Chapitre VI. Implantation locale et notabilité
p. 191-221
Entrées d’index
Index géographique : France
Texte intégral
1Bien que reconstruite dès 1926, la SFIO souffrait encore d’une faible implantation locale, municipale et surtout cantonale, dans l’entre-deux-guerres. Elle opta donc pour une stratégie de présence à toutes les élections en présentant de plus en plus de candidats. Le parcours électoral des futurs parlementaires de la IVe République traduit cet effort constant, récompensé lors des municipales de mai 1935. Les socialistes obtenaient en effet la majorité dans près de 4 % des communes. Mais les Radicaux socialistes et les Radicaux indépendants dirigeaient encore plus du tiers des conseils municipaux, et les républicains de gauche près du quart1. À la Libération, la SFIO relaya la volonté du général de Gaulle de restaurer au plus vite la légalité républicaine, afin d’endiguer un éventuel courant insurrectionnel de la part des communistes. Les élections locales d’avril et septembre 1945 marquèrent non seulement une étape essentielle dans la normalisation de la vie politique, mais aussi un renforcement de l’assise socialiste, avec la majorité dans 11,5 % des conseils municipaux2. L’enquête des correspondants départementaux de l’IHTP, dirigée par Gilles Le Béguec et Denis Peschanski a récemment évalué l’impact de la guerre et de l’Occupation sur l’implantation politique locale3. Entre ruptures et continuité, son bilan pour l’ensemble du territoire est tout en finesse et en demi-teintes. Mais il montre que la SFIO, après avoir bénéficié avec le PCF de la dynamique du Front populaire en 1935 et 1937, profita du recul du radicalisme en 1945, et dut composer avec la vague RPF en 1947. L’angle de vue imposé par le groupe parlementaire permet de compléter ce tableau en s’interrogeant sur la place du mandat local dans la carrière des parlementaires.
2Le cursus honorum classique, celui de la IIIe République, consistait à passer de la mairie au canton, puis de celui-ci au Parlement. Les membres du corpus respectèrent-ils cet ordre ? Et le cas échéant, quel fut l’impact de l’Occupation et de la Libération sur les parcours qui les conduisirent au Parlement ? Comme le rappelait Maurice Agulhon dans l’étude collective consacrée aux maires en France depuis le Consulat, l’élection à la tête d’une mairie prépare souvent l’entrée au Parlement4. Elle peut être un prolongement de la fonction dans une grande ville, ou nécessaire aux intérêts de cette même ville. À l’inverse, mais c’est moins fréquent, l’élection parlementaire permet de s’emparer ou de reprendre une mairie. Il n’est pas rare non plus qu’un ancien parlementaire se replie, sinon se retire, dans sa ville.
3Il est certain que le cumul augmenta ainsi tout au long du xxe siècle. Quel rôle l’implantation locale joua-t-elle alors dans le processus complexe de promotion politique ?
4Les parlementaires socialistes, enfin, devinrent-ils des notables, au sens où l’entend Michel Longepierre, en se trouvant à la charnière de plusieurs sociétés et en se distinguant du milieu de l’élite sociale, plus ou moins clos, par une autorité tangible5 ?
Rupture ou continuité du cursus électoral d’avant-guerre ?
5La SFIO survécut à la scission de Tours et parvint à se reconstruire, entre 1921 et 1926, en dépit de ses très faibles moyens financiers. Pour ce faire, elle adopta une stratégie de présence à toutes les élections, augmentant sans cesse le nombre de ses candidats. C’est ainsi qu’aux cantonales, l’un des fronts électoraux les plus difficiles, elle présentait 1022 candidats en 1937, contre seulement 250 en 19226. La Libération ne pouvait que renforcer cette tendance. Plus de 82,5 % des membres du corpus reçurent un mandat municipal ou cantonal sous la IVe République7. Dans ce contexte, l’implantation locale précéda-t-elle ou non leur entrée au Parlement ?
Une implantation locale amorcée dans l’entre-deux-guerres
6Les radicaux incarnaient parfaitement le cursus honorum classique. Entrant en politique le plus souvent par une candidature locale, héritier généralement d’une famille où figurait déjà un élu, l’homme politique de la IIIe République devait sa notoriété à sa situation sociale et à l’ancienneté de son implantation. Dans une France encore majoritairement rurale, il gravissait un à un tous les échelons, de la mairie, puis de canton, jusqu’au Parlement. Or si cette carrière est majoritaire chez les membres du corpus avec 28,6 %, elle fut concurrencée par d’autres types de cursus.
7Sous la IIIe République, Jean Bouhey, Georges Bruguier, Ernest Couteaux, Édouard Froment, Jules Masson, Louis Noguères, Joseph Paul-Boncour, Paul Ramadier, Paul Sion et Tanguy-Prigent avaient respecté les stations traditionnelles. Mais après la guerre, en rebondissant d’un mandat municipal, plus de 20 % firent l’économie de l’Assemblée départementale. Ce fut la Libération qui leur permit d’enjamber ainsi cette étape, puisque plus de la moitié furent élus aux constituantes. Lorsqu’ils n’étaient pas maires, ils participaient à la gestion de grandes ou de moyennes villes. De plus, le calendrier électoral fut très chargé, jusqu’en juin 1946, date à laquelle fut désignée la seconde Assemblée nationale constituante, avec quatre consultations en treize mois, sans compter les référendums, et il accéléra la valorisation des ressources antérieures. Ainsi en l’espace de six mois, dix-huit nouveaux parlementaires furent élus successivement pour la première fois aux conseils municipaux, aux conseils généraux et à l’Assemblée nationale entre le 29 avril et le 21 octobre 1945. Citons les cas de Jean Minjoz, maire de Besançon, celui plus connu de Guy Mollet, maire d’Arras et président du conseil général du Pas-de-Calais, de Francis Vals, conseiller municipal de Leucate, ou d’Andrée Viénot, maire de Rocroi. Cinq autres accomplirent leur trajet jusqu’au Parlement en moins de deux ans en accédant au Conseil de la République en décembre 1946, après avoir été élus en avril puis en septembre 1945, tels que Gérard Minvielle, maire et conseiller général de Tartas, ou André Southon, conseiller municipal et conseiller général de Montluçon.
8Le deuxième type de cursus, avec 19,6 %, commence par le canton. Jean Biondi à Neuilly-en-Thèle, Pierre-Bloch à Marle ou Gaston Cabannes à Carbon-Blanc, avaient ainsi déjà fait leurs débuts au conseil général sous la IIIe République. Ils avaient ensuite consolidé leur implantation par un mandat municipal. Moins facile d’accès, l’Assemblée départementale constituait ensuite un atout pour les élections générales. Marius Moutet dès 1914, Salomon Grumbach en 1928, Raymond Gernez, Max Lejeune et André Philip en 1936 en avaient bénéficié. On ne peut donc pas conclure que ce type d’entrée dans la carrière augmenta après la guerre. En revanche, on repère la même accélération que pour les édiles en 1945, puisque près de la moitié utilisèrent le conseil général comme tremplin pour accéder directement au Parlement, au plus tard en décembre 1946. Citons en exemples Augustin Azémia, conseiller général d’Évreux, Henri Briffod de Bonneville, Max Juvénal d’Aix, Marie Oyon du Mans, ou Maurice Poirot de Remiremont. Ce type de filière se perpétua sous la IVe République, en particulier pour les sénateurs qui étaient ainsi bien connus de leurs grands électeurs qu’ils avaient côtoyés au conseil général. De sorte qu’un Jean-Marie Berthelot par exemple, conseiller général de Maignelay dans l’Oise, président de 1945 à 1963, élu sénateur en 1946, ne ressentit même pas la nécessité d’un mandat municipal. Au total, 68,4 % des parlementaires SFIO commencèrent par un mandat local, alors que 40 % seulement des députés français de la IVe République firent de même. L’importance de cette filière confirme à nouveau l’accélération du processus d’implantation locale de la SFIO.
9Le troisième type de cursus, avec 21 %, était encore plus rapide puisqu’il menait d’emblée au Parlement. Exceptionnel sous la IIIe République, il devint plus fréquent à la Libération et se poursuivit sous la IVe République, sous l’effet conjugué du rayonnement de la Résistance et du scrutin de liste proportionnel. Les deux tiers de cette catégorie, en effet, furent promus parlementaires en entrant dans l’une des Assemblées constituantes ou au Conseil de la République en décembre 1946. Daniel Mayer, jeune rédacteur peu connu du Populaire en 1939, secrétaire général du PS clandestin, membre du CNR, qui avait défilé sur les Champs-Élysées en août 1944 au côté du général de Gaulle, élu député de la Seine, illustre cette filière résistante. Mais le phénomène se prolongea par la suite. Leur activité dans la Résistance peut encore expliquer en partie les élections, en 1951, de Léon Boutbien dans l’Indre, de Gilles Gozard dans l’Allier, et en 1956 de Joseph Garat dans les Basses-Pyrénées et de Jacques Piette dans l’Yonne.
10Le dernier type de parcours, minoritaire avec 10,6 %, est inauguré par une candidature à des élections générales sous la IIIe République. La stratégie de conquête de la SFIO, impulsée dans sa phase de reconstruction entre 1920 et 1924, explique que de jeunes militants, titulaires d’aucun mandat, pas même de conseiller municipal d’une petite commune, aient pu être envoyés en campagne contre le frère ennemi communiste, le dissident néo-socialiste, ou contre « le réactionnaire » de la circonscription. Cette preuve de loyauté envers le parti était parfois, contre toute attente, couronnée de succès et renforçait de toutes les façons le crédit du candidat. Après la Libération, il était naturel d’accorder une seconde chance à ces candidats malheureux s’ils n’avaient pas démérité, et de leur donner l’occasion d’enjamber les échelons municipal et cantonal.
11Si 14 % seulement des membres du corpus avaient été parlementaires avant la guerre, 42 % avaient détenu un mandat municipal ou cantonal, voire les deux. Certes, les municipales de mai 1935, en participant à la dynamique du Rassemblement populaire, expliquent en partie ce chiffre non négligeable. Sous la pression de Marceau Pivert, de Jean Zyromski, particulièrement actifs dans la fédération de la Seine, Léon Blum et Paul Faure avaient dû accepter un pacte d’unité d’action avec les communistes. Signé le 27 juillet 1934, il porta ses fruits dès les municipales en accordant un franc succès à la SFIO et au PCF avec l’apparition des « banlieues rouges » et les premiers signes d’effritement des positions radicales. Mais plus de la moitié de ces élus d’avant-guerre avaient déjà remporté une victoire auparavant, alors qu’ils étaient parfois fort jeunes. Quant aux législatives, plus d’un tiers avaient tenté leur chance, alors que le scrutin uninominal à deux tours, instauré depuis 1927, faisait peser une lourde responsabilité sur le candidat. Les échéances électorales locales constituaient-elles des étapes obligées dans le cursus de futurs parlementaires ? Ou bien s’inséraient-elles dans une stratégie globale de la SFIO pour affirmer sa présence sur tous les fronts et sur tout le territoire ?
