Jeunesse et errance
La construction d’une altérité problématique
p. 221-232
Texte intégral
INTRODUCTION
1C’est au début des années quatre-vingt-dix que les acteurs publics et experts de la jeunesse commencent à parler des « jeunes en errance » pour traiter d’une frange de la population SDF, mobile et médiatisée en raison de leur visibilité en période estivale. Il s’agit d’une catégorie de l’action sociale, qui constitue un outil de travail de prévention et d’éducation (Article 3, journal officiel du 23 juillet 2000 relatif à l’organisation de l’action sociale). Le terme errance recouvre l’action d’errer ça et là (Petit Robert). L’idée d’irrationalité est très prégnante. Les individus concernés s’inscriraient dans des trajectoires géographiques chaotiques et circuleraient sans buts. Leur mobilité est perçue de l’extérieur comme irrationnelle, sans objectifs et sans repères.
2Ce texte propose d’analyser cette catégorie à partir du concept de déviance, définie par Becker, comme « le produit d’une transaction effectuée entre un groupe social et un individu qui aux yeux du groupe a transgressé une norme » (Becker, 1985, p. 33). La déviance n’est pas une qualité intrinsèque aux individus mais résulte d’un processus d’étiquetage. La stigmatisation de la population concernée par l’appellation « jeunes en errance » se fait sur la base d’une évaluation de la mobilité érigée en norme. La société se partage entre ceux qui bougent et ceux qui ne bougent pas. Dans un contexte d’injonction à la mobilité, il y a des mobilités disqualifiantes.
3L’objectif de ce texte est de confronter une catégorie à la réalité empirique. Cela permet de comprendre le caractère idéologique de cette catégorie, et de saisir combien cette mobilité dévalorisée est une ressource de construction de soi pour les personnes concernées. Aussi, procéderons-nous, dans un premier temps, à une déconstruction de la catégorie « jeunes en errance » et enfin à l’exposé des données de terrain.
CE QUE CACHE LA NOTION D’ERRANCE
4L’errance est un mot clé récurrent dans les travaux menés en France. Seraitelle un caprice sémantique franco-français ? Au Québec, l’emploi de la notion d’errance n’est pas explicite ; la mobilité est sous entendue à travers le terme d’itinérance synonyme de sans abrisme. L’expression « jeunes de la rue » y rencontre un succès comparable à celui que connaît la formule « jeunes en errance » en France. Aux États-Unis, la référence à la mobilité est liée au mythe de la frontière et de celui du Hobo1, figure essentielle de cette société. Dans ce pays, trois groupes sont distingués au sein de la population jeune sans domicile : les runways, les mineurs fugueurs, les jeunes rejetés par leur famille (throwaways) et les jeunes majeurs sans domicile (homeless youth) ou encore jeunes de la rue (street youth) (Firdion, 2000 ; p. 80). Les Canadiens parlent de running to pour désigner ceux qui sont à la recherche d’aventures, les running away ceux qui fuient leur famille, les forsakers qui quittent leur famille parce qu’elle ne peut plus subvenir à leurs besoins (Firdion, 2000, p. 80). En Grande Bretagne, la catégorisation ne prend pas en compte le mouvement hormis pour les fugueurs (runaways).
