Tours et la Loire : un spectacle éblouissant pour les officiers prussiens (1870-1871)
p. 183-196
Texte intégral
1La guerre, la défaite, l’invasion renvoient à des faits d’ordre politique et militaire qui ont souvent été traités par les historiens. Mais ces événements, détestables par les malheurs collectifs et individuels qu’ils impliquent, sont aussi l’occasion pour des peuples, pour des hommes, de se côtoyer, se découvrir. Cette rencontre, on le comprend aisément, n’a que peu retenu l’attention des historiens jusqu’à une époque assez récente, où les différents aspects du quotidien de l’occupation nazie ont fait l’objet de recherches. Elles ont montré cette période sous un autre jour que celui, terrible, que l’on connaît. En effet, certains soldats ont noué des liens avec la population, d’autres se sont engagés dans des relations amoureuses sincères, d’autres encore ont apprécié le pays qu’ils étaient contraints d’occuper.
2Le cas d’officiers prussiens partant à la découverte de Tours et de la Touraine n’est pas isolé. Il renvoie, par exemple, à celui des alliés américains, eux aussi présents en nombre à Tours en 1917-1918, et qui ont profité de la douceur de vivre tourangelle, de ses vins et de ses multiples richesses.
3La présente étude, qui porte sur le conflit de 1870-1871, quelque peu délaissé depuis l’époque où les Français ne rêvaient que de revanche, s’efforce de mettre en lumière la rencontre d’une armée occupante, celle des Prussiens, et d’une ville, d’un fleuve, d’une province dont ils allaient apprécier les charmes particuliers, se faisant même parfois touriste pour mieux l’explorer1.
UN RAPPEL DU CONTEXTE POLITIQUE ET MILITAIRE
4La prétention au trône d’Espagne de Léopold de Hohenzollern-Sigmaringen, prince allemand, est à l’origine de la guerre franco-prussienne. Ce trône est vacant depuis la révolution de septembre 1868. Le prince présente sa candidature le 21 juin 1870 mais le duc de Gramont, ministre des Affaires étrangères de la France déclare le 12 juillet que son pays est contre cette candidature. Trop dangereuse sans doute du côté stratégique… Le prince Léopold la retire, suivant la déclaration de son père, le prince Antoine, mais la France veut des garanties et envoie son ambassadeur Benedetti à Ems, une station thermale près de Coblence pour confirmation. Le roi Guillaume de Prusse lui aurait répondu qu’il « n’a plus rien d’autre à ajouter ». Mais son télégramme, qu’on a appelé la dépêche d’Ems, a été réécrit par son chancelier Prusse, Bismarck, de façon à sous-entendre un congédiement humiliant pour l’ambassadeur, un véritable affront que la presse française dénonce aussitôt.
5Le but de Bismarck est de rabaisser la France sans nécessairement vouloir la guerre. Cela dit, il connaît la situation des armées françaises vieillissantes, bien peu préparées à une guerre, si le gouvernement français décidait de s’y engager. Lui, ce qu’il souhaite c’est souder les États allemands et s’acheminer vers l’Unité allemande.
6Les esprits s’échauffent : en deux mots, Thiers est contre, Émile Ollivier, chef du gouvernement, poussé par l’opinion publique dit accepter la guerre « d’un cœur léger », nous sommes le 19 juillet 1870.
LE FACE-À-FACE DES TROUPES EN TOURAINE
Du côté français
7Les préoccupations publiques davantage accaparées par l’annonce trompeuse des élections se reportent rapidement vers « les choses militaires » et surtout l’organisation de l’Armée de la Loire. Depuis un mois, « la ville de Tours a vu défiler d’innombrables hommes, rescapés du désastre de Sedan ; fatigués, déguenillés », « des restes lamentables de la grandeur militaire », on peut parler ici de décadence, avec des soldats de tout corps et toute arme, dragons, hussards, de l’artillerie, du train, hommes de ligne et du régiment étranger, sans chefs, et voyageant par petits groupes, bientôt suivis d’ambulances. Puis arrivent les francs-tireurs en costumes pittoresques…
8Dans Souvenirs d’un combattant de l’Armée de la Loire, Camille Derouet écrit :
« Tout manquait : pas d’armes, pas de vêtements, c’est tout juste si les arsenaux contenaient encore quelques fusils d’ancien modèle. Quant aux magasins, ils étaient vides. Quel misérable armement, quel piètre équipement, quel chétif habillement furent les nôtres… Et pendant ce temps les événements se précipitaient avec une vertigineuse rapidité. La belle armée de Mac Mahon, l’espoir de la France, avait capitulé à Sedan ; l’ennemi triomphant se répandait sur les deux rives de la Seine et pénétrait dans la Beauce, Paris était investi, la province allait rester sans directions. »
9En attendant que les recrues soient prêtes, on réunit à Tours le noyau de l’Armée de la Loire. L’éphémère ministre de la Guerre fait nommer le général Édouard de la Motte Rouge à la tête du 15e corps qui deviendra le noyau de l’armée de la Loire. Le problème est de réunir les hommes : la deuxième armée de la Loire, dont le 88e régiment de mobiles, comprenant environ 100 000 hommes, armés de fusils de différents modèles, incomplètement instruits, pourvus d’une artillerie défectueuse, composée d’éléments hétérogènes, de jeunes conscrits, manquait nécessairement de cohésion, d’unité et d’expérience.