Le socialisme municipal
12On peut supposer que les candidatures aux municipales furent de loin les plus nombreuses, mais malheureusement, l’éparpillement des sources pour les communes rurales, voire les petites villes, n’a pas permis de les établir avec certitude. Le Populaire, qui permet de pallier les lacunes des recueils électoraux pour les cantonales, ne pouvait en effet les recenser toutes. En outre, de nombreuses alliances étaient conclues et les listes n’étaient pas obligatoirement homogènes, de sorte que les sources biographiques ne conservent pas nécessairement la trace d’une candidature aux municipales sous une étiquette de circonstance. Aussi doit-on se contenter du nombre, plus fiable, des élus municipaux d’avant-guerre, soit un tiers des membres du corpus.
13Les campagnes pour les municipales étaient l’occasion idéale pour les jeunes militants de faire leur apprentissage. La moyenne d’âge de cette centaine d’élus d’avant guerre était ainsi de 34 ans lors de leur première élection, sachant que 26 % avaient moins de 30 ans et 37 % de 30 à 35 ans. Certains avaient tout juste l’âge minimum requis tels René Naegelen, élu conseiller municipal de Belfort en 1919 et François Tanguy-Prigent, élu maire de Saint-Jean-du-Doigt en 1935, tous deux à 25 ans. Pour 80 % d’entre eux, il s’agissait de leur premier mandat électif. Dans les grandes villes, l’investiture était alors une récompense. « Membre assidu et actif du parti, je fus désigné en 1919 comme candidat aux élections municipales dans le quartier des Quinze-Vingts », écrit André Le Troquer, qui avait alors 35 ans et dix-sept années d’ancienneté8. Les municipales pouvaient également servir de tremplin, comme pour Ernest Couteaux, depuis douze ans conseiller municipal de Saint-Amand-les-Eaux, centre sidérurgique de 14810 habitants, lorsqu’il emporta à la fois la mairie et le siège de député en 1919. Mais l’entrée dans une municipalité d’importance pouvait même être considérée comme un aboutissement. Après avoir été battu aux législatives partielles de 1938, André Maudet fut élu au premier tour, à 36 ans, à Saintes, détenue par les radicaux, en mars 1939. De retour de déportation, il en devint maire et ne devait plus la quitter jusqu’en 1971.
14On remarque que 58 % des élus d’avant guerre le furent avant les municipales de mai 1935. Les plus anciens furent ainsi conseillers municipaux dès avant la Grande Guerre : Jules Masson à Brest et Joseph Paul-Boncour à Saint-Aignan en 1904, Ernest Couteaux à Saint-Amand-les-Eaux en 1907 et Édouard Richard à Colmar en 1914 – il devait être membre de son Conseil des soviets en 1918. Mais ce furent les élections de mai 1935 qui assurèrent leur premier succès à 37 % d’entre eux, sans compter les anciens conseillers municipaux qui gagnèrent leur mairie, comme Édouard Richard à Colmar. Ainsi, l’élection de Paul Rivet, au second tour, dans le 5e arrondissement de Paris, était emblématique d’une union de la gauche en devenir. Fondateur avec le philosophe Alain et Paul Langevin du Comité de vigilance antifasciste, il l’emporta en effet sur le président de l’Union française des combattants, classé très à droite et qui détenait ce siège depuis 1929. Par conséquent, ces municipales favorisèrent et annoncèrent l’entrée au Parlement de quelques jeunes l’année suivante, en 1936. Ainsi, François Tanguy-Prigent, à 26 ans, emporta la mairie de sa commune rurale de Saint-Jean-du-Doigt avant de devenir le benjamin de la Chambre. De même, Jean Meunier à Tours, et Jean Pierre-Bloch à Laon, furent d’abord élus conseillers municipaux. Ils avaient alors respectivement 29 et 30 ans. Et ce fut après avoir mis en ballottage Édouard Herriot dans sa propre ville de Lyon en 1935, qu’André Philip fut élu député à 34 ans.
15Le socialisme municipal était en fait l’héritier des possibilistes de Paul Brousse qui, par des réformes à l’échelle municipale, pensaient que l’avènement de la société socialiste était possible9. Mais ce réformisme municipal était assimilé par les marxistes à une dégénérescence opportuniste. Or dès le début du xxe siècle, la nécessité d’investir le champ communal ne fit plus débat, même chez les guesdistes, et le congrès de Saint-Quentin, en 1911, fut le dernier où la question fut posée. Dans l’entre-deux-guerres, le socialisme municipal était considéré comme un moyen d’éduquer les masses, et surtout comme une occasion de passer de la doctrine aux réalisations concrètes. Les municipalités socialistes pouvaient alors être citées en exemple par les propagandistes du parti.
16Certains de nos édiles d’avant-guerre firent de leur gestion municipale un modèle de socialisme appliqué. Seul élu socialiste de Landerneau, à 28 ans, en 1919, Jean-Louis Rolland représentait l’opposition face à une équipe du Bloc national. Les délibérations du conseil municipal montrent qu’il réclama systématiquement des augmentations de salaires pour les employés communaux, l’occupation des logements vacants et la baisse du prix des loyers10. À Colmar, Édouard Richard, conseiller municipal depuis 1914 et conseiller général depuis 1919, participa à la création d’un Office d’HBM et de jardins ouvriers. Robert Mauger, maire de Contres (Loir-et-Cher) de 1925 à février 1941, institua une régie municipale pour l’extraction de la pierre qui employait les chômeurs de la commune, et étendit les allocations familiales agricoles destinées aux simples ouvriers aux petits fermiers et exploitants. Au Grand-Quevilly, Tony Larue maire de 1935 à mars 1941, se lança dans un programme d’aide à la classe ouvrière en créant une Bourse du Travail, une caisse du chômage, une Soupe ouvrière, un Office d’HBM, et pour les enfants un groupe scolaire (Salengro) avec des écoles maternelle (Pasteur) et primaire (Jaurès).
17Rémi Lefebvre a montré que la pratique municipale permit de légitimer la figure de l’édile compétent et du « bon administrateur », en faisant fructifier son capital personnel et relationnel11. Dès l’entre-deux-guerres, un tiers du corpus avait donc intégré les règles du jeu de la démocratie représentative, faute d’exercer le pouvoir au niveau central. Sous la IVe République, ils étaient prêts à se définir comme des responsables au nom de l’intérêt général, et plus seulement de la classe ouvrière.
18L’implantation de la centaine d’élus municipaux d’avant-guerre apparaît d’emblée dominante, à 66 %, dans les petites et les moyennes villes, tendance qui se confirmera après la guerre. Il convient toutefois de distinguer les maires des simples conseillers.
19Ainsi, aucun de nos parlementaires n’avait eu, avant 1944, la responsabilité suprême d’une métropole. Les grands édiles socialistes d’avant-guerre furent, en effet, soit épurés, soit victimes de la répression, et par conséquent écartés du Parlement après la Libération. Citons à Marseille, le député-maire de 1925 à 1940, Henri Tasso, et à Toulouse, le député-maire de 1935 à 1939, Antoine Ellen-Prévôt, tous deux exclus pour avoir accordé les pleins pouvoirs au maréchal Pétain. À Bordeaux, le maire, Adrien Marquet, avait été l’un des animateurs du courant néo-socialiste de Marcel Déat et Barthélemy Montagnon, exclu en 1933. À Lille, le député Charles Saint-Venant avait remplacé Roger Salengro à la mairie après le suicide de celui-ci en 1936. Parce qu’il avait voté « oui » le 10 juillet 1940, et bien qu’il se soit engagé dans Libération Nord et qu’il ait été torturé par la Gestapo, sa fédération en dépit de tous ses efforts ne put éviter sa suspension de tout mandat. Seuls Jules Masson, maire de Brest de 1912 à 1919 et Louis Gros, maire d’Avignon de 1929 à 1940, avaient administré de grandes villes de plus de 50 000 habitants. Sept seulement avaient été à la tête de villes moyennes : Jean Biondi à Créil de 1935 à 1940, Ernest Couteaux à Saint-Amand-les-Eaux de 1919 à 1943, Guillaume Detraves à Houilles de 1929 à 1941, Lucien Hussel à Vienne de 1931 à 1940, Marcel Levindrey à Laon de 1935 à 1941, Paul Ramadier à Decazeville de 1919 à 1941, et Édouard Richard à Colmar de 1935 à 1940. La majorité des maires d’avant-guerre se retrouvaient donc dans de petites villes et villages.
20Or la répartition des conseillers municipaux était fort différente. Six d’entre eux avaient participé à la gestion de métropoles : Gaston Cabannes à Bordeaux de 1929 à 1935, Denis Cordonnier à Lille de 1929 à 1940 et qui fut même l’adjoint au maire de Roger Salengro à partir de 1935, André Le Troquer à Paris de 1919 à 1940 ainsi que Paul Rivet de 1935 à 1940, Marius Moutet à Lyon de 1920 à 1924, et Marcel-Edmond Naegelen à Strasbourg de 1925 à 1939. Mais la majorité, quarante-cinq, étaient conseillers municipaux de moyennes ou de petites villes de plus de 2 000 habitants, alors que trois seulement firent leurs premières armes dans un village. Il n’est pas à exclure, toutefois, que ce type de mandats n’ait pas laissé de traces et que ce chiffre doive être revu à la hausse. Parmi les conseillers municipaux des plus importantes villes moyennes, citons Charles Bozzi à Charleville de 1925 à 1940, Gaston Chaze à Pau de 1935 à 1940, Léon Dagain à Nevers de 1935 à 1940, Jean Guitton à Saint-Nazaire de 1935 à 1941, ou Lamine-Gueye à Saint-Louis de 1925 à la guerre…
21Sur cette centaine d’élus municipaux d’avant guerre, trente-six seulement présidèrent leur conseil. Il y eut donc très peu de maires socialistes d’avant-guerre qui accédèrent au Parlement. Ce phénomène s’explique sans doute par la moyenne d’âge relativement peu élevée de ces élus, mais aussi par la difficulté pour les édiles qui pratiquèrent « une politique de présence », selon l’expression de Paul Faure12, d’obtenir l’investiture après 1945. Or nous verrons que la Libération allait donner à un grand nombre de ces conseillers municipaux l’opportunité d’accéder au fauteuil qu’ils espéraient ou convoitaient.
Un conseil général moins accessible
22Le nombre d’anciens conseillers généraux est moins important que celui des édiles (cf. tableau 7). Rappelons que la SFIO ne comptait environ que 380 conseillers généraux en 1937, et que l’épuration frappa également les conseillers restés en place sous Vichy. Le conseil général constituait le lieu central de la vie politique locale et son président en était le personnage incontournable. Le découpage cantonal, en outre, avantageait les cantons ruraux. Or les milliers de conseillers municipaux et les dizaines de conseillers cantonaux des campagnes étaient encore peu perméables aux idées socialistes. Excepté dans les villes de quelque importance, la légitimité d’un candidat socialiste était donc personnelle, avant d’être partisane. Les cantonales exigeaient de sa part une notoriété plus large et plus profonde. Si un militant pouvait tester ses capacités à faire campagne, et ses qualités d’orateur et de pèlerin du socialisme, de la même manière à des municipales, qu’à des cantonales, il devait impérativement avoir noué des relations durables sur le terrain avec les notables ou au sein de réseaux actifs tels que les syndicats, coopératives, associations…
23Mais, bien que pour toutes ces raisons les cantonales aient pu sembler plus difficiles à un socialiste, il ne semble pas qu’elles aient systématiquement constitué une seconde étape dans le cursus électoral, une fois un mandat municipal en poche. Ainsi, lorsqu’un jeune militant se distinguait par ses qualités d’organisateur et son dynamisme au sein du parti ou d’un syndicat, il était naturellement encouragé à briguer le suffrage populaire. La SFIO était alors dans une stratégie de conquête telle que la présence de candidats, même symboliques puisque trop jeunes, était jugée préférable afin de ne pas laisser le champ libre à ses adversaires.
