Les mariniers de la Loire, marins du roi pendant la guerre d’Indépendance
La généralisation du système des classes aux paroisses fluviales, l’exemple d’Orléans, 1778-17831
p. 119-130
Texte intégral
1On l’oublie trop souvent mais la guerre d’Indépendance américaine a été gagnée par la marine française qui, avec 60 vaisseaux et l’aide la marine espagnole, a réussi à tenir en échec et souvent à battre la Royal Navy pourtant forte de plus de 120 vaisseaux. Si à cette date, les vaisseaux français ont atteint un point de perfection reconnu par tous les historiens, le rôle des marins fut tout aussi essentiel. La mobilisation des marins français depuis Louis XIV repose sur un système original : la réquisition des populations maritimes gérée en temps de paix comme en temps de guerre par l’ordre des classes. Après avoir rappelé les contraintes militaires de la guerre d’Indépendance et la stratégie adoptée, je résumerai les grands principes de l’ordre des classes avant d’analyser la réquisition des mariniers d’Orléans. Combien d’inscrits, combien de mobilisables, combien de mobilisés, quelles affectations, telles sont les questions auxquelles nous tenterons de répondre.
2À la suite des défaites maritimes de la guerre de Sept Ans, Choiseul, secrétaire d’État à la Marine entreprend de nombreuses réformes de la marine française. Il réorganise les officiers de plume, le corps des officiers d’épée et relance les constructions navales. Ses successeurs en dépit des restrictions budgétaires maintiennent vaille que vaille un programme de constructions navales car Choiseul et le comte de Broglie, qui commande le « Secret du roi », sont convaincus qu’une nouvelle guerre avec l’Angleterre est inéluctable et que les colonies américaines feront sécession. Les marins français, qui n’ont pas oublié les pontons anglais, attendent la revanche car cette guerre sera essentiellement maritime. C’est par la mer que l’Angleterre envoie troupes et approvisionnements dans les colonies. C’est par la mer que les Insurgents recevront canons, poudres, uniformes et argent. Sur le plan militaire, les futures treize colonies sont une économie sous-développée qui ne dispose d’aucune industrie lourde : métallurgie, poudrerie, etc. Tout devra venir de France. La guerre sera une guerre de convois dans l’Atlantique nord. La marine française a accompli un redressement mais elle est encore numériquement très inférieure à la marine anglaise.
3Les nombres ci-dessus ne doivent pas faire illusion. De 1763 à 1775, la plupart des vaisseaux n’ont pas navigué et sont restés désarmés dans les arsenaux. Cette absence de navigation n’empêche pas les vaisseaux de vieillir. L’ingénieur Groignard estimait qu’un vaisseau s’usait de 10 % environ chaque année. D’Orvilliers qui commande la flotte du Ponant, note en 1776 que 13 vaisseaux seulement sur 38 sont susceptibles d’être opérationnels en six mois et qu’il manque pour 4 millions d’approvisionnements à Brest2. Or, au cours de 1775, l’Angleterre a réarmé 16 vaisseaux, 22 frégates, 32 corvettes et envoyé 12 000 soldats aux colonies. Les forces théoriques de la Grande Bretagne sont les suivantes :
4Comme à la veille de la guerre de Sept Ans, de 1763 à 1770, l’Angleterre dispose d’une supériorité numérique face à la France de deux pour un. En temps de paix, l’Angleterre laisse également ses navires désarmés dans ses arsenaux mais avec la révolte des Insurgents, elle entreprend un réarmement progressif de ses vaisseaux. À Paris, officiers supérieurs de la marine et diplomates craignent de voir l’Angleterre réitérer la rafle de l’amiral Boscawen. Pendant l’été 1755, profitant de la volonté de Louis XV de ne pas déclarer la guerre sur mer, la Royal Navy s’est emparée en pleine paix de la majorité de la flotte de pêche à Terre-Neuve et d’une partie de la flotte coloniale française. Ces navires ont été vendus au profit de la Royal Navy pour plus de cent millions de livres tournois, soit l’équivalent de trois années du budget de la marine française ou de deux ans du budget de la Royal Navy. Ce véritable Pearl Harbour avant la lettre s’est accompagné d’un lourd volet humain. Les dix mille matelots français capturés, l’élite de la marine marchande, ont été enfermés sur des pontons, un véritable univers concentrationnaire et ne seront pas échangés comme on le faisait pendant les guerres précédentes. La marine française ne se relèvera pas de cette rafle et les défaites de la marine de 1756 à 1762 sont dues pour l’essentiel à la crise budgétaire et plus encore au manque de marins. À la bataille des Cardinaux, les équipages sont composés d’hommes qui pour la plupart n’ont jamais navigué comme le montrent les rôles d’équipage3.