10Très rapidement, le général Chanzy transforma ces éléments disparates ou insuffisants en une armée disciplinée et résistante. Le rôle qui lui incombait, lorsqu’il fut mis à la tête de la 2e armée, était de protéger le cours moyen de la Loire et de couvrir le siège du gouvernement. Pour empêcher l’ennemi descendant d’Orléans de se glisser le long du fleuve, il fallait l’arrêter au moment où il chercherait à se frayer un passage dans la trouée d’environ 11 kilomètres qui existe entre la forêt de Marchenoir et la ville de Beaugency… Le 8 décembre, malheureusement, Beaugency était déjà tombé aux mains de l’ennemi !
Du côté prussien
11Le Xe corps qui faisait partie de la 2e armée sous le commandement du prince Frédéric-Charles, ainsi qu’un fort détachement assimilable à une armée du grand-duc de Mecklenburg-Schwerin. Le IIe corps poméranien sous le commandement du général Fransecki. Les unités du Xe corps qui ont effectivement combattu furent deux bataillons du 78e régiment d’infanterie, un bataillon du 16e régiment d’infanterie, deux batteries lourdes du 10e régiment d’artillerie de campagne, sept pelotons du 9e régiment de uhlans, ce qui équivaut à deux escadrons (moins un peloton).
21 DÉCEMBRE : L’ENNEMI EST AUX PORTES DE TOURS
12Vers 10 heures et demie, l’avant-garde, des cuirassiers du 2e régiment poméranien Königin, arrive sur les quais de Saint-Symphorien. Elle poste ses sentinelles au pont suspendu et au pont de Saint-Cyr, quelques cavaliers s’engagent sur le pont de pierre où une foule hostile les attend. En même temps, le gros de la troupe atteint la place de la Tranchée. Les cuirassiers sont molestés et tournent bride…
13Le capitaine Knauer écrit à la date du 22 décembre :
« Dans le faubourg (Saint-Symphorien) on tirait sur nous à partir des fenêtres et des rues. Notre officier d’état-major, le commandant Scherff, fut gravement blessé. C’est alors que j’ai reçu l’ordre de tirer sur la ville. »
14Selon le général von Voigts-Rhetz, « les canons avaient ouvert le feu dès les premiers coups de fusil ». Nous ne connaissons pas leur position : place Choiseul ou place de la Tranchée ? ou les deux ?
15Et sur les hauteurs environnantes ? Nous savons de la même source « que le commandant Scherff […] a reçu une balle de chassepot dans le bras, laquelle atteignit aussi le thorax suivant une trajectoire si heureuse autour des côtes qu’elle put être immédiatement extraite du dos ». Toujours grâce à Voigts-Rhetz nous savons aussi qu’il trouve ultérieurement et à sa demande, l’hospitalité « chez une vieille marquise qui s’occupe personnellement de lui et où il est entre de bonnes mains et bien nourri. Il y avait déjà pris des quartiers lors de notre avance sur Tours ».
16Terminons cette confrontation avec le rapport du capitaine Knauer qui a reçu l’ordre de tirer sur la ville de Tours :
« Un de nos obus éclata dans une salle de réunion de la mairie, un autre arracha la tête à un reporter du Figaro, journal parisien bien connu. Un autre frappa les armes de la ville. Après que j’avais tiré 40 obus, Tours hissa le drapeau blanc, sur quoi je dus cesser le feu. La ville demanda une troupe d’occupation prussienne afin que la populace ne commence pas à commettre des violences. »
17Parlons à présent d’un aspect peu connu, voire méconnu, de l’occupation des Prussiens en Touraine et plus particulièrement à Tours, une région où ils se retrouvent dès le mois de décembre 1870, et une ville où ils entrent le 19 janvier 1871 : c’est le regard que ces combattants portèrent sur leur environnement et sur les Tourangeaux pendant les six semaines d’un séjour qui se termina vers le 9 mars 1871.
