Permanence et transformation des espaces résidentiels élitaires à Bruxelles (xviiie-xxie siècle)
p. 189-207
Texte intégral
1Comprendre les modes d’inscription des contrastes sociaux dans l’espace urbain demande de porter attention tant aux processus de relégation que d’agrégation des groupes sociaux dans la ville. Comme l’ont notamment montré, en France, les travaux de Michel Pinçon et Monique Pinçon-Charlot (1989) sur la grande bourgeoisie, l’importance des processus d’agrégation est déterminante dès lors que l’on s’intéresse en particulier aux pratiques de groupes dominants. Mais comment des zones de concentration des élites se forment-elles ? Comment et pourquoi certaines de ces zones conservent-elles leur caractère élitaire, là où d’autres le perdent ?
2Ce texte propose une analyse des permanences et recompositions des espaces élitaires à Bruxelles, sur la longue durée, soit depuis la seconde moitié du XVIIIe siècle jusqu’au début du XXIe siècle. Notre démarche, résolument empirique, vise à reconstituer l’évolution de la localisation précise (adresses du domicile) de différents types d’élites urbaines sur cette période. Sur cette base, en résonance avec les transformations contemporaines des espaces urbains, notre ambition est de mettre en évidence les processus sociaux, économiques et politiques qui forgent, perpétuent ou font péricliter les espaces élitaires. Un enjeu essentiel consiste à distinguer les logiques de reproduction des structures socio-spatiales, des facteurs de leur transformation. Dans ce type de recherche, l’heuristique constitue un défi majeur tant la nature des sources est différente selon l’époque, leur dispersion est grande, et leur édition rare pour les époques anciennes (XVIIIe et XIXe siècles). Pour celles-ci, les dépouillements, en dépit de leur longueur, ne permettent pas d’atteindre la précision qu’autorisent les banques de données disponibles pour l’époque contemporaine. Il faut dès lors renoncer à vouloir situer avec la même acuité la résidence des groupes sociaux de la ville ancienne et de ceux de la ville d’aujourd’hui. La disponibilité des sources dans le temps long a ainsi guidé notre intérêt vers deux groupes élitaires bien identifiés : la noblesse et les membres des autorités municipales bruxelloises.
3La noblesse constitue un groupe qui se prête particulièrement bien à l’analyse spatiale sur le long terme ; son statut élitaire s’est perpétué, de l’Ancien Régime jusqu’à nos jours, en dépit de la remise en question progressive de certains de ses privilèges. Elle continue, aujourd’hui encore, à occuper des fonctions dirigeantes, tant au sein de la sphère économique que politique. Ajoutons à cela que la stabilité est l’une de ses aspirations et valeurs principales (Pinçon, Pinçon-Charlot, 1989). Au contraire, la composition sociale du conseil communal de la ville de Bruxelles n’a cessé d’évoluer depuis la fin du XVIIIe siècle, s’ouvrant de plus en plus largement à différentes composantes de la société. Au départ d’un recrutement effectué uniquement parmi la bourgeoisie fortunée, l’organe communal a très progressivement intégré des représentants issus d’autres groupes sociaux. Malgré cette « instabilité » historique, le choix de ce groupe se justifie triplement : d’abord parce qu’obligation lui est faite de résider sur le territoire de la ville, ensuite parce qu’à travers ses compétences, il est un des acteurs primordiaux de l’aménagement urbain, et enfin, parce que contrairement à la noblesse, il constitue un groupe dont la composition s’est élargie au cours de l’histoire. Les choix résidentiels de ses membres n’en sont que plus intéressants ; ils ouvrent le champ des réflexions relatives à l’héritage des espaces et aux modes d’appropriation de nouveaux espaces, mais aussi aux choix des groupes élitaires retenus et à la définition même des élites. On l’aura compris, notre méthodologie est en partie contrainte par la nature et l’accessibilité des sources, l’ampleur des dépouillements et par le choix des groupes étudiés. Cependant, elle permet de prendre conscience des enjeux de la conceptualisation diachronique de la notion d’élites et de l’extension progressive du cadre spatial. La démarche entreprise nous permet par ailleurs d’entrevoir la richesse d’une recherche située à la croisée des disciplines.
4Avant d’entrer dans le vif du sujet, il est utile de dresser brièvement le portrait de Bruxelles, dont les fonctions centrales se sont affirmées depuis plusieurs siècles (fig. 1). Sans vouloir remonter à la structuration médiévale de la ville, il faut rappeler que bien avant la création de l’état belge et la désignation de Bruxelles comme sa capitale officielle (1830), elle a occupé une position particulière sur l’échiquier européen, comme capitale satellite de l’empire autrichien (1714-1794). Ville de cour abritant des organes de gouvernement, Bruxelles accueillait une population aisée, pour laquelle des secteurs économiques spécifiques, dirigés par de grands négociants, s’étaient mis en place (produits de luxe à haute valeur ajoutée). Ces groupes sociaux (élites de cour, de gouvernement, de commerce ou de finances), en résidence permanente ou temporaire, avaient élu domicile dans certains quartiers, particulièrement dans la ville haute (à l’est) d’où l’on dominait le bas de la ville organisé autour de son cours d’eau (la Senne), de ses fabrications industrielles, et où demeurait une grande part de la main-d’œuvre ouvrière.