Méthodologie et échantillon
Les résultats empiriques présentés ici sont tirés d’une recherche principalement menée à Bordeaux et secondairement à La Rochelle et à Aurillac. Des informations ont été recueillies auprès de personnes accueillies dans les centres d’urgence ou dormant dans la rue et les squats (l’enquête a été menée sans tri ni sélection). L’approche méthodologique a couvert différents types et degrés d’observations. Celle sans focalisation précise visant la familiarisation avec le terrain (De Sardan, 1995) a permis de comprendre les interactions de manière spontanée et directe sans avoir recours à un intermédiaire qui explique ce qui se joue. L’attention n’est pas fixée sur un objet précis, le but étant de comprendre les règles inhérentes, les coulisses des usages. Cette observation in situ correspond à une étape préalable qui doit mener à des observations plus ciblées, focalisées sur des pratiques particulières tels les déplacements, la fréquentation des espaces publics et les modalités de co-présence. Ensuite, différents types d’entretiens ont été menés : des entretiens collectifs ou individuels sur le mode conversationnel et des entretiens individuels plus axés sur les itinéraires des individus et leurs pratiques spatiales quotidiennes. Le corpus de données regroupe 142 entretiens de personnes dont les deux tiers ont mois de 28 ans. Il y a parmi ces enquêtés cinquante-deux femmes. Les entretiens ont été centrés sur les rapports à l’espace, sur l’origine géographique, le parcours personnel et collectif et les opinions qui s’y rapportent. Pour définir les profils sociodémographiques de ces jeunes et les causes qui les ont menées à la condition de sans domicile, nous nous référons aux travaux menés par l’Ined en 1995 puis en 1998 (Marpsat, Firdion, 2001) sur les jeunes sans domicile ou en situation de précarité âgés de 16 à 24 ans, et la grande enquête de l’Insee de 2001. Ces travaux portent sur les utilisateurs des services et des lieux d’accueil prévus pour les sans domicile. Logés chez des amis, dans des squats, des abris de fortune, des tipis, des cabanes, des camions, ou encore des communautés de néo ruraux, ils rejettent la désignation SDF, revendiquent d’autres appartenances, et échappent à tout recensement. Même si les jeunes errants se distinguent des autres jeunes sans abri par leur mode de vie et leur faible recours aux structures dans lesquelles les enquêtes ont eu lieu, nous estimons, d’après notre recherche, que les raisons qui les ont menés à avoir un mode de vie marginal sont à peu près les mêmes que celles qui ont mené les autres jeunes à la condition SDF. Nous faisons l’hypothèse de leur appartenance à un vaste ensemble constitué par les classes sociales modestes et donc d’une proximité des caractéristiques socio-démographiques.
La population SDF est majoritairement masculine mais la part des hommes est plus importante au sein de la population sans domicile adulte. D’après l’Insee, 30 % des SDF sont des jeunes de moins de 29 ans. Ils ont des origines sociales modestes, leurs parents appartenant aux catégories socioprofessionnelles les plus basses. Les parents sont ouvriers ou sont dans des professions indépendantes (agriculture, artisanat, commerce). Ils se situent dans une pauvreté héritée par le milieu social. Ils sont sans diplômes et ont quitté l’école assez tôt. Aux éléments économiques structurels, s’ajoute une accumulation de fragilités individuelles et familiales. Beaucoup ont vécu des ruptures avec leurs parents, ont connu la prison, subi des mauvais traitements et des violences plus souvent sexuelles pour les filles. Le décrochage du système scolaire se fait assez tôt dans leur trajectoire. D’après l’Ined, 52 % sont sortis du système scolaire sans diplôme, ni qualification. Toujours selon cette même étude, 41,2 % affirment avoir subi des mauvais traitements dans leur enfance, 31 % ont été confiés à la DDASS ou à l’assistance publique et 50 % avaient déjà fugué au moins une fois.
5Les catégorisations sont fortement ancrées dans l’histoire d’une société. En France, le vagabond constitue une figure fondatrice de la catégorie SDF, ce qui explique l’importante résonance de la notion d’errance dans les débats sociaux actuels. Le vagabond commence à suggérer le danger à partir du Moyen Âge. Il est alors comme une sorte de kaléidoscope englobant à la fois les figures de la marginalité, du mendiant, du délinquant, du criminel, de l’asocial, de l’anarchiste, du fou et de son versant féminin, la prostituée. Au Moyen Âge, les vagabonds sont des paysans jetés sur les routes par les guerres, les mauvaises récoltes et les modifications liées à la propriété privée. À la fin du XIXe siècle, la répression laisse place à la médicalisation. Les vagabonds sont présentés par les médecins, notamment Régis et Charcot, le fondateur de l’école de neurologie de la Salpétrière, comme des malades mentaux atteints de dromomanie ou encore d’automatisme ambulatoire. L’errance en tant que paradigme est à l’intersection de ces héritages précis. À la fin du XIXe siècle, le vagabondage en tant que phénomène social disparaît et resurgit au début des années quatre-vingt-dix sous une autre appellation : l’errance (Perrot, 1978). Certaines villes, sous la pression des commerçants et des riverains, ont organisé le rejet de cette population considérée comme indésirable. Leur présence était et est toujours considérée comme génératrice de désordres et d’insécurité.