TOURS ET LA LOIRE VUS PAR DES OFFICIERS PRUSSIENS
18Tous les militaires, du plus haut gradé jusqu’à l’homme de troupe, à l’exception du prince Frédéric-Charles qui ne semble pas avoir émis d’opinion2, ne parlent que d’une voix quand il s’agit d’apprécier la ville : elle les enthousiasme, et ils font son éloge sans réserves, allant du simple constat en deux ou trois phrases jusqu’à de véritables panégyriques élaborés pour les plus cultivés d’entre eux. Le Kronprinz, Son Altesse royale Frédéric-Guillaume de Prusse, installé au quartier général à Versailles, abandonne brièvement le commandement de la IIIe armée pour s’offrir, pendant l’armistice, une virée de trois jours sur les bords de la Loire. Le 19 février, il visite la capitale de la Touraine :
« Tours est une bien charmante ville qui dégage un air d’aisance, riche en jolis quais, boulevards et boutiques, et elle a un aspect de grande ville, notamment vue de l’imposant pont sur la Loire3.»
19Le général en chef du Xe corps d’armée, Voigts-Rhetz, résume ainsi son impression globale :
« Tours mérite sa réputation d’être la plus belle ville de France, et on peut dire aussi, d’être la plus distinguée. Elle est située d’une façon tout à fait charmante entre la Loire, enjambée par quatre beaux ponts imposants, et le Cher, une rivière. Elle est très bien bâtie et entourée de beaux boulevards, les hauteurs sont couvertes de magnifiques villas et de beaux châteaux, et tout exprime la richesse4.»
20Le général Hartmann commence la lettre du 20 janvier 1871 à son épouse par ces mots : « Je t’écris de Tours, l’eldorado de la France… », et dit plus loin : « Tours est une très jolie ville5 », puis, il répète le compliment le 22 janvier : « Tours est charmant, extrêmement joli6.» Dans ses mémoires, le capitaine Berendt du 10e régiment d’artillerie de campagne appelle Tours « ce joyau parmi les villes sur les bords de la Loire7 ».
21Le caporal Beckermann du 91e régiment d’infanterie arrive le 4 février et note dans son journal : « Tours est la plus belle ville que j’aie vue jusqu’à présent8.» Et Albert Böhme, simple soldat au 92e régiment d’infanterie, qui peine à formuler des propos cohérents et à appliquer les règles de la syntaxe, de l’orthographe et de la ponctuation, parvient à exprimer son admiration dans une lettre du 1er mars 1871 : « Hier nous avions une marche rude jusqu’à Tours c’est une grande ville magnifique9.»
22Ces touristes d’un genre un peu particulier ont découvert la ville à partir des hauteurs de la rive nord, d’abord le 21 décembre 1870 en venant de la route de Monnaie, puis aussi, entre le 19 janvier et début mars, en empruntant la route du Mans, si bien que nous disposons aujourd’hui, conséquence accessoire de la guerre, d’un certain nombre d’observations sur Tours, la Touraine et ses habitants pour un laps de temps défini.
23Le 21 décembre donc, le docteur Richter, malgré les événements dramatiques qui se succédaient autour de lui, eut le loisir d’observer une première fois le paysage du haut de la Tranchée, par temps légèrement couvert et sporadiquement ensoleillé. Il en gardera en mémoire le pont, la route rectiligne qui traverse la ville, le front des bâtiments en face qui se miroitent dans les ondes claires et majestueuses de la Loire, les nombreuses belles églises qui émergent de « l’océan des maisons », les tours géantes, la cathédrale qui domine l’ensemble, et tout autour, la merveilleuse vallée et le « paysage mondialement connu de la Touraine10 ». Lorsqu’il entra dans la ville pour l’occuper – nous sommes le 3 février 1871 – il tomba à nouveau et davantage encore sous le charme de la vue :
« Nous avions maintenant atteint le faubourg Saint-Symphorien et nous nous engageâmes sur la place ronde où nos pièces d’artillerie avaient pris position le 20 décembre [en réalité le 21 décembre] et où le commandant Scherff avait été blessé. Bouleversés par le panorama d’une beauté indescriptible qui s’offrait d’ici de la ville de Tours, nous arrêtâmes instinctivement nos chevaux pour contempler ce beau tableau. Il ne m’en était resté qu’un souvenir faible et incomplet car, à l’époque, mon attention avait été détournée en raison de l’agitation et des hostilités. – L’avenue large, bordée de villas, de maisons de campagne, de jardins et de parcs, qui descendait vers la Loire et qui se prolongeait tout droit à travers la ville s’étendant au loin, le long et magnifique pont sur le fleuve large, l’imposante cathédrale, les nombreuses maisons cossues, les églises de la ville extrêmement propre – tout cela me parut beaucoup plus beau et charmait l’œil bien davantage que dans mes souvenirs du mois de décembre. Puis, nous chevauchâmes sur le pont qui enjambe la Loire, large de plus de 1 500 pieds à cet endroit, et divisée en trois bras par une grande île et une autre plus petite. Malgré sa longueur, le pont est d’une largeur considérable. Il repose sur des grandes piles massives et des arches dont les pierres de taille, de couleur claire, se détachent des eaux bleuâtres du fleuve, ce qui est du plus bel effet, tandis que la verdure printanière et les jolis bosquets des îles rompent agréablement la monotonie de l’ouvrage due à sa longueur11.»