5Depuis Colbert, le recrutement des marins français repose sur un système très original : les « classes ». Richelieu, imitant les Anglais, tenta le recours à la « presse ». Après avoir ordonné de fermer les ports, il fit rafler les hommes valides, marins ou vagabonds et les fit servir de force dans la Marine. Cette politique fut un échec car elle retarda le renouveau des ports durement touchés par la guerre. Elle fonctionna cependant en Angleterre jusqu’au milieu du xixe siècle. Colbert ayant échoué à son tour inventa sur proposition de son cousin Colbert du Terron une autre méthode : les classes. Le principe du système des classes était très simple : en contrepartie d’une soumission permanente aux besoins de la marine royale, l’inscrit maritime recevait pendant sa période d’activité, une solde ou une demi-solde. En cas de blessures ou de maladies, il pouvait obtenir une demi-solde permanente. En cas de décès du matelot, sa veuve et ses enfants recevaient une pension.
6Tout homme âgé de plus de 18 ans exerçant un métier maritime fut tenu de se faire enrôler et de se soumettre aux réquisitions royales : marins au long cours, au cabotage, pêcheurs, voiliers, poulieurs, cordiers, charpentiers et calfats. Étaient exemptés capitaines, maîtres et patrons quand ils avaient navigué en cette qualité pendant trois ans, de même que les pilotes lamaneurs et hauturiers.
7Toute l’étendue des côtes et les rivières navigables jusqu’à la mer étaient soumises à l’ordre des classes. Ce vaste territoire fut divisé en départements, eux-mêmes subdivisés en quartiers maritimes et en paroisses. Pour chaque paroisse, le commissaire aux classes établissait plusieurs « états » :
- l’état des mousses et des novices qui portait le nom de tous ceux qui embarquaient au commerce et à la pêche, âgés de moins de 18 ans,
- l’état des pêcheurs et des bateliers qui mentionnait le nom de tous ceux qui naviguaient inscrits sur un rôle d’équipage,
- l’état des apprentis ouvriers qui comprenait tous ceux qui avaient une profession liée à la construction où à l’entretien du navire, charpentier, calfat, poulieur, tonnelier, etc.
8En plus de ces états, il existait l’état des capitaines et maîtres, celui des officiers-mariniers et matelots et celui des hors classes.
9À dix-huit ans, le jeune novice devait faire un choix définitif. Étaient classés matelots :
« – tous ceux qui, inscrits sur l’état des mousses et des novices, ayant atteint l’âge de 18 ans et ayant navigué un an sur les vaisseaux du roi ou au commerce qui déclareront vouloir continuer à naviguer ou se présenteront pour être inscrits à nouveau sur un rôle d’équipage,
– tous ceux, étant inscrits depuis plus d’un an sur les registres des pêcheurs et des bateliers ayant atteint l’âge de 18 ans, qui déclareront qu’ils veulent continuer à exercer leur profession seront classés comme novices jusqu’à ce qu’ils aient fait six mois de navigation, seront ensuite classés comme matelots. »
10Les charpentiers de marine, les calfats étaient classés ouvriers non navigants comme « tous ceux qui sont inscrits sur le registre des apprentis ouvriers, ayant atteint l’âge de 18 ans et voudront continuer à exercer leur profession » (ordonnance de 1681) et pouvaient être réquisitionnés dans les arsenaux.