5Le passage dans le giron français pendant une vingtaine d’années (1794-1815) n’éclipsa que partiellement les caractéristiques élitaires de certains espaces bruxellois, même s’il réduisit Bruxelles au rang de ville de province. L’intégration au royaume des Pays-Bas (1815-1830) fit de Bruxelles une semi-capitale avant que la création de la Belgique (1830) ne la désigne comme une véritable capitale. La reconnaissance de ce statut central s’accompagna de profondes mutations de l’espace urbain, au premier rang desquelles il faut placer la démolition et la disparition complète du rempart médiéval (1840). L’effacement de ce carcan, autant symbolique qu’effectif, permit aux élites urbaines d’aller chercher l’air et la verdure en dehors des limites administratives de la ville, malgré les mesures, principalement d’ordre urbanistique, prises par les autorités pour maintenir les groupes aisés dans l’assise fiscale de la ville (création d’artères majestueuses, opérations immobilières de prestige). Le processus de déplacement des élites urbaines vers les périphéries proches se prolongera tout au long des XIXe et XXe siècles. Ainsi, notre approche diachronique doit évidemment tenir compte de la dilatation de l’espace urbain et de la croissance démographique de la ville au cours de la période considérée. À la fin du XVIIIe siècle, Bruxelles, enserrée dans ses remparts médiévaux, compte environ 75 000 habitants ; aujourd’hui, la ville de Bruxelles n’est qu’une des 19 communes qui forment la région de Bruxelles-Capitale. On y recense 150 000 habitants pour un peu plus d’un million dans l’ensemble de la région bruxelloise.
6Nous diviserons notre propos en deux grandes parties, respectivement consacrées à l’évolution des espaces résidentiels de la noblesse et des membres du conseil communal. La discussion qui les suit confronte les résultats empiriques obtenus à notre questionnement sur les processus de composition et de transformation des espaces résidentiels élitaires.
LES ESPACES RÉSIDENTIELS DE LA NOBLESSE : UNE EXTENSION SÉLECTIVE
7Les différentes sources existantes nous ont permis de cartographier les lieux de résidence de la noblesse bruxelloise en 1767, 1903 et 1998 (fig. 2) et de compléter une première étude menée préalablement (Debroux et al., 2007). La cartographie de 1767 a été établie à partir des informations livrées par le guide de voyage intitulé Guide fidèle contenant la description de la ville de Bruxelles, pour l’année 17681. Les adresses qu’il contient, souvent approximatives, ont été confrontées à la liste des habitants de Bruxelles dressée en 1767, et récemment éditée2. Cette comparaison permet de vérifier le caractère presque complet de l’énumération des hôtels de la noblesse titrée dans le guide de voyage. En reprenant la liste des résidences de la noblesse titrée, nous n’avons qu’une partie de l’élite noble vivant à Bruxelles au XVIIIe siècle, mais il s’agit de la plus visible. Cette aristocratie vit dans des hôtels souvent très luxueux, qui constituent de véritables monuments dans la cité ; son mode de vie laisse une grande part aux visites quotidiennes réciproques, aux promenades dans les espaces verts, au passage au Théâtre de la Monnaie, autant d’occasions de parader dans des voitures qui circulent sans cesse dans les quartiers huppés. L’aristocratie (119 hôtels) vit pour l’essentiel sur les hauteurs de l’est de la ville (à proximité de la Cour et de la collégiale Sainte-Gudule, principale église de Bruxelles) ou un peu plus bas, à flanc du raide coteau bruxellois (près du couvent des Jésuites, notamment). Dans le bas de la ville, quelques lieux plus épars se distinguent comme points d’accueil de certaines familles nobles (aux abords du couvent des Grands Carmes, par exemple). Le gradient de concentration qui se décline selon l’altitude est très frappant.
8On peut affiner cette première lecture, en continuant à s’en tenir aux critères de représentation de l’époque, et sélectionner, parmi la noblesse titrée, celle qui porte un titre supérieur (prince, duc ou marquis) ou choisir la noblesse ancienne, c’est-à-dire pour laquelle une lignée devait faire valoir trois ou quatre générations, ou cent ans. En réalité, comme les titres supérieurs furent rarement octroyés au XVIIIe siècle, ces deux critères sélectifs n’en forment qu’un3. Cette frange supérieure de la noblesse est précisément celle qui réside dans le haut de la ville (rue aux Laines, au Sablon, près de la Cour, au Marché au Bois ou près de la collégiale Sainte-Gudule). En revanche, les barons, situés au bas de l’échelle aristocratique, se répartissent de manière bien plus large à flanc de coteau ou dans le bas de la ville. En réalité, cette répartition spatiale révèle la politique nobiliaire des souverains des Pays-Bas : ceux-ci ont en effet décerné nombre de lettres de noblesse aux serviteurs de l’État ou aux rentiers enrichis ayant adopté un mode de vie « noble », c’est-à-dire des personnes faisant partie de l’élite fortunée de la ville mais vivant dans des quartiers qui n’atteignaient sans doute pas la sélectivité des quartiers hauts. Plutôt que d’une appropriation des quartiers à flanc de coteau par l’élite nobiliaire récente, il s’agit donc de la traduction spatiale d’une extension sociologique de l’aristocratie. Le caractère nobiliaire du haut de la ville, quoiqu’ancien, est toujours très marqué. Cette zone peut être considérée comme la plus aristocratique de l’espace urbain bruxellois, même si cette impression doit être modérée par le fait qu’il existait là une certaine mixité sociale que la sélection des échantillons retenus ici ne montre pas (Bruneel, Delporte, 1997 ; Stevens, 2007).
9Il ne faudrait pas trop vite conclure que l’absence de nobles dans le centre de la ville y signifie l’absence de quartiers « élitaires ». Certaines zones de ce centre, en particulier celles situées au contact des quartiers résidentiels les plus huppés (Petit Sablon, voisinage immédiat de la Cour, Steenpoort à deux pas du Grand Sablon, Marché au Bois à proximité de la collégiale Sainte-Gudule, etc.), sont dévolues aux activités commerciales de luxe. Dans leur disposition, on peut même déceler une logique de circulation puisque de nombreuses boutiques de ce type s’alignent le long l’axe de la très ancienne chaussée (Steenweg) qui traverse Bruxelles d’ouest en est. Les commerces de luxe s’installent donc dans le voisinage des quartiers élitaires, sur des axes de passage (Bruneel, 2002 ; Beullens, Janssens, 1995, 1998 ; Bruneel, Delporte, 1997 ; Loir, 2007).
