Les espaces du mérite, ou la valorisation touristique de l’enclavement dans les vallées du Haut-Atlas central (Maroc) et du Zanskar (Inde)
p. 251-268
Texte intégral
1Le processus de mondialisation, grâce au développement accéléré des réseaux de transport, a généré de nouvelles configurations spatiales où tous les espaces sont devenus de potentielles destinations. En quelques heures, il est désormais possible d’atteindre des lieux considérés comme mythiques, investis par l’imaginaire du fait de leur statut exceptionnel (Debarbieux, 1993). Ce nouvel horizon de mobilité est inégalement partagé à l’échelle mondiale. Le processus de mise en accessibilité reste inachevé et crée des disparités fortes entre les individus et les espaces. À l’organisation des sociétés humaines comme deux mondes sur deux continents qui étaient une succession d’espaces charnières s’est substitué un archipel mondial (Grataloup, 2007) dans lequel ne pourrait circuler librement qu’une minorité de privilégiés. Certains territoires totalement intégrés semblent se dissoudre dans la mondialité, alors que d’autres non reliés aux nouveaux réseaux sont désignés comme enclavés et marginalisés, surtout dans les pays dits « en développement ». Pour autant, ils ne sont pas oubliés, bien au contraire, ils sont projetés dans l’espace médiatique et mis en résonance aux échelles nationale et mondiale.
2Nous posons comme hypothèse que l’enclavement matériel permet la construction d’hétérotopies mondiales (Foucault, 2001, p. 1571-1581). Foucault définit l’hétérotopie comme la création d’espaces fermés au cœur de la société, destinés à des activités particulières, dotés de règles spécifiques. S’il pense surtout aux prisons, aux hôpitaux et aux jardins publics, nous proposons de l’appliquer à l’échelle mondiale aux espaces enclavés mis en résonance comme des « espaces du mérite ». C’est-à-dire des espaces où un individu pourrait se mettre en scène pour prouver sa valeur.
3En effet, à l’époque où une élite mondialisée a le sentiment que le proche et le lointain ne sont plus définis par la distance euclidienne mais par l’écart vis-à-vis de normes dominantes, la société monde dote les espaces enclavés d’une valeur particulière. Séparés du reste du Monde « par une distance infinie » (Lévy, 2003), ces autres mondes constitueraient des espaces miroirs, supports à de multiples discours sur la marche du Monde (Lévy, 2008). C’est depuis ces bouts du Monde que le citoyen mondialisé pourrait dénoncer pêle-mêle l’uniformisation culturelle, l’érosion de la biodiversité, le réchauffement climatique, c’est-à-dire tous les dérèglements nés du développement de la société actuelle. Pour illustrer notre propos, nous nous appuierons sur deux études de cas : les vallées de l’Assif Melloul et de l’Assif Ahansal du Haut-Atlas central marocain et le Zanskar dans l’Himalaya indien1. Nous souhaiterions montrer ici comment bien, qu’extrêmement différents, ces deux espaces participent à l’échelle mondiale d’une même catégorie, celle des « espaces autres » : celle des lieux connus car prétendus inaccessibles.
4Pour saisir ce processus complexe, nous présenterons l’enclavement comme un processus créateur d’altérité pour montrer comment l’enclavement qui est source de marginalité voire de mépris à l’échelle nationale devient un élément attractif pour des visiteurs internationaux désireux de se mettre en scène, au point d’apparaître comme indispensable à certaines activités spécifiques des sociétés mondialisées (Goeury, 2010a). Enfin, nous essaierons d’expliquer comment cette configuration particulière offre alors aux populations locales de nouvelles opportunités pour déployer des stratégies de reconnaissance de leur spécificité (Honneth, 2008) et leur permet d’intégrer un nouveau régime de modernité, le cosmopolitisme (Beck, 2003).
L’ENCLAVEMENT : UN PROCESSUS GÉOHISTORIQUE
La construction de la relégation
5L’enclavement n’est qu’un moment de lieu au sein d’un processus géo-historique : l’affirmation de l’État moderne. Ce nouvel « encadrement » (Gourou, 1970) s’appuie sur des réseaux de communication composés d’axes et de pôles qui concentrent richesses et populations. Certains espaces contraignants ou non prioritaires sont contournés et progressivement transformés en espaces barrières marginalisés, souvent repérables à des blancs sur la carte. Au Maroc, le Haut-Atlas central, dernier lieu de la résistance amazighe à la conquête française jusqu’en 1933, est de fait écarté du programme de nouvelles routes construites par l’autorité coloniale. Aujourd’hui, il est déchiré entre trois régions administratives (Tadla-Azilal, Souss-Massa-Draa, Meknès-Tafilalet) et quatre provinces (Azilal, Ouarzazate, Er-Rachidia, Khénifra) (fig. 1). En Inde, le Zanskar, vallée intérieure du Ladakh, est contourné par la rocade défensive indienne Srinagar, Kargil, Leh, Manali pour faire face au Pakistan à l’ouest et à la Chine à l’est. En 1979, le Zanskar est rattaché au district de Kargil, ville exclusivement musulmane shiite sise à 214 km, et non à Leh, ancienne capitale du Ladakh majoritairement bouddhiste dont il dépendait et avec laquelle il entretient les relations les plus intenses (fig. 2). Ces deux espaces sont gérés comme des confins administratifs et considérés comme des extrémités régionales. Leur dimension d’espace charnière héritée est abolie au profit de logiques sécuritaires qui les transforment en « bout du monde » reliés par une mauvaise piste. Cette configuration favorise le maintien d’attributs traditionnels de ces sociétés maintenues dans une situation d’autarcie, à l’écart des processus de modernisation.