6La mobilité des pauvres est donc toujours objet de méfiance. Elle ne peut être acceptable sur le plan normatif que si elle est associée au travail. En dehors de ce critère, elle demeure inférieure et suspecte. Dans cette perspective, l’errance serait une mobilité non autorisée car dans nos sociétés la mobilité n’a de valeur que si elle est associée à l’ancrage sédentaire d’un logement et du travail. Il y a donc des bonnes mobilités et des mauvaises, dont le défaut est de contredire l’ordre social. Cela rejoint les propos de Cresswell, pour qui « la signification et les pratiques de mobilité sont fondamentalement idéologiques » (Cresswell, 2004, p. 145).
7Le processus de construction d’une mobilité problématique est encore plus net lorsque l’on se penche sur l’évolution du sens de cette catégorie. Un des premiers observateurs à avoir utilisé le terme comme un concept central et à en constituer un outil d’analyse est F. Chobeaux, responsable CEMEA (Centre d’entraînement aux méthodes d’éducation active). Cette association était chargée par les pouvoirs publics d’intervenir et d’apporter une expertise auprès des municipalités concernées sur la gestion de la problématique de la jeunesse en difficulté. Il s’agissait alors de rendre compte d’un phénomène nouveau, l’irruption de jeunes précaires dans les festivals, au début des années 1990. Les acteurs des CEMEA opteront pour la notion d’errance afin de les désigner (Chobeaux, 1996 ; Askevis et al., 1994). L’emploi du terme renvoie à la fois à la mobilité géographique et à la problématique de l’adolescence, perçue comme un âge critique, ce qui n’est pas sans rapport avec les préoccupations d’une institution dont la mission est éducative. Derrière cette problématique, il y a aussi la menace du danger qui guette le jeune qui ne sait pas où il va, qui est à la recherche de lui-même. Serait-ce une autre façon de désigner la crise de l’adolescence ? On parle très rarement de vieux errants. D. Huèges et M. -P. Hourcade adoptent une définition large de la catégorie jeunes en errance dans laquelle il n’est plus question de mobilité : « L’errance définit la situation de jeunes, pauvres, sans domicile, et en rupture de lien » (2002 : 3). La mobilité n’est même plus admise comme une des caractéristiques spécifiques à un groupe, elle en est évincée. Il ressort ainsi que les formules « jeunes en errance » ou en « situation d’errance » (Berlioz, 2000) sont utilisées comme synonymes de jeunes SDF. On trouve la notion d’errance rapportée à la jeunesse, à la problématique adolescente avec en arrière plan la figure du fugueur. Par ce biais précis, l’errance devient une problématique spécifique à l’adolescence. J. -M. Firdion utilise, pour traiter des jeunes SDF, le terme errance comme un terme générique et identifie les errants (festivaliers) comme un sous-groupe des sans-domiciles (2000). On note un glissement de la dimension spatiale à la dimension temporelle. Progressivement, les intervenants sociaux et les autorités collectives appliquent cette notion à des jeunes pas forcément sans-domiciles mais qui occupaient la rue dans la journée et qui vivaient dans une situation de précarité.