24De sorte que le cap à franchir n’était pas tant de passer de la municipalité au canton que de sortir de sa section et d’aller devant le peuple pour faire campagne. Augustin Laurent, socialiste depuis 1912 et déjà secrétaire administratif de la fédération du Nord depuis 1925, fit ses premières armes électorales à 31 ans, lors des cantonales partielles de 1927. Battu mais vivement encouragé par son secrétaire fédéral Jean Lebas, il se représenta en 1931 à Pont-à-Marcq et fut élu au second tour, en axant sa campagne sur les réformes agraires prônées par Compère-Morel, telle que la création d’un Office national des céréales. De même, Albert Denvers, qui avait adhéré au parti à 22 ans en 1927, membre actif du SNI et responsable des Amicales laïques de Dunkerque, se lança dans l’arène sur les conseils de Rachel Lempereur, à Gravelines, lors des cantonales de 1937. À l’issue d’une campagne très difficile contre un radical, où il fut ardemment soutenu par son mentor, il fut élu au second tour et devint le benjamin de l’Assemblée départementale13. Ces exemples montrent que les élections cantonales pouvaient être également le point de départ de la carrière électorale de militants encore jeunes – la trentaine – mais déjà dotés d’une certaine maturité politique et que leurs aînés n’hésitaient pas à pousser et à soutenir.
25Ainsi, 40,5 % au moins des membres du corpus s’étaient présentés à des élections aux conseils généraux ou d’arrondissement avant la guerre. Et parmi eux, 7 % avaient déjà tenté leur chance au moins dès 1919, soit la majorité de ceux qui étaient en âge de le faire. Le parti socialiste était tout à fait soucieux d’investir les assemblées départementales et, à chaque nouvelle échéance, il présentait un plus grand nombre de candidats. Quatre-vingt, soit 61 % de ceux qui sollicitèrent les suffrages des électeurs, le firent avec succès. De sorte que plus d’un quart du corpus détenait un poste de conseiller général ou d’arrondissement avant la guerre (cf. tableau 7).
26Une dizaine obtint les suffrages des électeurs dès le début du siècle. Les plus anciens conseillers généraux étaient ainsi Marius Moutet, élu à la Croix-Rousse à Lyon dès 1904, Joseph Paul-Boncour à Saint-Aignan en 1909, Félix Gouin à Istres en 1911, Jules Masson à Brest en 1912 et Ernest Couteaux à Saint-Amand-les-Eaux en 1913. Après la Grande Guerre, lors des élections de 1919, ils furent rejoints par Pierre Delcourt élu à Condé sur l’Escaut, Salomon Grumbach et Édouard Richard à Colmar, André Le Troquer à Paris au Quinze-Vingt, et Eugène Quessot à Rennes. De sorte qu’ils bénéficiaient déjà d’une vieille et solide implantation locale. Le préfet vichyste du Loir-et-Cher reconnaissait ainsi en 1942 :
« La famille de Paul-Boncour réside à Saint-Aignan depuis deux siècles et est très estimée. Lui-même jouit encore d’une grande popularité. Ses bienfaits sont nombreux – la plupart des habitants de la région lui doivent quelque chose ; aussi son influence reste grande14. »
27Une trentaine furent élus pour la première fois avant les élections de 1934. Mais une quarantaine, soit la moitié, le furent en octobre 1934 (1re série) et surtout en octobre 1937 (2e série), c’est-à-dire juste en amont ou en aval du Front populaire. D’une part, le premier appel d’air dû à la scission néo-socialiste de 1933 fit sentir ses effets dès octobre 1934. Ainsi Fernand Audeguil fut choisi pour tenter de battre le député dissident Antoine Cayrel à Bordeaux. D’autre part, ces nouveaux candidats socialistes pouvaient espérer des désistements favorables au second tour de la part de radicaux ou de communistes. André Maudet n’avait pas encore adhéré à la SFIO lorsque, à 28 ans, il se présenta aux élections pour le conseil d’arrondissement du canton nord de Saintes en 1931. Vice-président de la fédération départementale de la LDH et président du Patronage laïque depuis un an, il était soutenu par le Comité de défense républicaine et fut élu sur un programme d’union des gauches. En 1937, devenu président de ce conseil et membre du parti socialiste un an auparavant, il défia le maire de Saintes, Fernand Chapsal, aux cantonales. Épaulé par Pierre Métayer et Jean Zyromski de la Bataille socialiste qui animèrent des réunions sur place, il put le battre grâce au désistement du candidat communiste. Près de la moitié décrochèrent à l’occasion de ces cantonales leur premier mandat, auquel on pourrait ajouter une quinzaine de militants qui furent élus presque en même temps au conseil municipal.
28Enfin, seule une minorité avait pu occuper la présidence ou la vice-présidence de leur conseil, ce qui reflète l’incomplète implantation locale de la SFIO dans l’entre-deux-guerres. Ernest Couteaux présida le conseil général du Nord ; Raymond Gernez devint à 31 ans le plus jeune président d’un conseil d’arrondissement en 1937 à Cambrai ; Joseph Paul-Boncour présida le conseil général du Loir-et-Cher ; André Le Troquer à Paris et Jean-Marie Thomas en Saône-et-Loire furent vice-présidents. Leur conquête du pouvoir au sein des assemblées départementales à partir des élections de septembre 1945 n’en fut que plus éclatante.
29Par conséquent, quatre-vingts conseillers généraux ou d’arrondissement et une centaine de maires et conseillers municipaux soit, en tenant compte des cumuls, 127 élus locaux d’avant la guerre au moins entrèrent au Parlement après la Libération. Si l’on exclut les trente-huit qui furent également parlementaires, on constate que seul un conseiller général d’avant guerre sur six environ fut promu au Parlement après la Libération. Une implantation locale avant l’Occupation était donc une condition souvent favorable, si ce n’est nécessaire, mais certainement pas suffisante pour recevoir l’investiture après la Libération. Sous la IVe République, l’assise locale allait prendre de plus en plus d’importance, y compris pour les députés.
30En dehors de ses fiefs traditionnels, le processus d’enracinement local de la SFIO à une échelle nationale s’amorçait juste au milieu des années trente. C’est pourquoi le parcours électoral de nos candidats et élus d’avant-guerre ne respecta pas toujours l’ordre attendu de la commune, puis du canton et enfin de la circonscription, étapes classiques du cursus républicain. En dépit du scrutin nominal et d’arrondissement, l’investiture pour des élections générales n’était pas obligatoirement un aboutissement, encore moins une consécration. Dès les années vingt, la reconstruction de « la vieille maison » exigeait des candidats socialistes partout où cela était possible et à toutes les échéances, mais la dynamique du Front populaire concrétisa en partie leurs espoirs. Il s’agissait donc, en 1945, de faire fructifier ce capital électoral, même lorsque les candidatures n’avaient pas été couronnées de succès.
L’implantation locale à la Libération :
une promotion politique
31Dans l’ordonnance d’Alger du 21 avril 1944, le général de Gaulle exprima sa volonté de rétablir au plus vite la légalité républicaine et la démocratie en redonnant la parole au peuple. Ce fut chose faite dès avril 1945. Or cette date anticipée des municipales eut plusieurs conséquences défavorables pour la SFIO. Elle l’empêcha de perfectionner son encadrement de la vie politique locale et différa jusqu’en 1947, à l’exception de Paris, l’adoption de la représentation proportionnelle, mode de scrutin « partitocratique15 » qui lui aurait permis de s’affirmer face aux notables. Elle la contraignit également à composer avec les mouvements issus de la Résistance car elle ne pouvait totalement se démarquer de l’esprit d’union nationale dominant à la Libération, même si elle refusa souvent les listes uniques que tentait d’imposer le PCF. La plupart des prisonniers, déportés et mobilisés n’étant pas rentrés, enfin, de nouvelles élections municipales furent organisées deux ans après, dans un délai trop court pour que ses édiles pussent occuper durablement le terrain, après avoir géré la pénurie pendant deux ans. Les élections d’octobre 1947 enregistrèrent ainsi un certain nombre d’échecs, y compris chez les constituants et conseillers de la République.
32Les liens entre l’assise locale et les mandats nationaux sont donc complexes et renvoient à la question de l’autonomie des institutions locales dans la vie politique française. Dans quelle mesure l’implantation locale fut-elle une condition nécessaire ou favorable à l’entrée au Parlement ? Avait-elle la même valeur pour les députés que pour les sénateurs ?
La rupture de la Libération
33Les municipales d’avril 1945 furent un succès sans précédent pour la SFIO qui obtint la majorité dans plus de 4 000 communes, soit en dix ans un gain de 2 70016. Les alliances nouées avec le MRP dans la Seine, et avec le PCF dans le Nord avaient porté leurs fruits. Les socialistes détenaient donc 13,3 % des sièges17. Or 41 % des élus parmi les membres du corpus n’avaient jamais détenu un tel mandat auparavant. La Libération constitua donc une rupture indéniable en permettant leur promotion politique à l’échelle locale. Elle fut cependant moins spectaculaire qu’à l’échelle nationale, puisque 76 % entrèrent pour la première fois à l’Assemblée quelques mois plus tard. Ce décalage confirme que l’épuration des maires fut bel et bien inférieure à celle des parlementaires.
34Quelques mois plus tard, le gouvernement procédait au renouvellement total des conseillers généraux, ce qui permettait aux grandes tendances de s’exprimer plus facilement que dans une consultation partielle. La SFIO, avec 811 conseillers généraux élus sous ses couleurs, détenait désormais la majorité absolue dans quatorze conseils contre quatre en 193718, et plus d’une quarantaine de présidences. Elle progressait dans les terres agricoles du Sud-Ouest et du Centre, en profitant de l’effritement des radicaux et des modérés, ainsi que dans ses bastions traditionnels du Nord et du Pas-de-Calais. En fait, elle étendait sa présence dans tout le pays. « Nous avons le vent en poupe ! », pouvait s’exclamer Léon Blum dans Le Populaire. Dans une proportion moindre qu’aux municipales mais comparable, 48,5 % des futurs parlementaires entrèrent à l’Assemblée départementale, représentant 18 % des conseillers socialistes. Mais leur rayonnement était plus important que leur nombre, puisque vingt-huit d’entre eux furent élus présidents et quinze vice-présidents dans la foulée ou l’année suivante19.
35Ainsi, d’un tiers d’élus municipaux avant la guerre, les membres du corpus passèrent à 51,5 %, score qui connut un léger fléchissement en 1947 avec 51 %, accentué en 1953, avec 48 %. Et alors que 40,5 % avaient été conseillers généraux avant 1939, les cantonales permirent à 48,5 % de siéger à l’Assemblée départementale, part qui ne cessa de décroître à partir de 1951 avec 34,2 %, jusqu’à 33,5 %. Et si vingt-huit d’entre eux présidaient leur Assemblée départementale en 194520, la moitié seulement occupaient encore ce poste après avril 1958. Néanmoins, sur l’ensemble du corpus, 175, soit plus de 58 %, siégèrent à une Assemblée départementale avant avril 1958. De même, 204 membres du corpus, soit plus des deux tiers, reçurent un mandat municipal sous la IVe République. En tenant compte des cumuls, ce furent 82,5 % du corpus qui occupèrent un poste local de 1945 à 1958.
