent pas (chap. V) : ruminants des glaciers (bouquetin, chamois, isard, mouflon), lynx, bêtes puantes (fouine, martre, putois, blaireau, vison, hermine, herminette), castor, écureuil, ours. » Pour comprendre ce générique, on prendra garde aux précisions initiales : « J’ai défini le mot chasser par poursuivre et prendre avec des chiens par forcer. Aucune des bêtes dont le nom précède ne se force, mais presque toutes se chassent, d’après l’acception vulgaire du mot chasser, acception éminemment vicieuse (…). Entre le chasseur qui force et l’assassin qui guette, il y a juste la même différence qu’entre le chien et le chat27. » À propos du chien, notre chasseur eût pu être l’auteur du mot connu : « Dieu a créé le chien pour se faire pardonner d’avoir créé l’homme. » Du moins, a-t-il appris celui de Castagno28 qu’il cite : « L’homme est le roi de la terre ; le chien est son premier ministre ! » Au nombre des connotations prêtées aux bêtes puantes telles la fouine et le putois, on ne s’étonnera pas – hélas ! – de relever celle-ci, parmi cent autres du même genre :
La fouine est sans pitié ; elle égorge tout dans le poulailler, si elle peut ; ainsi le juif qui a soutiré la dernière goutte d’or des veines de sa victime la jettera sur la paille, l’enfermera à Clichy, fera vendre ses meubles, sans pitié pour une malheureuse famille que la détention de son chef va laisser en proie à la misère et aux terribles suggestions de la faim29.
13Le chapitre VI, intitulé « Du Courre », commence par le lièvre – avec cette étymologie aventureuse, comme il en va parfois avec Toussenel : « son nom latin lepus n’est que la contraction des deux mots levis pes – et se poursuit par les fauves (cerf, daim, chevreuil) auxquels s’ajoutent le sanglier, le loup, le renard ». Le loup a les faveurs du chasseur : « Gloire aux enfants réhabilités de la louve, par qui Dieu fait fonder les cités éternelles30 » ; le renard, son mépris : « vilaine bête, vilaine chasse. On ne chasse le renard que pour le détruire. Les Anglais seuls le chassent pour le chasser, et c’est là, pour la vénerie anglaise, une honte dont elle ne se lavera jamais31. »
14Le chef-d’œuvre de Toussenel est Le Monde des oiseaux qu’il dédie à son amie, Henriette Loreau32, « parce qu’elle est, estime-t-il, de toutes les personnes de son entourage, la plus apte à sentir que les oiseaux nous apprennent le secret des destinées heureuses (…) Les oiseaux aiment beaucoup, quelques-uns aiment toujours33 ». Les oiseaux sont des citoyens du monde :
Terre natale et patrie ne peuvent être synonymes dans la langue de l’oiseau (…). La patrie n’est pas à l’endroit où l’on est né, attendu que nul ne choisit l’endroit de sa naissance. La patrie est avant tout la terre d’élection du cœur. C’est la femme qui fait la patrie34.
15Distinguant trois cent dix espèces d’oiseaux, dont seules trente à quarante sont sédentaires, il refuse aux autres l’appellation d’oiseaux de passage : est Français « tout immigré qui niche en France et passe en cette contrée la saison des beaux jours35 ». Quand on sait que, selon ses propres mots, « le monde des oiseaux n’est que le sujet accessoire » de son ornithologie passionnelle, « tandis que le monde des hommes en est le sujet principal », on se prend à imaginer quel aboutissant politique impliquerait, en d’autres temps, l’animalité socialiste36 de Toussenel si l’on en suivait, au nom de la sacro-sainte analogie, les préceptes à la lettre ! Non seulement « les oiseaux sont les précurseurs et les révélateurs de l’Harmonie37 » – et nous voilà de nouveau revenus à l’école sociétaire– mais ils le sont aussi de celui de l’amour, sous toutes ses formes : liberté sexuelle, fidélité conjugale, dévouement maternel. Toussenel, note Alexandrian38, évoque tour à tour « l’érotomanie suraiguë » du coq de bruyère, le libertinage du faisan, les noces des tourterelles, les parades amoureuses et les extases de toutes sortes de volatiles. Les mœurs des mères hirondelles lui arrachent ce cri : « Je demande que la loi qui protège les bêtes en France contienne un article terrible contre les assassins des hirondelles39. » Quelle merveille, en outre, que le rouge-gorge, « consolation des affligés, doux messager d’espoir » ! Quelle sagesse dans le gerfaut, dont la vie est fondée sur ce principe : « Le bonheur des individus et le rang des espèces sont en raison directe de l’autorité féminine40. » Il est à croire, cette fois, que Toussenel pressent l’importance à venir de la question féministe et la résout dans les termes de Fourier qui venait de formuler ce qui n’était encore qu’un axiome : « L’extension des privilèges des femmes est le principe de tout progrès social41. » Le Monde des oiseaux est un livre d’amour romantique. Alexandrian, dans le livre précité, rapporte l’un des nombreux propos attendris et galants de Toussenel : « Un bel arbre sans nid, c’est le jardin des Tuileries sans la femme parisienne, la pelouse sans l’enfant, le mois de juin sans les roses, la jeunesse sans l’amour » et il conclut : « Comme on est charmé par ce socialiste qui souhaitait laisser en mourant son nom à un oiseau, et dont la devise était : “L’amour est la participation du fini à l’infini qui crée42 !” »