11Pour rendre le service du roi moins odieux, Colbert décida que les gens classés devraient, selon les régions, une année de service tous les trois ou quatre ans. Les gens retenus devaient rester à terre sans embarquer à la mer pour les armateurs mais ils recevaient une demi-solde en attendant leur embarquement. Colbert, jugeant cette pratique trop onéreuse et trop impopulaire, institua le « tour de rôle ». Suivant les besoins, les commissaires aux classes levaient plus ou moins d’hommes, en tenant compte de la durée du dernier embarquement sur un navire de guerre, de sa date et des charges de famille de l’intéressé. En théorie, un marin classé ne pouvait servir à nouveau tant que les autres marins de sa paroisse maritime n’avaient pas également accompli leur tout de rôle mais quand le manque de marins se faisait sentir les commissaires aux classes n’appliquaient pas toujours cette règle.
12Pour être le plus juste possible, ce système impliquait un suivi de chaque matelot. Afin de rendre le système plus simple et plus humain, à chaque débarquement, le matelot retournait dans sa paroisse d’origine, le roi lui payant la « conduite », c’est-à-dire les frais de route. Il ne pouvait embarquer sur un navire de pêche ou de commerce sans un « congé » signé du commissaire aux classes, sous peine d’être considéré comme déserteur. Chaque homme classé possédait un « livre » qu’il devait avoir en permanence sur lui. Ce livret était le double des informations répertoriées sur les « matricules » des classes. Un navire de pêche, de commerce ou corsaire ne pouvait appareiller sans que le commissaire aux classes eût passé la « revue », la vérification des livrets de chaque marin.
13À l’embarquement sur un navire du roi, le matelot recevait deux mois d’avance sur salaire et le reste au désarmement, à condition que les caisses de l’intendant de marine le permettent. À la fin du règne de Louis XIV, les finances royales étaient au plus bas, les matelots n’étaient pas payés et désertaient. Vers 1700, on peut admettre que la population classable devait être d’environ 100 000 marins et de 50 000 matelots. Pour 1705, on sait avec certitude qu’il y avait 90 351 marins classés dont il fallait déduire les prisonniers (1 571), les déserteurs (3 497), les novices (8 968) et les mousses (11 441). Il restait 64 874 matelots dont il fallait encore retirer les invalides et les hors classes (malades ou trop âgés). On aboutit alors à un effectif vraisemblable de 45 000 matelots. Ce terme de matelot est donc bien précis, il désigne le marin de plus de 18 ans apte au service sur un navire du roi. Or, l’armement des grandes escadres à la fin du XVIIe siècle demandait déjà pratiquement l’utilisation de tous les marins classés alors que la navigation commerciale n’était pas interrompue et que l’on voulait armer des corsaires. Il fallut donc recourir à la mobilisation générale et aux expédients dont la mobilisation des mariniers des fleuves de France.
14Sous Louis XV, les armées navales ne retrouvent pas le niveau de Louis XIV. Le nombre de vaisseaux passe de 120 sous Louis XIV à 50 environ sous Louis XV et les besoins du roi peuvent être satisfaits en interdisant la pêche à Terre-Neuve en temps de guerre et en faisant des embargos temporaires sur les équipages corsaires4. La situation est très différente pour la guerre d’Amérique. Commençons par estimer le nombre de matelots au début du règne de Louis XVI :
15En apparence, le nombre de matelots et d’officiers mariniers a augmenté de près de 11 000 hommes par rapport au début du siècle mais il faut tenir compte des déserteurs et des prisonniers de la statistique bien notés sur le document de 1705. Cette faible augmentation du nombre de matelots résulte en grande partie des pertes humaines sur les pontons pendant la guerre de Sept Ans. Le nombre de novices et mousses – environ 16 000 personnes – est en baisse sensible par rapport aux 20 000 du début du siècle. Ce faible nombre est d’autant plus préoccupant que novices et mousses représentent les futurs matelots, ceux qui permettraient de combler les pertes du temps de guerre.