24Du même point de vue, le docteur Hantel assiste à un spectacle nocturne qui l’émerveille :
« Un soir, à la nuit tombante, venant de Saint-Christophe et descendant lentement en voiture l’allée d’une pente assez raide, qui mène entre Saint-Cyr et Saint-Symphorien au pont sur la Loire, notre regard fut captivé par une image singulière et magnifique : en face, les quais illuminés avec leurs fronts brillants se reflétaient dans le fleuve, et juste à nos pieds commençait le double fil infini des becs de gaz, dont les deux bordures étincelantes se prolongeaient en ligne droite du pont, au-delà de la place avec la statue de Descartes, jusque dans la rue Royale, et du fait de la perspective, se fondaient peu à peu en une seule ligne luisante qui s’évanouissait au loin dans le noir. Entre ces deux cordeaux illuminés se mouvaient, tels des lampyres, d’innombrables points lumineux. C’étaient les petites flammes dans les lanternes des fiacres et des carrosses qui circulaient sur cette longue avenue12.»
25Tous les arrivants sont également frappés par le calme qui règne dans la ville, une vie tranquille semble s’y écouler dans l’ordre, en contraste avec les dévastations vues ailleurs. Le général von Voigts-Rhetz va jusqu’à dire dans une lettre du 5 février 1871 que « la ville avait un aspect si paisible lorsque nous y entrions, comme s’il n’y avait pas eu de guerre en France13 ». Le journaliste Horn, attaché au quartier général du prince Frédéric-Charles, qui arrive à Tours le 7 février, rapporte qu’il avait trouvé une ville qui n’avait que peu ou pas du tout souffert des misères de la guerre, ni par les troupes françaises ni par les troupes prussiennes. C’était un fait heureux dû au général Hartmann qui avait décidé, pour des raisons évidemment pratiques, de regrouper son détachement dans les casernes et installations militaires libres, et de ménager la ville à tous égards. Il en résultait que Tours « n’avait pas cet aspect désolant tel qu’Orléans et Le Mans dans les premiers jours de l’occupation14 ». Et même après le 4 février, lorsque Tours fut vraiment envahie par les régiments du Xe corps d’armée logés chez l’habitant, le sous-officier Legewitt pouvait écrire le 19 février : « La vie quotidienne suit son cours si bien que rien de particulier ne rappelle la guerre15.»
26D’aucuns, visiblement sous l’influence du printemps précoce avec des températures estivales en février et d’une nature verdoyante, se croient dans un pays méridional, notamment en explorant le coteau de Saint-Cyr, de Saint-Symphorien ou de Sainte-Radegonde :
« Lorsqu’on se promène à travers ces jardins, entre ces maisons bordées de hauts murs, avec à l’arrière-plan de nombreux cyprès et des grottes dans le grès [lire tuffeau] et qu’un soleil aussi chaud qu’hier et aujourd’hui brille [nous sommes le 25 février], on peut rêver d’être au bord d’un lac en Italie ou dans les environs de Gênes16.»