36En outre, après la Libération, la typologie des édiles évolua (cf. tableaux 8 et 9). Alors que dans l’entre-deux-guerres 66 % avaient administré des villes moyennes ou petites, 56 % le faisaient encore en 1945, ce qui confirmait la géographie urbaine du socialisme dans ce type de villes. Mais un plus grand nombre, 22,5 % contre 18 %, participaient désormais à la gestion de grandes villes, voire de métropoles. Alors qu’aucun d’entre eux n’avait géré une ville de plus de 150 000 habitants auparavant, cinq y parvinrent en avril 1945. Fernand Audeguil à Bordeaux, Raymond Badiou à Toulouse, Denis Cordonnier à Lille, Gaston Defferre à Marseille et Lamine-Gueye à Dakar furent portés par la Résistance et la France libre. Ils étaient aussi les héritiers plus ou moins directs et légitimes de la municipalité d’avant-guerre, Bordeaux, Toulouse, Marseille et Lille ayant été socialistes par le passé. De même, alors que seuls Louis Gros à Avignon et Jules Masson à Brest avaient été maires de villes comprises entre 50 000 et 150 000 habitants, huit étaient promus à ce poste de responsabilité en 1945, comme en Algérie Raoul Borra à Bône et Henry Doumenc à Constantine, et en métropole, Gabriel Montpied à Clermont-Ferrand ou Georges Bruguier à Nîmes.
37Enfin, on constate une stabilité du personnel départemental par rapport au groupe parlementaire sous la IVe République, qui masque en fait certains décalages entre les représentations départementale, législative et sénatoriale. Prenons des exemples représentatifs et géographiquement proches. Le conseil général de la Creuse était socialiste à 48 % en avril 1958, alors que son dernier député SFIO, Anselme Florand, avait été battu en 1956. Pas plus que son prédécesseur, Roger Cerclier, il n’avait détenu un mandat départemental, qu’il n’avait même jamais brigué. L’Indre, voisine, présente le même cas de figure puisque son député, Léon Boutbien, battu en 1956, n’était pas non plus conseiller général21. Les fédérations ne firent donc pas appel à des conseillers généraux pour les législatives, où le scrutin proportionnel mettait en avant l’étiquette politique. Dans ces départements, la représentation à l’Assemblée départementale était donc complètement distincte de celle à l’Assemblée nationale. En revanche, la Creuse comptait deux sénateurs, Gaston Chazette et Paul Pauly, respectivement conseillers généraux de Bourganeuf depuis 1949 et d’Aubusson depuis 1945. Pauly en occupait même la présidence depuis son élection. De même, Anatole Ferrant, sénateur de l’Indre, était également conseiller général de Belâbre depuis 1931. La représentation départementale coïncidait cette fois-ci avec celle du Conseil de la République. Ces exemples confirment le décalage entre l’insertion au conseil général des députés et des sénateurs : les premiers manquèrent souvent l’occasion de s’y reconvertir dans une conjoncture nationale difficile, alors que les seconds y puisèrent la source de leur longévité politique. La différence entre les deux modes de scrutin – et donc de recrutement des candidats – est-elle le seul facteur d’explication ?
38L’exemple de la Sarthe apporte d’autres éléments. Le conseil général y fut présidé sans interruption par le socialiste Max Boyer jusqu’en 1958. Le département n’avait plus de sénateur socialiste depuis la défaite de ce dernier en 1948, et son seul député, depuis novembre 1946, était Christian Pineau. Or Boyer témoigna de l’autonomie du conseil général par rapport à la fédération sarthoise qu’il jugeait divisée et peu fiable.
« Il était impossible de gérer ce conseil général avec le seul groupe socialiste, inexistant. […] Mais ce que la fédération me reprochait le plus, c’est que ces types étaient des “boyéristes” ; ils n’étaient pas à la dévotion d’une fédération qui changeait très souvent de secrétaire fédéral, où les gens passaient beaucoup de temps à se bouffer entre eux22. »
39Or Boyer ne fut pas le seul à se montrer beaucoup plus ouvert aux alliances de toutes natures dans le cadre de l’Assemblée départementale. Moins dogmatiques, les sénateurs et conseillers généraux étaient souvent plus proches des réalités du terrain que leurs confrères députés, qui étaient, eux, plus représentatifs de la ligne du parti et de ses fluctuations.
Le poids des édiles dans les groupes parlementaires
40L’évolution à l’Assemblée nationale révèle que le poids des édiles perdura tout au long de la période, puisqu’ils représentaient 55,5 % des membres de la Constituante de 1945, et 54,5 % des députés de 1956. La SFIO ayant renforcé son implantation locale à la faveur de la Libération, pourquoi cette part ne fut-elle pas plus élevée ? Les 4 133 communes où ils détenaient désormais la majorité n’avaient finalement envoyé que 77 édiles au Parlement en octobre 194523. Le scrutin de liste proportionnel explique une forte politisation des législatives et une prédominance de l’étiquette sur la personnalité du candidat, y compris son enracinement local. Mais si l’on compare le poids des édiles dans le groupe socialiste par rapport à celui de tous les édiles dans l’Assemblée, il était en fait plus élevé : 54 % contre 30 % en novembre 1946, et 54,5 % contre 28 % dix ans plus tard24. L’implantation locale qui s’était amorcée en 1935 trouva son rythme de croisière sous la IVe République.
41Aux municipales d’octobre 1947, la quinzaine de députés battus se traduit par une diminution brutale du taux d’élus municipaux à 44 %. Puis les législatives de 1951 resserrèrent le groupe sur les édiles du parti, et compensèrent presque entièrement ce recul en ramenant leur taux à 53 %. Ainsi plusieurs nouveaux députés s’étaient appuyés sur leur assise locale. Depuis 1945, Léon Jean était maire de Lunel Viel, Alexandre Thomas de Moustéru, et Francis Vals était adjoint au maire de Leucate. Et en 1947, Émile Dubois avait été élu maire de Salomé, Jean Montalat, adjoint au maire de Tulle et André Rey, maire de Fronton. Les municipales d’avril 1953 n’ayant provoqué aucun changement, ce phénomène de repli sur les élus municipaux se renouvela, dans une moindre mesure, en 1956, avec 54,5 %. Ainsi, Arthur Conte, nouveau député, était maire de Salses depuis 1947 et avait même présidé la fédération départementale de l’Association des maires de France en 1951. La participation active à la vie locale, même dans une simple commune, n’était sans doute pas une condition suffisante, mais elle était nécessaire aux candidats à la députation, surtout dans un contexte malthusien.
42En revanche, l’évolution de la part des conseillers généraux à l’Assemblée nationale révèle une baisse sensible entre septembre 1945 et mars 1949, et reflète celle de la SFIO. Elle chuta de 50,5 % à 32,5 %, sous l’effet conjugué de la réduction des effectifs du groupe en novembre 1946 et d’un rééquilibrage à droite lors des cantonales de mars 1949, qui vit la SFIO perdre près de 20 % de ses conseillers généraux. Le reflux était particulièrement sensible pour les présidences qui furent divisées par deux en 1949 en passant de 18 à 9 pour le corpus, et de 41 à une vingtaine pour la SFIO. Par la suite, ce niveau d’étiage des présidences perdura jusqu’en avril 1958. Comme les édiles, les élus cantonaux résistèrent mieux aux législatives de 1951, ce qui fit remonter leur part à 36,5 %. Mais le glissement vers le centre-droit aux cantonales d’octobre 1951 le ramena à 33 %. Après la contre-performance des députés aux cantonales d’avril 1955, des conseillers généraux furent, en revanche, élus pour la première fois, ou réélus après un temps de purgatoire, au Palais-Bourbon en 195625. Si Alduy, Denvers, Juvénal, Massé, Mérigonde, Thoral et Ramadier étaient insérés dans la vie politique départementale depuis 1945, les autres avaient été élus peu de temps avant les législatives, aux municipales en 1953 ou aux cantonales en 1955. Un mandat cantonal était donc un bon tremplin pour accéder à l’Assemblée nationale. Les cantonales d’avril 1958, très calmes eût égard à la crise du gouvernement Gaillard, permirent aux députés de tirer leur épingle du jeu et de confirmer ce redressement des conseillers généraux à l’Assemblée nationale.
43Au Conseil de la République, l’évolution des élus municipaux fut plus franche qu’à l’Assemblée nationale, puisque leur nombre augmenta constamment, passant de 25 sur 58 en 1945, à 43 sur 54 en 1958. Chaque élection, municipale ou sénatoriale, accentua leur part, et plus particulièrement celle des maires, traduisant la meilleure résistance des élus locaux lors des renouvellements. On pourrait d’ailleurs s’étonner qu’ils n’aient pas été plus nombreux dès le début du régime, dans cette assemblée dite « des communes de France », où leur présence semblait naturelle. Il faut attendre 1948, en effet, pour qu’ils représentent plus de la moitié du groupe. Cela traduit le retard de l’implantation locale des socialistes, si on la compare à celle des radicaux par exemple, retard qu’ils entreprirent de combler tout au long de la IVe République.
44L’évolution des conseillers généraux au Conseil de la République est moins irrégulière qu’à l’Assemblée nationale. Ils représentaient déjà plus de la moitié des conseillers en 1946, et leur poids se confirma en 1958. Un sommet fut atteint avec les sénatoriales de 1948 qui virent l’élection de 39 conseillers généraux dont dix présidents et cinq vice-présidents. Ainsi Charles Bozzi dans les Ardennes, Anatole Ferrant dans l’Indre, Paul Pauly dans la Creuse, Francis Dassaud dans le Puy-de-Dôme, Aimé Malécot dans la Loire, Gérard Minvielle dans les Landes, Paul-Émile Descomps dans le Gers, Henry Assaillit en Ariège, Joseph Lasalarié dans les Bouches-du-Rhône et Paul Symphor en Martinique présidaient leur Assemblée départementale. Puis le nombre des conseillers généraux baissa régulièrement jusqu’à 32 en juin 1955, où les sénatoriales opérèrent un petit redressement avec l’élection de deux conseillers généraux supplémentaires. En revanche, le nombre des présidences et vice-présidences chuta très nettement. Après avril 1958, seuls demeuraient présidents Paul Pauly dans la Creuse, Paul Mistral dans l’Isère, Jean Bène dans l’Hérault et Édouard Soldani dans le Var.
