Introduction : les enfants et les espaces publics
p. 187-189
Texte intégral
1Qu’ils s’intéressent aux espaces à économie développée (Canada, Royaume-Uni, France…), ou aux espaces en voie de développement (Cameroun, Madagascar, Turquie…), les articles qui suivent ont en commun le fait de montrer comment l’enfance est (re) construite socialement à travers la gestion et l’appropriation des espaces publics urbains, mais aussi comment les enfants participent à la construction de l’urbanité, dans différents contextes de la modernité récente. Le noyau conceptuel central de cette partie s’organise autour de l’espace public comme enjeu et indicateur des inégalités sociales et des rapports de pouvoir, entre catégories sociales différentes (les catégories vulnérables étant ici, comme d’habitude dans la recherche contemporaine, largement surreprésentées en tant qu’objets d’étude), mais aussi entre adultes, gestionnaires des espaces, et enfants, acteurs sociaux marginaux. Les auteurs, représentant divers champs disciplinaires (psychologie environnementale, anthropologie, sociologie, architecture, travail social) et des traditions culturelles et scientifiques variées, semblent partager l’idée qu’une plus grande liberté laissée aux enfants et aux jeunes, ainsi qu’une plus grande confiance accordée aux compétences qu’ils développent, contribueraient à améliorer les processus d’identification, de socialisation et d’apprentissage, mais aussi la qualité de la vie urbaine.
2Plusieurs textes dévoilent comment la nouvelle modernité aboutit à rétrécir l’espace public légitime autorisé aux enfants et aux jeunes, notamment en ce qui concerne les catégories les plus défavorisées. Ils montrent également comment ceux-ci, en retour, développent des stratégies d’appropriation spatiale, pour réussir à s’insérer socialement à leur manière, et à participer à une construction tendue de l’urbanité et à forger leur soi en marge des espaces contrôlés.
3Ainsi, Rachel Manning, Robert Jago et Julia Fionda procèdent à une critique d’un acte législatif anglais (The Anti Social Behaviour Order, 2003) censé garantir à chacun le droit à une vie tranquille. À partir d’une conceptualisation de la psychologie environnementale (social identity, place identity, place transgression) et de quelques observations et interviews auprès des parents et des jeunes, les auteurs mettent en évidence certaines conséquences indésirables de la loi. Loin d’arriver à son but, celle-ci « réussit » en fait à créer plus de risques de désordre, car les opportunités d’acquérir leur autonomie et de construire une identité collective étant limitées encore plus qu’auparavant, les jeunes cherchent à développer des coping strategies, en se retirant dans des espaces marginaux (peu visibles et échappant au contrôle social) ou/et en apprenant à imaginer et mettre en place des conduites de transgression des règles. La vie des familles est elle aussi désorganisée, car soumise à des contraintes supplémentaires ; enfin, en termes de socialisation, les auteurs doutent que la surveillance adulte permanente n’encourage au final des stratégies d’adaptation de la part des jeunes eux-mêmes.
4L’étude de Michel Parazelli se situe dans la même problématique générale, bien qu’elle traite d’une catégorie particulière et d’un autre espace (les jeunes de la rue à Montréal). L’auteur observe comment la gestion néolibérale d’une grande ville réduit l’espace public utilisable par les jeunes, en chassant certaines catégories des espaces centraux. La globalisation, qui oblige à augmenter l’attractivité et la compétitivité internationale de la ville, et le rétrécissement des espaces publics au profit des zones résidentielles privées (et riches) poussent ces jeunes à des pratiques spatiales aussi invisibles que possible. Michel Parazelli se concentre sur la « tension conflictuelle » entre deux imaginaires collectifs : d’une part, les représentations sociales des gestionnaires urbains à propos des jeunes, et d’autre part les modes de relation des jeunes de la rue eux-mêmes. Organisant sa pensée autour du concept d’hétérogénéité (la rue comme espace de cohabitation de populations hétérogènes), l’auteur ajoute ici de nouveaux arguments pour sa thèse plus ancienne concernant la socialisation marginalisée : « Le concept de socialisation marginalisée se distingue de celui de marginalisation sociale par l’hypothèse paradoxale d’un désir d’insertion sociale par la marge et non simplement le résultat de mise à l’écart de la société. En effet, pour plusieurs jeunes, la marge sociale peut offrir des lieux de pratiques rassemblant les conditions d’un processus de réalisation de soi. »
5C’est notamment sur cette hypothèse de socialisation en marge et d’une insertion sociale « autrement » qu’insiste aussi Djemila Zeneidi dans son étude sur les jeunes errants en France. Appréhendé usuellement sur un registre de vulnérabilité sociale, de conduite à risque, de désaffiliation, génératrice de désordre et d’insécurité, ce type de mobilité s’avère pour ses agents une succession d’expériences structurée et structurante, inscrite dans des stratégies d’affiliation plurielle (y compris par rapport à un réseau familial éparpillé) et dans un désir souvent explicite d’apprentissage et de construction du sujet.