27Pour le journaliste Horn, la beauté du lieu – ville et campagne environnante qu’il couvre de superlatifs – entraîne un art de vivre, il s’imagine que dans la capitale de la Touraine, une vie oisive et aisée est la règle :
« Tours est une ville qui a été construite par l’envie d’y prendre du bon temps. C’est une ville de jardins et de maisons de campagne, une ville où l’on s’aperçoit du premier coup d’œil que non seulement des Français mais aussi des Anglais, des Russes et des Américains s’y sont retirés avec cette idée : “Ici tu te reposes, ici tu pratiques le dolce farniente, ici tu te ris du monde entier”. On ne serait pas étonné de tomber sur une pancarte qui, au lieu de porter l’inscription “La mendicité est interdite”, porterait les mots : “Ici le travail est interdit”. Il ne sera pas facile de trouver, en notre siècle voué au travail et à l’activité, une ville de l’importance de Tours qui posséderait aussi peu de bâtiments affectés à cet usage mal vu ici. En revanche, il y a partout des villas et des châteaux à foison, du style moyenâgeux jusqu’au plus moderne qui, à vrai dire, n’en est pas un. Partout sur les hauteurs qui bordent les cours de la Loire et du Cher, se dressent dans le ciel bleu du printemps des pignons, des tours, des encorbellements, des balustrades […]. Encadrée de collines, la ville s’étend sur la rive gauche de la Loire, telle une beauté brune allongée sur le gazon fleuri, et qui joue avec son ombre. Cette image vient à l’esprit lorsqu’on parcourt la ville dans tous les sens17.»
28Tours, une cité sybarite, en somme, telle est l’impression qui se dégage de ces lignes. Nous voulons bien croire que militaires et civils allemands menèrent la belle vie à Tours pendant sept semaines, pour certains, logés dans les meilleurs hôtels, les plus riches demeures des particuliers, dînant aux meilleures tables, n’assurant qu’un service minimum qui laissait largement le temps d’organiser les loisirs, en plein air et autres. Il convient d’ailleurs de ramener ces louanges à une proportion plus juste et de relativiser leur portée en adoptant le jugement du caporal Beckermann : « Tours est la plus belle ville vue jusqu’à présent. »
29Les militaires du Xe corps, dans leur grande majorité, ne connaissaient de la France que les régions traversées par un temps devenu très tôt exécrable et n’étaient pas en mesure de comparer avec d’autres sites renommés pour leur beauté. Et puis, ce repos après avoir subi les rigueurs du climat, l’épuisement des marches forcées et l’âpreté des combats, la perspective d’une paix et d’un retour proche, la joie d’avoir survécu, voilà des facteurs qui ont contribué à influencer les esprits au point de verser dans les exagérations – pardonnables et si agréables à lire aujourd’hui.
30Il faut ajouter par ailleurs que les officiers prussiens n’étaient pas les seuls à admirer Tours et ses environs. Citons par exemple le cas du soldat Émile Moreau : lorsque, le 11 décembre 1870, il croise un convoi de soldats qui battent en retraite dans un état de fatigue et de délabrement et se traînent en direction de la rue Royale, tandis que, avec sa compagnie, il franchit la grille de l’octroi, « Tours est une ville luxueuse », écrit-il entre parenthèses, et il prend soin de raconter dans son Journal :
« Nous commençâmes à longer la Loire, qui était en partie glacée. Il faisait un vent assez fort, le soleil brillait, en somme un froid intense à cette heure matinale. La route était sèche et couverte d’une poussière mélangée de givre. […] Le paysage était splendide. De la chaussée sur laquelle nous marchions nous apercevions, à droite, une grande plaine, à gauche, des coteaux un peu voilés par la brume du matin mais couverts d’habitations élégantes et de châteaux. Et puis les noms de Saint-Symphorien, Sainte-Radegonde, Marmoutier, Rochecorbon, Vouvray, évoquent des souvenirs de toute sorte18.»
QUELQUES DISTRACTIONS
31Le général von Voigts-Rhetz signale
« [qu’] il n’y a rien de plus beau à voir que cette riche vallée arrosée par la Loire et le Cher, avec ses hauteurs couvertes sur des lieues et des lieues des plus beaux châteaux, villas et parcs, et à l’arrière-plan, la ville de Tours avec ses clochers. C’est vraiment le jardin de la France19 ».
32Le 18 février, il commence sa lettre par l’éloge du temps qu’il fait :
« Le climat ici est doux et magnifique, cela tient du prodige. Nous avons les plus belles journées de printemps, avec une température de dix à quinze degrés et du soleil. Les buissons et les arbres bourgeonnent déjà20.»
33Ce temps splendide incite naturellement à l’excursion.