45De sorte que l’assise de nos parlementaires fut plus municipale que cantonale. Alors qu’en 1953, près de la moitié des membres du corpus détenaient un mandat municipal, un tiers seulement siégeaient à l’Assemblée départementale. Toutefois, si l’on compare le cumul des mandats parlementaire et cantonal des députés socialistes à celui de tous les députés, il est toujours plus important avec 32,5 % contre 28 % en novembre 1946, 36,5 % contre 31 % en juin 1951, et 43,5 % contre 32 % en janvier 1956. La tendance est naturellement supérieure chez les sénateurs avec 55 % contre 44 % en décembre 1946, 67 % contre 45,5 % en 1948, 63 % contre 40 % en 1952 et 65 % contre 63 % en 195526. Comme le rappelait Maurice Agulhon, le cumul des mandats avait été impulsé dès l’entre-deux-guerres par les partis de gauche, leurs maires étant le plus souvent également conseillers généraux27. Sous la ive République, le cumul s’étendit au mandat parlementaire, car comme l’écrivait Michel Debré en 1955, « c’est pour un parlementaire une infériorité presque insupportable que de ne pas être en même temps chargé d’un mandat local28 ». À l’inverse, on remarque la faible présence des parlementaires chez les conseillers généraux socialistes : les députés ne représentaient que 6 % (1946) à 8 % (1956) et les sénateurs que 4 % (1946) à 6,5 % (1958). Or les parlementaires, tous partis confondus, représentèrent 12 % des conseillers généraux sous la IVe République29. Certes, le Parlement n’était plus obligatoirement considéré comme l’aboutissement du cursus honorum républicain, comme le montra Marie-Hélène Marchand pour l’ensemble des conseillers généraux. Mais c’est également un nouvel indice d’un décalage entre les représentations nationale et départementale particulièrement marqué pour la SFIO, laquelle réussissait mieux à s’implanter dans les assemblées locales, en jouant de sa position sur l’échiquier politique, qu’au Parlement où la proportionnelle ne le lui permettait pas.
Des notables locaux au service du parti ?
46Au sens traditionnel, le notable a deux caractéristiques. D’une part, sa notoriété résulte de son appartenance à une catégorie socioprofessionnelle qui lui confère un statut remarqué au sein de la société locale, et son élection en est le prolongement. D’autre part, sa position sociale lui permet de disposer d’un réseau de relations personnelles pour intervenir auprès de l’administration. Les « grands notables », pour citer André-Jean Tudesq, qu’ils soient députés maires d’une grande ville ou sénateurs présidents du conseiller général, entretiennent même des relations de type féodal avec les autres élus30. Ils constituent, en effet, le point de passage obligé pour obtenir de la part du pouvoir central un avantage pour la ville ou le département, particulièrement en matière d’équipement. Ils court-circuitent même le préfet. Aussi reprendrons-nous la définition large de Pierre Grémion : un notable est
« […] un homme qui dispose d’un certain pouvoir pour agir sur l’appareil d’État à certains niveaux privilégiés et qui, par effet de retour, voit son pouvoir renforcé par le privilège que lui confèrent ces contacts, pour autant qu’ils soient sanctionnés par des résultats31. »
47Les parlementaires présentaient-ils les signes visibles de cette notabilité, à savoir une personnalisation du pouvoir local, une longévité remarquable, voire une hérédité politique ? Et le cas échéant, utilisaient-ils leur légitimité personnelle pour servir les intérêts nationaux de la SFIO ?
L’implantation locale, facteur de longévité politique
48Le corollaire de l’implantation locale était une grande stabilité des mandats, comme l’a montré Marie-Hélène Marchand pour les conseillers généraux. Ainsi, 1/5 d’entre eux occupèrent leur siège pendant toute la IVe République. Et le plus souvent, c’est la mort qui mit fin à leur mandat32. Or cette stabilité avait d’autant plus de relief que le préfet restait moins longtemps. Leur aptitude à gérer avec efficacité leur municipalité, à répondre aux besoins de chacun en tenant compte des multiples demandes individuelles, leur valut une réelle légitimité personnelle. L’implantation locale autorisait donc une longévité politique que le scrutin de liste et proportionnel des législatives n’offrait pas toujours. Quel rôle l’implantation locale joua-elle dans la reconversion des anciens parlementaires ?
49Dans un régime relativement instable, les élections locales furent avant tout l’occasion pour un grand nombre d’entre eux de se pourvoir d’une assise solide, et par là même une longévité politique parfois exceptionnelle. Si certains se replièrent sur leur mandat local faute de mieux, d’autres y trouvèrent véritablement leur terre d’élection. Albert Denvers exprime ainsi sa préférence :
« Aujourd’hui, comme hier, je préfère le mandat, la responsabilité, au plan local plutôt qu’au plan national (c’est-à-dire le mandat municipal ou le travail à la Communauté urbaine de Dunkerque). Je préfère le contact de terrain, le lien avec la population. […] C’est plus concret, c’est plus clair. La politique nationale, au contraire, est plus confuse et les responsabilités plus diluées33. »
50Il suffit de rappeler les heurts incessants entre le groupe parlementaire et le comité directeur, et les sanctions qui menaçaient toute indiscipline, pour comprendre le choix de ces élus locaux.
51Ainsi trois nouveaux élus d’après guerre conservèrent leur échappe de maire pendant plus de quarante ans : André Méric qui administra la petite commune de Calmont de 1945 à 1988, et Arthur Notebart qui fut maire de la ville de Lomme de 1947 à 1990 détiennent le record ; puis vient Max Lejeune qui demeura à Abbeville de 1947 à 1989. Une petite vingtaine conservèrent leur mandat municipal plus de trente ans tels que Marcel Champeix, Robert Lacoste et Abel Sempé dans leurs villages de Masseret, Azerat et Saint-Aignan de 1945 à 1983, ou Andrée Viénot et Robert Gourdon dans leur petite ville de Vauvert et de Rocroi de 1945 à 1979. Mais certains surent se maintenir dans des villes plus importantes comme Guy Mollet, maire d’Arras de 1945 à sa mort en 1975, ou Raymond Gernez à Cambrai de 1945 à 1976, ou encore Robert Brettes à Mérignac de 1945 à 1974. Mais l’exemple le plus connu de la constitution d’un fief municipal est celui de Gaston Defferre, installé à Marseille de 1944 à 1947, puis de 1953 à 1986. Une trentaine occupèrent leur fauteuil pendant plus de vingt ans comme André Maudet à Saintes de 1945 à 1971, ou Louis Escande à Mâcon de 1953 à 1977. Enfin Augustin Laurent ne resta pas moins de dix-huit ans à la tête de la métropole de Lille (de 1955 à 1973) et Raymond Badiou quatorze ans à celle de Toulouse (de 1944 à 1958). Toutefois, il ne faudrait pas oublier ceux qui retrouvèrent leurs administrés après en avoir été écartés par Vichy. En déduisant la coupure constituée par l’Occupation, Tony Larue fut maire du Grand-Quevilly pendant quarante-quatre ans (de 1931 à 1941, puis de 1944 à 1945 et de 1947 à 1985), et Jean Bène de Pézenas pendant trente-cinq ans (de 1932 à 1941, puis de 1945 à 1947 et de 1953 à 1977).
52En outre, la durée, et donc la profondeur de cet ancrage municipal, permit à certains d’entre eux de s’assurer une postérité. Citons le premier adjoint au maire de Tony Larue, Laurent Fabius qui, un an après les municipales de 1977, le remplaça également comme député de la Seine-Maritime ; ou Pierre Mauroy qui hérita de la mairie de Lille des mains d’Augustin Laurent en 1973. À chaque fois, il y avait « une complète identification » entre la ville et l’homme34. Albert Denvers, maire de Gravelines durant trente ans en dépit d’une coupure de deux mandats, en témoigne : « Ma ville et moi, nous nous sommes identifiés, totalement. Et toutes les traces qu’elle porte, je pense les avoir laissées… Ici, tout porte la marque d’Albert Denvers quelque part. Tout. » Ces villes devenaient-elles des bastions plus personnels que socialistes ? Albert Denvers répond alors :
« L’idée ne m’en choque pas. Je crois que se sont les personnes qui font les partis, et qu’en prêchant par l’exemple ce que doit être un socialiste dans sa conduite, j’ai gagné de nouveaux adeptes au socialisme35. »
53Ce nouveau socialisme municipal permettait d’incarner la doctrine y compris lorsque la participation de la SFIO au pouvoir pouvait la rendre impopulaire. À ces parlementaires élus à la proportionnelle, soumis à l’érosion des suffrages socialistes sous la IVe République, puis au choc de 1958, leur fief municipal assura une solution de repli plus qu’honorable.
54Les notables ruraux, ceux de la « République au village », acquirent leur notabilité en entrant au conseil général. Or un nombre non négligeable dominèrent la vie politique de leur canton durant de longues années. Certains furent présidents sous toute la IVe République, voire au delà : Georges Guille dans l’Aude de 1945 à 1948 et de 1951 à 1973, Lucien Hussel en Isère de 1945 à 1959, Augustin Laurent dans le Nord de 1945 à 1967, Max Lejeune dans la Somme de 1945 à 1988, Eugène Montel en Haute-Garonne de 1946 à 1966 et Paul Pauly dans la Creuse de 1945 à 1972. D’autres entamèrent une longue présidence : Jean Bène dans l’Hérault de 1951 à 1979, ou Maurice Pic de 1956 à 1985. Quelques-uns conservèrent leur mandat cantonal pendant plus de quarante ans comme Max Lejeune ou Maurice Pic, André Méric à Nailloux de 1945 à 1988, Jean Nayrou à Vicdessos de 1945 à 1985, Abel Sempé à Aignan de 1945 à 1988 ou Édouard Soldani à Lorgues de 1945 à 1985. Une vingtaine demeurèrent conseillers généraux plus de trente ans, tels Antoine Courrière à Mas Cabardès de 1945 à 19736 ou Marcel Mérigonde à Attichy de 1945 à 1981. Roger Carcassonne, qui avait élu pour la première fois en 1937 à Salon-de-Provence, était ainsi le doyen des conseillers généraux français en 1982 ! Plus d’une quarantaine le furent encore plus de vingt ans comme Achille Auban à Saint-Béat, Joseph Bocher à Equeurdreville, ou Marcel Champeix à Uzerche, tous trois de 1945 à 1973. L’Assemblée départementale assura ainsi une véritable longévité politique sous la Ve République à ces hommes issus du régime précédent. Le conseil général permit même à certains d’assurer leur reconversion juste à temps en 1958. Émile Aubert devint conseiller général à Saint-Paul jusqu’en 1964 ; Robert Gourdon à Vauvert jusqu’en 1979, sous étiquette PSU à partir de 197337 ; Kléber Loustau à Selles-sur-Cher jusqu’en 1982 et Antoine Mazier à Plancouët jusqu’à son décès en 1964.
55Une cinquantaine décédèrent en cours de mandat, à un âge parfois fort avancé. Ainsi, Augustin Azemia, mourut maire d’Evreux, en 1977 à 83 ans ; et Léon Droussent, maire et conseiller général de Coucy-le-Château, en 1970 à 87 ans, pour ne citer que les plus âgés. Or la longévité d’un mandat local se nourrit d’elle-même. Elle constitue un argument électoral de premier plan et est hautement revendiquée. Dans sa profession de foi de 1957, Jean-Marie Berthelot se présentait comme « le Vétéran du Conseil général », « élu au premier tour à chaque renouvellement », avec « 35 ans de services », et surnommé « le Père des routes38 ».