10La source utilisée pour localiser les ménages nobles en 1903 est le « Tout Bruxelles », un annuaire mondain de la société bruxelloise reprenant les adresses de la noblesse sur base volontaire et les lieux de sociabilité qu’elle fréquente (listes des clubs et cercles mondains, plans des théâtres). La répartition spatiale des 674 ménages nobles identifiés dans l’annuaire se distingue de celle de la fin du XVIIIe siècle et reflète les transformations du territoire urbain bruxellois ; celui-ci s’étend désormais au-delà de l’ancienne enceinte médiévale, arasée et remplacée par de larges boulevards durant la première moitié du XIXe siècle.
11Dans le bas de la ville, certaines zones ont été complètement transformées au cours du XIXe siècle. Une gare, la gare des Bogards, et sa place, la place Rouppe, sont aménagées au sud de l’espace central (1840), en bordure de la rivière, sur d’anciennes zones humides utilisées par des blanchisseries. Quelque 25 ans plus tard, c’est l’ensemble des quartiers organisés autour de la rivière qui sont métamorphosés par le voûtement de celle-ci et la création de boulevards haussmanniens par-dessus (1866-1871). Dans le haut de la ville, les chantiers sont plus nombreux encore : les pouvoirs publics ont édifié un Palais de Justice (1866-1883) aux dimensions impressionnantes et bâti quatre nouveaux quartiers prestigieux. Le premier à voir le jour est le quartier Notre-Dame-aux-Neiges, érigé dans les années 1860, sur fond de promotion immobilière, à la place d’un quartier populaire. Bien que destinées aux classes supérieures, les habitations des boulevards haussmanniens et du quartier Notre-Dame-aux-Neiges n’ont pas attiré la clientèle escomptée et la noblesse y est pratiquement absente en 1903.
12Un certain nombre de ménages nobles réside encore dans ses quartiers historiques sur les hauteurs de la ville (à l’intérieur de l’enceinte médiévale, autour du Parc et de la place Royale ainsi que dans la rue aux Laines). Cependant, les véritables concentrations se situent désormais dans les nouveaux quartiers de prestige bâtis avec le soutien des autorités communales dans la seconde moitié du XIXe siècle : quartier Léopold, quartier Louise et dans une moindre mesure, quartier des Squares, tous trois situés à l’extérieur des anciens remparts. Résultat de la promotion immobilière privée, bâti selon des prescriptions urbanistiques strictes et un plan rectiligne ménageant des perspectives sur des éléments architecturaux monumentaux, le quartier Léopold, en particulier, constitue le nouveau centre de gravité de la noblesse bruxelloise. L’axe de la rue de la Loi qui le traverse (prolongé au-delà du parc du Cinquantenaire par l’avenue de Tervueren) et celui de l’avenue Louise un peu plus au sud formeront les deux directions privilégiées d’installation de la noblesse à Bruxelles au cours du XXe siècle.
13Pour la période contemporaine, les adresses des nobles ont été extraites de l’édition 1998 du Carnet Mondain. Annuaire édité chaque année depuis 1983, il fournit divers renseignements au sujet de personnes, nobles ou non, qui souhaitent y figurer, et indique leur appartenance éventuelle à la noblesse belge ou étrangère, leur titre et l’adresse de leur (s) résidence (s) principale (s) et secondaire (s). L’inscription au Carnet Mondain se fait sur base volontaire, si bien que cette source ne reprend pas la totalité des membres de la noblesse qui réside en Belgique, certains nobles s’abstenant d’y figurer pour des raisons de discrétion. Néanmoins, 8 350 ménages nobles y sont repris, dont 8 050 appartenant à la noblesse de Belgique, soit une part importante de celle-ci (la noblesse en Belgique représente 20 000 à 25 000 personnes) (Janssens, 1998). Les données du Carnet Mondain présentent en outre l’avantage d’être très fiables, dans la mesure où elles sont contrôlées par une commission ad hoc.
14Nous avons bâti notre cartographie relative à 1998 sur les adresses des résidences des 2 500 ménages de la noblesse belge ou étrangère résidant en région de Bruxelles-Capitale. Lorsque plusieurs ménages mentionnaient la même adresse, il a été vérifié qu’il s’agissait bien d’un immeuble à appartements ou d’une seniorie. Dans le cas contraire, par exemple lorsque des membres d’une même famille cohabitaient sous le même toit, tout en constituant des entrées distinctes, nous avons considéré qu’il ne fallait compter qu’un seul ménage.
15La géographie des ménages nobles met nettement en relief la permanence depuis la fin du XVIIIe siècle jusqu’aujourd’hui d’un double contraste entre haut et bas de la ville, et entre centre et périphérie. Ce contraste s’est perpétué au cours du processus d’extension de la ville et oppose à présent les « beaux quartiers » du quadrant sud-est aux quartiers populaires du centre historique (le « Pentagone ») et de sa bordure occidentale.
16Au sein des beaux quartiers, la noblesse montre une prédilection marquée pour deux types de localisation : les abords immédiats des grands parcs urbains et les artères de prestige. D’autres localisations sont également privilégiées, en particulier les quartiers de villas et les environs des collèges catholiques huppés. Enfin, des noyaux de plus forte concentration apparaissent, dont certains résultent d’un aménagement spécifique. C’est le cas des quelques clos anciens – privés ou non – que compte Bruxelles (Decroly, Rouyet, 2000). Les seniories de haut standing relèvent de la même logique que celle des clos, dans lesquels la constitution et la défense d’un entre soi élitiste sont des valeurs primordiales et affichées. D’autres noyaux encore se sont constitués par le simple jeu des affinités communes pour un environnement jugé attractif.