6Le texte de Marie Morelle reprend les interrogations précédentes, mais quitte les espaces occidentaux pour rencontrer les jeunes de la rue de Yaoundé (Cameroun) et Antananarivo (Madagascar). La « bataille » entre les gestionnaires des espaces publics et les jeunes se porte dans les mêmes cadres qu’en France, au Canada ou au Royaume Uni. Au nom du progrès, de la sécurité et de l’ordre, les premiers construisent des règles du jeu et communiquent leur volonté directement, mais également à travers la symbolique urbaine ou des opérations de « ratissage-nettoyage », tandis que les derniers possèdent et développent une vraie culture de petites tactiques pour se jouer des efforts politiques et administratifs. L’originalité de cette étude consiste en ce que Marie Morelle décrit comment les structures spatiales à l’œuvre dans les deux villes structurent la catégorie « jeunes de la rue » selon une division du travail claire, bien que mouvante, et comment, à la fois, ces jeunes travailleurs donnent une structure nouvelle à l’espace urbain, en créant leurs propres territoires.
7Le lecteur trouvera dans la dernière étude un changement de registre théorique et méthodologique. Si les autres textes traitent de la participation des jeunes au sens anthropologique « naturel » du terme (participation comme acteurs de plein droit à la vie ordinaire), en profitant des bénéfices des méthodes comme les observations ethnographiques, les interviews individuels et de groupe et l’analyse des documents, cette fois-ci la participation est pensée comme projet d’émancipation et de changement social (participation à la prise des décisions), en appui sur des méthodes de recherche-action. Nerkis Kural, Serpil Özalo ©± lu et Deniz Hasirci décrivent ainsi un projet communautaire ayant pour but la construction d’un centre récréatif et culturel pour les enfants, dans un quartier défavorisé d’Ankara (Turquie). Le projet présente les enfants et leur familles non pas seulement comme bénéficiaires, mais aussi comme architectes et bâtisseurs du centre, les entrainant da capo al fine dans toutes les étapes du travail de design et de construction pratique. Le nouvel espace public serait non pas le résultat d’une définition pré-élaborée par les seuls gestionnaires urbains, mais le fruit d’un processus négocié pas à pas entre gestionnaires et bénéficiaires, tout comme entre les différentes catégories de bénéficiaires. Les auteurs voient dans cette participation une solution pour répondre vraiment aux besoins et désirs des bénéficiaires, stimulant ainsi l’intérêt de ceux-ci pour qu’ils utilisent cet espace qui leur sera destiné (ce qui est particulièrement important si on pense aux nombreuses recherches mettant en évidence la faible utilisation des ressources culturelles publiques offertes aux catégories vulnérables). L’étude offre un large éventail de suggestions méthodologiques pour stimuler la participation et la créativité des acteurs sociaux ordinaires. Elle ouvre d’intéressantes perspectives, dès lors qu’on la croise avec des analyses socio-anthropologiques sur les différences entre catégories (âge, genre, éducation), pour mieux comprendre les méandres de la négociation collective.
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