56Dans l’enquête sur les maires en France, Maurice Agulhon rappelle qu’ils devaient « être du pays et y demeurer ; tels sont les deux aspects les plus évidents de l’enracinement souhaité ». Il concluait que c’était le cas de la majorité d’entre eux, mais qu’au xxe siècle, le lieu de naissance se distinguait de plus en plus de celui de la mairie39. Or 23 % des membres du corpus furent maires ou conseillers municipaux de leur ville natale. Si l’on y ajoute tous ceux qui exercèrent ce type de mandat dans une commune voisine, leur part monte à 40 %, mais reste minoritaire40. Cet enracinement relatif indique à nouveau que si l’implantation locale des socialistes était plus récente que celle des partis de notables, elle était néanmoins en cours et qu’ils s’efforçaient de respecter un modèle incontournable.
57C’est pourquoi, a contrario, un homme de gouvernement comme Christian Pineau connut des difficultés dans la Sarthe, qu’il représentait au Palais-Bourbon depuis la Libération, et au conseil général de 1955 à 1979. Il dut « se trouver du côté de Château-du-Loir des attaches sarthoises qu’il avait peut-être », explique Max Boyer. À la recherche d’un homme d’envergure, les socialistes sarthois étaient allés le chercher car « il présentait toutes les garanties intellectuelles et morales requises… mais les militants avaient une mentalité curieuse », et ne l’intégrèrent jamais au sein de la fédération41. Le lieu de naissance et la résidence dans le pays étaient des marques d’enracinement qu’il ne possédait pas. En revanche, un Georges Brégégère présida aux destinées de Condat-sur-Vézère, village où il était né en 1900, de 1935 à 1972. De plus, leur ville natale offrit à certains un lieu de retraite où achever leur carrière politique. Frank Arnal, ancien député du Var de 1945 à 1958, maire provisoire de Toulon à la Libération, fut élu dans sa petite commune de Vialas, en Lozère, en 1964, à 66 ans, et y demeura jusqu’en 1977. Mais ces élus mettaient-ils leurs ressources locales, leur crédit, et leurs réseaux, au service de la SFIO de la même manière qu’ils étaient censés le faire au sein du groupe parlementaire ?
En marge de la Fédération
des élus socialistes municipaux et cantonaux
58Dans l’entre-deux-guerres, la plupart des militants du corpus avaient servi la stratégie de conquête du parti en briguant le suffrage populaire à tous les échelons. Délégués par le parti, peu d’entre eux pouvaient alors prétendre acquérir une réelle autonomie sur le terrain. Sous la IVe République, l’implantation locale de la SFIO renforcée avec les municipales de 1935 s’élargit, et fut plus que jamais considérée comme un outil de propagande.
« Il n’est contesté par aucun de nos camarades que nos maires et conseillers généraux constituent, par l’importance de leurs effectifs, par leur expérience de la chose publique, par la qualité de leur administration, des éléments particulièrement précieux de rayonnement du Parti. Un exemple heureux de gestion locale vaudra beaucoup plus, aux yeux de l’administré, que vingt réunions publiques », était-il déclaré au congrès de 194942.
59Or ce mouvement conféra aux élus un poids personnel en dehors du parti. Allaient-ils alors se rassembler en un corps constitué, à l’image du groupe parlementaire, et accepter de relayer avec fidélité et promptitude les directives du parti, ou s’efforcer d’avoir un rôle autonome et contestataire ?
60Après la Libération, le comité directeur chargea une commission de remettre sur pied une Fédération des élus socialistes municipaux et cantonaux afin d’encadrer les élus d’avril et de septembre 1945 et de publier un périodique, L’Élu socialiste. Elle avait aussi pour ambition de ressusciter la Société d’études et de documentation municipale fondée avant la guerre par Henri Sellier. Elle aurait dû contribuer à la réalisation des programmes, mais attendit les cantonales d’avril 1955 pour s’en voir confier la réalisation. Ses statuts furent ratifiés au congrès d’août 1945 et faisaient obligation à tous les édiles et conseillers généraux SFIO de s’y inscrire. Elle devait être constituée d’Unions départementales, mais dès septembre 1946, son secrétaire général, Georges Hirsch, déplorait les retards d’un regroupement jugé nécessaire. En juin 1946, un tiers seulement des Unions départementales pouvaient être considérées comme régulièrement constituées43. Cette inertie persista tout au long de la IVe République, particulièrement dans des bastions du parti, comme la Haute-Garonne et la Haute-Vienne régulièrement montrées du doigt, où la Fédération des élus semblait sans doute superflue. À cela s’ajoutèrent de graves difficultés de trésorerie, soit parce que les cotisations étaient insuffisantes, soit parce qu’elles étaient détournées au profit des caisses des fédérations. En outre, peu d’élus locaux versèrent une part de leur indemnité à la Fédération, comme le faisaient les parlementaires aux trésoreries fédérale et nationale du parti. Pire, la Fédération des élus dut régulièrement leur rappeler que leur adhésion était obligatoire. Sa situation connut finalement une embellie avec la nomination de l’un de ses piliers, Maurice Pic, au secrétariat à l’Intérieur en 1956.
61Sous la IVe République, on retrouve 6,5 % de nos élus locaux dans les instances de la Fédération des élus. Denis Cordonnier, conseiller général et maire de Lille, présida le Bureau national de 1949 à sa mort en 1952, puis fut remplacé par Gaston Defferre jusqu’en 1957, auquel succéda Maurice Pic, conseiller général et maire de Châteauneuf-du-Rhône. En 1953, Émile Dubois, conseiller général et maire de La Bassée, était élu trésorier. En outre, le maire de Marseille assurait la présidence du Conseil des communes d’Europe et Pierre Pugnet, maire de Périgueux, siégeait au comité directeur de l’Union des villes et communes de France. Mais ce fut surtout en s’associant aux travaux de l’Association des maires de France que la Fédération put exercer quelque influence. En 1947, son vice-président, Alphonse Le Gallo, conseiller général et maire de Boulogne-Billancourt, fut élu secrétaire général de l’AMF, poste qu’il occupa jusqu’en 1959, ce que ne manquaient jamais de rappeler tous les rapports annuels, et qui atteste du poids des édiles socialistes dans l’Association.
Un rôle actif dans l’AMF et l’Association nationale
des présidents de conseils généraux
62L’Association des maires de France, qui fut fondée en 1907, avait pour objet d’étudier du point de vue économique, administratif, financier et technique toutes les questions intéressant l’administration des communes et leurs rapports avec les pouvoirs publics, et de créer des liens de solidarité entre tous les maires de France. Ses membres étaient composés des maires et des Associations départementales et cantonales qui adhéraient aux statuts et versaient une cotisation proportionnelle au nombre d’habitants de leur commune. Elle était dirigée par un bureau permanent de quarante membres, élus directement au scrutin secret par l’assemblée générale pour un an, dont un président, six vice-présidents, un secrétaire, trois secrétaires adjoints, et un trésorier. Et elle tenait un congrès annuel dont les travaux étaient publiés par son organe44. Aux lendemains des municipales de 1935, son bureau refléta la dynamique du Front populaire. Le radical Édouard Herriot était l’un de ses trois présidents, les socialistes Henri Tasso, Ellen-Prévot, Henri Sellier étaient membres de son bureau45. En janvier 1945, à l’initiative du maire communiste d’Ivry, Georges Marrane, les membres du bureau de l’Association révoqués par Vichy contestèrent la gestion de Paul Marchandeau sous l’Occupation et installèrent un bureau provisoire. Avec ses 4756 adhérents, l’AMF retrouva rapidement une place auprès des pouvoirs publics au sein de la commission centrale de la reconstruction, de celle des dommages de guerre, du Conseil national des services publics ou encore de l’Union des communes et villes de France46. À partir de 1952, l’AMF associa à son action, à ses travaux et à ses publications, l’Association nationale des présidents de conseils généraux.
63Or tout au long de la IVe République, on repère des parlementaires, ou anciens parlementaires SFIO, au sein de leurs instances dirigeantes, lesquels constituent 13,5 % des membres du corpus qui exercèrent un mandat local. À l’issue des élections d’avril 1945, favorables à la SFIO, Gaston Defferre, maire de Marseille, en était le vice-président, Denis Cordonnier, maire de Lille, le secrétaire général adjoint. Et dans son bureau, se trouvaient Fernand Audeguil, maire de Bordeaux, Raymond Badiou, maire de Toulouse et Auguste Allonneau, maire d’Angers. Elle était toujours présidée par Édouard Herriot. Les déceptions des municipales d’octobre 1947 provoquèrent des départs, mais qui furent compensés avant même les municipales de 1953. Bernard Chochoy, maire de Lumbres et Gabriel Montpied, maire de Clermont-Ferrand, entrèrent dans le bureau dès 1947. Notons que cette même année, Herriot fut remplacé par le MRP Pierre Trémintin qui présida l’AMF jusqu’en 1964. En 1948, Robert Brettes, maire de Mérignac, Francis Dassaud, maire de Puy-Guillaume, Maurice Pic, maire de Châteauneuf-du-Rhône, et Victor Provo, maire de Roubaix, puis en 1950, Symphor-Monplaise, maire de Robert en Martinique, devinrent à leur tour membres du bureau. À partir de 1952, celui-ci intégra des présidents d’Associations départementales avec Arthur Conte (Pyrénées-Orientales), Paul-Émile Descomps (Gers), Émile Durieux (Pas-de-Calais) et Édouard Tailhades (Gard), augmentant par là le poids des parlementaires SFIO.
64Parallèlement, l’AMF se rapprochait de l’Association nationale des présidents de conseils généraux, dans le bureau de laquelle on retrouve les sénateurs Aimé Malécot (Loire) et Joseph Lasalarié (Bouches-du-Rhône), tous deux présidents d’honneur, les députés Eugène Montel (Haute-Garonne) et Louis Le Sénéchal (Pas-de-Calais) à la vice-présidence, et le sénateur Fernand Verdeille (Tarn) à la trésorerie. Après les municipales de 1953, on note l’arrivée d’Émile Dubois, maire de Salomé, au comité national de l’AMF, de Louis Escande, maire de Mâcon, en 1954, de Marc Baudru, maire de Gourdon, et de Tony Larue, maire du Grand Quevilly, en 1956. Des Associations départementales de conseillers généraux s’étaient aussi constituées. Certaines étaient présidées par des socialistes, comme par exemple Étienne Gagnaire (Rhône) et Pierre Pugnet (Dordogne) qui, à ce titre, rejoignirent les autres au bureau national. Le sénateur Paul Pauly (Creuse) en devint le trésorier adjoint en 1956 et René Regaudie (Haute-Vienne) un autre vice-président en décembre 1958. Ainsi sous toute la IVe République, les parlementaires ou anciens parlementaires SFIO jouèrent un rôle au sein des instances dirigeantes de l’AMF et de l’Association nationale des présidents de conseils généraux. Ce poids est illustré par le parcours de Maurice Pic, élu rapporteur général des finances locales au bureau de l’AMF à partir de 1955, et nommé secrétaire d’État à l’Intérieur dans le gouvernement Guy Mollet en 1956. « Je me déclare dans ces hautes fonctions comme votre mandataire spirituel et comme votre délégué moral. Je propose donc d’avoir les contacts les plus étroits et les plus fréquents avec le bureau de votre association », déclara-t-il à sa nomination47.