34Les moins gradés faisaient aussi du tourisme, à une échelle plus modeste. Le sous-officier Boschen du 91e régiment d’infanterie dont une compagnie avait ses quartiers à Saint-Étienne-de-Chigny, se promenait à pied dans les « riches environs et sur les collines ». Un plaisir particulier consistait à traverser la Loire en bateau – un bac fonctionnait alors – et de gagner un « petit village dans un site charmant » [Berthenay ?]. L’auberge du coin servait « d’excellentes crêpes et un excellent mousseux. Le vin était clair comme de l’eau et son goût n’était pas inférieur à celui du champagne ». Pour une crêpe et un litre de mousseux, ils déboursaient un franc.
35Un jour, après avoir forcé sur la boisson, le narrateur et un camarade voulurent rentrer, à la nuit tombante, en bateau mais le passeur de l’autre côté ne répondit point à leurs appels. Ils eurent l’idée de traverser la Loire en empruntant le pont de chemin de fer de Cinq-Mars-la-Pile. Seulement, le pont avait été partiellement détruit et réparé provisoirement du 4 au 11 février pour permettre le passage d’un train, à vitesse réduite et sur une seule voie. C’est à l’endroit de la réparation, étroit et dépourvu de rambarde, qu’ils croisèrent un convoi. Pour l’éviter, il leur fallut exécuter prestement et dans l’obscurité une gymnastique d’acrobate entre les poutres qui soutenaient la voie. Accrochés au-dessus de la Loire, ils laissèrent passer le train au-dessus de leur tête21. Aujourd’hui encore, il est possible de vérifier les conditions matérielles de cette aventure en feuilletant un album de photos consacré aux « ponts brisés pendant la guerre de 1870-187122 ». La planche IX montre l’arche démolie, la quatrième en partant de la rive droite, et la réparation moyennant une charpente. Si les deux gaillards avaient lâché prise, ils ne seraient pas tombés dans « les ondes de la Loire qui murmuraient loin en bas », comme ils le redoutaient, mais sur l’île César sur laquelle s’appuyait l’arche.
36Il reste à évoquer plus en détail un trait sympathique chez un général atypique, le général Hartmann : c’est son engouement pour la Touraine et ses habitants. Nul autre n’en a fait un véritable sujet d’étude comme lui. Nous avons déjà rapporté ses premières impressions de Tours, qui sont une suite de compliments enthousiastes, la réaction immédiate d’un premier regard. Un mois plus tard, il explorera la ville d’une façon plus systématique :
« Avant-hier [20 février], j’ai fait une très longue promenade en compagnie de notre pasteur à travers les quartiers anciens de la ville. Nous y avons trouvé de très nombreux restes, merveilleusement beaux, de l’architecture ancienne. – Il y a vraiment un nombre infini de choses qui se concentrent dans ce coin de la terre pour le rendre agréable : la grâce et la richesse du paysage, l’élégance de la ville nouvelle et l’intérêt de la ville ancienne23.»
37La dislocation de sa division donne l’occasion à Hartmann de se déplacer dans le département pour raisons de service, bien entendu, mais à la lecture de ses lettres, il apparaît que c’est moins l’inspection des troupes qui l’intéresse que le patrimoine tourangeau. Ainsi, il passe en revue le 3e régiment de cuirassiers cantonné à Montlouis et Amboise, fait mentionné en trois mots. En revanche, la visite du château d’Amboise et de la chapelle Saint-Hubert occupe quinze lignes. Il y traite de tout, des rois qui y ont séjourné et de l’exil d’Abd el-Kader, de la fonction de la tour Hurtault (« à l’intérieur une voie praticable en voiture pour monter »), du style de la chapelle (« plutôt dans un style de transition, davantage gothique que Renaissance »). Il se procure même deux images, du portail et de l’intérieur, qu’il joint à sa lettre pour illustrer ses explications24. Puis, il a poussé la promenade jusqu’à l’emplacement du château du duc de Choiseul, dont il relate brièvement l’histoire et sa fin, sa destruction par la bande noire. Il est monté, cela va de soi, à la Pagode et s’est réjoui du beau panorama25.
38Il s’étonne du fait que la Loire ne soit pas aménagée pour la navigation fluviale comme le sont le Rhin et ses affluents26. Il chevauche le long de la rive droite et visite deux châteaux, peut-être celui de Luynes et Cinq-Mars-la-Pile. De « l’étage supérieur », il domine du regard la « contrée, sa richesse et ses cultures », ce qui lui fait dire : « La Touraine mérite de plein droit d’être appelée “le jardin de la France”. La population, elle aussi, est avenante et civilisée27.»
