Jeunesse et espace public : une mise en perspective
p. 173-183
Texte intégral
1En France, le thème de la jeunesse est souvent traité dans l’urgence de l’actualité : révolte dans les banlieues en 2005, manifestations contre le « contrat première embauche » (CPE) en 2006, agressions contre des enseignants comme à Etampes en décembre 2005, tout concourt à faire de la jeunesse une question d’actualité. Au point d’avoir l’impression, à écouter les discours politiques et médiatiques, qu’il n’existe plus aujourd’hui que deux sortes de jeunes : les « jeunes délinquants » et les « jeunes étudiants ».
2Réfléchir à la place de la jeunesse dans l’espace public suppose de prendre le contre-pied de ces problématiques imposées. Se donner du recul et inscrire un peu de « longue durée » dans l’analyse (Braudel, 1986) sont indispensables pour dépasser une formulation à courte vue du « problème des jeunes » et penser la jeunesse comme un fait social. En procédant ainsi, on ne voit alors pas nécessairement tout, mais on voit autrement.
3Une telle perspective suppose de prendre le temps de définir et d’interroger les fonctions sociales de la jeunesse. Il en ressort une déritualisation de la jeunesse et corrélativement l’éclatement des formes juvéniles d’appropriation de l’espace public.
DÉFINIR LA JEUNESSE
4Face aux catégories d’âge, la sociologie est dans un premier temps dépourvue : c’est « un domaine épistémologique douteux » affirme Gérard Mauger (1994, p. 273) ; « l’âge est une variable dangereuse : son efficacité vient de ce qu’elle synthétise l’effet d’un grand nombre d’autres variables corrélées entre elles » ajoute Jean-Louis Besson, et de ce fait son « pouvoir analytique est faible » (1992, p. 184-185). Olivier Galland le démontre dès le premier chapitre de sa Sociologie de la jeunesse (2004). Le mot « jeunesse » n’est pas stable historiquement : un texte de 1556 appelle jeunesse les âges biologiques compris entre 21 et 45 ans ; des « lettres de rémission » désignent sous le vocable d’enfant des personnes âgées de 18 à 20 ans ; et au XVIe siècle encore, les dictionnaires associent jeunesse à étourderie, vivacité, folie ou emportement, plutôt qu’à l’âge des artères. Certes, il est des variations physiologiques qui affectent les individus au fil du temps, mais celles-ci n’ont pas de vertus heuristiques pour l’analyse du sociologue. D’où l’idée « d’âge social » défini comme un temps social construit. Jean-Claude Chamborédon parle ainsi d’une « définition sociale de l’adolescence » (1966, p. 156), Olivier Galland d’une « invention sociale, historiquement située, dont les conditions évoluent avec la société elle-même » (1984, p. 7), Giovanni Levi et Jean-Claude Schmitt d’une « construction sociale et culturelle » (1996, p. 7) et Gérard Mauger précise que « les classifications par âge, comme toute forme de catégorisation sociale, sont le produit d’un travail de délimitation, de définition et de construction » (1989, p. 25).
5Du point de vue sociologique, la jeunesse doit donc être définie socialement : un ensemble d’attributs, droits et devoirs, variables historiquement et culturellement. On voit ainsi que la fête et de l’amusement sont affectés collectivement à la catégorie d’âge appelée « jeunesse ». Les jeunes ont le droit de s’amuser, « c’est de leur âge » dit-on, et la société supporte tant bien que mal leurs débordements dès lors qu’ils demeurent rituels, normés et compréhensibles (Fabre, 1996) ; ils en ont également le devoir : un jeune qui ne s’amuse pas, ou qui s’enferme sur lui-même, inquiète et risque de se voir proposer une consultation chez un spécialiste psychologue ou psychothérapeute. Ces attributs affectés à la jeunesse sont fondamentalement chargés d’assurer et d’encadrer le passage du statut d’enfant au statut d’adulte, de la dépendance financière et affective à l’autonomie économique et de sociabilité : « Un double passage de l’école à la vie professionnelle et de la famille d’origine à la famille de procréation » (Ibidem, p. 25). Ce mécanisme fonctionne relativement bien. Si le temps de la jeunesse est souvent perçu comme une confrontation avec les adultes, celle-ci demeure la plupart du temps virtuelle, laissant généralement la reproduction prédominer. Les générations « historiques », celles qui remettent en cause profondément et durablement les valeurs et/ou les pratiques des générations précédentes, sont rares (Mannheim, 1990). In fine, la jeunesse est, contre les apparences et la mise en scène médiatique, conservatrice.
