Quand droits des pêcheurs et frontières marines interfèrent
Enjeux et conflits dans le golfe normand-breton
p. 87-113
Texte intégral
1En 1204, le roi de France Philippe Auguste annexe le duché de Normandie à l’exception des îles anglo-normandes. Situées à proximité des côtes du Cotentin, elles font alors l’objet de l’attention du roi anglais Jean Sans Terre, qui accorde presque aussitôt privilèges et exemptions aux seigneurs y possédant des terres. Mises à part quelques vaines tentatives françaises, la souveraineté de la Couronne britannique sur les îles ne sera jamais vraiment remise en cause. Cette anecdote géopolitique se traduit, en vertu à la fois des conventions internationales sur le droit de la mer, des arbitrages et des accords bilatéraux, par une souveraineté anglaise sur environ 6 000 km2 dans une échancrure prononcée du littoral français (fig. 1). Nous verrons dans un premier temps de quelle façon se sont progressivement mises en place les délimitations territoriales de cet espace et leur délicate articulation avec la pêche, activité économique qui s’accommode particulièrement mal de l’imposition de frontières. L’adéquation entre frontière et zones de pêche, rendue nécessaire par la prise en compte des droits historiques des pêcheurs, sera ensuite illustrée par l’évocation des rapports de force au sein du Comité Consultatif Conjoint de la Baie de Granville, instance transfrontalière de gestion halieutique mise en place dans le cadre des accords de juillet 20001.
HISTORIQUE DE L’APPROPRIATION DE LA MER DANS LE GOLFE NORMAND-BRETON
Les accords de 1839
2Une cohabitation plus ou moins tendue, très sensible aux évènements liés à la rivalité franco-anglaise, caractérise les relations entre les îles et le littoral français voisin jusqu’en 1815, année qui marque la fin définitive des conflits entre les deux puissances. Cette ère nouvelle commence cependant par une querelle entre Français et Jersiais, connue localement sous le nom de « guerre des huîtres ». Sous la Restauration, des navires basés à Jersey avaient en effet pris l’habitude de venir draguer à proximité immédiate du littoral granvillais y compris pendant les périodes de fermeture de la pêche destinées à favoriser une bonne reproduction de l’espèce (La Morandière, 1986). Cette attitude, très mal ressentie sur le continent, provoque une multiplication d’incidents (abordages, arraisonnements, expéditions punitives) qui rend urgente la mise en œuvre d’un partage clair de l’espace marin. Signés en 1839 et mis en pratique en 1843, les accords dits « de la baie de Granville » définissent trois zones (fig. 2).
3Autour de Jersey, une bande de trois milles de large est exclusivement réservée aux pêcheurs de l’île. Vers le continent, une ligne dite « A à K » est définie, le secteur situé entre cette ligne et la côte étant dévolu aux seuls pêcheurs français. La troisième zone, intermédiaire, reprend jusque dans sa terminologie officielle le principe énoncé dans le code Justinien de 529 de la « mer commune » (res communis) indifféremment ouverte aux pêcheurs français et jersiais.
L’attribution des Minquiers et des Ecrehou au bailliage de Jersey
4Pendant un siècle, ces dispositions donnent satisfaction aux deux parties. Cependant, s’est progressivement révélée la question de la souveraineté sur les Minquiers et des Ecrehou, deux plateaux rocheux situés respectivement à douze milles au sud et à cinq milles au nord-est de Jersey. C’est un enjeu qui n’agite pas de la même façon les deux parties concernées. Les Jersiais considèrent qu’il s’agit de défenses avancées de leur île et, qu’à ce titre, la souveraineté de la Couronne est incontestable. Du côté français, la volonté politique de faire valoir des droits est moins affirmée et, par sa variabilité, elle se distingue nettement de la continuité de l’activisme anglo-normand. Ce différentiel, entre du côté insulaire une volonté politique forte et du côté français une perception incertaine des enjeux géopolitiques et halieutiques locaux, caractérise la situation préalable à la phase décisionnelle qui intervient au milieu du XXe siècle.