39Avant de partir, le général résume, on ne peut plus clairement, en quoi a consisté son activité préférée dans la région pendant l’occupation :
« On ne foule pas seulement un sol extrêmement riche sur les “bords fleuris de la Loire”, on se familiarise aussi avec une contrée choyée par une culture séculaire qui y a élevé ses édifices. On trouve ici des restes d’architecture de toutes les époques de l’Europe occidentale réunis, et ce fut toute ma joie de les dénicher et de déterminer approximativement la date de leur construction28.»
40Naturellement, il fallait quelque chose comme un guide, une documentation. Il achète donc les Promenades pittoresques en Touraine de l’abbé Casimir Chevalier (Tours, Mame, 1869), ouvrage illustré qu’il compte offrir à son épouse, en vue d’une découverte de la région à deux, une fois la paix revenue.
41En raison de ses nombreux déplacements dans le département, liés à sa fonction et à son violon d’Ingres, le général Hartmann était peut-être le militaire ayant côtoyé la population tourangelle de plus près que tous les autres. Il ne mentionne aucune rencontre désagréable, aucun incident déplaisant qu’il aurait vécu personnellement, bien au contraire ! Le 10 février, il écrit : « La population ne montre aucune hostilité29. » Son opinion ne variera absolument pas. Il la précise seulement vers la fin de son séjour :
« Les habitants de la Touraine sont un peuple extrêmement aimable. Nous sommes salués partout, et lorsque nous demandons notre chemin, il y a tout de suite foule, hommes et femmes sont prêts à nous renseigner de la façon la plus affable et la plus volubile. Et les gens ici sont beaux, plus beaux que j’en ai trouvé dans d’autres parties de la France30.»
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42L’occupation des troupes prussiennes s’est relativement bien déroulée en Touraine et notamment pour les officiers sensibles à la beauté de cette province à en juger par ces témoignages inédits. Il ne faut néanmoins pas occulter les exactions et les brutalités commises par les soldats de base, dans notre région, mais surtout dans les départements limitrophes et bien entendu dans l’Est de la France, ce qui est malheureusement souvent le cas dans la plupart des guerres. Celle-ci fut courte, dura 9 mois, mais fut catastrophique à bien des égards.
43Rappelons qu’il y eut 44 000 morts dans les rangs des armées allemandes, 14 % des effectifs, 128 000 blessés, 100 000 malades. Du côté français : 139 000 morts au combat ou de maladie, 143 000 blessés, 320 000 malades, ces chiffres comprenant aussi les civils touchés non seulement par les bombardements, mais aussi la famine et la variole.
44En Indre-et-Loire et selon le ministère des Anciens Combattants et Victimes de guerre, le nombre de morts recensé est de 830, ce qui est non négligeable, même s’il n’atteint pas les chiffre des départements limitrophes, beaucoup plus touchés, la Sarthe, le Loir-et-Cher, le Maine-et-Loire. La guerre entraîna, aussitôt la défaite retentissante de la France, une terrible humiliation, qui allait pourrir les relations franco-allemandes jusqu’en 1945.
45Quatre départements perdus : le Haut-Rhin, hormis Belfort, le Bas-Rhin, une très grosse partie du département de la Moselle, une grosse partie de la Meurthe et, en plus, une toute petite partie du département des Vosges. Le traité de Francfort, le 20 mai 1871, consacra la victoire de l’Empire allemand, proclamé à Versailles le 18 janvier 1871.
46Que reste-t-il de la guerre de 1870-1871 en Touraine ? Des sépultures militaires dans les cimetières, réparties dans tout le département d’Indre-et-Loire, reconnaissables par leurs grilles en fonte d’une structure réglementaire et le médaillon sur lequel est inscrit :« Tombe militaire. Loi du 4 avril 1873. »
47Quelques tombes privées, plus ou moins bien entretenues, certaines à l’abandon, les monuments imposants dans les cimetières et sur la voie publique tel celui devant la Loire au niveau du pont de fil, qui se trouvait sur une place non loin du centre-ville naguère et déplacé en 1969 pour être à nouveau érigé à l’entrée du Pont de Saint-Symphorien. On peut y lire sur le socle :« Ce monument élevé par souscription publique a été inauguré le 12 juillet 1944. Honneur aux morts de 1870-1871. » Autrefois, le soldat représenté avait l’œil tourné vers la Loire qu’il était censé surveiller. À présent, depuis les années 1970, il regarde vers la ville ! Ceci afin que l’on puisse lire ce qui est inscrit sur le socle !