6Une telle définition de la jeunesse n’en fait pas pour autant un tout homogène. Certes, il y a débats en sociologie entre, d’une part, les tenants d’une « culture jeune » et d’une socialisation renouvelée par expérimentation (Morin, 1962 ; Galland, 1990 ; Fize, 1994 ; Pasquier, 2005), et d’autre part, ceux qui maintiennent que la jeunesse n’est pas un peuple sans classe ni classement (Chamboredon, 1966 ; Baudelot, Establet, 2000 ; Mauger, 2006). Néanmoins, tous s’accordent pour reconnaître que la jeunesse n’est qu’un mot (Bourdieu, 1984) ; un « mot », qui s’inscrit dans l’espace public.
LA JEUNESSE COMME FONCTION SOCIALE
7Les travaux des historiens montrent que la jeunesse populaire1 d’autrefois était une jeunesse organisée et visible dans l’espace communautaire. Deux formes ont dominé la sociohistoire de la jeunesse : les « organisations de jeunesse » et les « conscrits ».
8Au Moyen Âge, la jeunesse se regroupait par paroisse pour tout un ensemble d’activités. Dénommés suivant les territoires Bachellerie, Bravades, Royaume de jeunesse, ou encore Guets (Davis, 1979), ces organisations de jeunesse témoignent, d’une part, d’une reconnaissance sociale de la jeunesse2 et, d’autre part, d’une visibilité publique et ritualisée de cette dernière. On ignore s’il existait des règles d’entrée dans les bachelleries ou bravades, mais tout indique que la participation aux activités juvéniles prenait fin à l’occasion du mariage. Ces organisations de jeunesse entretenaient une forte identité locale, au point de défendre violemment leur territoire contre les jeunes des paroisses voisines. Il n’était pas rare que des confrontations entre les jeunesses de deux localités proches débouchent sur une bagarre générale avec parfois mort d’homme.
9Ces organisations assumaient plusieurs fonctions sociales. La première était une fonction festive : les jeunes étaient tenus d’animer les mariages, baptêmes, épreuves sportives, fêtes religieuses, ainsi que les fêtes liées aux travaux agricoles. Et si l’on en croit l’historien Maurice Crubellier (1979), à la fin de l’Ancien Régime, un jour sur quatre était consacré à la fête… La seconde fonction de la jeunesse d’autrefois pourrait être qualifiée de « contrôle du marché matrimonial ». En effet, sous couvert festif, les organisations de jeunesse exerçaient un droit de regard sur les jeunes filles à marier et la morale conjugale. C’est ainsi qu’elles lançaient des charivaris lorsqu’un mariage était considéré comme « douteux », qu’elles percevaient des amendes auprès des jeunes gens des autres paroisses qui venaient courtiser une jeune fille de leur localité ou encore qu’elles organisaient les « promenades à dos d’âne » des maris trompés… ou de leurs voisins (Flandrin, 1984). Enfin, les organisations de jeunesse constituaient un espace de socialisation masculine, par ses jeux, ses concours et ses activités souvent violentes, mais également par le fait qu’elles étaient essentiellement masculines : les filles en étaient écartées, sauf à des occasions très contrôlées comme les bals ou encore les tournées des filles à marier.
10Ces pratiques ont commencé à tomber en désuétude au XVIe et XVIIe siècle, sous une triple pression. L’église catholique tout d’abord, qui, après le concile de Trente (1545), a cherché à reprendre en main ses « troupes » face à la montée du protestantisme. Or les activités juvéniles des organisations de jeunesse entretenaient, aux yeux des autorités ecclésiastiques, trop de rites et de traces païens. Les pouvoirs municipaux, de leur côté, se sont opposés aux excès de violence des organisations de jeunesse qui contrariaient trop souvent l’ordre. Enfin, dans les villes notamment, l’essor du compagnonnage et des corporations a amoindri l’attrait de ces activités en proposant une vision du monde qui transcendait les catégories d’âges au profit des appartenances de métiers. Néanmoins, le passé ne s’effaçant que très lentement, on peut encore trouver trace aujourd’hui, en milieu rural notamment, de ces activités juvéniles d’antan. L’enterrement de vie de garçon ou encore la tradition du « 1er mai »3 en sont des illustrations.