8L’articulation errance et jeunes permet de saisir combien la jeunesse et la pauvreté sont des préoccupations importantes, pour preuve le contenu des textes d’orientations des PRAPS (Programme d’accès régionaux à la prévention et aux soins) institués par la loi de lutte contre les exclusions de juillet 1998 et dont la finalité est de livrer un état des lieux sur les questions santé-précarité. Les autorités politiques manifestent un souci par rapport à la recrudescence dans les années quatre-vingt-dix des jeunes considérés comme errants et souhaitent mieux connaître ce phénomène. C’est dans cette perspective que le ministère de l’Emploi et de la Solidarité met à la disposition des DDASS de France métropolitaine entre 1998 et 1999 des missions d’assistance et de conseil technique.
9Progressivement, le terme errance connaît un succès croissant et est convoqué comme un paradigme pour traduire la réalité des précaires. L’emploi est métaphorique et désigne une trajectoire chaotique et complexe au sein de laquelle les populations pauvres évolueraient. On retrouve ainsi le substantif associé à toutes les figures de l’exclusion et de l’anomie. Certains n’hésitent pas à affirmer que les mal logés, les SDF et les jeunes des cités font l’expérience de l’errance. Le rapport au Haut comité de la santé publique (2000), évoque les jeunes des quartiers dits difficiles. Dans un rapport intitulé Face à l’errance et à l’urgence sociale (La Documentation française, 1995) une typologie est dressée : on y trouve pêlemêle des jeunes, des femmes, des couples, des toxicomanes, des sortants de prison ou d’hôpitaux psychiatriques, des étrangers en situation irrégulière, des demandeurs d’asile… Soulignons la grande hétérogénéité des publics considérés comme vulnérables. L’errance se présente comme un carrefour où se retrouvent toutes les populations exclues. En filigrane, se profile aussi un jugement négatif lié à l’occupation de la rue perçue comme un indicateur de désocialisation. Parazelli souligne combien les représentations savantes et courantes restent dominées par une diabolisation de l’espace public (2003).
10La confusion est telle que les chercheurs et les intervenants sociaux sont amenés, lorsqu’ils évoquent la mobilité spatiale, à distinguer différents types d’errance : immobile, active… La première concernant les jeunes ayant un domicile et qui fréquentent la journée les zonards. On trouve ainsi dissociés, dans un rapport ministériel, les jeunes zonards errants, « un public très mobile au sens propre », et des jeunes qualifiés eux aussi « d’errants mais en réalité très sédentaires » (La Documentation française, 1995, p. 9). Prenant acte d’un manque de lisibilité entre l’errance dans le temps à l’échelle d’une vie et l’errance spatiale, F. Chobeaux est obligé à son tour de distinguer « l’errance itinérante » ou le « noyau dur de l’errance » (1996). D’autres intervenants rencontrés sur le terrain distinguent « l’errance immobile ». Berlioz (2000, p. 153) dresse une typologie, des formes d’errance, « une errance dure où les personnes n’ont que la rue et les hébergements précaires ». Une « errance floue », « locale » « statique » ou encore « sur place » désignant des personnes en situation de précarité soumise à une mobilité des statuts et une imprévisibilité de l’avenir. Vidal Naquet dans son rapport sur l’errance estivale constate l’inadéquation du concept d’errance : trop large, trop flexible, trop restrictif, il est de toute façon incorporé au nomadisme global de la société (2000, p. 11).