LES ESPACES RÉSIDENTIELS DES REPRÉSENTANTS COMMUNAUX, MIROIRS DES ÉVOLUTIONS POLITIQUES
17L’analyse spatiale et diachronique des lieux de résidence des représentants politiques locaux (de Bruxelles, comme de tout autre espace) ne peut faire l’impasse sur une prise en considération des changements parfois fondamentaux des modalités de désignation de ces représentants au cours du temps. Les étapes de la démocratisation progressive des modes de suffrage ont eu une influence directe sur les caractéristiques sociales et « géographiques » des personnes élues. Pour autant, comme nous le constaterons, il ne faudrait pas conclure trop hâtivement à l’impossibilité d’étudier les stratégies résidentielles des élites urbaines en général à travers le cas particulier des élites politiques. Pour mieux montrer ces relations, nous avons comparé leurs lieux de résidence au cours de différentes périodes. Les dates retenues (1768 ; 1812 ; 1838-1848 ; 1896-1907 ; 1927-1933 ; 1953-1964 ; 1971-1982 ; 1995-2006) ont été déterminées à la fois en fonction des sources disponibles, des grandes étapes de la démocratisation du suffrage et des contextes urbanistiques, qu’il serait trop long de détailler ici. Les cartes produites (fig. 3) ouvrent le champ des réflexions relatives à l’héritage des espaces et aux modes d’appropriation de nouveaux espaces. L’identification des représentants communaux repose sur une enquête dans les archives de l’administration communale, suivie d’un dépouillement des registres de population pour le XIXe et la première moitié du XXe siècle. Pour la seconde moitié du XXe siècle, le travail fut facilité par l’existence de listes exhaustives dressées par l’administration communale. Les fonds de carte retenus sont, dans la mesure du possible, contemporains des informations recueillies.
18La liste de la trentaine (33) de membres du Magistrat urbain (prédécesseur du Conseil communal) et de leurs adresses figure dans le Calendrier de la Cour de 1768, édité en début d’année et reprenant les données de la fin de l’année précédente. Dans cette situation de départ, les conseillers politiques, choisis parmi les représentants de la bourgeoisie traditionnelle se répartissent surtout dans la ville basse et moyenne de la rive droite de la rivière (27 représentants sur 33). Les six représentants qui résident en dehors de ces zones sont tous établis à proximité des bassins du canal, un des hauts lieux du commerce de gros, où vivent les grands négociants. En revanche, le quadrant sud-ouest de la ville n’accueille aucun représentant, de même que le haut de la ville, où l’antagonisme avec les lieux de résidence de la noblesse est un des facteurs explicatifs de leur absence. Dans la ville basse et moyenne, un seul pôle de relative concentration attire l’attention : la rue Neuve. Cette voie est la première artère de la ville à avoir été tirée au cordeau et a été conçue en 1649 par un promoteur immobilier comme un ensemble de prestige destiné à la bourgeoisie. Manifestement, il en a encore les faveurs dans la seconde moitié du XVIIIe siècle, témoignant d’une grande longévité.
19Cette situation contraste fortement avec la situation du début du XIXe siècle (1812) où le pôle de la rue Neuve s’efface nettement au profit d’une zone toute proche : la place Saint-Michel (actuelle place des Martyrs), véritable ensemble urbain de style néo-classique construit entre-temps. Cette place constitue un des trois ensembles de ce type édifiés dans le dernier tiers du XVIIIe siècle (avec le Nouveau Marché aux Grains et le quartier du Parc). Ces trois ensembles sont le résultat d’une importante politique d’embellissement de la ville par les pouvoirs publics. Il s’agit d’opérations de lotissement où de vastes zones sont divisées en parcelles vendues à un prix relativement élevé et similaire, avec l’obligation de construire des façades selon des prescriptions plus ou moins strictes. Ces conditions de vente imposées par les pouvoirs publics engendrent une homogénéité sociale inédite dans la ville d’Ancien Régime. Si certains de la trentaine (35) de conseillers communaux dont l’adresse a pu être identifiée résident dans le quartier du Parc au début du XIXe siècle, le Nouveau Marché aux Grains, situé dans le bas de la ville et sur la rive gauche de la Senne n’accueillera jamais aucun représentant politique durant les époques considérées. Faut-il mettre ce désaveu en rapport avec une irrésistible ascension vers les hauteurs de la ville et avec l’abandon concomitant par les élites communales de nombre de quartiers de la ville basse comme le montre la perte d’attrait pour le centre et le quartier du canal et du Béguinage, ou tout simplement avec l’importance de la rivière, des activités industrielles et des quartiers ouvriers qu’elle fixe sur ses bords comme barrière socio-spatiale ? La réponse est difficile, d’autant que quelques décennies plus tard (1838-1848) la situation se révèle différente, avec la réapparition de conseillers communaux dans le quartier du canal, pourtant situé à l’ouest de la rivière. Mais il faut tenir compte de l’élargissement du recrutement des représentants, qui sont désormais élus. Les interprétations sont donc complexes.
