Conclusion. Un passé réfracté par la crise de 1958
p. 351-353
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Texte intégral
1La capacité à s’engager dépend étroitement de la faculté à anticiper l’avenir, laquelle se nourrit des leçons du passé. Or, bien que presque un demi-siècle séparât le doyen du benjamin, les parlementaires socialistes de la IVe République partagèrent un fonds commun d’expériences et de représentations. Des « événements dateurs » rythmèrent leur engagement politique en ricochant tout au long de leur itinéraire. Certains furent clairement perçus et entretenus comme tels par la mémoire collective, d’autres eurent une influence plus souterraine. Mais tous se répercutèrent, avec un écho plus au moins assourdi, sur la crise de mai-juin 1958, et permettent de mieux comprendre ce qui provoqua l’explosion de ce groupe.
2Le premier facteur est à chercher dans leur histoire militante. La scission de Tours, en 1920, joua un rôle fondateur. Elle fut à l’origine d’une relation en miroir avec le communisme qui ne se brisa qu’avec la guerre froide. Ceux qui avaient le plus d’ancienneté constituèrent une véritable génération de reconstructeurs, en participant à cette période héroïque où il fallait restaurer le parti en ruines, et en conservant des réflexes qu’ils surent retrouver dans le parti clandestin. Les autres héritèrent de pratiques et d’arguments forgés dans le combat quotidien contre « le frère ennemi », et développèrent un complexe ouvriériste parce qu’ils appartenaient à un parti révolutionnaire qui ne faisait pas la révolution. De sorte que le débat sur la participation ne disparut pas, y compris lorsqu’ils assumèrent régulièrement les responsabilités du pouvoir après 1945. Les illusions déçues du Front populaire, ravivées par celles de l’unité organique à la Libération, les aidèrent néanmoins à anticiper la rupture de 1947, et la brutalité soviétique les conforta dans leur choix hérité de Tours. Certes, la nostalgie d’un grand parti de la classe ouvrière poussa quelques-uns à rejoindre le Parti Socialiste Unitaire en 1948. Mais dans l’ensemble, la guerre froide structura en profondeur les comportements, sans pour autant les unifier. Car l’ombre portée de Budapest détermina aussi bien le recours à de Gaulle que son rejet.
3La scission de Tours généra aussi une sacralisation de l’unité qui perdura jusqu’à la fin de la IVe République. De 1938 à 1940, elle masqua artificiellement la scission virtuelle entre les partisans de la fermeté face à Hitler et les munichois. Traumatisés par le souvenir du 10 juillet 1940, les dirigeants du parti clandestin eurent beau infliger aux responsables une épuration rédemptrice, la SFIO exigea de ses parlementaires, plus que de ses autres élus, la stricte observance de ce culte de l’unité. Le refus de leur octroyer la liberté de vote ne connut ainsi que deux exceptions : l’amnistie des « malgré nous » impliqués dans le massacre d’Oradour et la loi sur les bouilleurs de cru, parce qu’elles relevaient toutes deux d’un particularisme régional. Il fallut attendre l’agonie du régime en 1958 pour que cette liberté leur soit à nouveau accordée comme en juillet 1940. La direction évita ainsi une indiscipline flagrante, sans parvenir à enrayer le processus.