11La catégorie de l’errance est un construit socio-politique, centré sur des lectures victimistes, qui dénient aux jeunes une position de sujet ou d’acteur. La tendance à la psychologisation et à l’individualisation d’un phénomène social permet au fond de s’affranchir de la réalité économique et sociale. Les considérations développées par les acteurs de l’action sociale sont plutôt de l’ordre de l’addition des déficits, des manques à corriger sur le plan de la santé, avec une sensibilité à la problématique de la crise de l’adolescence en particulier à travers le thème de la souffrance psychique (Huèges, Hourcade, 2002 ; Rapport du Haut comité à la santé publique, 2000). Sur le registre de la vulnérabilité sociale, l’errance est appréhendée comme un « processus de désaffiliation, désinscription sociale » (Berlioz, 2000, p. 153). Le rapport du Haut comité de santé publique de février 2000 souligne l’importance des problèmes de mal-être et isole l’errance comme une conduite à risque, un indicateur de souffrance psychique. Les conclusions de ce rapport ont permis la création d’un dispositif unifié des points d’accueil et d’écoute jeune2. Le jeune SDF mobile est alors englobé dans une politique ciblée sur la jeunesse selon deux paramètres : la santé et la désocialisation. Le recours à ce terme n’est pas neutre, il cache une forme de construction d’extériorité d’un groupe par rapport à la société, d’une spécificité des jeunes pauvres, d’une marque qui leur serait propre. Parler d’errance revient à typifier la jeunesse issue des milieux modestes, à la substantialiser. La catégorisation spatiale débouche sur de la stigmatisation. Le succès de cette notion d’errance révèle en creux une injonction normative, quant à ce que devraient être l’insertion et la spatialité des jeunes précaires. Une dizaine d’années après l’apparition du phénomène, quelques rares observateurs s’inscrivent à contrecourant des représentations générales concernant ces jeunes en soulignant leurs compétences, leurs savoirs. C’est le cas de l’Observatoire national de la pauvreté et de l’exclusion sociale qui reprend les conclusions d’une étude exploratoire qu’il avait lui-même commandée : « Ils trouvent à se loger et ont des revenus. Les circulations auxquelles ils se livrent ne sont pas des réponses erratiques aux situations qu’ils rencontrent. Ces jeunes ne manquent pas de compétences adaptatives, même si les modalités d’insertion ne correspondent pas à ce que souhaitent pour eux les professionnels » (Pattegay cité dans le Rapport de l’observatoire national de la pauvreté et de l’exclusion sociale 2000, p. 86).
UNE MOBILITÉ STRUCTURÉE INSCRITE DANS UN PROCESSUS DE SUBJECTIVATION
Les repères d’une visibilité gênante
12Qu’en est-il de l’errance dans la réalité des jeunes SDF, ceux qui sont réellement mobiles et à qui ce terme était réservé au début des années 1990 ? Circulant surtout en voiture ou dans des vieux camions qu’ils aménagent comme des maisons, les jeunes SDF n’errent pas sans buts. Leurs déplacements ne sont pas irrationnels. Ils sont en effet structurés par des repères géographiques, temporels et des mobiles. Les premiers repères ont été les grands festivals de musique rock. Dès le début des années quatre-vingt-dix, quelques milliers de jeunes, en majorité des garçons, font parler d’eux au printemps et en été. C’est une décennie qui inaugure la mise en place des grands dispositifs d’encadrement de la population dite en errance et des programmes nationaux la concernant. Le début de la mise en visibilité se fait de manière saisonnière. Ces jeunes gens au look néo-punk ou grunges, tatoués, percés et accompagnés de chiens se rassemblent et transforment les grands festivals de musique et de théâtre de rue en lieux de rendez-vous réguliers. Ainsi les festivals de Bourges, de La Rochelle, d’Annonay, d’Aurillac, Belfort, d’Avignon deviennent des lieux centraux de la zone. La plupart de ces villes festivalières organisent l’accompagnement de cette population en installant des camps encadrés par le groupe des CEMEA. Par voie de conséquence, ces lieux sont officialisés comme des territoires de la marge, investis chaque année par ces jeunes.