20Depuis 1830, les représentants politiques sont élus au suffrage censitaire. Les électeurs étant définis sur la base du paiement d’un cens suffisamment élevé, le droit de vote reste néanmoins réservé aux plus fortunés. À Bruxelles, durant cette période (1830-1848), 80 % des élus sont soit avocats, notaires ou juristes (30 %), soit négociants ou banquiers (25 %), et soit rentiers (25 %). Cela explique sans doute la réapparition de certains quartiers proches du canal, où se localisaient de nombreux négociants. Par ailleurs, durant cette période (1838-1848), des quartiers et artères neufs ont vu le jour à l’initiative de la ville, comme la place Rouppe aménagée dans le bas de la ville devant la nouvelle gare des Bogards, et les Boulevards de ceinture, qui remplacent les anciens remparts de la ville. Ici encore, la fortune de ces quartiers neufs sera diverse du point de vue de la résidence des représentants politiques. Si les boulevards de ceinture connaissent une occupation significative (6 élus sur 31) au milieu du siècle, quoiqu’exclusivement dans leurs sections du haut de la ville, la place Rouppe, en revanche, n’accueille aucun représentant. Les quartiers néo-classiques de la fin du XVIIIe siècle perdent légèrement leur attrait dans le haut (Parc et rue Royale) et sont presque désertés dans le bas (rue Neuve et place des Martyrs). En d’autres mots, entre 1768 et 1850, les quartiers conçus pour certaines élites, quand ils arrivent à les fixer (ce qui est plus difficile dans le bas que dans le haut de la ville), n’arrivent que rarement à les conserver au-delà d’un « certain temps ».
21Notons encore que le quadrant sud-ouest continue à être délaissé tandis que la désaffection pour le centre se poursuit. Dans ce dernier cas, la difficile cohabitation entre la résidence des élites politiques et les fonctions commerciales semble prendre ici une tournure accentuée.
22La carte de la résidence des élites politiques à la fin du XIXe siècle est très différente (1896-1907). Elle reflète en effet de manière frappante le changement du mode de suffrage (depuis 1896, les hommes ont tous une ou plusieurs voix selon des critères de fortune et/ou de « capacités » – diplômes, fonctions…) et permet également de mesurer l’impact des gigantesques chantiers déjà évoqués (les boulevards haussmanniens du centre construits sur la rivière voûtée, le palais de Justice aux dimensions démesurées, et les quartiers Notre-Dame-aux-Neiges, Léopold et des Squares ainsi que l’avenue Louise construits comme extensions prestigieuses) qui ont bouleversé la capitale et ses alentours.
23Les réorganisations spatiales de la géographie résidentielle de la cinquantaine (54) d’élus politiques qui s’ensuivent peuvent être interprétées selon une grille d’analyse à quatre entrées :
- les « fausses » conquêtes, qui font essentiellement suite à l’élargissement de l’accès à la représentation politique : il en va ainsi dans une petite partie du quadrant sud-ouest resté vide jusqu’alors. Il faut noter que la majorité des élus y est socialiste, c’est-à-dire issue d’un parti politique représenté pour la première fois ;
- les « vraies » conquêtes, qui reflètent la prise de position des élites municipales dans des quartiers qu’elles n’occupaient pas jusque-là. C’est le cas de l’avenue Louise comme du quartier des Squares qui rencontrent les attentes d’un certain nombre d’élus, par opposition à un rejet apparent du quartier Léopold… mais il faut d’emblée relativiser ce dernier constat, car la noblesse y a installé préférentiellement ses quartiers et semble constituer à nouveau une sorte de « repoussoir » pour les groupes sociaux où se recrutent les élites municipales ;
- les déprises : on observe un recul très net de nombreux quartiers du bas de la ville (canal et Béguinage, rue Neuve, place des Martyrs, quartier du Marais bientôt dénommé « Bas-Fonds », etc.). Les boulevards de ceinture n’occupent plus de position particulière dans la géographie des élus ;
- les « cibles manquées » : dans ce tableau des avancées et reculs, les boulevards haussmanniens du centre apparaissent enfin comme des « coups dans l’eau ». À l’une ou l’autre exception près, ils n’arrivent pas non plus à fixer les élites municipales.
24La fin du XIXe siècle apparaît donc cruciale dans le réagencement des quartiers élitaires ; l’élargissement de la représentation politique, ainsi que les transformations urbanistiques et la création de quartiers neufs en dehors du centre historique de la ville en sont les principaux ressorts.
25Si plusieurs quartiers rénovés ou bâtis à l’intention des classes supérieures attirent les familles nobles et les élus communaux, d’autres semblent avoir connu un destin différent et n’avoir pas intéressé les groupes étudiés. La faible représentation des boulevards haussmanniens du centre ou du quartier Notre-Dameaux-Neiges sur les cartes présentées ne signifie pas pour autant l’échec complet de ces opérations urbanistiques ; ils ont été investis par d’autres catégories de population qui, dans certains cas, méritent également le qualificatif d’élites. Ainsi, en 1881, les deux espaces précités comptent parmi leurs habitants un certain nombre d’artistes affiliés au Cercle Artistique et Littéraire (recensés d’après la liste des membres), une société importante sur la scène culturelle bruxelloise à cette époque. L’évolution générale du statut social de l’artiste au cours du XIXe siècle permet désormais d’envisager cette population particulière comme une élite (Heinich, 2005). La localisation des artistes du Cercle reflète d’ailleurs la nouvelle condition des créateurs et leurs aspirations sociales : présents dans les quartiers rénovés du centre, les artistes se concentrent toutefois principalement en dehors du tracé de l’ancien rempart, dans les faubourgs bourgeois du nord-est et de l’est de la ville alors en construction (Schaerbeek et Ixelles) et qui hébergent nombre de rentiers et de professions libérales. Le fait que les artistes élisent ces quartiers verdoyants mais moins prestigieux que ceux abritant les ménages nobles traduit probablement le caractère récent de leur reconnaissance par les autres élites et leur moindre niveau social. Toutefois, ces nouveaux faubourgs partagent avec les espaces de la noblesse et des conseillers communaux la caractéristique d’être principalement résidentiels et d’exclure la fonction commerciale.