16Ce faisant – on l’a entrevu plus haut –, le monde des oiseaux n’est pas le meilleur des mondes ! Rappelons-nous le fond d’antisémitisme avéré dans le chapitre éponyme intitulé : « Le Vautour Shylock ». À propos du dindon – qu’il met au rang des « sangsues publiques qui vivent de l’iniquité et qui s’opposent au plus profond d’elles-mêmes à toutes nouveautés » –, il revient, d’édition en édition, sur sa perfidie innée. Quand il fustige le coq, « emblème ignominieux, moitié soudard, moitié bourreau », il règle ses comptes avec le Juste-Milieu, c’est-à-dire avec la bourgeoisie libérale qui a fait échouer toutes les révolutions depuis 1789 et quand il accuse, dans un passage en italique, la pie-grièche de malthusianisme : « Beaucoup de pies-grièches sont aujourd’hui pour la peine de mort », il répète après Malthus qu’« il n’y a pas de place pour le rouge-gorge au banquet de la vie ; [que] la Nature l’a décidé ainsi et [qu]’elles, les pies-grièches, ont été chargées, avec d’autres, de mettre à exécution les ordres de la Nature43 ». Il lance un appel radical au combat avec les accents révolutionnaires de l’été 1848. En ce temps-là, après les journées de juin, Proudhon, note D. Oehler, avait écrit un article intitulé « Les Malthusiens » et l’ouvrier-poète Rabineau44 y était allé, de son côté, avec une chanson du même titre, se demandant ce qu’était le Malthusien : « Est-ce (un) canard blanc-Régence / Frais emplumé par quelque travailleur ? » « Chez Toussenel », poursuit D. Oehler, « la reprise de ce leitmotiv propre à la critique socialiste de l’après-juin a quelque chose de foncièrement comique du fait qu’elle est transposée dans le monde réel des oiseaux45 ». Le motif, certes, est comique – en d’autres temps, un autre angevin, Pierre Le Loyer, l’avait traité dans La Néphélococugie ou la nuée des cocus (1579) –, mais l’incitation à la vengeance sociale ne l’est pas, qui s’exprime alors à la fois dans les Iambes de Louis Ménard (« J’irai sur le cadavre épeler les tortures / Au jour de l’expiation. Œil pour œil, dent pour dent, blessures pour blessures, / L’antique loi du talion »)46 et, dans Le Monde des oiseaux où Toussenel se vante d’avoir fait payer à la malthusienne pie-grièche chacune de ses prédations. « Je lui ai fréquemment appliqué pour mon compte la loi du talion (…) Je l’ai atrocement punie par où elle avait péché et ne m’en repens pas47. »
17Tels apparaissent donc, pour l’essentiel, les deux livres de Toussenel fondés sur l’analogie passionnelle. Et c’est bien à Fourier, son « illustre et vénéré maître »48 qu’il emprunte cette acception de l’analogie. Il lit « sur les lèvres de la Nature avec les yeux de l’Analogie49 ». Il le redira dans Tristia : « Le chasseur (…) est instruit à l’école de l’analogie passionnelle50. » La formule de Loïc Rignol est heureuse lorsqu’il remarque que Toussenel change de voie pour offrir aux sciences naturelles de son temps une nouvelle rationalité : « L’Analogie passionnelle est bien un canon aux deux sens du terme : une norme et une arme. Positive et critique à la fois, elle défait pour refaire, elle destitue pour constituer51. » On l’a dit plus haut, pisteur d’animaux, Toussenel dépiste d’abord les races conquérantes et les classes dominantes et, parmi celles-ci, on l’a vu également, la société mercantile aux mains de la féodalité financière, dont la « race juive », que l’analogiste voue constamment aux gémonies. Ainsi, l’utopie ornithologique révèle tout ensemble, d’un côté, un féroce redresseur de torts, un polémiste qui put, un temps, animé comme il l’était par la haine des classes, enthousiasmer ses amis socialistes, de l’autre, un charmant partisan du règne des femmes, un brûlant défenseur… des hirondelles. C’est plutôt ce Toussenel-là que d’aucuns de ses contemporains ont choisi de lire et de fréquenter : tel, Balzac, qui fut un temps assez lié avec lui et par lui avec la rédaction de La Phalange - il y eut même un projet de collaboration littéraire, mais qui n’a pas abouti52 -, ou Baudelaire, qui lui écrit le 21 janvier 1856 :
Mon cher Toussenel, je veux absolument vous remercier du cadeau que vous m’avez fait. Je ne connais pas le prix de votre livre (…). Il a rivé mon attention, il m’a rendu mon assiette et ma tranquillité (…). Il y a des mots qui ressemblent aux mots des grands maîtres, des cris de vérité, des accents philosophiques irrésistibles (…). Ce qui est positif, c’est que vous êtes poète. Il y a bien longtemps que je dis que le poète est souverainement intelligent, qu’il est l’intelligence par excellence, - et que l’imagination est la plus scientifique des facultés, parce que seule elle comprend l’analogie universelle, ou ce qu’une religion mystique appelle la correspondance53.