65Le principal combat de l’AMF fut de défendre l’autonomie communale. Les articles 87 et 89 de la Constitution de 1946 avaient posé le principe de la décentralisation mais, dans les faits, l’association jugeait que le contrôle de l’autorité de tutelle s’était complexifié. Lors du 30e Congrès de 1945, Georges Marrane dénonça dans son rapport moral « l’épouvantable tutelle administrative » à laquelle il fallait substituer « un contrôle démocratique exercé par les élus du peuple » et un « retour aux libertés municipales48 ». Le Congrès réclama l’abrogation des décrets-lois Laval de 1935, ceux de Daladier et Reynaud de 1939, et critiqua vivement le rôle des préfets et des commissaires de la République. En 1947, le Congrès constatait que le pouvoir des élus municipaux était inférieur à celui de leurs prédécesseurs avec la loi du 5 avril 188449. Depuis la Libération, elle réclamait une réforme des finances locales avec, entre autres, la création d’une Caisse nationale de prêts aux communes. Au conseil municipal d’Angers, dès 1945, Auguste Allonneau réclamait « une liberté complète de gestion, l’État pouvant prêter, en cas de gros travaux d’intérêt général, les sommes nécessaires à faible intérêt50 ». Or il faut rappeler que de 1944 à 1951, les ministres dirigeaient le ministère de l’Intérieur, leur autorité de tutelle. Ces revendications étaient-elles en porte-à-faux ou, au contraire, devaient-elles aiguillonner les ministres socialistes ?
66En 1952, alors que le projet de loi Pinay ne prévoyait pas de nouveaux impôts locaux, l’ancien ministre de l’Intérieur socialiste, Édouard Depreux, député-maire de Sceaux, déclara :
« Ne sont-ce pas aujourd’hui les communes, engagées chaque jour dans des dépenses nouvelles qui ne sont pas de leur ressort, qui subventionnent l’État ? C’est le problème qui se pose. Dans l’état actuel de la législation, il est résolu par l’affirmative51. »
67Par conséquent, l’AMF voulait réviser le rôle du Conseil de la République afin qu’il puisse élaborer des textes en faveur de l’autonomie communale. Ainsi en mai 1952, le sénateur socialiste de l’Aude, Antoine Courrière, envoya une lettre ouverte à tous les maires de son département accusant le projet de loi Pinay de compromettre les travaux d’aménagement des communes rurales. « Nous risquons de voir en effet s’arrêter des travaux d’un intérêt essentiel comme les adductions d’eau et d’électrifications en même temps que le Crédit Agricole se verra dans l’impossibilité de venir en aide aux caves coopératives ainsi qu’aux particuliers », leur écrivait-il. Son confrère, Émile Roux, également sénateur de l’Aude, était chargé de relayer le combat au Sénat52. Cette réforme des finances locales avait été élaborée sans consulter l’AMF qui organisa une vaste manifestation le 26 novembre 1953 devant le ministère des Finances pour dénoncer « les atteintes aux libertés communales » et rassembla des cahiers de doléances sous le nom de Cahiers des communes de France.
68Le Comité national de péréquation de la taxe locale était en outre régulièrement soupçonné de favoritisme par les membres de l’AMF. Au début de 1954, Victor Provo, maire de Roubaix, et Augustin Laurent, président du conseil général du Nord, en démissionnèrent avec fracas car ils estimaient que leur département était à nouveau défavorisé. Émile Dubois envoya une lettre circulaire à tous les maires du Nord pour organiser une vaste réclamation53. Cependant les relations de l’AMF avec les pouvoirs publics commencèrent à s’améliorer avec Pierre Mendès France en juin 1954. De sorte qu’en 1956, ce fut le président du Conseil, Guy Mollet, qui inaugura son congrès. Maurice Pic devenait – on l’a vu – son secrétaire d’État à l’Intérieur ; l’AMF renforçait son poids au Conseil national des services publics ; et elle entrait au Fonds de développement économique et social.
69Mais le retour du général de Gaulle, en mai 1958, entraîna à nouveau inquiétudes et tensions. La Constitution qui renforçait l’exécutif fut dénoncée comme liberticide pour les communes, mais l’AMF ne put se faire entendre des constituants. Les socialistes passés dans l’opposition s’arc-boutèrent sur le socialisme municipal et les assemblées départementales qu’ils contrôlaient afin de constituer un contre-pouvoir. Le désaccord s’accentua et, au congrès de novembre 1963, le ministre de l’Intérieur Roger Frey fut hué par les participants, de sorte que Georges Pompidou préféra rompre les relations de son gouvernement avec l’AMF. Mais les idées de cette
dernière étaient relayées par les sénateurs socialistes. Vice-président de la commission de l’Intérieur au Sénat depuis 1958, et membre du comité national de l’AMF, Fernand Verdeille présida et anima ainsi le groupe interparlementaire de la Chasse et de la Pêche. Il fut l’auteur d’une loi, en 1964, dont il estimait qu’elle conciliait la protection de la nature et le droit de chasse accordé au peuple à la Révolution.
70Plus tard, ces sénateurs s’opposèrent vivement au projet de réforme communale proposé, en mars 1969, par le gouvernement Couve de Murville et qui envisageait la fusion de certaines communes. La constance de leur engagement à l’AMF ne se démentit donc point, et fit écho à leur longévité politique locale.
Du Conseil de la République au Sénat de la Ve République
71Il n’est pas douteux que l’implantation locale des sénateurs de la IVe République les aida à passer le cap de la Ve, puisque quarante et un d’entre eux retournèrent au Sénat en avril 1959, parfois pour de nombreuses années. De sorte que le taux de renouvellement du groupe socialiste, avec cinquante et un sénateurs, ne fut que de 20 %. Même si le contraste avec l’Assemblée nationale s’explique en partie par la poussée de l’UNR, parti gaulliste qui rompait avec la tradition du régime précédent, il reste frappant. En novembre 1958, le groupe s’effondrait de quatre-vingt-quinze députés à quarante-quatre, et ne comptait que vingt-trois sortants, ce qui porte le taux de renouvellement du groupe de députés à 48 %. Or lors des sénatoriales d’avril 1959, seuls une douzaine d’anciens parlementaires furent battus, parmi lesquels Roger Faraud qui, en Charente-Inférieure, ne détenait plus de mandat local depuis 1937, et Aimé Malécot, qui avait quitté la SFIO, et qui, dans la Loire, avait quitté le conseil général depuis 1955.
72À l’inverse, ceux qui avaient réussi leur intégration au nouveau régime, présentaient tous les critères d’un enracinement local profond. Antoine Courrière, élu conseiller municipal de Cuxac-Cabardès, dans l’Aude, en avril 1945, et conseiller général de Mas-Cabardès depuis 1937, entra au Conseil de la République en décembre 1946. En 1953, il emportait sa mairie. Il demeura au Sénat jusqu’en 1967, et à l’Assemblée départementale dix ans de plus, jusqu’à sa mort. Et son fils Raymond lui succéda même au Sénat. Fernand Verdeille fut élu conseiller général de Vaour, dans le Tarn, en septembre 1945, puis maire de Penne du Tarn en 1947. En 1965, il échangea son siège contre celui de Vaour. Conseiller de la République depuis décembre 1946, il fut réélu en 1959. Il mourut en 1974, titulaire de ses trois mandats. Gérard Minvielle fut élu maire de Tartas dans les Landes en avril 1945, conseiller général en septembre et conseiller de la République en décembre 1946. Il avait alors 45 ans. Il quitta l’Assemblée départementale en 1979 et le Sénat, où il avait été réélu en 1959, à 82 ans, en 1983. Marcel Champeix fut élu maire de Masseret, sa ville natale de Corrèze, également en avril 1945, conseiller général en septembre puis député en octobre. En juin 1946, il était réélu à la Constituante et, en décembre, au Conseil de la République. Il ne quitta le conseil général qu’en 1973, et sa mairie en 1983. Mais sa carrière au Sénat de la Ve République fut tout aussi impressionnante, puisqu’il y siégea de 1959 au début des années 1980. De sorte qu’en 1964, le bureau du groupe socialiste au Sénat était entièrement composé d’anciens de la ive République : il était présidé par Courrière, assisté des vice-présidents Champeix, Jean Péridier de l’Hérault, et Édouard Soldani du Var, et du secrétaire général André Méric, de la Haute-Garonne. Le groupe de l’Assemblée nationale était, au contraire, animé par des nouveaux tels qu’André Chandernagor.
73Après les cantonales d’avril 1958, les municipales de mars 1959 avaient marqué, en effet, une grande stabilité par rapport à la IVe République et un reflux important du courant gaulliste qui avait porté le nouveau régime. De sorte que la majorité du corps électoral aux sénatoriales n’accusait aucune différence majeure avec celui de la IVe République. Le suffrage indirect maintenait l’influence des notables locaux. La composition du Sénat en 1959, dont la totalité des sièges fut soumise à élection, ne fut guère bouleversée. Les partis de gauche, en y incluant toutes les nuances du radicalisme, détenaient 40 % des sièges. Le Sénat n’était donc pas l’élément central d’un dispositif favorable au pouvoir espéré par les constituants. Il devint un refuge pour certains battus des législatives de novembre 1958, tels que Gaston Defferre dans les Bouches-du-Rhône, Georges Guille dans l’Aude, et Pierre Métayer en Seine-et-Oise54. Le palais du Luxembourg fut donc un lieu de contestation des nouvelles institutions et du pouvoir gaulliste, dans lequel des anciens parlementaires socialistes de la IVe République purent poursuivre leur action.
74Outre leur rôle non négligeable en faveur de l’autonomie communale en liaison avec l’AMF, ils s’efforcèrent également de renforcer les prérogatives du Sénat face au pouvoir gaulliste. Dès 1959, ils les défendirent contre Michel Debré, en réclamant le droit de voter une résolution à la suite d’un débat ouvert par une question orale55. Le 29 avril 1959, Marius Moutet, président d’âge, critiquait vivement en séance « les abus d’un pouvoir exécutif sans contrôle56 ». En juin 1959, certains refusèrent d’assister à la réception des sénateurs par l’Élysée, en exprimant leur regret de ne pouvoir saluer l’homme du 18 juin. « Je risquerai d’y rencontrer des gens mal élevés », expliqua Émile Dubois dans sa lettre ouverte au président de la République, en nommant Michel Debré, Jacques Soustelle, et Raymond Triboulet, trois ministres qui auraient manqué de respect au Sénat57. Au printemps 1960, ils exigèrent que la révision constitutionnelle envisagée pour rénover la Communauté ne se fasse pas « à la sauvette » et réclamèrent la convocation du Congrès à Versailles. « Pour tout libéral, le devoir ne peut faire de doute : les révisions constitutionnelles trop faciles, c’est la porte ouverte aux aventures », écrivit Paul Pauly dans Le Populaire du centre58.
75Mais ce fut surtout leur participation active au « Cartel des non » qui révèle leur poids. Hostiles à la révision constitutionnelle d’octobre 1962, qui non seulement proposait l’élection du Président de la République au suffrage universel, mais qui devait se réaliser par référendum, et non par un vote du Parlement, ils se rangèrent derrière le président du Sénat Gaston Monnerville qui, lors du Congrès radical de Vichy en septembre, déclara qu’il s’agissait d’une « forfaiture » du Premier ministre. Ils multiplièrent par conséquent les articles et les interventions pour refuser ce qu’ils appelaient « le plébiscite ». Puis ils se déchaînèrent naturellement contre la réforme du Sénat envisagée par le général de Gaulle en 1969. Le combat se prolongea avec la dénonciation du présidentialisme, enraciné dans les institutions par le successeur du Général, Georges Pompidou.