13Les grands festivals comme repères spatio-temporels de cette population n’ont plus le pouvoir d’attraction des premières années. Les experts de la question (Chobeaux, 2001 ; Vidal Naquet, 2000) ont remarqué une diminution de la visibilité des jeunes concernés. L’évolution de ces repères est en partie soumise aux réponses institutionnelles mises en place ainsi qu’aux politiques publiques globales ou locales. Après avoir observé un renouvellement de la population, on constate aujourd’hui une rétraction des espaces de visibilité de la zone et une forme d’invisibilité. Les repères spatio-temporels de ces jeunes ont évolué au cours de ces trois dernières années. D’autres lieux de rassemblement de la zone émergent tels les petits festivals régionaux moins organisés. On constate l’émergence de nouveaux repères, des micro-lieux, « des espaces intermédiaires » (Roulleau Berger, 1991) en réinvention perpétuelle. Cette dynamique contribue à modifier les contours de leur visibilité. Parallèlement on observe une extension de l’espace parcouru en Europe, en lien avec la montée des free parties et des technivals. La musique techno a renforcé la dimension européenne de l’errance qui existait déjà de façon plus limitée avec les groupes punks qui se rendaient régulièrement au pays fondateur de leur mouvement, l’Angleterre. Pour participer à une rave, les jeunes zonards sont amenés à aller en Hollande, en Espagne, en Suisse, en Italie. Par le biais des technos et les communautés de néo-ruraux, une connexion s’opère avec le monde rural. Les jeunes sont attirés par les sites alternatifs qui constituent des points de chute accueillants, loin des exigences normatives et des injonctions d’insertion classique. Les traversées des territoires ruraux s’observent par les acteurs de terrain dans les régions du sud en particulier dans les départements de l’Ariège et de la Drôme. Leurs repères spatio-temporels fondent un dispositif spatial dont la particularité est d’articuler différents étages territoriaux, locaux, régionaux, nationaux et européens.
14La baisse de la fréquentation des grands festivals est en partie liée à une dégradation de l’accueil qui a débouché sur une désaffection de cette population. Certaines villes, sous la pression des commerçants et des riverains, ont organisé le rejet de cette population considérée comme indésirable. Pour preuve, les nombreux arrêtés anti-mendicité qui ont fait l’actualité de l’été 1995. Leur présence était, et est toujours, considérée comme génératrice de désordres et d’insécurité. Les contrôles répétitifs et musclés de la police ont fait fuir cette population. D’autres facteurs au niveau local sont entrés en jeu, telles que les mesures de durcissement des contrôles de circulation mais aussi l’amélioration des dispositifs assistanciels en direction des 16-25 ans (TRACE : trajet d’accès à l’emploi, FAJ : Fond d’aide aux jeunes).
Circulations et territoires
15En dehors des temps festifs, les jeunes ne se déplacent pas n’importe où. Lorsqu’on les interroge à ce sujet, ils mettent en avant différents points de chute. Ils déclarent se déplacer pour rendre visite à des membres de leur famille, assez souvent recomposée. Ils évoquent des relations conflictuelles avec des pères ou des beaux pères, les mères apparaissant comme des figures protectrices, ces conflits ont souvent été la cause des départs du foyer familial. Mais on constate à partir de notre échantillon que les ruptures ne sont pas aussi nettes, et qu’ils connaissent avec un ou plusieurs membres de la fratrie des liens affectifs stables. L., âgée de 19 ans, rencontrée à Bordeaux devant la poste du cours de la Marne, en compagnie de trois autres jeunes, est venue à Bordeaux pour rendre visite à sa sœur et a entraîné ses compagnons de voyage avec elle. Elle déclare à ce sujet, « faut bien que je vois ma frangine et ses marmots et tu vois c’est la seule avec qui ça va quoi, c’est normal quand on trace, on y va pour se mettre au vert aussi, je pense toujours aller faire un petit crochet ». La deuxième catégorie de repères géographiques est constituée par l’ensemble des connaissances, amis de longue date ou personnes fraîchement rencontrées. Ces jeunes ont une capacité à créer du lien avec les personnes qu’ils rencontrent. Dans leur mobilité, des repères se construisent, des contacts s’opèrent. Ils s’échangent des adresses de squats. « À force, on rencontre du people, on se fait notre petit agenda avec des numéros de portables…, sûr on y trouve