16Sous Louis XV comme sous Louis XVI, en temps de paix, moins de 4 000 matelots sont mobilisés chaque année pour les besoins de la marine royale. Ils servent essentiellement sur les flûtes, les gabarres et les frégates. Tout change en 1776 lorsque la politique de Vergennes l’emporte sur Turgot et Malesherbes qui démissionnent le 12 mai. Prévoyant l’engagement de la France, Louis XVI accorde 9 millions supplémentaires au budget de la Marine ce qui permet la refonte de 13 vaisseaux. Au niveau des hommes, Sartine ordonne la mise sur pied d’une escadre d’évolutions commandée par Du Chaffault pour entraîner hommes et officiers. Elle est composée d’un vaisseau de 74, de deux vaisseaux de 64, de cinq frégates, de deux corvettes et de deux cutters, soit près de 1 800 hommes d’équipage.
17Nombre d’hommes ne veut pas dire nombre de marins et encore moins de matelots. Pendant la guerre d’Indépendance d’Amérique, un équipage d’un vaisseau de 74 canons se décomposait ainsi :
- : 17 personnes dont 1 chirurgien et 1 aumônier ; – officiers-mariniers : 93 dont 43 de canonnées, 6 de calfatage, 6 de charpentage et 4 de voilerie ;
- matelots : 13 gabiers, 10 timoniers, 134 matelots à haute paye, 136 à moyenne paye et 134 à basse paye. 65 novices et mousses ;
- garnison : 118 fusiliers marins du Corps royal d’infanterie de Marine ;
- surnuméraires : chirurgiens, cuisiniers, valets, etc. 70 hommes. Total : 773 hommes.
18Les surnuméraires n’étaient pas décomptés dans les états de la Marine. Le règlement de 1765 stipule que l’équipage d’un 74 canons est de 715 hommes surnuméraires non compris, en 1779 ce nombre est ramené à 664. Le rôle de combat donnait la répartition suivante des hommes :
- aux canons : 1re batterie : 14 canons de 36, 207 hommes, 2e batterie : 15 canons de 18, 139 hommes ; sur les gaillards et à la mousqueterie : 8 canons de 8, 40 hommes et 100 dans les hunes ;
- dans la cale : soute aux poudres, infirmerie, calfatage, etc., 103 hommes ;
- à la manœuvre des voiles : 90 hommes.
19Ainsi lors d’un combat, 90 hommes suffisent pour la manœuvre des voiles, tache ô combien difficile et exigeant une longue formation. Cette réalité se fait jour assez tôt et de Louis XIV à Louis XVI, les différents ministres de la Marine cherchent à dispenser les matelots des tâches qui peuvent être faites par des terriens amarinés, d’où l’emploi des soldats de marine. Qu’ils s’appellent infanterie de marine, canonniers, bombardiers, ces hommes sont tous recrutés sous le régime de l’armée de terre, c’est-à-dire un engagement renouvelable. Ils sont d’ailleurs dotés d’un uniforme. On en dénombre près de 8 000 au début de 1778. Ils servent également à maintenir la discipline sur le vaisseau mais aussi dans les compagnies de débarquements pour des missions à terre. Il fallait quelques mois pour qu’un soldat embarqué apprenne à tirer à partir des hunes, à manœuvrer le canon ou les manœuvres basses d’un vaisseau mais on comptait plusieurs années pour former un gabier capable de monter à plus de 40 mètres au-dessus du pont. Passé 20 ans, il était impossible de former un bon gabier, d’où la nécessité de recruter de nombreux mousses et jeunes novices.
20En 1777, le nombre de marins mobilisés augmente de près de 30 %. L’escadre Du Chaffault est reconduite et augmentée passant à sept 74 canons, six vaisseaux de 64, 2 frégates et 4 corvettes. Toulon mobilise également avec Barras de Saint-Laurent à la tête du César et de l’Hector de 74, trois vaisseaux de 64 et trois frégates, huit frégates sont envoyés aux Antilles, un vaisseau et 4 frégates aux Indes. Une partie des marins recrutés vient de la diminution des armements à la morue à Terre-Neuve. L’année suivante, Sartine interdira toute pêche à Terre-Neuve. Des régiments de l’Armée de terre sont envoyés en renfort aux Antilles comme aux Indes mais à aucun moment, il n’est envisagé de recourir aux mariniers. La grande mobilisation des marins se fait en 1778. Le grand cabotage et la pêche à Terre-Neuve et en Islande fournissent les hommes. Le commerce colonial subit lui aussi un embargo mais son importance économique est tel que cet embargo est levé. Sans entrer dans les détails, disons que des matelots classés comme invalides pour le service du roi peuvent retrouver un emploi sur les navires de commerce surtout en temps de guerre, les armateurs étant moins exigeants. Mais surtout, les conseillers de Louis XVI et de Sartine, notamment Fleurieu et le comte de Broglie croient à une guerre courte et à l’appui de l’Espagne.