5En 1949, les Britanniques proposent des négociations sur les droits de pêche devant être menées à bien avant que n’intervienne la décision sur la souveraineté par la Cour Internationale de Justice de La Haye, instance sollicitée dans la mesure où un accord bilatéral s’avère impossible. Les deux pays signent un accord en 1951 selon lequel les droits de pêche du perdant seront sauvegardés aux Minquiers et aux Ecrehou. Deux ans plus tard, le tribunal tranche en faveur du Royaume-Uni (Roche, 1959). La France paie à ses portes même sa pusillanimité, caractère pérenne d’une évolution historique mettant finalement peu de choses à la disposition des avocats de sa cause. Ce jugement constitue un préalable à la délimitation des espaces marins entre le bailliage de Jersey et la France. Après les îles elles-mêmes, dont le sort est définitivement scellé en 1204, les droits de pêche codifiés en 1839 et l’avenant territorial que représente la décision prise à La Haye, c’est sur le terrain du plateau continental et de la mer territoriale que se déplacent les questions diplomatiques.
La délimitation du plateau continental entre la France et le Royaume-Uni
6La suite des négociations entre la France le Royaume-Uni s’inscrit dans un contexte global qui, dès la fin de la Seconde guerre mondiale, se caractérise par une accélération de la codification internationale concernant l’appropriation de l’espace marin. Les conventions de Genève en 1958 et de Londres en 1964 valident l’aspiration des États à revendiquer leur part de plateau continental. Entre la France et le Royaume-Uni, cette question est réglée à la suite d’une décision prise par un tribunal arbitral2 en 1977. Deux points sont à distinguer sur ce dossier à propos des îles anglo-normandes (Labrecque, 1998). Le premier tient à la question de savoir si leur présence à proximité des côtes françaises est de nature à influer sur le partage du plateau continental au milieu de la mer de la Manche. Le Royaume-Uni est pour cette solution qui lui permettrait de bénéficier d’une continuité de souveraineté des côtes du sud de l’Angleterre jusqu’aux îles anglo-normandes. De son côté, la France, au moment de sa signature de la convention de 1958, avait émis des réserves quant aux effets induits par les îles, en exprimant le souhait que leur présence n’influe pas sur la médiane entre les deux pays. Le second point concerne le plateau continental accordé aux îles. La France plaide pour une extension restreinte à six milles de leurs côtes. La décision arbitrale lui donne raison pour le premier point. Mais en revanche elle attribue aux îles anglo-normandes une largeur de plateau continental pouvant s’étendre jusqu’à douze milles3. Par ailleurs, si le tribunal s’est déclaré compétent pour statuer sur les frontières marines au nord et à l’ouest de Guernesey, il laisse aux parties concernées le soin de se mettre d’accord quant aux limites internationales autour de Jersey. Il faudra vingt-trois ans pour que les voisins parviennent à cet objectif.
Les accords de juillet 2000
« A long and winding road »
(Jersey Evening Post, 22 juin 2000)
7Après treize années de négociations, un traité est finalement signé à Saint-Hélier le 4 juillet 2000 (fig. 3). Le principe d’un lien entre les deux axes de négociations – l’un concernant la frontière, l’autre la gestion de la pêche – a été admis par la France et le Royaume-Uni. Le premier n’a pas posé de problèmes particuliers, dans la mesure où le traité ne faisait qu’entériner sans modification un échange de notes effectué dès 1992. Alors qu’un manque d’empressement à s’engager dans ce dossier semble caractériser l’attitude française4, cette finalisation conduit pour Jersey à l’achèvement de la définition de ses limites territoriales et pour la France à la définition d’une frontière métropolitaine non encore tracée à ce jour5. Mais l’essentiel des négociations a eu pour objet l’évolution de la fréquentation des zones de pêche.
8Là encore, la motivation n’était pas la même. La pêche est une activité qui pèse lourd dans l’économie du littoral proche des îles anglo-normandes. Ainsi, le port de Granville se situe, au cours des premières années du XXe siècle au 4e ou 5e rang des ports français en tonnage. Plusieurs centaines de navires basés en Bretagne Nord et sur les côtes du Cotentin fréquentent plus ou moins régulièrement les parages des îles. Du côté anglo-normand, c’est plutôt la reconnaissance de la souveraineté et de l’intégrité territoriale qui prévaut par rapport aux enjeux liés à une activité qui ne mobilise que quelques dizaines de petites unités et qui pèse très peu dans des économies dominées par le secteur financier. Les Français se seraient donc satisfaits d’une simple fermeture de la baie au nord, au sud et à l’ouest, pour compléter les accords de 1839. Mais à Jersey on s’accommodait de moins en moins d’une intrusion indifférenciée de pêcheurs étrangers dans la bande des trois-six milles vers ces trois directions. Pour parvenir à leurs fins, les autorités du bailliage ont d’abord dû convaincre celles du Royaume-Uni du bienfondé d’engager des négociations avec la France. Cette démarche initie un jeu de relations complexes qui associe le bailli, le lieutenant-gouverneur, représentant de la reine à Saint-Hélier, le Home Office, équivalent britannique du ministère de l’Intérieur et le Foreign Office. Le chef des négociateurs jersiais a par la suite tout de même tenu à préciser que sa présence n’était pas allée de soi, mais que la connaissance des dossiers avait fini par prévaloir sur la bienséance protocolaire en matière d’engagement direct dans les discussions6.