de quoi crécher, la rue ça a parfois du bon » témoigne une jeune femme 23 ans, originaire de Nantes, rencontrée à Aurillac en 2001. Leur circulation se base également sur des réseaux souterrains, plus difficiles à appréhender pour l’enquêteur, des réseaux qui se fondent sur l’échange de produits illicites. La drogue constitue un vecteur non négligeable de leur mobilité. G., âgé de 27 ans et rencontré à Aurillac, fait partie d’un groupe de jeunes originaires de Cavaillon. Il se déplace avec ses amis pour faire la fête, en profite pour acheter et vendre de la drogue. « T. et M. et moi, on a filé à Barcelone, il y trois semaines mais avant on a tracé à Aurillac, après on est allé du côté de Lyon, ouais chez des potes. À Barcelone, on a des potes qui tiennent un squat, on y passe toujours quelque temps… y choper quelques provisions à gober (ecstasy, LSD)… »
16Ces mobilités ont la spécificité de qualifier l’espace, en transformant le lieu en territoire. Ce potentiel d’appropriation des espaces traversés fait d’eux des acteurs. Dans quelque lieu que cela soit, ils ont une capacité à faire rapidement territoire. Leur prise de possession des espaces publics est sous-tendue par leurs apparences, leurs attitudes et leurs formations groupales. Ainsi à Bordeaux, un groupe de jeunes, se revendiquant comme punks, se retrouve lorsqu’il est dans cette ville devant l’entrée du magasin Champion situé sur le cours Victor Hugo. Ces jeunes ne se contentent pas d’y être présents. Ils y pratiquent la manche en compagnie de leurs chiens. Tatoués, percés, bière à la main, assis par terre, leurs rassemblements contrarient les règles de l’hexis corporelle en vigueur dans les espaces publics. Les stigmates de leur condition de voyageur et leur comportement permettent l’émergence de leurs territoires. Ils inspirent une crainte qui structure l’espace, dessine une aire d’influence, et des discontinuités spatiales dans la ville. Les représentations négatives sont comme autant de frontières. Ils font peur, le savent et en jouent parfois. Aussi, lorsqu’ils font la manche, tâchentils de désamorcer cette crainte, en neutralisant la menace qu’ils véhiculent. Ces peurs conduisent les citadins à développer une scénographie de l’évitement, qui consiste à emprunter d’autres chemins. Que déclarent les passants lorsqu’on les questionne à ce sujet ? La plupart expriment en premier lieu la lassitude d’être une fois de plus sollicités, la crainte, la peur des chiens et du groupe. Les commerçants leur reprochent de faire fuir leurs clients et confirment par voie de conséquence toute la négation que cristallisent les espaces appropriés.
17Mais la force évocatrice peut opérer dans un autre sens. Si ces jeunes font peur, leur monde fascine et attire une part de la jeunesse sans problèmes particuliers et qui fait un passage à la rue, le temps d’un été ou d’un week-end. Ces jeunes se déguisent en zonards pendant les vacances, vivent la mobilité récréative et fréquentent pendant un temps les zonards confirmés mais ne feront pas le grand saut. À ceux-là, les zonards disent ironiquement à la fin des vacances scolaires : « alors on rentre chez maman ». Zoner, bouger sont des valeurs fortes et constitutives de la sociabilité de ces jeunes. Cette ouverture de la marginalité à des lycéens, étudiants, sans difficultés particulières pose des problèmes à tous les acteurs institutionnels et associatifs qui s’étaient livrés à un diagnostic à vue et découvrent que la mobilité est une pratique et une valeur partagée, transversale à une jeunesse.
18Dans l’expression négative ou positive de la puissance de leur force évocatrice, ces territoires parviennent à imposer d’autres centralités aux organisations sociales, se juxtaposant à celles en vigueur. Les territoires forgés sur cette mobilité confèrent aux nomades un pouvoir sur les territoires des sédentaires, parce qu’ils imposent un autre ordre. Les villes festivalières se sont frottées à cette réalité. L’enjeu pour ces dernières : éviter que les rassemblements des zonards ne deviennent des points centraux, des lieux d’échanges où l’on vient acheter, consommer de la drogue mais aussi discuter et faire la fête. Quand l’espace approprié débouche sur une hétérotopie, comme l’a définie Foucault (1988), c’est-à-dire un lieu hors lieux, qui a sa propre logique de fonctionnement, sa propre temporalité en dissonance avec celles qui régissent la société, la centralité créée par ces territoires circulatoires atteint alors son summum.