21La marine espagnole dispose en effet de près de 50 vaisseaux mais l’Espagne pose plusieurs conditions. Elle ne veut pas reconnaître les Insurgents par peur d’une imitation du mouvement dans ses propres colonies. Elle sera seulement alliée de la France mais la France doit remporter une victoire navale décisive sur les Anglais et accepter les buts de guerre espagnols : la reconquête de Gibraltar et de Minorque5. Ainsi s’explique le début de la stratégie française pendant la guerre : 1778, la recherche de l’alliance espagnole et 1779, la stratégie de la guerre courte, le débarquement en Angleterre. C’est l’échec de la stratégie de 1779 qui amène à une autre stratégie guerre longue et stratégie périphérique qui implique l’envoi d’escadres sur toutes les mers, le maintien du commerce colonial grâce aux convois et donc de gros besoins en marins. Dans un premier temps la stratégie française semble judicieuse. L’envoi de l’escadre d’Estaing à partir de Toulon permet le soutien des Insurgents mais l’amiral d’Estaing ne remporte la victoire de la Grenade qu’en juin 1779. Cependant la victoire demandée par l’Espagne est remportée au large d’Ouessant le 27 juillet 1778 par le lieutenant général d’Orvilliers. L’Espagne tient ses promesses et l’hiver 1778-1779 voit la France et l’Espagne s’accorder pour un débarquement en Angleterre près de l’île de Wight, qui serait suivi d’une marche sur Londres. Cette stratégie est judicieuse car les Anglais ont dispersé leurs escadres sur toutes les mers. Pour la première fois du xviiie siècle, ils sont en infériorité numérique en Europe avec 45 vaisseaux seulement contre 66 pour les Alliés. 20 000 soldats sont donc regroupés au Havre et à Saint-Malo. Les Espagnols s’engagent pour 30 vaisseaux.
22Par suite du retard des arsenaux espagnols, la jonction se fait seulement le 22 juillet. La stratégie de Fleurieu et de Broglie est claire :
« Point de petites escadres, point de convois, point d’expéditions lointaines : de grosses flottes, toutes nos forces dans une seule mer, une bataille décisive dans le début, une guerre courte et vive. »
23La fatalité s’abat alors sur la flotte française. Comme l’a montré F. Lebrun, les soldats français ont embarqué avec une épidémie de « flux intestinal », sorte de typhus qui décime les équipages. Le 16 août, la flotte combinée forte de 66 vaisseaux mouille devant Plymouth cherchant à engager la flotte anglaise de Hardy qui refuse tout engagement. Il entraîne la flotte combinée à sa poursuite hors de la Manche, profitant de l’avantage de vitesse de ses navires tous doublés en cuivre. La Manche est libre mais d’Orvilliers refuse alors de donner l’ordre de débarquement sans avoir battu la flotte anglaise. Il est effrayé par l’épidémie qui dévaste les vaisseaux français. Son fils unique, embarqué à ses côtés meurt sous ses yeux. La plus belle occasion d’une guerre courte est perdue, d’autant que les Anglais n’ont ni fortifications ni armée en Angleterre. Le 3 septembre, la flotte française incapable de poursuivre sa navigation rentre à Brest avec 8 000 malades et des centaines de morts dont le fils unique d’Orvilliers. L’épidémie a sauvé l’Angleterre. La guerre courte a échoué. Il faut en revenir à une guerre longue et à une stratégie périphérique. Il faut également des hommes pour remplacer les morts et les malades de la flotte de Brest. Or, sur le plan des matelots, le système des classes français ne peut plus répondre6.