26À partir de 1921, la géographie résidentielle des élus est complètement modifiée par l’extension notable du territoire administratif de la ville vers le nord, ce qui fait plus que doubler l’étendue de son territoire (fig. 4). Par ailleurs, le centre de la ville sera bouleversé par les travaux de la Jonction ferroviaire souterraine Nord-Midi entre 1935 et 1955 qui s’inscrivent dans la tertiarisation de l’économie et de l’espace bruxellois. Enfin, l’évolution du régime électoral est marquée par l’introduction du suffrage féminin en 1948. Autant d’éléments à prendre en compte dans l’analyse, même si les conséquences n’en sont pas toujours clairement perceptibles.
27Dans l’entre-deux-guerres (1927-1933), un peu moins d’un tiers (15/50) des représentants habite dans les territoires annexés à la ville, tandis qu’un autre petit tiers (15/50) demeure dans le centre historique (le Pentagone) mais qu’un très large tiers réside dans les extensions territoriales prestigieuses du XIXe siècle (avenue Louise, quartiers Léopold et des Squares). Dans le centre, les quartiers qui « résistent » le mieux à l’exode de leurs représentants politiques font partie de ceux conquis par la représentation socialiste depuis la fin du XIXe siècle. La couleur politique opère plus que jamais une césure spatiale nette : tandis que le Pentagone est plutôt socialiste et sans doute appauvri, le quartier Léopold, subitement gagné par la représentation politique, est dominé par les libéraux et les catholiques.
28Le poids relatif des représentants politiques habitant le Pentagone va connaître des renversements remarquables dans toute la seconde moitié du XXe siècle, reflet probable des épisodes de dévalorisation et de valorisation successifs du centreville. Pour la période 1953-1964, le Pentagone maintient sa représentativité, avec 24 élus sur 80, au détriment des quartiers plus huppés (quartier Léopold, dont c’est aussi le début de « l’européanisation » et de la tertiarisation, quartier des Squares, avenue Louise) qui ne représentant plus qu’un cinquième des élus. Dans les années 1970, au contraire, le Pentagone est à nouveau sous-représenté par rapport aux époques précédentes (à peine 11 des 74 conseillers y ont leur résidence), mais il émerge à nouveau de façon spectaculaire dans la décennie 1995-2006 avec 41 représentants sur 91 qui y habitent ! Ce qui est en outre tout à fait neuf dans cette dernière période, c’est l’apparition d’élus communaux dans des quartiers du Pentagone qui avaient toujours été sous-représentés dans la géographie résidentielle des élites municipales (quartier des Marolles, Vieux Marché aux Grains, rue de Flandre, tous situés dans le bas de la ville). Ce phénomène est très clairement en partie à mettre en rapport avec l’accession à la représentation politique de groupes sociaux issus de l’immigration, surreprésentés dans les quartiers du quadrant sud-ouest. Ces élus sont majoritairement socialistes et écologistes (De Borman, Dobruszkes, Marissal, 2001 ; De Maesschalk, 2009). La présence/représentation écologiste (souvent assimilés aux « bobos » dans le langage médiatique courant) est le deuxième facteur explicatif de l’émergence de ces quartiers.
29Au terme de ce survol de plus de deux siècles de présence des élus communaux sur le territoire de la ville, il faut tout d’abord souligner que très rares sont les quartiers qui peuvent afficher une permanence même relative dans l’accueil des élites municipales, à l’inverse de ce que révèle la géographie de la noblesse même à plus de deux siècles d’intervalle. Ensuite, il faut insister sur deux moments-clefs au cours desquels la représentativité spatiale a muté : la fin du XIXe siècle et la fin du XXe siècle. Dans les deux cas, l’élargissement de l’accession à la représentation politique a joué un rôle majeur. Reste à mettre ces constats en rapport avec les politiques urbanistiques des pouvoirs publics qui ont été (au XIXe siècle), sont ou seront (au XXIe siècle) pratiquées dans les quartiers « émergeants » dans les décennies qui suivent immédiatement ces mutations.
DYNAMIQUES SPATIALES DES QUARTIERS ÉLITAIRES : ÉLÉMENTS DE DISCUSSION
30Au terme de notre analyse des espaces résidentiels élitaires à Bruxelles trois questions émergent : comment un espace devient-il élitaire ? Comment un espace perpétue-t-il son caractère élitaire ? Comment un espace perd-il son caractère élitaire ? Les réponses esquissées ci-dessous fournissent une première grille d’interprétation de la production, de la reproduction et de la transformation des espaces élitaires.
31La première manière d’assurer le caractère élitaire d’un espace est tout simplement de le créer comme tel, c’est-à-dire avec des bâtisses et des voiries conformes aux attentes et aux usages des ménages appartenant aux groupes sociaux à haut capital financier, social ou culturel. Aux XVIIIe et XIXe siècles, la présence d’entrées cochères et de cours intérieures, les dimensions spacieuses des pièces de séjour ou d’apparat, une architecture conçue en tenant compte de la circulation d’une domesticité… sont autant d’éléments nécessaires pour attirer les groupes sociaux les plus aisés. L’aménagement de trottoirs, introduits pour la première fois au quartier Royal (autour de la place Royale), qui préservent les promeneurs des autres usagers de la rue, est un autre signe distinctif des quartiers élitaires à partir de la fin du XVIIIe siècle (Houssiau, Symons, 2008 ; Loir, 2009). À la même époque, l’aménagement d’espaces verts, qu’ils soient de véritables jardins (parc Royal), des places arborées (place Saint-Michel, Sablon), ou des artères arborées (Allée Verte, boulevards extérieurs), confirme le rôle de la promenade comme nouveau mode de sociabilité de l’élite (Turcot, 2007). L’ouverture du tissu urbain par le percement de rues larges et de vastes places est également caractéristique des beaux quartiers. La création du quartier Royal et de la place Saint-Michel (édifiés entre 1775 et 1785), des boulevards extérieurs, du moins dans leur partie orientale (aménagés entre 1820 et 1840), de l’avenue Louise (1840-1860), du Quartier Notre-Dame-aux-Neiges (1870-1880) et du quartier des Squares (aménagé dans les années 1880) correspondent bien à ces exigences ; ils fixent d’ailleurs rapidement la population qu’ils sont censés attirer. Résultats de vastes opérations de lotissement organisées par les pouvoirs publics au cours desquelles les parcelles sont vendues à un prix relativement élevé et standardisé, ces quartiers génèrent une certaine homogénéité sociale, plus grande que dans les quartiers anciens.