6L’enclavement est caractérisé par la permanence de la piste et du sentier. Les États marocain et indien, dans la continuité des Organisations Internationales, considèrent qu’un village non relié au reste du réseau urbain par une route goudronnée est enclavé, et ce d’autant plus fortement que la distance à parcourir est longue (Azouzou, 1997). La piste, surtout en montagne, est souvent difficile ; le transport y est très ralenti dépassant rarement les 20 km/heure ; la circulation y est parfois impossible avec certains véhicules, ce qui suscite une rupture de charge afin d’utiliser un véhicule adapté plus onéreux (Steck, 2003, p. 221). La mobilité est donc restreinte du fait de la longueur et du coût du voyage et les résidents renoncent à partir, tout comme les étrangers hésitent à venir. De même, les échanges de marchandises se limitent aux produits de première nécessité souvent plus chers du fait des surcoûts de transport. À Zaouïat Ahansal comme au Zanskar, ce surcoût varie de 30 à 60 %. Il faut noter que le Zanskar est cependant moins affecté que le Haut-Atlas du fait des politiques indiennes de prix fixes et de magasins d’État subventionnés permettant aux populations d’acheter des produits de première nécessité (riz, farine, huile) à 50 % du prix du marché national. Enfin, l’irrégularité des liaisons et la fermeture de la route pendant plusieurs semaines ou plusieurs mois, crée des moments d’isolement complet. Si dans le Haut-Atlas, les périodes d’autarcie dépassent rarement les deux semaines chaque année, au Zanskar, l’unique piste est fermée de début novembre à fin avril : seuls quelques individus mettent fin à cet isolement au mois de février en se rendant à pied à Leh par le Tchadar (nom de la rivière Zanskar gelée).
7L’enclavement se traduit alors par un faible accès aux services assurés par l’État que sont l’éducation et la santé. Le niveau d’étude de la population reste faible car la généralisation de la scolarisation primaire y est récente. Les écoles maillent l’intégralité du territoire depuis la fin des années 1990, mais leur fonctionnement reste entravé par le refus de certains des professeurs d’assumer ce type de poste du fait des difficultés de la vie quotidienne. Par ailleurs, l’enseignement se fait dans une langue exogène, l’arabe au Maroc, l’ourdou dans l’État du Jammu et Cachemire, ce qui nie l’identité locale, amazighe dans le Haut-Atlas, ladakhie au Zanskar. L’institution scolaire est perçue comme injuste, lointaine et méprisante surtout lorsque les établissements assurant l’enseignement secondaire restent à plusieurs heures de piste. Cela entretient une forte rupture scolaire atteignant 90 % entre la première et la dernière année de cycle primaire. Seule la construction d’un établissement secondaire dans la vallée peut l’atténuer, comme au Zanskar avec l’implantation d’une high school à Padum en 2000. L’analphabétisme des adultes et surtout des femmes dont moins de 10 % savent lire et écrire (8 % en moyenne dans les communes du Haut-Atlas en 2004, 3 % au Zanskar en 2001) constitue l’héritage des faiblesses du système d’instruction publique. Enfin, le territoire enclavé reste un territoire de la forte mortalité. L’accès difficile au système de santé allopathique transforme le moindre incident en tragédie. Les accidents qui pourraient être soignés à l’hôpital ou par un professionnel deviennent mortels du fait de la difficulté et de la lenteur des déplacements. S’il est difficile de distinguer ce qui est lié à la gravité des blessures de ce qui est dû aux défaillances de l’encadrement sanitaire, par contre, il est possible de s’appuyer sur la mortalité maternelle ou la mortalité infantile pour mesurer les conséquences sanitaires de l’enclavement. Ainsi le Haut-Atlas central et le Zanskar connaissent une effroyable surmortalité maternelle jusqu’à vingt fois supérieure à la moyenne nationale et une mortalité infantile dépassant les 10 %. Selon les estimations faites par les associations locales et les ONG, la mortalité maternelle dépasserait les 3 000 pour 100 000 naissances au Zanskar. Au Maroc, le découpage administratif dilue la surmortalité de certains plateaux comme celui de Koucer qui est fragmenté entre quatre communes. La mortalité infantile est estimée à 118 ‰ à Zaouïat Ahansal au Maroc.
L’enclave comme figure du sous-développement national
8À l’échelle nationale, ces vallées sont considérées comme des territoires « arriérés », pour reprendre la dénomination indienne de backwards, car non encore touchées par la « modernité » et son incroyable essor matériel. Ces populations sont enfermées dans une temporalité différente : elles deviennent les vestiges d’un autre âge, celui de la distance comme obstacle à franchir et non de la fluidité, de l’autarcie et non de la société de consommation, de la mort violente et non de la vie longue médicalisée. Lorsqu’elles s’aventurent dans les villes dont elles dépendent, leur pauvreté matérielle et de leur supposée incapacité idéelle à adhérer aux nouvelles normes nationales les stigmatisent. Leur langue, leur coutume, leur croyance sont souvent dénigrées et non reconnues comme des éléments constitutifs de la richesse culturelle nationale.
9Elles deviennent les extrémités du corps social de la nation et occupent une place particulière dans les médias. La pénibilité des conditions de vie est régulièrement mise en scène soit pour dénoncer l’incapacité de l’État à assurer l’équité territoriale, soit au contraire pour illustrer la mobilisation de l’administration et donc de la nation vis-à-vis des plus démunis. Ainsi, au Maroc, depuis 2003, régulièrement, la société civile expose la misère des habitants des communes les plus isolées, Imilchil en mars 2003, Anfgou en janvier 2007, Tilmi en septembre 2007 et Zaouïat Ahansal en février 2009, pour dénoncer l’incurie de l’État. L’administration répond désormais par la multiplication des projets de développement si possible inaugurés par le gouverneur ou par le roi afin de médiatiser son action à l’échelle nationale. En Inde, malgré l’immensité et la diversité des configurations régionales, le Zanskar est à de multiples reprises cité dans la presse pour son isolement. En mai 2009, il devint l’un des lieux témoins du plus grand exercice démocratique du monde, de multiples articles de journaux rapportant l’épopée des machines de vote électronique transportées par hélicoptère puis à pied pour permettre aux Zanskarpas de voter. Une dépêche du 12 mai 2009 de la News Agency of Kashmir est reprise dans la presse indienne qu’elle soit régionale ou nationale (The Hindu) et dans la presse internationale (avec une photographie dans l’édition en ligne du journal Le Monde du 13 mai 2009) signalant que l’armée a mobilisé des hélicoptères et effectué 56 sorties pour relier les circonscriptions les plus inaccessibles du Ladakh dont le Zanskar où furent enregistrés les derniers votes le 15 mai.