11L’identification de la jeunesse comme collectif visible dans l’espace public retrouvera ses lettres de noblesse à partir de la Révolution. La mise en place le 5 septembre 1798 (19 fructidor an VI), par le Général Jourdan, de la conscription militaire ouvrira la voie à de nouvelles formes d’appropriation de l’espace par la jeunesse. Très vite, et malgré de nombreuses résistances et insoumissions (Auvray, 1983), le tirage au sort (jusqu’à la fin XIXe siècle) et les conseils de révision4 organisés au chef-lieu de canton (jusqu’en 1966) donneront lieu à d’intenses activités festives et publiques de la part des jeunes concernés. Se structurera ainsi le corps des « conscrits », nouvelle expression collective et publique de l’identité juvénile, tout au moins masculine. Sous bien des aspects, cette nouvelle façon de faire sa jeunesse conservera les traits des anciennes organisations : tournées, visites des conscrites, fêtes, repas, bals et banquets, « 1er mai », etc., jusque dans son attachement au territoire communal (Hongrois, 1988). Dans la première moitié du XXe siècle encore, il n’est pas rare d’observer des confrontations ou des bagarres entre jeunes conscrits de communes voisines à l’occasion des regroupements au chef-lieu de canton. La force de la construction sociale des conscrits a été telle que certaines de ses pratiques survivront, là encore surtout en milieu rural, à la disparition du service national en 1996. On observe même un « transfert » partiel de certaines d’entre elles dans les établissements scolaires d’aujourd’hui. L’organisation, dans les lycées5, du « Père cent » pour célébrer les 100 jours avant le baccalauréat est un héritage direct du « Père cent » des conscrits organisé 100 jours avant la fin du service militaire.
LA DÉRITUALISATION DE LA JEUNESSE
12Néanmoins, la place de la jeunesse n’est plus aujourd’hui caractérisée par ce type d’activité. Pendant que les conscrits battaient encore campagne, une redéfinition sociale de la jeunesse s’est opérée contribuant ainsi largement à sa déritualisation.
13Ce mouvement, profond, est lié au nouveau regard sur l’enfance qui va s’organiser en France à partir du XVIIIe siècle (Ariès, 1973 ; Luc, 1997). L’enfant n’est plus alors assimilé à un adulte miniature et la fécondité bourgeoise évolue vers une fécondité malthusienne. La scolarisation, la littérature et les jeux enfantins prennent le pas sur le placement en nourrice ou le placement au travail. Dans le prolongement de ce mouvement, qui conduira des salles d’asiles aux classes maternelles (Ibidem) et des patronages puis aux centres de loisirs (Lebon, 2005), la perception du jeune se modifie également. L’essor de la scolarisation post-primaire et des internats, l’usage à partir du XIXe siècle du mot adolescent (Thiercé, 1999), le développement des colonies de vacances et, au final, la création en 1936 du premier secrétariat d’État à la Jeunesse (et au Sport) le montrent. En plagiant Philippe Ariès, on pourrait dire que la jeunesse — au sens contemporain du terme —, est ignorée au XVIIIe siècle, découverte au XIXe et tyrannique au XXe (1973 p. 326).
14La vision de la place des jeunes dans la société bascule ainsi progressivement : on passe d’une jeunesse ayant des fonctions sociales à une jeunesse ayant des « besoins » sociaux auxquels les adultes sont tenus de répondre : éducation, formation, loisirs, activités sportives, voyages, développement culturel, etc. Le service militaire y contribuera (Roynette, 2000), mais ce sont les mouvements de jeunesse qui symboliseront le mieux cette nouvelle vision de l’identité juvénile en proposant des activités encadrées et pensées par des adultes. Leur essor s’inscrit à la croisée de la généralisation des scolarisations primaires, de la diffusion du « modèle adolescent » (Thiercé, 1999, p. 7) et des conflits entre cléricaux et laïcs qui caractérisent la IIIe République. C’est en effet de la double création, à la fin du XIXe siècle, de l’Association catholique de la jeunesse française et de la Ligue de l’enseignement que découleront la plupart des mouvements de jeunesse du siècle dernier. S’y ajouteront les mouvements politiques à l’instar des jeunesses socialistes (créées en 1900) mais surtout des jeunesses communistes (1920) dont le rôle dans la prise en charge de la jeunesse populaire urbaine sera déterminant au lendemain de la guerre 1939-1945 (Cohen, 1989). D’après l’historien Antoine Prost, les mouvements de jeunesse connaissent leur apogée au début des années soixante : « en 1945, deux jeunes sur sept auraient appartenu à un des mouvements » et en 1964 « sans compter les mouvements qui visent le public enfantin, on dépasse le million d’adhérents » (2004, p. 568-569). Leur déclin sera soudain : dès les années cinquante, et plus encore à la fin des années soixante, des crises secouent les mouvements catholiques et communistes (Ibidem, p. 570-571).