76Ainsi cette Assemblée tant décriée par les socialistes, qui s’en méfiaient depuis toujours, leur était enfin devenue un lieu familier. Cette acclimatation du Sénat dans la culture politique socialiste est certainement l’un des apports majeurs de la IVe République. Alors qu’ils n’étaient que treize sénateurs en 1939, ils dépassèrent la cinquantaine après la guerre et maintinrent ce nombre en 1959. Ils puisèrent, dans ce Grand Conseil des communes de France, une longévité politique enviable, par le biais d’une implantation locale, y compris rurale, de plus en plus profonde. De sorte que le processus de légitimation évolua par rapport à l’entre-deux-guerres. Alors qu’autrefois l’appartenance à la SFIO était souvent indispensable, sous la IVe République, leur aptitude à gérer communes et cantons conféra aux candidats une légitimité personnelle dont le parti entendait tirer profit. Cet enracinement des parlementaires socialistes, qui intégrèrent le corps des notables locaux, et leur ruralisation permettent donc de confirmer le déplacement des assises de la SFIO sur les terres radicales à la fin de la IVe République.
Notes de bas de page
1 D’après André Siegfried, L’Année politique 1945, Éditions Le Grand Siècle, 1946, p. 491.
2 Gilles Morin, « Les élections locales de 1945 », Historiens – Géographes, n° 357, 1998, p. 215-232.
3 Gilles Le Béguec et Denis Peschanski (dir.), Les élites locales dans la tourmente. Du Front populaire aux années cinquante, CNRS Éditions, 2000.
4 Maurice Agulhon et alii, Les maires en France du consulat à nos jours, Publications de la Sorbonne, 1986, p. 151-153.
5 Michel Longepierre, Les conseillers généraux dans le système administratif français, Éditions Cujas, 1971, p. 114.
6 Parti socialiste SFIO, Rapport au XXXVe Congrès national de Royan, 4-7 juin 1938, Librairie du Populaire, 1938, p. 72.
7 Soit 249 élus locaux. Seuls 15 % des membres du corpus (46) ne furent pas élus à des municipales ou cantonales sous la IVe République, auxquels s’ajoutent 6 anciens élus locaux de l’entre-deux-guerres qui ne retrouvèrent pas leur poste.
8 André Le Troquer, La parole est à A. Le Troquer, La Table ronde, 1962.
9 Paul Brousse, La Propriété collective et les services publics, 1883.
10 Benoît Kermoal, La carrière politique de Jean-Louis Rolland de 1919 à 1926, maîtrise sous la direction de M.-T. Cloitre, université de Bretagne, p. 20 sq.
11 Rémi Lefebvre, « Ce que le municipalisme fait au socialisme. Éléments de réponse à partir du cas de Roubaix », Jacques Girault (dir.), L’implantation du socialisme en France au xxe siècle. Partis, réseaux, mobilisation, Publications de la Sorbonne, 2001, p. 123-141.
12 Le 15 décembre 1941 par exemple, Paul Faure demanda à Justin Arnol « une liste de socialistes susceptibles de faire partie des commissions administratives départementales que l’on s’apprête à compléter. Peut-être pourrai-je obtenir notre part, ou une part de notre part. Fais-le si tu le peux pour tous les départements que tu pourras », Lettre interceptée par Vichy, dossier Paul Faure, AN, F7/2267.
13 Thierry Leleu et Patrick Oddone, Albert Denvers, Dunkerque, éd. Jean Bart, 1991, p. 20 sq.
14 Rapport du préfet de 1942, AN, F7/15497, dossier n° 4010.
15 Gilles Le Béguec, op. cit., p. 414.
16 L’Année politique 1945, Le Grand Siècle, 1946, p. 491.
17 L’Année politique 1947, Le Grand Siècle, 1947, p. 364
18 L’Année politique 1945, p. 293
19 Étaient présidents de leur conseil général en 1945 ou 1946 : Henry Assaillit (Ariège), Vincent Auriol (Haute-Garonne), Jean Bène (Hérault), Jean Biondi (Oise), Jean Bouhey (Côte-d’Or), Jacques Bozzi (Ardennes), Georges Bruguier (Gard), Ernest Couteaux (Nord), Paul-Émile Descomps (Gers), Anatole Ferrant (Indre), Édouard Froment (Ardèche), Georges Guille (Aude), Lucien Hussel (Isère), Augustin Laurent (Nord), Louis Le Sénéchal (Pas-de-Calais), Max Lejeune (Somme), Marcel Levindrey (Aisne), Adrien Mabrut (Puy de Dôme), Aimé Malécot (Loire-Inférieure), Guy Mollet (Pas-de-Calais), Eugène Montel (Haute-Garonne), Marius Moutet (Drôme), Louis Noguères (Pyrénées-Orientales), Paul Pauly (Creuse), René Regaudie (Haute-Vienne), Jean Rougier (Lot), Adrien Tixier (Haute-Vienne) et Fernand Verdeille (Tarn). Étaient vice-présidents : René Arbeltier (Seine-et-Marne), Augustin Azemia (Eure), Robert Brettes (Gironde), Pierre Commin (Seine-et-Oise), Francis Dassaud (Puy-de-Dôme), Pierre Delcourt (Nord), Pierre-Emmanuel Guillet (Gironde), Joseph Lasalarié (Bouches-du-Rhône), Georges Lamousse (Haute-Vienne), Jean Meunier (Indre-et-Loire), Gérard Minvielle (Landes), Maurice Pic (Drôme), André Rey (Haute-Garonne), Louis Sibué (Savoie), et Édouard Soldani (Var).
20 28 sur les 42 présidences SFIO d’octobre 1945.
21 Il avait été battu aux cantonales de 1955.
22 Entretien avec M. Rozier, La Vie mancelle, n° 223, septembre 1983.
23 En mai 1935, les socialistes ne détenaient la majorité que dans 1376 conseils municipaux. L’Année politique 1945, Le Grand Siècle, 1946, p. 491.
24 Comparaison établie grâce aux recueils électoraux de 1946 et 1956, op. cit., p. XXXI et p. 65. Manifestement, ces recensements fondés sur les déclarations de candidature sous-estiment le poids des édiles. Ils indiquent néanmoins un ordre de grandeur.
25 Du Nord au Sud, citons les conseillers généraux Albert Denvers de Gravelines, Jeannil Dumortier de Boulogne-sur-Mer, André Parmentier de Calais nord-ouest, Charles Margueritte de Caen est, Marcel Mérigonde d’Attichy, Ennemond Thoral de Pouilly sous Charlieu, Germain Guibert de Montsalvy, Georges Juskiewenski de Figeac, Paul Ramadier de Decazeville, Jean Massé de Marseille, Max Juvénal d’Aix et Paul Alduy de Prats de Mollo.
26 Comparaison établie d’après par Marie-Hélène Marchand, op. cit., p. 161.
27 Maurice Agulhon et alii, op. cit., p. 151-153.
28 Michel Debré, « Trois caractéristiques du système parlementaire français », Revue française de science politique, janvier-mars 1955.
29 Marie-Hélène Marchand, op. cit., p. 165.
30 André-Jean Tudesq, Les grands notables en France 1840-1849, PUF, 1964.
31 Pierre Grémion, Le pouvoir périphérique. Bureaucrates et notables dans le système politique français, Le Seuil, 1976, p. 167.
32 Marie-Hélène Marchand, op. cit., p. 53.
33 Thierry Leleu et Patrick Oddone, Albert Denvers. Politique passion, Dunkerque, Éditions Jean Bart, 1991, p. 232.
34 Préface de Laurent Fabius, Le Grand-Quevilly, une ville, une vie. Tony Larue (1935-1985), Maronne, Imprimerie Féré, 1985.
35 Thierry Leleu, op. cit., p. 51. Denvers fut maire de Gravelines de 1947 à 1965 et de 1977 à 1989.
Notons que de 1965 à 1977, alors qu’il se lançait à la conquête de Dunkerque, c’est son épouse, Marguerite Denvers-Sockeel, qui fut maire de Gravelines.
36 Il avait déjà été élu en 1937.
37 Il appartint ensuite au conseil régional du Languedoc-Roussillon de 1973 à 1979.
38 Dossier Jean-Marie Berthelot, AN, F7/14129.
39 Maurice Agulhon (dir.), op. cit., p. 40-41
40 Voir la liste des enfants du pays dans la thèse originale.
41 Entretien avec M. Rozier, La Vie mancelle, n° 223, septembre 1983.
42 PS-SFIO, 41e Congrès national 15, 16, 17 et 18 juillet 1949, Librairie du Parti, 1949, p. 55.
43 PS-SFIO, 38e Congrès national 29, 30, 31 août-1er septembre 1946, Librairie du Paris, 1946, p. 88-89.
44 Bulletin officiel de l’Association des maires de France, 1946-1951, devenu Départements et Communes, 1952 à 1958.
45 Henri Tasso était maire de Marseille, Ellen-Prévot de Toulouse et Henri Sellier de Suresnes.
46 Association des maires de France, La République et ses maires 1907-1997, Foucher, 1997.
47 Ibidem, p. 106.
48 Bulletin officiel de l’AMF, 7e année, n° 6, janvier-février 1946.
49 Ibidem, 8e année, n° 11-12, novembre-décembre 1947.
50 Note des RG du 3 novembre 1945, AN, F7/4537.
51 Association des maires de France, op. cit., p. 90.
52 Lettre ouverte du 3 mai 1952, AN, F7/4058.
53 Dossier Émile Dubois. AN, F7/4955.
54 Citons de même Edgar Faure (radical), François Mitterrand ou Jacques Duclos (PCF).
55 Cf. Antoine Courrière dans Le Populaire du 8 juin 59.
56 Dossier Marius Moutet, AN, F7/2783.
57 Émile Dubois, « Lettre ouverte au président de la République », Nord-Matin, 11 juin 1959.
58 Paul Pauly, « Sur un grand débat », Le Populaire du centre, 1er juin 1960.
Le texte seul est utilisable sous licence Licence OpenEdition Books. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
Un constructeur de la France du xxe siècle
La Société Auxiliaire d'Entreprises (SAE) et la naissance de la grande entreprise française de bâtiment (1924-1974)
Pierre Jambard
2008
Ouvriers bretons
Conflits d'usines, conflits identitaires en Bretagne dans les années 1968
Vincent Porhel
2008
L'intrusion balnéaire
Les populations littorales bretonnes et vendéennes face au tourisme (1800-1945)
Johan Vincent
2008
L'individu dans la famille à Rome au ive siècle
D'après l'œuvre d'Ambroise de Milan
Dominique Lhuillier-Martinetti
2008
L'éveil politique de la Savoie
Conflits ordinaires et rivalités nouvelles (1848-1853)
Sylvain Milbach
2008
L'évangélisation des Indiens du Mexique
Impact et réalité de la conquête spirituelle (xvie siècle)
Éric Roulet
2008
Les miroirs du silence
L'éducation des jeunes sourds dans l'Ouest, 1800-1934
Patrick Bourgalais
2008