L’ENCLAVEMENT ET LA CONSTITUTION D’ESPACES DU MÉRITE
L’enclave comme terre des héros ordinaires
10À l’échelle mondiale, cette marginalité est surreprésentée dans les médias pour être valorisée et non rejetée comme un contre-modèle. L’enclavement attire des générations de plus en plus nombreuses de touristes qui se désignent comme des aventuriers voyageurs. Ils se projettent comme de nouveaux « Ulysse2 » fascinés par l’inaccessibilité ; et ont le sentiment de plonger dans un inconnu dont ils sortiront grandis. Ils veulent découvrir des terres lointaines inhospitalières et par la ruse surmonter les dangers de leur traversée. Ils ont décidé de quitter l’espace sans risque, contrôlé, protégé pour entrer dans des territoires sauvages au péril de leur vie et mettre en scène leur capacité à franchir les seuils qui séparent ces mondes de nos espaces quotidiens. Le séjour dans un « hétérotopos » devient un exploit individuel du fait de l’exceptionnalité du lieu. Le Haut-Atlas, le Zanskar ne sont pas seulement les décors de l’exploit des grands hommes, ils sont l’aventure en elle-même, transformant soudainement le destin de l’homme ordinaire qui les traverse car mis en scène dans des territoires hors-norme (Le Breton, 1997, p. 137). Ils sont présentés comme des mondes étrangers où peuvent se créer des mythes modernes. Il est possible d’y rejouer sans cesse le pacte d’Achille avec la destinée, là où des hommes « modernes » viendraient prendre le risque d’une vie courte mais glorieuse, abandonnant une vie facile, longue et banale. L’absence d’infrastructures modernes permet de construire le cadre nécessaire à l’exposition de la souffrance de son corps dans l’effort, d’autant plus sublimé qu’il est vain et détaché de toute notion de travail. Ces territoires présentés comme hors du temps deviennent des faire-valoir pour une nouvelle élite, le voyageur. Ce processus de distinction est d’autant plus fort que la destination est inaccessible.
11Au XIXe siècle, des explorateurs européens traversent ces territoires à des fins de domination politique laissant de nombreux récits de voyage, créant les premiers mythes : Thomas en 18523 et Cunningham en 18544 pour le Zanskar, le Vicomte de Foucauld en 18885 et le Marquis de Segonzac en 19036 pour le Haut-Atlas. Or la fermeture soudaine de ces lieux du fait de la guerre renforce leur aura et leur attractivité. Ainsi, le Haut-Atlas central n’est ouvert qu’en 1933 après la conquête française, alors que le Zanskar est interdit aux étrangers de 1947 à 1974, sauf pour trois anglaises qui obtinrent l’autorisation exceptionnelle du premier ministre Nehru de s’y rendre à pied en 1958 (Deacock, 1960). Les néo-aventuriers guettent toute possibilité de réouverture pour être les « premiers » à pénétrer dans ces autres mondes et les projeter au cœur du système monde. Le Zanskar est le plus exemplaire. À la fin des années 1970, Michel Peissel, Gilbert Leroy et Olivier Föllmi investirent la vallée pour, immédiatement, réaliser un livre, un film ou des photographies7. Une fois le temps de l’explorationdécouverte passé, vient celui de l’hivernage qui permettrait de pénétrer au plus profond des sociétés de montagne. Olivier Föllmi publie Deux hivers au Zanskar en 1983, Titouan Lamazou écrit en 1990 Un hiver berbère. L’homme occidental décrit alors la condition d’enfermement volontaire au sein d’un peuple courageux qui affronte avec ses maigres moyens les rigueurs climatiques.
L’enclave comme hétérotopie mondiale
12Ces premiers voyageurs-écrivains se muent en « manipulateurs de symboles » (Reich, 1993) : ils enclenchent à l’échelle mondiale un processus de « médiance » (Berque, 2000, p. 271). Ils décrivent les lieux par des images et des références pour leur donner une profondeur symbolique et culturelle, une « chôra » fascinante, à même de séduire un auditoire dans leur pays d’accueil, qui prend le pas sur la réalité géographique, le « topos ». L’autarcie, la misère deviennent d’heureux conservatoires de l’authenticité épargnée par une modernité corruptrice et ravageuse. L’enclave quitte son statut d’espace en retard de développement dans l’attente d’une décision politique de déploiement des réseaux sanitaires, scolaires et de communication, pour devenir un paradis agraire (Bourdieu, 1979) où les hommes vivent en harmonie avec leur territoire du fait du goût du juste effort et de l’entraide qui forgent un caractère franc et généreux. L’hétérotopie est aussi une « hétérochronie », un lieu où le temps aurait suspendu son vol. Le Haut-Atlas central considéré depuis la colonisation comme un anti-Casablanca, symbole de l’urbanité marocaine, devient un anti-Marrakech, symbole du tourisme de masse forcément déviant. Le Zanskar est un anti-Inde, sans pauvreté, sans violence et sans hindouisme.