19Cette recherche de la mobilité vécue sur le thème du voyage participe à une forme de subjectivation. En paraphrasant Cahn R. (1998), nous dirons que la mobilité a à voir avec la construction du sujet et « qu’elle est une aventure de la subjectivation ». Ils appréhendent l’espace comme un support d’expériences fondamental et nécessaire. Le champ des possibles est exploré de manière forcenée avec une sorte d’élan vital vers l’inconnu. Ce désir d’ailleurs est recherché par tous les moyens. C’est le cas d’A., jeune femme de passage à Bordeaux en mars 2002 qui fait la manche en demandant aux passants de l’aider à poursuivre son apprentissage de la vie, elle avait inscrit sur un carton : « Bonjour chèr-e passant-e ! Née en Suède en 1981, partie il y a 7 mois, je vous demande simplement un petit coup de main pendant cette période de vagabondage. Ni État, ni entreprise ne me sponsorisent. Alors, je compte sur vous pour financer mes études nécessaires pour me former et comprendre la vie et les êtres humains. » Pour ces jeunes, la mobilité et le passage par le monde de la rue se présentent comme une façon d’exister autrement, une manière de refuser le statut d’exclu auquel ils sont sans cesse rappelés. V., 32 ans, justifie son mode de vie avec un peu d’amertume. « Faut pas oublier, le deal de la société, c’est d’attendre la Saint Rémy (En référence au RMI) enfermé chez tes vieux parce que t’as pas une tune pour te prendre un toit, faut voir les choses en face, ben moi, je me casse, je vois du pays, des gens, je vis comme tu vois… »
CONCLUSION
20En analysant les territoires mis en valeur par ces jeunes, issus de la disqualification sociale, on observe qu’ils disposent de repères. Leur mobilité peut être envisagée comme une « soustraction entreprenante » (Virno cité in Schehr, 1995). Ces jeunes vivent leur mobilité en décalage et en opposition par rapport aux logiques sociales en vigueur notamment celles qui sont porteuses de projet d’insertion normative et d’assignation territoriale. Leur capacité d’appropriation des espaces qu’ils traversent démontre qu’ils ne se situent pas dans l’irrationnel. Les lieux traversés sont des repères, sont des points appropriés qui ont un sens.
21Ce que l’on appelle avec condescendance, l’errance est davantage qu’un simple déplacement géographique et correspond à l’expression dans la mobilité d’un détachement avec le lieu d’origine ou de départ, et d’une mise à distance de l’organisation sociale des espaces traversés (Tarrius, 2000).
22Aujourd’hui, ces jeunes mettent au défi l’action sociale et éducative, car dans leur marginalité, ils se structurent et se socialisent quand une autre partie de la pauvreté silencieuse et invisible se retranche derrière le système assistanciel. Leur inscription dans l’espace public a toujours été suspecte ; ils ne sont pas ressentis comme une préoccupation sociale lorsqu’ils se retranchent dans l’invisibilité chez eux ou derrière les institutions. Aussi, certains intervenants sociaux n’hésitent plus depuis quelques années à se poser la question de la façon suivante, comme le titrait la revue lien social3 : « Et si l’errance était un moindre mal ? »
Bibliographie
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Notes de bas de page
1 . Hobo est un terme qui désigne un ouvrier saisonnier mobile, considéré comme l’ancêtre du homeless en Amérique du Nord, voir pour plus de détails la monographie qui est consacrée à cette figure : Anderson N., Le Hobo, sociologie du sans abri, Paris, Nathan, 1993 (1923).
2 . Circulaire DGS-DGAS n° 2002/145 du 12 mars 2002.
3 . Revue Lien Social, « Et si l’errance était un moindre mal ? », n° 538, 6 juillet 2000.
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