24En effet, une marine de guerre n’est pas seulement composée de vaisseaux et de frégates. Ainsi au premier janvier 1781, la marine française se compose de 80 vaisseaux, 62 frégates, 3 corvettes, une barque, 23 cutters, 3 goélettes, 5 lougres, 5 galiotes à bombes, 20 chaloupes canonnières, 5 flûtes et 31 gabarres soit un total de 268 bâtiments sans compter les yachts, les chattes et autres navires de servitude des arsenaux7. Tous ne naviguent pas. Au 1er avril 1780, 70 vaisseaux sur 80 sont à la mer, les autres sont en réparation, en entretien, achèvent leur armement ou au contraire sont en désarmement en attendant d’être rayés des listes car trop vieux. Il en est de même des frégates mais la poussière navale, relativement peu nombreuse, est fortement mobilisée car ses navires sont indispensables. Ainsi les lougres et les cutters servent à éclairer les escadres ou à porter des dépêches. Les gabarres servent au ravitaillement des escadres et évitent de recourir aux affrètements de navires de commerce. On peut dire qu’en 1780 et 1781 environ 90 % des navires de guerre français sont mobilisés à un titre ou un autre. Il est difficile de dire quel est le besoin théorique en matelots, novices et mousses à cette date mais c’est largement plus de 50 000 matelots et officiers mariniers et un minimum de 5 000 à 7 000 mousses et novices. Mais surtout il faut comprendre que le système des classes était conçu pour une mobilisation rapide des matelots issus du commerce pour servir la marine de guerre. Son originalité était le tour de rôle, c’est-à-dire que tout matelot ayant fait une campagne à bord d’un navire du roi devait être remplacé et donc ne pas servir de manière consécutive. Ajoutons que sous Louis XIV, les vaisseaux sauf exception sont désarmés l’hiver, le matelot servait 5 à 7 mois puis rentrait dans sa paroisse maritime et retrouvait un embarquement au commerce ou sur un corsaire. Cet embarquement lui procurait immédiatement deux mois d’avance qu’il reversait à sa famille. Parmi les originalités du système des classes français, on peut noter que le matelot est presque toujours marié, âgé en moyenne de plus de 25 ans, souvent plus car tant qu’il est en bonne santé, il peut servir jusqu’à 40 voire 50 ans, jusqu’à ce qu’il soit déclaré invalide de la Marine et placé hors classe.
25Sous Louis XVI, la durée des campagnes s’allonge. Un marin embarqué avec l’amiral d’Estaing parti de Toulon en avril 1778 ne rentre qu’en décembre 1779, laissant sa famille sans ressources près de 18 mois. Au milieu de 1779, il est clair que le tour de rôle ne fonctionne plus. La mobilisation est quasi générale. Les intendants de la Marine tentent de verser des avances sur soldes mais les matelots qui rentrent en France ne veulent pas revenir à bord des navires du roi qui versent un salaire de base de 15 à 16 livres par mois alors que le commerce ou la course offrent 50 à 60 livres. D’où les désertions ou les mutilations volontaires pour ne pas réembarquer. Un premier expédient est trouvé. Le roi décide de diminuer le nombre d’hommes par vaisseau. On passe ainsi à la fin 1779 de 715 hommes pour un vaisseau de 74 canons à 678 hommes mais cela ne suffit pas et le recours aux mariniers de la Loire est décidé.
26L’ordonnance des classes de 1784 confirme la décision de 1780 et rappelle l’organisation des classes en général et pour la Loire en particulier. Toute l’étendue des côtes maritimes et des rivières sujettes à l’ordre des classes continuera d’être divisée en six départements : Brest Toulon, Rochefort, Le Havre, Bordeaux et Dunkerque8. Chaque département est divisé en quartier et chaque quartier en syndicats de gens de mer. Les quartiers de Paimbœuf, Nantes, Ingrandes, Angers, Saumur, Tours, Orléans et Nevers sont rattachés au département de Brest. L’article 5 précise que chaque quartier sera défini et qu’il sera « arrêté des états particuliers par le secrétaire d’État ayant le département de la Marine ». Les documents des Classes conservées dans le fonds Marine des Archives nationales comportent de très nombreuses lacunes. Dans le cas des quartiers de la Loire si Paimbœuf et Nantes qui existaient depuis longtemps sont en partie conservés, les registres d’Ingrandes et de Tours ont disparu. C’est le registre d’Orléans que j’ai dépouillé et que je vous propose d’analyser pour la guerre d’Amérique, c’est-à-dire les années 1780-1783 bien que le document se poursuive partiellement jusqu’en 17919.