13Ces premiers « manipulateurs de symboles » insufflent une dynamique de récits dans laquelle leurs successeurs s’engagent sans dissonance pour pouvoir bénéficier à leur tour de cette image positive « d’Ulysse » modernes. Ainsi, pour le Zanskar, les figures fondatrices du mythe, Michel Peissel et Olivier Föllmi, restent omniprésentes dans les récits des voyageurs mais aussi dans les angoisses des journalistes et des photographes8. Sans cesse alimentée par les professionnels du tourisme comme les tour-opérateurs et par les touristes eux-mêmes, cette première « chôra » prend de l’ampleur et s’intensifie. Si la première médiatisation était le fait de professionnels via des revues, des brochures publicitaires, des documentaires, du fait de la démocratisation de l’Internet, tout visiteur projette désormais dans l’espace public son vécu de l’espace enclavé par de multiples photographies, vidéos associées à de courts textes. Dans un processus d’intérêt commun de distinction (Bourdieu, 1980, p. 162), ils ne remettent pas en question la première image du lieu pour participer d’une même élite méritante, celle des touristes-voyageurs-aventuriers opposés aux simples touristes.
14Les premiers récits irriguent les beaux livres, les revues, les guides touristiques et constituent le premier voyage du touriste voyageur, celui du rêve (Équipe MIT, 2002, p. 149-152). Puis, une fois de retour, tous les voyageurs racontent leur voyage par les photographies ou vidéos prises sur place (Michel, 2004, p. 140). Or cet « après-voyage » est un espace de la mise en scène idéale, celui d’une reconstruction du soi selon un processus d’héroïsation temporaire pour constituer son identité sociale vis-à-vis de ses proches voire de sa société. Ces avant et après voyages privilégient alors le mythe au détriment de la réalité. Les représentations du Haut-Atlas central ou du Zanskar perdurent malgré leurs transformations au fur et à mesure des années : chaque nouvel arrivant cherche les traces de l’espace héroïque pour vivre l’hétérotopie, sans route, sans électricité, au milieu des populations les plus « indigènes » possibles, tout en frémissant à l’idée d’être enfermé par les neiges. Au Zanskar, chaque année plusieurs étrangers se laissent enfermés dans la vallée, soit dans le cadre d’une retraite bouddhiste dans un monastère comme celui de Karsha ou de Phuktal, soit dans le cadre d’une recherche ethnographique ou d’un projet associatif.
15Le Haut-Atlas central et le Zanskar quittent alors l’anonymat et sont mis en résonance à l’échelle mondiale pour participer d’une même catégorie de lieux, celle des espaces « qui se méritent » du fait des efforts nécessaires pour les atteindre. Cette résonance est d’autant plus forte que l’espace est enclavé et éloigné des espaces centraux de la mondialisation. Ainsi, le Zanskar, avec ses douze heures de piste et sa fermeture par la neige pouvant aller de la fin octobre à début mai, est considéré comme une destination ultime à coté d’un Haut-Atlas central, accessible après trois à quatre heures de piste et isolé seulement quelques semaines de manière discontinue entre décembre et mars.
16Les différentes enclaves sont alors mises en relation et cela malgré leur éloignement matériel. À l’image des rayons d’une bibliothèque ou d’un site internet, des liens sont créés par la proximité des références. Des revues, des émissions télévisées grand public, des tour-opérateurs se spécialisent dans la mise en scène des espaces enclavés. Ils répondent à une demande sociale d’individus friands d’altérité. Les espaces enclavés sont associés pour magnifier la différence et la diversité. Ce phénomène pourrait être désigné comme une nouvelle géographie mentale. Elle opposerait les espaces mondialisés considérés comme des isotopies normalisées, parfois appelées des « non-lieux », aux autres, ceux des ailleurs ethnographiques, de l’altérité, des autres mondes dont le seul point commun est la différence avec la norme (Augé, 1992). Ainsi, ils sont présentés comme une longue liste « d’hétérotopoï » qui sont autant de décors proposés à des activités spécifiques (Foucault, 2001). Ce sont de nouveaux espaces de sens vis-à-vis des sociétés mondialisées qui jouent le rôle de miroir, constitutifs de la mondialisation. Ainsi, leur marginalité leur permet d’être projetés au cœur du village planétaire pour former chacun un « parc à thème de la planète disneylandisée » (Brunel, 2006).
L’enclave comme décor des « activités du mérite »
17L’enclavement qui, à l’échelle nationale et pour la majorité des activités économiques, est une contrainte forte au quotidien, devient un atout à l’échelle internationale pour des activités spécifiques. L’éloignement matériel et idéel vis-àvis des espaces mondialisés génère des avantages comparatifs mis en valeur par des acteurs exogènes qui cherchent ce type d’espace.
18Ainsi, les espaces enclavés sont sur-étudiés par la recherche universitaire. Les premières recherches sont construites de façon à combler un blanc sur la carte, puis rapidement, elles commencent à théoriser la spécificité sociale du lieu. Les anthropologues y voient un terrain d’étude privilégié autour d’une société spécifique qui pourra supporter une théorisation, voire une modélisation. Le Haut-Atlas fut le lieu du débat sur la segmentarité (Gellner, 1969 ; Hammoudi, 1974). Le Zanskar fut analysé comme un idéal de société bouddhiste himalayenne (Crook, Osmaston, 1994). L’enclave est un laboratoire social grandeur nature non dilué dans l’immensité d’un territoire national (Goeury, 2010a). Elle devient même « un point d’observation du monde » privilégié pour reprendre l’idée de Bruno Étienne : quiconque voulant écrire « quelque chose d’un peu profond sur le Maroc » se doit de passer par les hautes vallées du Haut-Atlas (Étienne, 1990).
19L’espace enclavé devient aussi une destination du tourisme d’aventure. Accéder à la haute vallée est un but en soi. À pied, en voiture, en VTT ou en moto, le territoire enclavé est un espace de l’effort où l’individu affronte la contrainte, suit des chemins périlleux et éprouvants, en multipliant si possible les ascensions et les bivouacs. La confrontation physique avec l’environnement et avec soi-même devient l’objectif principal du voyage. En même temps, le touriste, moins sportif, cherche la confrontation-rencontre avec une culture autre en voulant vivre chez l’habitant. Ainsi, dans le Haut-Atlas comme dans le Zanskar, les structures d’accueil dit « villageois » sous forme de gîte chez l’habitant s’institutionnalisent un peu plus chaque année9.