18La même année 1856, Michelet, pour qui, également, l’animal, « ce monde immense de rêves et de douleurs muettes » (Le Peuple), ne saurait être oublié sur le chemin menant à la démocratie, en écrivant L’Oiseau, voulut, semble-t-il, rivaliser avec lui et il reconnaît d’ailleurs, dans sa préface, ce qu’il doit à Toussenel « qu’on aurait depuis longtemps proclamé l’un des plus solides naturalistes, s’il n’était le plus amusant54 ». Enfin, de ce fou des oiseaux, Bachelard, un siècle plus tard, a aimé, lui aussi, le bonheur de rêver et le bonheur d’écrire. Dans son évocation lyrique du « nid vivant », du « nid habité », le philosophe revit cette « vieille histoire » du « nid [qui] est la maison de l’oiseau ». Et cela, poursuit-il, « grâce à la page de Toussenel qui écrit “le souvenir du premier nid d’oiseau que j’ai trouvé tout seul est resté plus profondément gravé dans ma mémoire que celui du premier prix de version que j’ai remporté au collège…” » Et Bachelard de conclure : « On comprend mieux que Toussenel ait pu intégrer, dans sa vie et dans son œuvre, toute la philosophie harmonique de Fourier, ajouter à la vie de l’oiseau une vie emblématique à la dimension d’un univers55. »
19Pour un peu – et ce sera notre dernier mot sur notre compatriote angevin –, l’ornithologue Toussenel, dans son souci des bêtes qui fut une forme d’attention privilégiée à l’égard du vivant, aurait pu faire sienne, il y a plus d’un siècle et demi, cette profession de foi d’une philosophe contemporaine, Élisabeth de Fontenay : « Le vivant, c’est l’énigme. J’irai même jusqu’à dire que c’est le mystère. Mais je ne peux pas aller au-delà. La transcendance du vivant me suffit. »56
Notes de bas de page
1 L’Esprit des bêtes (1847), p. 77-78. Ce livre sera cité par la suite : E. B..
2 Voir le dossier du même nom coordonné par Pierre-Marc Biasi dans Le Magazine littéraire, n° 485, avril 2009.
3 Op. cit., p. 79.
4 Ibid., p. 82.
5 Sur la pensée de Fourier, voir Simone Debout, L’Utopie de Charles Fourier, Paris, Payot, 1978 et Émile Lehouck, Fourier aujourd’hui, Paris, Denoël, 1966.
6 E. B., p. 516.
7 Le Monde des oiseaux (1853-1855). Ce livre sera cité par la suite : M. O..
8 Voir Ceri Crossley, « Alphonse Toussenel : la bataille contre l’animal », La Bataille, l’armée, la gloire 1745-1871, t. II, Clermont-Ferrand, Publications de la Faculté des Lettres de Clermont II, 1985, p. 401-408.
9 Alphonse Toussenel avait un frère, Théodore, né en 1806. Professeur d’histoire, puis censeur au lycée Charlemagne à Paris, il publia des articles dans Le Temps et dans La Revue de Paris, ainsi qu’un Récit chronologique de l’histoire de France (1838).
10 M. O., p. 12.
11 Le De Viris illustribus Urbis Romae (1775) de Lhomond servit, des décennies durant, à l’enseignement du latin dans les classes de grammaire.