15Ce déclin est corrélatif à l’essor de la scolarisation. Cette dernière n’annihile pas le processus en cours de redéfinition de la jeunesse. Au contraire, elle le poursuit. La politique Gaullienne de scolarisation de la jeunesse, initiée par la réforme Berthoin de 1959, puis par les réformes Capelle-Fouchet de 1963 et Haby de 1975, conduiront la France à vouloir sa jeunesse bachelière. C’est le sens de la réforme Chevènement de 1985, dite des « 80 % au bac » (Beaud, 2002 ; Merle, 2002). Elle contribuera à faire du modèle lycéen (ou étudiant) la norme de référence de l’identité juvénile, y compris pour ceux qui, à l’instar des apprentis, quittent souvent l’école assez tôt (Moreau, 2003). Il est vrai que l’école, bien que proposant des enseignements collectifs en classe, individualise fortement chaque jeune, par la notation, l’orientation ou encore le diplôme.
16Conséquence : la jeunesse n’est plus ce qu’elle était : elle s’est déritualisée. Les jeunes, en tant que collectif organisé, ont quitté la rue.
17Ce mouvement s’est amplifié dans les années soixante, à la confluence de trois éléments : la fin des conseils de révision au chef-lieu de canton avec la création de grands centres de recrutement des appelés, la crise des mouvements de jeunesse et la politique scolaire. La figure du conscrit en tournée a perdu en usage et en puissance. Les premiers à s’opposer à ces « traditions » étaient ceux et celles qui se voyaient offrir une échappée belle via le collège et le lycée. La déritualisation de la jeunesse s’est alors accélérée. Ses bornes, d’entrée et de sortie, hier marquées par des rites de passage (Van Gennep, 1981) comme la communion solennelle en amont et l’enterrement de vie de garçon et le mariage en aval, se sont effacées. La montre, donnée hier à l’occasion des 12 ans et signe d’une entrée progressive en l’état de jeunesse, s’offre aujourd’hui beaucoup plus tôt et à des âges différents suivant les parents ; quant au mariage, hier symbole fort de la fin de la jeunesse (Hongrois, 2001), il est aujourd’hui supplanté par la pratique de l’union libre, de la cohabitation juvénile dont les contours sont labiles, changeants, voire incertains. Mieux (ou pire), la césure du service militaire, qui marquait fortement le calendrier masculin, s’est atténuée avec la pratique du sursis et n’existe désormais plus depuis sa suppression, il y a une dizaine d’années. Quant aux épreuves du certificat d’études primaires, qui soulignaient la fin de la scolarité et l’entrée dans la vie active pour l’immense majorité de la jeunesse (Cabanel, 2002), elles sont aujourd’hui reléguées au musée scolaire. Conséquence : alors que ces rituels assuraient hier un pouvoir collectif de levée des interdits propres aux âges sociaux, ce sont aujourd’hui les familles qui sont en charge de signifier la fin des prohibitions caractéristiques des âges de la vie : sorties, sociabilité juvénile, sexualité, consommations, etc. Or toutes ne sont pas dotées des mêmes capitaux ni des mêmes valeurs pour faire ce « travail ». Les discours contemporains sur la supposée « démission des parents » prennent appui sur ces différences et camouflent, derrière un point de vue éducatif, des jugements sociaux.
18L’invention de la « boum » dans les années soixante symbolise ce mouvement de déritualisation : elle privatise les fêtes juvéniles. Elle va de pair avec une individuation des comportements dont témoigne bien ce que François Dubet (1991) appelle fort justement la vie privée juvénile : une vie personnelle au sein même de la vie privée qu’est la vie familiale. La chambre individuelle, la mobylette hier, le booster aujourd’hui, et bien sûr le téléphone portable en sont les caractéristiques les plus visibles. Tous n’y accèdent pas, mais tous sont candidats. Se joindra à ce mouvement d’individuation culturelle, l’essor d’un marché de consommation spécifique aux jeunes. Symbolisé par la création en 1962 de Salut les copains, qui se vendra rapidement à 900 000 exemplaires, puis deux ans plus tard de Mlle Age tendre, ce marché atteindra très vite d’autres pans des pratiques juvéniles : musiques, vêtements, radio, communication, jeux électroniques, cinéma, vidéos, etc.