32Autre caractéristique de ces beaux quartiers : ils sont presque entièrement consacrés à la fonction résidentielle. À l’inverse, ceci explique probablement l’absence des élites, nobiliaires entre autres, dans les quartiers commerçants et très fréquentés. Les articulations entre ces différents types d’espaces peuvent être fines. Ainsi, dans les années 1760, nobles, membres du Magistrat et commerces de luxe sont implantés dans la même partie de la ville (versant est) mais, au sein de celle-ci, se dégagent des quartiers plus spécifiques : les commerces de luxe le long du Steenweg, vieil axe commerçant de la ville, et la noblesse dans le quartier du Sablon et autour du palais royal (Bruneel, 2002). Très généralement, l’animation liée au commerce, le passage, les chalands éventuellement pauvres… sont perçus comme autant d’externalités négatives, susceptibles de menacer la quiétude du quartier ou ses valeurs foncières. Les nouveaux beaux quartiers ne sont toutefois pas dépourvus d’équipements qui en renforcent le caractère élitaire. Au XVIIIe siècle, il s’agit surtout du palais, des établissements ecclésiastiques (églises/couvents) et des théâtres ; au XIXe siècle, il peut s’agir d’établissements scolaires ou d’institutions scientifiques.
33À côté du cas de figure de la création d’un quartier neuf, un quartier ancien peut-il redevenir élitaire par réinvestissement des élites ? Les débats contemporains sur la gentrification des centres-villes sont souvent sous-tendus par une telle affirmation. Notre analyse du cas bruxellois démontre clairement, au contraire, l’absence de retour des élites traditionnelles en centre-ville. Aucun renversement de la tendance historique au déplacement de la noblesse bruxelloise vers les périphéries n’est à relever : celle-ci privilégie toujours aujourd’hui des quartiers excentrés, dans le sud et l’est de la ville. Seul l’élargissement du recrutement des élites communales fait émerger certains quartiers du bas de la ville, jusque-là délaissés. Il ne s’agit toutefois pas à proprement parler d’une conquête spatiale d’un groupe élitaire, mais plutôt de la traduction territoriale d’une diversification de la composition du conseil communal.
34Pourtant, il faut reconnaître qu’à Bruxelles, comme dans la plupart des villes occidentales, des mécanismes de gentrification sont à l’œuvre dans les quartiers centraux. Leurs protagonistes sont de deux types, à savoir, d’une part de nouvelles élites internationales (cadres expatriés de l’Union européenne ou de multinationales, citoyens français fortunés cherchant à échapper à l’impôt sur la fortune, etc.) et d’autre part des ménages souvent jeunes à haut capital culturel et issus des classes moyennes. L’investissement de ces derniers dans le tissu urbain central ne donne pas lieu à de brutales reconfigurations des quartiers populaires en espaces homogènes de prestige pareils aux quartiers élitaires établis de longue date ; il s’agit de quartiers « branchés » plutôt chics. Cette nuance n’empêche cependant nullement la marginalisation des classes populaires dans les espaces réinvestis et l’éviction de ménages économiquement fragiles hors de ces quartiers (Van Criekingen, Decroly, 2003). En ce qui concerne les élites internationales, en revanche, il est apparent que certaines modalités de leur insertion résidentielle reproduisent le schéma de constitution d’espaces élitaires neufs tels que décrits plus haut. Certes, la plupart des ménages expatriés à haut pouvoir d’achat privilégient les beaux quartiers bruxellois, dans le quadrant sud-est de la ville. Pour eux, la barrière des coûts immobiliers dans les beaux quartiers bruxellois est facilement franchissable, vu des niveaux de revenus bien supérieurs à la moyenne bruxelloise. Cependant, ces dernières années, de nouveaux espaces résidentiels élitaires se sont constitués dans le centre historique de la ville, souvent par la construction de clos offrant de nouveaux logements de prestige. Ces nouveaux ensembles résidentiels, très chers et souvent conçus pour fonctionner en autarcie par rapport aux quartiers (plus populaires) environnants (par exemple : sécurisation des accès, espaces communs privatifs), sont mis sur le marché avec une attention très spécifique portée à la clientèle internationale à hauts revenus (la publicité est faite en anglais). La différence entre les quartiers élitaires neufs des XVIIIe et XIXe siècle et les espaces élitaires du XXIe siècle logés dans le tissu ancien transformé se mesure donc davantage à leur taille (ensembles urbains versus clos ou îlots résidentiels refermés sur eux-mêmes) qu’à leurs modes d’organisation et leurs caractéristiques distinctives.
35Un dernier cas de figure de constitution de quartier élitaire peut être envisagé : la transformation d’un quartier ancien en un quartier élitaire par ascension sociale de ses habitants. Ainsi s’explique, au XVIIIe siècle, la localisation de membres d’une aristocratie récente dans les quartiers à flanc de coteaux. La présence significative des conseillers communaux issus de l’immigration extra-européenne et de gentrifieurs dans les quartiers centraux peut-elle être considérée comme les prémices de formation de quartiers élitaires ? Ou s’agit-il juste de la traduction de l’élargissement de la base sociale du recrutement des édiles locaux ? On touche ici aux limites de notre approche des élites à travers le cas des représentants du conseil communal dont le caractère élitaire est considérablement moins marqué qu’aux périodes précédentes.