4À terme, le second facteur de division réside dans leur passé d’anciens combattants ; et à ce titre, leur histoire personnelle rejoint celle de tous les Français. La Grande Guerre n’épargna aucun d’entre eux, qu’ils fussent soldats, pupilles de la nation, femmes ou enfants de poilus. Les mutilations des corps étaient ainsi la partie visible d’un « deuil de guerre » beaucoup plus profond, que même l’horreur concentrationnaire ne put effacer de leurs mémoires. Leur haine de la guerre, parfois celle de l’Allemagne, prirent racine dans ce passé cicatriciel. En phase avec le pacifisme de la SFIO, ils se refusaient à l’envisager de nouveau. Seuls, ceux qui perçurent rapidement la nature raciste et expansionniste du nazisme furent capables d’en admettre le risque. Ils condamnèrent immédiatement la capitulation de Munich, alors que les seuils de tolérance des munichois furent plus variables. Paralysés par leur credo pacifiste, la plupart des paul-fauristes, au contraire, attendirent le choc de la défaite et de l’occupation pour réagir, et une petite minorité s’accommodèrent même de Vichy, en attendant la Libération. Mais dans l’ensemble, au-delà d’une réaction patriotique parfois épidermique, leur entrée en Résistance ne spécula guère sur les résultats de leur action. Bien que dispersés dans les mouvements et réseaux, le parti clandestin et la France libre, ils transcendèrent leurs intérêts privés pour témoigner de la supériorité de valeurs qui n’étaient pas spécifiquement socialistes : la liberté et la tolérance. Les socialistes résistants, en opposant une réponse politique à l’autorité de l’occupant et en niant la légitimité de Vichy, défendirent en outre les vertus du pluralisme démocratique.
5À la Libération, tous partageaient « l’esprit de la Résistance », exprimé par le programme du CNR, auquel les socialistes avaient contribué. Mais dans la clandestinité, ils avaient appris à régler leur conduite sur leur seule conscience, en particulier les résistants socialistes, plus nombreux. De sorte que la Résistance ne forgea pas d’esprit de corps chez les parlementaires de la IVe République. La querelle de la CED fut à cet égard révélatrice, puisqu’ils puisèrent aux mêmes sources du mal et dans leur expérience commune de la répression, voire de la déportation, pour argumenter dans des sens radicalement opposés. Le phénomène se reproduisit pendant la guerre d’Algérie, car au nom de la Résistance, certains défendirent l’Algérie française, et d’autres dénoncèrent la torture. Et à nouveau en juin 1958, la Résistance suscita autant de confiance que de méfiance à l’égard de la personne du général de Gaulle.
6Enfin, tout en étant de fervents républicains, ils finirent par ne plus s’accorder sur les périls qui menaçaient la République et les remèdes à employer. La plupart furent à la pointe de la Troisième Force destinée à lutter, selon eux, contre les dangers du totalitarisme communiste et du césarisme gaulliste à partir de 1947. Son éclatement sur la question laïque en 1951 ne fit pas disparaître pour autant certaines pratiques dans les assemblées locales, et en 1965, elle inspira même le projet d’une Fédération démocrate socialiste. En théorie, à cause de leur milieu et de leur formation spirituelle, ils étaient d’ardents défenseurs de la laïcité, capables de mobiliser de puissants réseaux laïcs ; mais en pratique, ils étaient souvent mus par des contraintes de géographie électorale. Leur attachement à la laïcité, néanmoins, explique en partie que la plupart consentirent à la politique algérienne : les analyses sont encore insuffisantes pour le certifier, mais il semble que développer un esprit laïc auprès de populations musulmanes était l’une des missions qu’ils assignaient à la France en Algérie.
7Sur la question coloniale, tous échouèrent à anticiper la crise du régime. Les démons de l’unité et de la solidarité gouvernementale les incitèrent à voter en mars 1956, puis à reconduire en juillet et novembre 1957 les pouvoirs spéciaux, en entérinant l’abandon des prérogatives du Parlement au pouvoir militaire. Disqualifiés aux yeux des militants par leurs indisciplines passées, les « minoritaires » limitèrent leur opposition au strict terrain partisan. Mais de la sorte, ils contribuèrent à vider de leur sens les institutions parlementaristes de la IVe République. Lorsqu’il fallut se prononcer en faveur de De Gaulle ou contre lui, chacun des arguments lentement accumulés au cours de leur passé de militant, de résistant, et d’élu devint réversible. La majorité permit l’accession légale au pouvoir du Général, tandis que les autres créèrent le PSA, entérinant la scission amorcée depuis 1956.
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