UN RAPPORT À L’ESPACE PUBLIC ÉCLATÉ
19La déritualisation du statut juvénile est corrélative de la (re) définition sociale de la jeunesse et participe au passage d’une jeunesse dotée de fonctions sociales à une jeunesse pensée au regard de ses « besoins » sociaux. Mais comme tout processus historique, elle est loin d’être homogène et achevée.
20D’une part, subsistent encore des formes anciennes de l’identité juvénile. Elles sont certes moins voyantes et moins nombreuses, mais leur fonction socialisatrice demeure, notamment en milieu rural. Il en va ainsi, on l’a déjà signalé, du « 1er mai », des tournées ou repas de conscrits ou encore des enterrements de vie de garçons. Influence de l’air du temps, certaines proposent un équivalent féminin, tels les enterrements de vie de jeunes filles ; d’autres sont devenues mixtes. Ainsi, quand elles subsistent encore, les activités de conscrits réunissent désormais souvent filles et garçons du même âge. Ces transformations ne doivent pas pour autant faire illusion : les conscrites, par exemple, se voient plus souvent qu’à leur tour confier la responsabilité de l’intendance, des repas ou de la « caisse » ; de même, elles font fonction « d’infirmières » et assurent plus que les garçons la sécurité du groupe. La consommation d’alcool, représentée par les entailles incrustées au fur et à mesure des libations sur le bâton des conscrits, demeure un apanage masculin (Bonnet, 1998).
21S’observe d’autre part le « transfert » d’anciennes pratiques dans les nouveaux espaces sociaux qu’investissent désormais les jeunes. On a signalé supra, l’arrivée du « Père cent » au sein des lycées. On pourrait mettre dans la même catégorie le renouveau des pratiques de bizutages dans les écoles de l’enseignement supérieur (Larguèze, 1995). Condamnées et disqualifiées socialement dans les années soixante-dix, ces pratiques, organisées à l’image des rites de passage décrits par Arnold Van Gennep (1981), n’ont cessé de gagner en ampleur, au point de conduire les pouvoirs publics à prendre, en 1997, des mesures pour les contenir.
22De même, apparaissent de façon sporadique des (ré) appropriations de l’espace public par la jeunesse sous forme de gigantesques rassemblements festifs ou protopolitiques. S’ils n’ont plus la forme ritualisée des organisations de jeunesse ou des conscrits, ces regroupements témoignent néanmoins d’une nécessité sociale pour la jeunesse de faire (re) connaître son existence collective par une visibilité dans l’espace commun. Dans un premier temps, les concerts organisés par SOS Racisme ont, à la grande surprise des organisateurs, fait fonction de succédanée aux pratiques anciennes. Les journées mondiales de la jeunesse (JMJ) organisées à Paris en 1997 relèvent du même registre : elles ont rassemblé bien au-delà de ce que les autorités religieuses pouvaient espérer. Plus communs, des festivals ou des rave-parties offrent également des espaces ouverts aux jeunes en recherche de reconnaissance collective dans un espace rendu public par la force des choses. Au point de conduire le gouvernement à imposer parfois, comme dans le cas des rave-parties à partir de 2001, des restrictions.
23La récurrence des manifestations politiques de lycéens ou/et d’étudiants atteste également de nouvelles formes d’appropriation de l’espace public par la jeunesse. La multiplication des rassemblements organisés par les lycéens dans les années quatre-vingt-dix pour dénoncer le sous-équipement de leurs établissements, les manifestations contre la présence de Jean-Marie Le Pen au second tour des présidentielles de 2002, le vaste mouvement contre le CPE de 2006, ou les mobilisations plus récentes contre les suppressions de postes d’enseignant, montrent qu’au-delà de revendications politiques ou sociales, c’est le plaisir d’être ensemble dans la rue qui cimente ces rassemblements. Plus jeunes, les lycéens sont ceux qui entretiennent le mieux cet esprit : regroupés par établissements, leur « territoire » contemporain, ils développent des activités festives de chants, de mascarades, voire de consommations d’alcool, qui, sous certains aspects, ne sont pas sans rappeler les excès des conscrits. Sans aller jusqu’à parler d’une renaissance tant l’histoire ne ressert jamais les mêmes plats, force est de constater une familiarité entre ces formes contemporaines d’être collectivement dans l’espace public et des manières d’antan. De ce poids de vue, en plagiant le sociologue Richard Hoggart, on peut dire que la jeunesse « bouge, mais lentement avec la légèreté d’un hippopotame constipé » (1991, p. 270).