20Enfin, le territoire enclavé, du fait de sa misère matérielle, devient l’espace d’une aide contrôlée. L’enclave a une superficie où il est possible d’intervenir avec de faibles moyens pour panser les malheurs du monde sans avoir le sentiment que son action se dilue dans un espace ouvert (Goeury, 2010b). Des touristes décident de fonder des micro-ONG. Au fil des années, elles se multiplient au point de mailler parfois l’ensemble de la vallée. Au Maroc, les populations de la vallée de l’Assif Ahansal reçoivent le soutien de trois associations françaises exclusivement fondées par des touristes, qui concentrent géographiquement leur action, Radija intervient sur l’amont, les Amis d’Amezray au centre et l’ADDHAC sur l’aval. De même, au Zanskar, en 2008, ce ne sont pas moins de 14 ONG qui intervenaient exclusivement dans la vallée. Une seule n’a pas été créée par un touriste mais par l’anthropologue Kim Gutschow. Neuf aident à la scolarisation dont cinq financent intégralement une école privée. Les dernières arrivées cherchent d’ailleurs souvent le village où intervenir, comme l’association tchèque Surya NGO qui, après avoir visité la vallée, a décidé de s’implanter dans le village de Kargyak, le plus méridional et le plus éloigné de la piste.
21La venue de nombreux étrangers transforme ces espaces enclavés en des espaces beaucoup plus internationalisés que la majeure partie des espaces du territoire national. Paradoxalement, ils sont beaucoup plus attractifs à l’échelle mondiale que la moyenne nationale. Ainsi le Zanskar a reçu 2 369 touristes de 24 nationalités différentes en 2006 pour 11 273 habitants contre 4 429 915 pour l’ensemble de l’Inde et ses 1 148 879 000 habitants. Au Zanskar, la présence de touriste est donc 54 fois plus forte que la moyenne indienne. Ceci est accentué par la durée du séjour. Dans de nombreux sites, les touristes restent seulement une à deux nuitées, contre sept nuitées en moyenne au Zanskar. Les étrangers internationaux sont parfois plus proches de l’enclave que les ressortissants nationaux qui ne la fréquentent quasiment jamais du fait de représentations négatives et surtout d’une polarisation de leurs activités économiques et de leurs loisirs vers des espaces beaucoup plus confortables. En Inde, alors que les touristes nationaux sont majoritaires dans la plupart des sites, au Zanskar, ils ont été comptabilisés pour la première fois en 2006 et représentent 1,5 % des visiteurs. De même, dans les registres des gîtes de Zaouïat Ahansal, entre 2002 et 2008, moins de 5 % des visiteurs sont marocains. Enfin, parmi les individus comptabilisés comme touristes, de nombreux étrangers viennent avec un projet spécifique comme les journalistes, les chercheurs, les bénévoles d’ONG et restent souvent plusieurs semaines pour construire un contact privilégié avec la population. Au Zanskar, ils représentent plus de 10 % des touristes surtout les années marquées par des troubles politiques autour du Cachemire. En juillet 2007, les différentes associations cumulaient plus de 70 bénévoles dans la vallée.
UNE MONDIALISATION PAR LES MARGES : L’INTÉGRATION DES VALLÉES ENCLAVÉES DANS UN ESPACE TRANSNATIONAL COSMOPOLITE
La constitution d’un espace transnational par les ONG
22Cette configuration spécifique de territoires dévalorisés à l’échelle nationale mais magnifiés à l’échelle mondiale génère une nouvelle organisation spatiale. Les populations locales intègrent directement la mondialisation par un saut d’échelle sans l’intermédiation de l’État-nation. Ce processus n’est possible que par la construction de liens privilégiés entre deux catégories d’individus qui jouent mutuellement le rôle de gate-keepers, soit d’intercesseurs entre un local – leur lieu d’origine – et un lointain – l’espace autre. Des binômes se constituent entre des touristes néo-aventuriers qui maîtrisent les codes de la mondialisation et des jeunes issus de la notabilité locale à même de relier leur communauté aux étrangers, en jouant le rôle de traducteurs des attentes. Ces individus sont à la fois investis dans de multiples projets associatifs, mais aussi dans le développement économique et dans la politique locale. Ils cumulent souvent une fonction dans le bureau d’une ou de plusieurs associations, celle de gérant d’hôtel ou de gîte ou encore de cadre administratif. Au Maroc, à Zaouïat Ahansal, Youssef Rezki et Youssef Oulcadi sont à la fois guide, propriétaire d’un gîte et président d’une association de développement local, respectivement Khadija et Amezray SMNID. Au Zanskar, le parcours le plus abouti est celui de Tashi Punchok, propriétaire de la Mont-Blanc Guest House, président du comity de l’école sponsorisée par Association d’Aide au Zankar (AAZ), président de Kanishka Cultural Preservation and Welfare Association, membre d’Amchi and Astro Welfare Association financée par Aide Médicale Zanskar (AMZ) et secrétaire général de la puissante Buddhist Association. En 2008, il est élu au Ladakh Autonomous Hill Development Council de Kargil sous la bannière du Ladakh Union Territory Front qui réclame l’indépendance du Ladakh vis-à-vis de l’État du Jammu et Cachemire. Par conséquent, ceux qui possèdent le capital social et spatial, sont des individus-ressource pour les étrangers et deviennent les acteurs du développement local au quotidien. Ensemble, ils vont construire des stratégies qui articulent et instrumentalisent local, national et international selon leurs propres visions du développement.