9Du côté français, ces négociations sont conduites par des hauts fonctionnaires du Quai d’Orsay et de la Direction des Pêches Maritimes (DPM). Les pêcheurs sont plus ou moins impliqués sous forme de concertations intervenant entre les réunions avec le Royaume-Uni et Jersey. Trois grands principes se dégagent d’un accord qui conclut des discussions «rock by rock », selon l’expression du chef de file des négociateurs jersiais :
101) Il s’agit d’abord de la réaffirmation de la déconnexion entre les eaux territoriales et la définition des zones de pêche. C’est la revendication majeure des pêcheurs continentaux, qui s’explique par le poids économique de leur fréquentation des parages anglo-normands.
112) L’exclusivité aux riverains est le second élément à relever. Seuls les navires jersiais d’une part et français de Diélette à Paimpol d’autre part ont accès à la baie de Granville. Ce principe, qui revient à fermer la mer à tout autre intervenant en matière de pêche professionnelle, admet cependant deux types d’exception. Le premier s’applique à des navires français dont le port d’immatriculation est situé au-delà du secteur d’appartenance mais qui peuvent justifier d’une activité dans la zone au cours des années 1997-1998. Le second concerne 30 navires de Guernesey autorisés à pêcher en baie de Granville, mais seulement dans sa partie jersiaise. La limitation en nombre et le cantonnement à une partie seulement constituent deux restrictions qui ont provoqué une très forte frustration du côté de Guernesey, dont les pêcheurs revendiquent des accès aux secteurs nord (hors baie de Granville, dans les eaux territoriales françaises) et est des Roches Douvres7 (dans la partie française de la baie de Granville).
123) Le troisième principe est celui de la réciprocité des concessions. Ainsi, les pêcheurs français voient leur accès à la bande de trois à six milles de Jersey désormais soumis à un encadrement (A, B, C, D et D1). Réciproquement, deux secteurs dans les eaux territoriales françaises (E et F) sont ouverts aux pêcheurs jersiais dans la limite respective de cinq et deux navires. Au-delà de cette apparente simplicité, les modalités envisagées, prenant en compte les pratiques historiques, présentent un caractère complexe. Ainsi l’accès à la zone des Paternosters (A) est-il autorisé à huit navires immatriculés entre Diélette et Agon-Coutainville selon le principe du viager, c’est-à-dire qu’à la cessation d’activité de l’un de ces navires dûment enregistrés, il ne sera pas possible de le remplacer par un autre. Cette clause ne vaut pas pour le secteur voisin des Dirouilles (B) où l’accès des 27 bateaux normands est défini par des critères de taille. L’autorisation de travailler dans la zone C est soumise à un autre type de restriction, à savoir la non simultanéité de la présence des bateaux listés. Les limitations d’accès pour les navires français tiennent à plusieurs critères qui se cumulent parfois selon les zones. Ainsi, la zone D est ouverte à six navires immatriculés à Saint-Malo, dont la longueur n’excède pas quinze mètres, dont la puissance du moteur ne dépasse pas 450 CV, pendant la période du 15 octobre au 31 mai, aux seules fins de pratiquer la pêche au filet fixe. Pas moins de six critères restrictifs (le nombre, le port d’immatriculation, la longueur, la puissance, la date et le métier pratiqué) sont donc ici mis en œuvre. Cette accumulation n’est pas systématique puisque par exemple, l’accès au secteur E est autorisé à cinq navires jersiais à tout moment et pour tout type de pêche.