24Le rapport éclaté à l’espace public prend également des formes sociales. La difficulté d’une partie des jeunes des cités à quitter leur quartier à l’occasion de leur entrée en lycée ou à l’université en témoigne. C’est par exemple le cas des « quatre copains à la fac » que narre Stéphane Beaud dans 80 % au bac… et après ? (2002, p. 143-216), ou encore celui de Younès Amrani qui, bien que statutairement lycéen, ne parvient pas à être un lycéen comme les autres (Amrani, Beaud, 2004, p. 111-112). Le territoire conserve ici une valeur d’identification juvénile. Force de socialisation et d’invention culturelle et/ou langagière (Lepoutre, 1997 ; Andréo, 2005), il est aussi territoire enfermant. Y compris pour les jeunes délinquants qui, très souvent, concentrent leurs activités et leur confrontation avec les forces de police en territoire connu, le leur. Le milieu rural génère lui aussi un enfermement de même nature comme le montre bien le livre de Nicolas Renahy consacré aux gars du coin (2005). Contrairement à la représentation commune d’un monde où les jeunes « bougent » et franchissent sans cesse les frontières, le capital d’autochtonie (Retière, 2003) conserve une force d’apesanteur, notamment dans la jeunesse populaire, au point de conduire une partie d’entre-elle à préférer se déqualifier professionnellement plutôt que de se départir de son identité locale (Moreau, 2003). Partir, pour une part significative des jeunes, a un coût social qu’ils estiment trop élevé. Autant d’éléments entremêlés qui confirment la force de l’inscription territoriale de la jeunesse et renforcent son rapport éclaté à l’espace.
25La déritualisation de la jeunesse a au final conduit celle-ci à perdre en visibilité dans l’espace public. Néanmoins, elle a en même temps complexifié son rapport à l’espace dont les formes se sont multipliées et segmentées. Moins visible, la jeunesse en est devenu moins lisible.
26Une mise en perspective du rapport de la jeunesse à l’espace public ne peut bien évidemment qu’être lacunaire. Manque ici une analyse de l’appropriation individuelle de la rue ou des espaces communs, ou encore une analyse du rapport distancié à l’espace public que l’usage massif de nouvelles technologies juvéniles (MP3, téléphone portable, etc.) opère du fait du brouillage de la frontière entre privé et public. Il faudra sans doute un peu de temps pour savoir si le rituel « t’es où ? », lancé fréquemment au cours des conversations téléphoniques dans la rue ou les transports, enrichira les connaissances géographiques des jeunes et modifiera leurs pratiques de l’espace collectif. Il serait néanmoins hâtif d’en conclure qu’il mettra fin aux appropriations collectives de l’espace public par la jeunesse. Tout indique en effet que le téléphone portable s’est révélé un outil précieux dans les mobilisations collectives des jeunes dans les cités en 2005 et contre le CPE en 2006, même si, dans un cas et dans l’autre, ce n’était pas les mêmes jeunes. Preuve, s’il en était besoin, que la transformation des pratiques juvéniles est complexe et ne peut se résumer à une vision binaire de la jeunesse qui opposerait les bons jeunes aux mauvais.
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Van Gennep A., Les rites de passage, Picard, Paris, 1981 [1909].
Notes de bas de page
1 . Le terme populaire renvoie ici aux milieux sociaux. Sont donc écartées ici de l’analyse sociohistorique les jeunesses nobles ou bourgeoises.
2 . Au sens contemporain du terme. Il en ira de même infra.
3 . Dans la nuit du 30 avril au 1er mai, les jeunes (aujourd’hui souvent les « conscrits ») collectent tout ce qu’ils trouvent dans la rue pour l’amasser sur la place de l’église (Hongrois, 1988). Du temps des organisations de jeunesse, cette nuit était celle d’une tournée des filles à marier, où les jeunes gens déposaient sur les fenêtres des jeunes filles célibataires des fleurs dont la nature était censée indiquer la « valeur matrimoniale » que la jeunesse masculine attribuait à chacune d’elle.
4 . Visite médicale.
5 . Observée par exemple en Vendée ou dans les Deux-Sèvres.
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