27Ce registre ou matricule des gens de mer est établi par le commissaire aux classes responsable du quartier et est examiné chaque année par l’inspecteur des classes. Ce registre comporte un état nominatif des gens de mer sur lequel est porté le rôle des tours de service, les ordres de levées afin d’établir nominativement le jour et le lieu de départ des hommes qui seront levés pour le service du roi.
28L’État abrégé de la Marine10 de 1780 ne porte que sur 65 235 officiers et matelots recensés, 4 036 sont recensés comme « riverains de la Loire » et 711 sont « au service, sur les vaisseaux du roi ». Le dépouillement des registres des classes de la Loire donne 909 recensés pour le quartier de Nevers, 1 061 pour le quartier d’Orléans, 1 088 pour celui de Saumur, 1 141 pour celui d’Angers et 1 175 pour celui de Nantes. Dans le quartier d’Orléans, nous avons retenu Orléans et Beaugency soit 295 mariniers inscrits sur le registre royal. Sur ces 295 mariniers, les maîtres de bateaux et les mariniers ne naviguant plus sont hors réquisition, au total ne restent plus que 237 mobilisables. De ces 237 mariniers, 125 ont été réellement requis de 1780 à 1783. Une étude approfondie révèle que les mariniers en mauvaise santé n’ont pas été requis : herniaires, poitrinaires, sourds, etc., mais surtout seuls les célibataires ont embarqué à l’exception de trois mariés sans enfant. L’âge des inscrits ainsi mobilisés varie de 16 à 38 ans, la plupart ont de 20 à 30 ans.
29La durée des embarquements confirme l’évolution constatée depuis Louis XIV à savoir l’augmentation du temps des navigations des escadres. Quelques embarquements durent à peine deux mois, c’est le cas des quelques mariniers mobilisés en décembre 1782 et janvier 1783 et démobilisés par la signature de la paix en février 1783. Vingt-sept ont ainsi navigué moins d’un an pour le roi, 21 ont navigué moins de deux ans, 34 ont navigué 30 mois et huit ont navigué plus de trois ans. Ces derniers ont été mobilisés dans l’escadre Suffren et ont ainsi participé à la célèbre campagne des Indes tel Ambroise Duplessis, 31 ans, célibataire, qui est levé le 31 mars 1780 et congédié le 18 juillet 1783. Michel Mathurin, âgé de 18 ans est levé le même jour, et libéré le 11 avril 1783. Il faut imaginer le dépaysement de ces mariniers combattant au large des côtes indiennes, devant Ceylan, Trinquemalé ou Gondelour et ne rentrant qu’au printemps ou l’été 1783. Trente-quatre servent dans l’escadre du comte de Grasse et participent à la prestigieuse campagne qui voit la victoire de la Chesapeake et de Yorktown. Les 83 autres ont navigué dans les eaux européennes.
30Douze mariniers ont trouvé la mort dont cinq dans la campagne du comte de Grasse. Deux moururent de blessures reçues au combat des Saintes, Jean Pierre Pineau, âgé de 20 ans, embarqué sur le Northumberland de 74 canons meurt à la bataille des Saintes le 12 avril et Pierre Laur, âgé de 25 ans, embarqué sur le même Northumberland meurt à l’hôpital du Cap Français de ses blessures le 16 mai 1782 et les trois autres de maladies. Les autres mariniers sont tous morts de maladies. Au total, j’ai noté que les mariniers orléanais ont embarqué sur 52 navires différents dont 30 furent des navires de haut bord. Autant d’embarquements différents est assez étonnant. En effet, une autre originalité du système des classes est le recrutement par paroisse. Colbert et ses successeurs n’ont pas cherché, au contraire, à séparer les marins mobilisés, considérant que le lien paroissial et souvent familial permettait d’adoucir les conditions si rudes de l’embarquement sur un navire de guerre.