13Le traité est complété par une série d’échanges de notes où sont notamment abordées les modalités de délivrance des permis d’accès, de contrôle et de mise en place d’un comité conjoint de gestion. La teneur générale des réactions officielles est du registre de la satisfaction. Le fait que, contrairement à Guernesey, Jersey était, en raison de son implication dans les accords de 1839, exclu des dispositions de la convention de Londres de 1964 permettant l’extension des zones exclusives de pêche de trois à douze milles, était sur l’île une source d’inquiétude quant à l’éventualité d’un accroissement important de l’effort de pêche étranger à proximité immédiate de son littoral8. Le commentaire exprimé par le sénateur Pierre Horsfall reflète assez bien le sentiment des insulaires lorsqu’il dévoile en ces termes pourquoi il fallait surmonter les réticences françaises à négocier :
« From the French point of view there was little incentive to negotiate a new treaty. They could do what they liked. After all, what had we to give them ? Virtually nothing9. »
14Il fallait donc réussir à négocier sans rien avoir à offrir, sinon tout de même la reconnaissance des principes de 1839 réactualisés à la lumière des changements de différente nature intervenus depuis cette date extrêmement lointaine en matière de codification juridique de la mer. Les Français ont donc obtenu l’essentiel, c’est-à-dire le principe de la pérennité de la fréquentation des pêcheurs riverains dans une bonne partie des eaux territoriales d’un pays étranger. C’est ce que ne manquent pas de souligner du côté français aussi bien les hauts fonctionnaires parties prenantes des négociations que les hommes politiques, qu’ils soient nationaux (dans le contexte des débats et rapports parlementaires consacrés à cette question diplomatique) ou locaux (et à ce titre au fait de la portée des enjeux socio-économiques). Les seuls bémols viennent des professionnels eux-mêmes. L’abandon de la référence explicite à la mer commune est largement regretté. Il semblait cependant inévitable dans la mesure où elle aurait contredit le processus de territorialisation qui avait abouti ici à la reconnaissance officielle d’une frontière entre la France et le Royaume-Uni. D’un point de vue moins symbolique, un certain nombre de pêcheurs (notamment du côté de Granville) estiment que la France a abandonné trop facilement des droits sur la bande des trois à six milles de Jersey. De jure, les accès à une zone définie comme accessible par les accords de 1839 et 1951, sont désormais soumis à un encadrement, ce que les pêcheurs concernés ne peuvent que considérer comme un recul.
15Le caractère innovant de ces accords, ratifiés par les deux parties au 1er janvier 2004, est à relever. Ils constituent même très probablement un précédent (Dobelle, 2001)10 en définissant un espace marin d’un type inédit, ayant intégré dans ses dimensions spatiales et temporelles à la fois les incidences juridiques de la volonté acquisitive des États et la permanence coutumière. Il s’agit donc d’une relative soumission du fait frontalier à d’autres facteurs qui, dans une certaine mesure, le subvertissent. Le Comité Consultatif Conjoint de la Baie de Granville (CCCBG) constitue l’instrument paritaire du dépassement de cette contradiction.
LE COMITÉ CONSULTATIF CONJOINT DE GESTION DE LA BAIE DE GRANVILLE : UN EXEMPLE PIONNIER DE GESTION HALIEUTIQUE TRANSFRONTALIÈRE11
L’organisation interne du comité
16Le CCCBG a pour fonction d’assurer la conservation – définie comme l’utilisation rationnelle et le maintien ou la reconstitution des espèces à des niveaux qui assurent en permanence un rendement maximal – et la gestion efficace des ressources halieutiques du secteur régi par l’accord. Instance transfrontalière dans laquelle interviennent deux États, le CCCBG a cependant une structure tripartite de représentation des professionnels de la pêche du fait d’une partition régionale de la partie française - les autres composantes, administrative et scientifique, n’étant pas formellement concernées par cette partition, même si dans les faits on la retrouve dans la composition de leurs délégations (fig. 4).
17La dualité régionale du côté français s’explique par l’importance de cet échelon dans une organisation professionnelle qui se définit de façon pyramidale par un comité national, des comités régionaux et des comités locaux. Deux comités régionaux riverains, dits Comité Régional des Pêches Maritimes et des Élevages Marins (CRPMEM) de Bretagne et de Basse-Normandie, sont donc concernés par la baie de Granville. À l’échelon inférieur sont représentés dans la composante professionnelle les comités locaux de Paimpol, Saint-Brieuc et Saint-Malo pour la Bretagne, de l’Ouest Cotentin et de Cherbourg pour la Basse-Normandie.