12 Lettre à Victor Considérant, Archives Nationales, 10 S 42, citée par Alexandrian dans Le Socialisme romantique, Paris, Le Seuil, 1979, p. 227, n° 2.
13 Affaire relatée par Marcel Émerit dans « Le fouriériste, fonctionnaire du roi », Revue de la Méditerranée, n° 73, 1956, d’après Alexandrian, op. cit., p. 228, n° 1.
14 Lettre à Victor Considérant, ibid.
15 Voir Léon Poliakov, Histoire de l’antisémitisme, Paris, Calmann-Lévy, t. III, 1968 ; Émile Lehouck, « Utopie et antisémitisme : le cas Alphonse Toussenel », 1848. Les Utopismes sociaux, Paris, Sedes, 1981, p. 151-160 ; Loïc Rignol, « Alphonse Toussenel et l’éclair analogique de la science des races », dans « Raciologiques », Romantisme, n° 130, 2005, p. 390-394.
16 E. B., p. 451 sqq.
17 M. O., chap. « Le Vautour – Shylock », p. 234-266.
18 Ibid., p. 255.
19 Les Juifs rois de l’époque, t. II, 2e éd., 1847, p. 290.
20 Op. cit., p. 275.
21 Cité dans Le Spleen contre l’oubli, Surkamp Verlag, 1988, trad. de l’allemand par Guy Petitdemange et Sabine Cornille, Paris, Payot, 1996, p. 205-206.
22 M. O., p. 455.
23 Op. cit., p. 84.
24 Ibid., p. 210.
25 E. B., p. 73.
26 « Un Naturaliste Angevin. Alphonse Toussenel 1803-1885 », Revue de l’Anjou, 1897, p. 325.
27 E. B., p. 252.
28 Andrea del Castagno (1421-1457), peintre italien, est connu pour ses fresques monumentales peintes à Florence pour le réfectoire S. Apollonia.
29 E. B., p. 263.
30 Ibid., p. 399.
31 Ibid., p. 400.
32 M. O., p. III.
33 Ibid., p. I.
34 Ibid., p. 7.
35 Ibid., p. 203-244.
36 « À propos de l’animalité socialiste » est le titre d’un article de Ceri Crossley où elle compare les statuts de l’animal selon le socialisme romantique sous la Monarchie de juillet chez Jean Raynaud, Alphonse Esquiros et Alphonse Toussenel dans Les Socialismes français, 1796-1866, Paris, Sedes, 1995, p. 23-34.
37 M. O., p. 55.
38 Op. cit., p. 233.
39 M. O., p. 129.
40 Ibid., p. 40. Voir Ceri Crossley, « Toussenel et la femme », Cahiers Charles Fourier, n° 1, 1990, p. 51-65.
41 Théorie des quatre éléments et des destinées générales, éd. Simone Debout, Paris, J.-J. Pauvert, 1967, p. 156.
42 M. O., p. 452.
43 Ibid., p. 126 cité par Dolph Oehler, op. cit., p. 208.
44 Tous les deux cités par Dolph Oehler, ibid., p. 208.
45 Ibid., p. 209.
46 La Lyre d’airain, cité par Dolph Oehler, ibid., p. 209.
47 M. O., p. 84.
48 Op. cit., p. 412.
49 « L’Analogie est la plus amusante des sciences ; elle donne une âme à toute la nature. Dans chaque détail des animaux et des végétaux elle dépeint les passions humaines et les relations sociales, l’intérieur de l’homme aussi fidèlement qu’un peintre nous décrit l’extérieur, et ces tableaux sont très piquants par la fidélité du pinceau ». « De l’Analogie ». Œuvres complètes, Paris, éd. Anthropos, 1968, t. 12, p. 201.
50 Tristia (1863), p. 181.
51 « Raciologiques », op. cit., p. 40.
52 Corr. IV, p. 192-193, cité par David Bellos, « Balzac et le fouriérisme en 1841 », L’Année Balzacienne, 1978.
53 Dans Baudelaire, Correspondance, éd. Claude Pichois et Jean Ziegler (Paris, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1966), p. 335-336.
54 L’Oiseau (1856), p. 44.
55 La Poétique de l’espace (Paris, P. U. F., 4e édition, 1981) p. 96.
56 Dans La Croix des samedi 14 - dimanche 15 avril 2012. Élisabeth de Fontenay a écrit, entre autres ouvrages, Le Silence des bêtes. La philosophie à l’épreuve de l’animalité (Paris, Fayard, 1994), et Sans offenser le genre humain. Réflexions sur la cause animale (Paris, Albin-Michel, 2008).
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