48Et puis il y a des plaques de rues que les Tourangeaux non avertis n’associent pas nécessairement au conflit franco-prussien : la rue du Général-Chanzy (général de la deuxième armée de la Loire) ; le général Renault n’est plus rien que sénateur de Tours ; Jules Favre n’est plus qu’avocat sur sa plaque ! Il était ministre des Affaires étrangères dans le gouvernement provisoire, et signa, les 26 février et 19 mai 1871 aux côtés de Thiers et de Bismarck, les préliminaires de paix du traité de Francfort du 20 mai 1871. On peut nous objecter que les plaques de rue sont de dimension restreinte.
49Afin de raviver la mémoire, rappelons simplement que Tours fut le siège du gouvernement de la République, le département a mis sur pied un régiment, le 88e et cinq compagnies de Francs-tireurs. Mais ce n’est pas parce que les batailles les plus sanglantes se sont déroulées en dehors de notre département qu’il faut rayer cette guerre de sa mémoire.
Notes de bas de page
1 Fellrath I. et Fellrath-Bacart Fr., La guerre de 1870-1871 en Touraine. Un nouvel éclairage, Paris, L’Harmattan, 2011, 230 p. Toutes les références suivantes sont présentées et utilisées dans cet ouvrage, que présente cette communication. On s’y reportera pour toutes les précisions nécessaires.
2 Denkwürdigkeiten (Faits mémorables).
3 Friedrich III (empereur d’Allemagne), Das Kriegstagebuch von 1870-1871, Meisner H. -O. Éd., Berlin-Leipzig, 1906, p. 386 sq.
4 Voigts-Rhetz A. von, Briefe des Generals der Infanterie von Voigts-Rhetz, Berlin, 1906, p. 301.
5 Hartmann J. von, Briefe aus dem deutsch-französischen Kriege 1870-1871, Cassel, 1893, p. 135 sq.
6 Ibid., p. 138.
7 Berendt R., Erinnerungen aus meiner Dienstzeit, Leipzig, 1894, p. 132.
8 Isensee D., « Das Kriegstagebusch von 1870-1871 des Georg Friedrich Xilhelm Berckersmann », in Oldenburger Jahrbuch, vol. 86, Oldenburg, 1986, p. 117.
9 Schikorsky I. (éd.), « Wenn doch dies Elend eine Ende hätte », in Ein Briefwechsel aus dem Deutsch-Französichen Krieg 1870-1871, Cologne-Weimar-Vienne, 1999, p. 142.
10 Richter C., Kriegs-Tagebuch einer Sanitätsoffiziers beim Stabe des General-Commandos des X. Armeecorps aus den Jahren 1870-1871, Rathenow, 1892, p. 295 sq.
11 Ibid., p. 374.
12 Hantel G., Aus dem Sieges-Jahre 1870-1871. Kreigsfahrten eines Truppenarztes beim X. Armee-Corps, 2. Hannöverschen Dragoner-Regiment nr 16., Elbing, 1885, p. 270.
13 Voigts-Rhetz A. von, op. cit., p. 301.
14 Horn G., Bei Friedrich Karl. Bilder und Skizzen aus dem Feldzuge der Zweiten Armee, vol. 2, Leipzig, 1872, p. 318.
15 Legewitt K., Feldpostbriefe eines 79ers. Erinnerungen an den Feldzug 1870-1871, Essen, 1900, p. 75.
16 Rindfleisch G. -F., Feldbrief, Ornold E. Éd., Halle am Spree, 1889, p. 250, et Knauer J. von, Zum hundertjährigen Bestehen der Feldartillerie-Regiments von Scharnhorst (1. Hannoversches) Nr. 10., Hanovre-Leipzig, 1903, p. 68.
17 Horn, op. cit., p. 316 sq.
18 Corinne Micault et Michel Prati présentent : Journal d’un soldat de la guerre 1870-1871 du Maine à la Touraine par Émile Moreau, 2012, p. 106.
19 Voigts-Rhetz, op. cit., p. 307.
20 Ibid., p. 309
21 Boschen G., Kriegserinnerungen 1870-1871, Oldenburg, 1913, p. 181 sq.
22 Bibl. mun. de Tours, cote : H. D. 1870-1871. Loire. « Invasion allemande 1870-71. Photographies ».
23 Hartmann J. von, op. cit., p. 153.
24 Ibid., p. 153 sq.
25 Ibid., p. 163.
26 Ibid., p. 149.
27 Ibid., p. 152.
28 Ibid., p. 156.
29 Ibid., p. 149.
30 Ibid., p. 159.
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