31Le Northumberland avec cinq mariniers d’Orléans est le vaisseau où il y a le plus d’Orléanais ensemble. Beaucoup se retrouvent seuls, ce qui explique peut être les désertions. On dénombre au total 13 déserteurs dont trois ne furent pas repris. Les déserteurs repris sont ramenés à leur unité pour finir l’embarquement. Ainsi Louis Renau, levé le 27 mars 1780, déserte du Northumberland. Repris, il s’évade de Tours en mars 1782, repris à nouveau, il est levé et affecté sur la Lionne le 21 juin 1785 dont il est libéré le 28 mars 1786. Il a certainement navigué avec Jean Tocan âgé de 30 ans qui est levé le 8 septembre 1780, congédié 2 mois en 1781, puis affecté sur le Northumberland dont il déserte. Repris, il est rembarqué sur la gabarre la Loire dont il est libéré le 1er juin 1783. Plus étonnant encore et qui mériterait des recherches le cas de Charles Leduc âgé de 19 ans lorsqu’il est réquisitionné en avril 1780. Noté déserteur du Postillon royal, il est retrouvé et levé à nouveau le 30 avril 1784 et affecté au Havre où il déserte à nouveau. Repris, il est levé à nouveau en 1786 avec comme annotation sur le registre « au service de M. de La Pérouse ».
32À l’inverse Jean Baptiste Poupet, âgé de 26 ans, est levé le 31 mars 1781 « sur sa demande » tandis que son frère Claude Poupet, âgé de 33 ans, marié et sans enfant n’est pas requis par le roi. Jean-Baptiste participe à la campagne d’Amérique, il est congédié le 8 août 1783 avec comme mention « était sur l’América » un vaisseau de 74 canons. De retour, les mariniers reprennent leurs activités ligériennes, cependant quelques-uns ont pris goût à la navigation hauturière et demandent à être classés comme matelot. C’est le cas Paul Guérin, levé le 31 mars 1780 pour Brest. Déserteur du Zodiaque, il est retrouvé le 26 juin 1782. Libéré, on le retrouve en 1784 « au commerce ». Levé à nouveau à Brest en 1785 il est congédié le 17 octobre après avoir navigué et sans avoir déserté sur la flûte le Barbeau.
33Il est difficile de généraliser à partir de cet échantillon mais ce dépouillement prouve sans conteste que les mariniers de la Loire ont bien été des marins du roi et ont participé à ces campagnes de navigation d’une guerre principalement maritime où la marine française a largement dominé son homologue britannique et dont les victoires ont permis la création des États-Unis d’Amérique.
Notes de bas de page
1 D’après les sources des Archives nationales.
2 Villiers P., Marine de Louis XVI, Grenoble, J. -P. Debbane, 1985.
3 Villiers P., Marine royale, corsaires et trafics dans l’Atlantique de Louis XIV à Louis XVI, ANRT, thèse à la carte, Lille, 2003, t. 2, p. 450 sq.
4 Voir VILLIERS P., Marine royale, op. cit., t. 2, p. 635 sq.
5 Villiers P., « La stratégie de la marine française de l’arrivée de Sartine à la victoire de la Chesapeake », in Meyer J. (dir.), Les Marines européennes, PUPS, 1998, p. 211-247.
6 Voir Temple-Patterson A., The other Armada, the Franco-Spanish Attempt to invade Britain in 1779, Manchester, 1960 ; voir Villiers P., « La tentative franco-espagnole de débarquement en Angleterre de 1779 », Le Transmanche et les liaisons maritimes xviiie-xixe siècle, Revue du Nord, hors série no 9, 1995, p. 13-29.
7 Arch. nat., fonds Marine, G. 247.
8 Cette ordonnance est notamment publiée dans l’Encyclopédie méthodique Marine, Panckouke, Paris, 1787, t. 3, article « Règlement ».
9 Arch. nat., fonds Marine, C4 217.
10 Service Historique des Armées, Vincennes, fonds Marine, SH 24.
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