36Le plus généralement, un espace perpétue son caractère élitaire par les mécanismes de la rente foncière, qui le rendent inaccessible à tous les groupes trop peu dotés en capital économique. Ce jeu de la rente foncière peut être amplifié par des dispositifs ou des normes d’aménagement du territoire, comme ce fut le cas lors de la constitution des ensembles néo-classiques à Bruxelles à la fin du XVIIIe siècle. Par ailleurs, l’entretien qualitatif des espaces publics (rues et places, mobilier urbain, espaces verts…) dans les quartiers élitaires contribue à la perpétuation des hauts niveaux de valeur foncière de leur parc résidentiel. De même, les interventions sur les espaces publics constituent un axe important des politiques contemporaines de rénovation urbaine visant à réimplanter des groupes élitaires dans les quartiers centraux ou préalablement désinvestis. Par la réhabilitation des voiries, de squares, ou d’espaces verts, les pouvoirs publics ouvrent de nouvelles opportunités d’extraction de rentes foncières qu’investisseurs ou propriétaires peuvent saisir. Enfin, l’entre-soi est aussi un élément important du maintien d’un quartier élitaire, exprimé dans la présence d’une série d’infrastructures tels que des centres culturels/de loisirs, des écoles prisées, des senioreries de haut standing, etc.
37Si un quartier peut rester élitaire, il peut aussi perdre ce caractère. Les quartiers neufs conçus pour les plus nantis qui ont été évoqués plus haut ne rencontrent pas toujours le succès escompté, ou pas de façon durable. De ce point de vue, leur positionnement par rapport aux structures spatiales héritées est essentiel ; il peut être un atout, tel la hauteur (ville haute/ville basse) par exemple, ou au contraire se révéler médiocre (proximité d’axes de passage, densité ou hétérogénéité des quartiers environnants…). Le positionnement par rapport au noyau ancien est également déterminant, le centre étant progressivement délaissé par les élites traditionnelles qui lui préfèrent la périphérie… mais ces deux notions (centre/périphérie) évoluent fortement au cours de la période étudiée, le centre étant successivement l’espace situé dans les limites de la première puis de la seconde enceinte médiévale. La « quête de la périphérie », favorisée par la construction d’axes radiaux de circulation et par l’évolution des moyens de transport, a facilité l’éloignement progressif des classes sociales aisées du centre et l’abandon de ses anciens quartiers de prédilection.
38L’incapacité à faire correspondre les espaces élitaires à de nouveaux usages ou aspirations peut également contribuer à leur abandon progressif. La taille ou l’obsolescence des logements, l’absence d’équipements « modernes », la difficulté de faire entretenir certains espaces publics, la transformation de l’environnement proche (par le trafic, ou la proximité des classes populaires…) sont autant d’éléments qui conduisent parfois à l’exode des élites vers de nouveaux quartiers. C’est plus vrai encore lorsque les habitants, même aisés, doivent faire face à la pression sur le foncier de la part d’acteurs plus puissants qu’eux, en l’occurrence le commerce ou la promotion immobilière de bureau. Le cas de l’abandon de la rue Neuve, au milieu du XIXe siècle doit être mis en relation avec sa transformation en axe de passage majeur entre les deux gares de Bruxelles (l’une au sud, l’autre au nord de la ville). Cette rue conçue comme habitat pour familles bourgeoises au XVIIe siècle sera alors l’objet d’un investissement spectaculaire par le commerce (rénovation de vitrines, installation de nouveaux commerces). Le cas du quartier Léopold, devenu quartier des institutions de l’Union européenne et des activités de bureaux liées (avocats, lobbyistes, diplomates…), dans la seconde moitié du XXe siècle, est également exemplaire à cet égard.
CONCLUSION
39Plusieurs éléments peuvent être soulignés à l’issue de cette étude. Le choix de la longue durée nous permet en premier lieu d’insister sur l’importance de la recomposition des quartiers élitaires au sein de l’espace urbain et au cours du temps. Pour le dire autrement, les quartiers élitaires de la fin du XVIIIe siècle ne sont plus aujourd’hui « ce qu’ils étaient ». Certes, les grandes orientations des quartiers de la noblesse et des classes sociales aisées demeurent semblables (au sud et à l’est à travers l’expansion historique de la ville), mais leur localisation précise varie nettement au cours du temps et l’abandon de certains quartiers élitaires est une réalité à Bruxelles. Cette recomposition incessante des espaces est encore plus lisible à travers l’analyse diachronique de la résidence des élus communaux. Notre étude s’oppose dès lors résolument à une lecture trop « fixiste » de la structure sociale des espaces urbains telle qu’elle a parfois été pratiquée (Pelletier, 1982).
40Comme nous avons tenté de le montrer au fil de notre analyse, on trouve également en toile de fond de notre interprétation le rôle décisif des pouvoirs publics dans la mise en place des conditions du déploiement de nouveaux espaces élitaires et du réinvestissement de quartiers anciens. L’action des pouvoirs publics est bien sûr infléchie ou influencée par les logiques privées (disponibilités foncières, intérêts des élites financières…) mais elle reste déterminante dans la façon dont se transforment les espaces réservés à certaines catégories sociales.
Notes de bas de page
1 Cf. Le guide fidèle contenant la description de la ville de Bruxelles (1996), Archives générales du Royaume, Bruxelles, reprint de l’édition de 1768.
2 Cf. Mehauden A. et Vanwelkenhuyzen M., La Ville de Bruxelles. Ses habitants, leurs métiers et leurs adresses vers 1767, Bruxelles, 1998.
3 Sur ces définitions, voir Janssens, 1998, p. 253-290.
Auteurs
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