23Les premières relations sont très simples, marquées par le bien vivre ensemble. Des liens amicaux perdurent entre touristes et population locale à travers des échanges d’adresses permettant l’envoi de courriers, de photographies et de cadeaux. Des liens humains se créent au-delà des frontières et s’étoffent de proche en proche par de multiples recommandations croisées pour devenir un véritable réseau. Ces contacts très informels apparaissent comme un élément fondamental de la constitution d’un espace social transnational. Ils forment une première trame conviviale essentielle sur laquelle s’appuient les autres actions plus complexes. Les premiers projets répondent souvent à un besoin formulé par la population qui apparaît comme dérisoire du fait de son faible coût (médicaments, vêtements, fournitures scolaires) si bien que les touristes peuvent y répondre lors d’un deuxième voyage en organisant une collecte des dits objets ou de fonds. Ils sollicitent leurs proches dans une relation de confiance en se portant garant du bon usage du don. Les relations amicales deviennent le support de flux matériels et financiers qui doivent compenser un déséquilibre entre un Nord riche, marqué par l’abondance de la société de consommation, et un Sud pauvre, vivant selon une économie de pénurie. Ces premiers flux passent les frontières selon un mode qui est en-dessous du légal. Ils génèrent un « espace transnational gris » non transparent non pas par volonté de nuire, mais plutôt par la faiblesse des flux et leurs profils très personnifiés.
24La relation s’institutionnalise sous la forme de couples d’associations fondées simultanément : une ONG basée dans un pays riche émetteur et une association locale dans l’enclave pauvre réceptrice, pour entrer dans le cadre légal indispensable à l’intensification des échanges. Au Maroc comme en Inde, l’ONG internationale doit passer par une association locale pour développer son projet. Ainsi, à Zaouïat Ahansal, les associations sont parfois éponymes comme Radija (France) et Khadija (Maroc) ou les Amis d’Amezray avec l’association locale Amezray Smnid en Avant. Au Zanskar, les ONG viennent en aide à des comities locaux surtout dans le cas des écoles sponsorisées. La relation conviviale initiale s’étoffe et se complexifie en intégrant des partenaires non plus uniquement affectifs mais effectifs selon les nécessités du projet. L’espace transnational s’approfondit par l’élargissement du réseau de donateurs sensibilisés lors de campagnes officielles autorisées par le statut légal de l’ONG.
25Malgré la complexité des démarches administratives, les volumes et la valeur des objets transférés de l’international vers l’espace enclavé sont de plus en plus conséquents. Par exemple, en 2002, Radija transporte 200 kg de médicaments et 1 100 kg de vêtements en trois voyages. En 2003, elle affrète un camion et livre un fauteuil dentaire, des vêtements et des fournitures scolaires. Entre 2004 et 2007, elle fournit à Khadija deux groupes électrogènes, dix ordinateurs, les matériaux de construction nécessaires à l’adduction d’eau potable (4 700 mètres de tuyau, 5 fontaines, 5 tonnes de ciment pour un château d’eau) en plus de plusieurs tonnes de vêtements et de 1 500 € de médicaments apportés chaque année. En 2008, le budget prévisionnel est de 33 750 €. En plus des actions précitées, l’association parraine 56 enfants et participe à hauteur de 4 500 euros à la construction d’une maison de la maternité. Au Zanskar, de nombreuses associations s’étant engagées dans la construction d’écoles, leur action mobilise des moyens croissants. Ainsi, l’association Rigzen-Zanskar a débuté avec 10 000 € en 1999 pour atteindre 72 000 € de transfert financier en 2007, soit en 2008, un cumulé de 444 000 €.
26Aux flux matériels peuvent s’ajouter des flux humains pourtant beaucoup plus contrôlés par les autorités. Le cadre associatif permet d’obtenir un visa pour un membre actif de l’association ou un bénéficiaire qui peut ainsi se rendre en Europe légalement, chose devenue très difficile dans le contexte actuel de contrôle des frontières.
27Les relations entre les membres des deux associations prennent une profondeur plus humaniste autour de projets à forte portée symbolique dans les domaines de l’éducation, de la santé et de l’environnement selon la dialectique du développement durable. Les enfants sont souvent le public cible prioritaire et l’école le premier lieu de réception et d’organisation des projets. Au Zanskar, depuis la fin des années 1980, dans un contexte de carence éducative et de revendication identitaire d’un enseignement bouddhiste en ladakhi, la population a décidé de mettre en place des écoles privées en partenariat avec des ONG européennes. En 2009, cinq écoles sponsorisées scolarisent plus de 800 élèves de la maternelle jusqu’à la 10e année. Au Maroc, l’association Radija assure une aide complémentaire à la bourse étatique aux enfants qui ont réussi leur examen final du cycle primaire et qui doivent intégrer le secondaire pour éviter la rupture scolaire. 22 élèves ont été pris en charge pour l’année 2005-2006, ils sont 76 en 2009.
28Parallèlement, ces couples transnationaux ONG/association de développement local entrent en contact avec d’autres ONG nationales ou internationales. Elles sollicitent ces nouveaux partenaires pour bénéficier d’une expertise et de moyens spécifiques dans les domaines de l’énergie solaire, des interventions sanitaires, ou du transfert de compétences. Ainsi l’association Radija a obtenu l’aide de l’ONG Operation smile pour l’opération de personnes souffrant d’un bec-de-lièvre ou encore elle cherche à entrer en contact avec des associations spécialisées dans l’accueil des enfants malades et de leur famille pour faciliter les actions d’opérations médicales lourdes. Elles peuvent aussi être sollicitées par des associations désireuses de porter un projet au sein d’une structure déjà bien implantée territorialement. Au Zanskar, les associations comme AAZ ou Rigzen-Zanskar qui soutiennent une école sponsorisée sont régulièrement contactées pour bénéficier d’autres actions plus spécifiques comme des visites médicales.
29De ce fait les associations intègrent les espaces enclavés dans un espace social transnational complexe. Les flux sont multiformes et suivent un réseau maillé articulé par de multiples interlocuteurs. Leur statut spécifique, reconnu par les États, leur permet de dépasser les frontières en toute légalité avec leur projet généreux de constitution d’une société civile internationale solidaire. Cependant de nombreux membres internationaux méconnaissent et mésestiment les systèmes juridiques nationaux et internationaux. L’association l’ADDHAC a été surprise par la complexité de la mise en place d’un parc national, espace protégé, dans le Haut-Atlas central10. Même si l’action des associations reste matériellement interstitielle et se loge dans les espaces laissés vacants par l’État, elle est considérée comme « méritante » alors que l’action des États est toujours jugée insuffisante dans ces espaces où leur responsabilité est considérée comme totale. Il y a donc délégitimation des structures de domination classiques dans ces nouvelles sociétés transnationales (Beck, 2003, p. 431-432).
Vers la reconnaissance de l’autochtonie
30Le contact régulier avec des populations étrangères favorise la réflexion pour les populations locales. Elle leur permet de s’approprier des idées nouvelles et surtout de reformuler des valeurs traditionnelles. Les nouvelles associations de développement construisent un discours sur leur continuité avec les anciennes structures communautaires en s’appuyant sur leur emprise spatiale et leur mode de gestion des conflits, surtout au Maroc avec le renouveau des «Jamaas » (Amahan, 1992). La valorisation des modes de pensée locaux à l’échelle mondiale au nom de la diversité culturelle et de la défense des « peuples premiers » les relégitime à l’échelle locale. Les cadres associatifs amazighs ou zankaris s’appuient sur ce soutien international pour mobiliser les habitants de la vallée qui ne se sentent plus isolés. Les langues locales – le tamazight pour le Haut-Atlas, le ladakhi pour le Zanskar – sont revendiquées et protégées. Les activités traditionnelles sont magnifiées comme l’apiculture dans le Haut-Atlas ou l’herboristerie traditionnelle des amchis au Zanskar. Elles deviennent les moyens de réfléchir à la conservation de la flore. Les associations se mobilisent alors pour innover dans la protection de l’environnement par des journées de sensibilisation pour éliminer les déchets non-biodégradables, par la promotion des énergies renouvelables avec la mise en place de microcentrales électriques et l’installation de système de production d’énergie solaire. Elles transfèrent le concept occidental de « nature » qui devient un patrimoine préservé par des pratiques multiséculaires garantissant un équilibre entre une société et son environnement et non plus une simple ressource à la survie quotidienne menacée par la croissance démographique. Les associations de développement local intègrent ainsi la société civile mondiale pour incarner un modèle de développement durable transnational, en ajoutant la dimension culturelle aux trois dimensions classiques que sont l’environnement, le social et l’économie (Goeury, 2010c, 2010d).
31Les élites locales entament progressivement des stratégies d’émancipation pour dépasser la situation première de dépendance. Elles ne peuvent pas inverser le rapport inégalitaire Nord-Sud qui perdure dans le rapport associatif : le Haut-Atlas et le Zanskar restent en position de réception et non de choix. L’ONG internationale polarise l’espace social transnational autour de sa structure et canalise les flux. Conscients de cette situation, les acteurs locaux des espaces enclavés tentent de multiplier les contacts pour bénéficier d’une diversité de connexions avec l’espace social transnational et surtout ils se retournent vers l’État. Ils font valoir leurs compétences et leurs expériences acquises lors des premiers projets pour devenir des interlocuteurs indispensables au développement local.
32Dès lors, la multiplication des projets permet aux enclaves de dépasser leur statut d’espaces récepteurs pour devenir des espaces participants. Les jeunes cadres des associations locales entrent dans un processus de branchement aux mouvements internationaux (Amselle, 2001). Les populations du Haut-Atlas et du Zanskar intègrent les débats sur une citoyenneté responsable. Une nouvelle génération s’affirme par les associations avec le sentiment de participer pleinement des mouvements mondiaux comme actrice d’une certaine modernité : celle du cosmopolitisme (Beck, 2003, p. 454).
Quel désenclavement pour quelle modernité ?
33Depuis le début des années 2000, bénéficiant d’une forte croissance économique, les États, conscients du retard de développement de ces régions et de leur potentiel touristique, mettent en place des projets de grande envergure. Avant tout, les espaces enclavés sont progressivement raccordés par des routes plus performantes (pistes élargies, tronçons goudronnés), et connectés aux réseaux électrique et téléphonique. Parallèlement, ils sont dotés d’écoles et de dispensaires. De plus, des politiques spécifiques sont mises en œuvre à destination de ces régions. En Inde, le Zanskar profite de multiples aides de l’agence de développement rural. Au Maroc, le Haut-Atlas central a bénéficié du Programme Haut Atlas Central (PHAC) et est particulièrement concerné par l’Initiative National pour le Développement Humain (INDH) lancée à partir de 2005, mettant des fonds à disposition des communes les plus pauvres. Enfin, profitant de la résonance internationale de ces espaces, l’État soutient le développement du tourisme qui est considéré comme la seule activité économique adaptée à ces régions.
34Dans ce contexte, les associations locales, qui ont acquis une réelle expertise territoriale, s’associent pleinement aux politiques étatiques devenant des « GoNGOs » (Gouvernemental Non Gouvernemental Organisation) et appliquent des politiques publiques qui leur sont sous-traitées selon des principes de « bonne » gouvernance (Goeury, 2007). Ce nouveau jeu des acteurs permet à la nouvelle génération qui forme l’élite locale de s’affirmer en revendiquant la reconnaissance de la spécificité de son territoire et de sa culture dans un processus identitaire à l’échelle locale, nationale et internationale.
35Cependant, l’intégration au réseau national est source de nouvelles tensions. Ce processus est considéré comme une phase de normalisation voire de banalisation différemment acceptée par les différents usagers du lieu. Ainsi, les étrangers néo-aventuriers dénoncent l’action de l’État comme prédatrice car destructrice de la spécificité locale sur laquelle ils construisaient leur identité de voyageurexplorateur. Effectivement le lieu n’est plus réellement isolé, mais sa résonance mondiale perdure. La première « chôra » persiste dans les représentations véhiculées par les médias. En fait, ils dénigrent les catégories nouvelles de touristes, les familles, les retraités et les nationaux, sous l’appellation de tourisme de masse par opposition à leur idéal de voyageur-citoyen responsable. Au sein de la population locale, le débat prend des formes plus violentes. D’une part, l’élite valorisée par la situation d’enclavement et reconnue sous l’appellation d’autochtone, adhère au discours des étrangers. D’autre part, certains veulent profiter du changement et disposer d’un espace de liberté pour choisir, enfin, leur mode de vie en ayant accès à des biens de consommation standardisés. Ce conflit se cristallise autour des nouvelles constructions. Les architectures de béton, source de prestige du fait de leur coût et de leurs formes urbaines, se multiplient alors que de nombreux acteurs internationaux et locaux s’y opposent en les présentant comme des architectures contre-nature qui altèrent un paysage hérité.
36Ce sont donc deux représentations de la modernité qui s’affrontent, une modernité cosmopolite dans laquelle la spécificité locale précédemment méprisée est reconnue comme une composante de la richesse culturelle du Monde voire un modèle de développement durable face à une modernité normative, fille d’un développement économique standardisé. Cet antagonisme est d’autant plus fort qu’il se double de revendications identitaires mêlant ethnicité et religion. Ainsi, au Maroc, les Imazighens s’opposent aux fondamentalistes religieux (Naji, 2008). Les premiers se définissent comme des citoyens du Monde, membres d’un peuple autochtone reconnu, alors que les autres veulent participer d’une nouvelle Oumma uniformisée autour d’une orthopraxie mondiale car émancipée de toutes les spécificités culturelles (Roy, 2002). Au Zanskar, ce conflit prend une forme encore plus violente en divisant Bouddhistes et Musulmans. Les premiers se revendiquent comme les vrais autochtones himalayens alors que les autres sont traversés par les mêmes envies de participer de la nouvelle Oumma mondiale, le tout étant envenimé par le conflit du Cachemire (Deboos, 2007).
37Un compromis semble émerger autour d’une nouvelle configuration spatiale distinguant un espace de station comme pôle touristique, qui concentre le bâti et les services, et une vaste zone protégée de « parc », sorte de conservatoire avec des aménagements diffus. À l’enclavement matériel perdure un enclavement idéel institutionnalisé par une structure juridique spécifique et un marquage autour du lieu. Dès lors, il est possible de se demander si le recours à la législation reflète davantage un moment où le front de connexion reste limité aux petits bourgs avant de se reposer lors d’une deuxième phase de déploiement des réseaux vers les hameaux encore enclavés ou la décision définitive de maintien de la différence spatiale.
CONCLUSION
38L’enclavement n’est qu’un moment de lieux (Équipe MIT, 2005, p. 8). Cette configuration spatiale, considérée comme en marge de la mondialisation, est devenue paradoxalement un atout pour certaines vallées comme le Haut-Atlas central ou le Zanskar, leur permettant d’intégrer, à l’échelle mondiale, la catégorie des « espaces du mérite ». Les néo-aventuriers des années 1970 les ont constituées en « hétérotopies », et mises en résonance dans un espace transnational par des activités spécifiques que sont la recherche universitaire, le tourisme d’aventure et l’associatif international. Ce branchement à l’espace mondial a permis aux élites locales de prolonger leur tradition d’intercesseurs et surtout de s’approprier des valeurs mondiales pour revendiquer à l’échelle nationale des actions adaptées à leur identité culturelle et territoriale.
39Ce processus complexe doit être lu à de multiples échelles. L’ouverture à un tourisme moins élitiste et l’augmentation des touristes nationaux, permettent au territoire de conserver sa résonance première tout en étant intégré au réseau national. L’espace n’est plus associé à la marginalité mais davantage à la reconnaissance et à l’acceptation de la diversité culturelle, à l’échelle mondiale comme à l’échelle nationale. La culture est alors mise en scène par la médiatisation de festivités traditionnelles et la création de nouveaux festivals folkloriques. Imazighens ou Zanskarpas, d’abord dénigrés à l’échelle nationale mais valorisés à l’échelle mondiale, deviennent désormais des composantes particulières de la nation réclamant une reconnaissance juridique. Les espaces enclavés deviennent alors des espaces d’identités intégrées au patrimoine mondial et national qui doivent être protégés par une loi spécifique. Ils constituent bel et bien des hétérotopies indispensables à la société Monde qui a peur de souffrir d’isotopie. Ils deviennent des lieux de référence dont la conservation des différences permet le maintien de la distance pour des sociétés qui ont peur de se dissoudre dans la confusion entre le proche et le lointain.
Notes de bas de page
1 Ces espaces constituent nos principaux terrains de recherche depuis 2005 dans le cas du Haut-Atlas et 2007 dans le cas du Zanskar.
2 Ulysse n’avait pas choisi le voyage qui lui a été imposé, par contre la revue du même nom revendique une clientèle de globe-trotters.
3 Thomas T., Western Himalayas and Tibet. À narrative on Ladakh and Mountain of Northern India, London, Reeve and co, 1852.
4 Cunningham A., Ladak, physical, statistical, historical, London, W. H. Allen and co, 1854.
5 Foucauld Vicomte Ch. de, Reconnaissance au Maroc, Paris, L’Harmattan, 1998.
6 Segonzac R. de (Marquis), Au coeur de l’Atlas, mission au Maroc, 1904-1905, Paris, E. Larose, 1910.
7 Peissel M., Zanskar, royaume oublié aux confins du Tibet, Paris, Robert Laffont, 1979 ; Leroy G., Himalaya. Vivre au Zanskar, Paris, Presses de la cité, 1984 ; Föllmi O., Deux hivers au Zanskar, Genève, Olizane, 1983.
8 Entretiens réalisés au Zanskar avec plusieurs journalistes en juillet 2007.
9 Avant l’intervention des ONG et de l’État, c’étaient généralement les familles les plus riches qui accueillaient les touristes. Désormais, au Zanskar, les ONG, comme Snow Leopard Conservancy et Rencontre au Bout du Monde, veulent privilégier avec plus ou moins de réussite les familles les plus pauvres.
10 Cf. [http://addhac.free.fr/projetparcnationaldelabanquemondiale2.htm].
Auteur
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