18Une commission administrative se réunit après chaque session du CCCBG. Dans une composition restreinte aux représentants des administrations et aux conseillers scientifiques, elle examine les résultats des enquêtes scientifiques, reçoit les rapports, observations et recommandations du comité. Elle est également attentive à l’évolution « des règlements de pêche dans le secteur » puisqu’il ne faut pas oublier qu’en ce qui concerne la réglementation sur les différentes espèces exploitées, les ressortissants de la baie de Granville sont a minima assujettis aux règlements européens. En fonction de ces éléments d’appréciation, la commission décide de la mise en œuvre ou non des recommandations du CCCBG. Elle en organise les conditions en fixant l’effort de pêche par différentes dispositions comme le niveau des prises pour chaque espèce, le type et le nombre des engins de pêche pouvant être utilisés, le nombre de permis d’accès délivrés et les périodes de l’année au cours desquelles la pêche de telle ou telle espèce est permise.
19Les réunions trisannuelles du Comité se tiennent alternativement à Jersey, en Basse-Normandie et en Bretagne. Outre le président, membre de droit, trois autres délégués, désignés parmi les pêcheurs, sont mandatés par chaque comité régional. La composante professionnelle est complétée par le ou la secrétaire général (e) des CRPMEM. Du côté de l’administration française, trois niveaux sont également représentés. Il s’agit de la Direction des Pêches Maritimes, des directions régionales (Bretagne et Basse-Normandie) et départementales des Affaires maritimes (Côtes d’Armor, Ille-et-Vilaine pour la Bretagne, Manche pour la Basse-Normandie). Pour compléter le tableau côté français, la troisième composante est constituée des scientifiques de l’Institut Français pour la Recherche et l’Exploitation de la Mer (IFREMER). Organisme public à caractère industriel et commercial, l’IFREMER est placé sous la tutelle conjointe des ministères chargés de la Recherche, de l’Agriculture et de la Pêche, de l’Équipement, des Transports et du Logement, et de l’Environnement. La représentation jersiaise est dans sa composition plus compacte. Elle est constituée d’une part des professionnels de la pêche regroupés au sein de la Jersey Fisheries Association (JFA) avec à leur tête le président accompagné de trois pêcheurs, et d’autre part de membres de l’administration des États de Jersey, plus précisément du Department of Fisheries and Agriculture (DFA), qui présentent chacun une dominante de compétence dans les domaines scientifique, administratif ou de l’inspection.
Le CCCBG, lieu de rencontres de différentes logiques
20Autour de la table, des logiques, portées par les représentants des instances siégeant conformément aux termes de l’accord, se confrontent et, selon les dossiers, s’affrontent, campent sur leurs positions, se mettent d’accord à l’unanimité ou se plient à un compromis. À la lumière de l’observation que nous avons menée au cours des six dernières années, nous avons identifié deux grands types de logiques, les unes touchant à l’appartenance à une entité géopolitique – un pays, une région, un port - et les autres à l’appartenance à une institution ou organisation professionnelle.
Les logiques de l’appartenance à une entité géopolitique
21Plusieurs niveaux sont ici à distinguer. Le premier touche au caractère fondamental du CCCBG, instance issue d’un traité international, à l’intérieur de laquelle des citoyens de deux pays sont appelés à gérer un espace halieutique transfrontalier. Même si le contentieux est moins lourd qu’avec Guernesey, et s’il convient de ne pas sacrifier à la facilité de la référence complaisante à un vocabulaire guerrier pour rendre compte de tels ou tels incidents passés12, on peut tout de même se souvenir que la méfiance était la règle avant la signature du traité. Cependant, ces antécédents n’ont pas compromis les relations correctes voire cordiales qui se sont progressivement nouées au fur et à mesure de l’institutionnalisation des réunions trisannuelles dans le cadre du traité. La convivialité, notamment lors des réunions qui se tiennent sur deux jours et laissent donc la possibilité au cours de la soirée de reparler de sujets sensibles hors du cadre formel de l’assemblée, représente de l’avis général un facteur non négligeable dans l’avancée de certains dossiers. Car on peut considérer le CCCBG comme un lieu où doivent s’ajuster dans différents domaines des éléments a priori difficiles à concilier tenant à deux pays différents. Ainsi l’équation économie/souveraineté est très différente selon que l’on se place du point de vue de Jersey ou du continent. Les échanges transfrontaliers sont très déséquilibrés puisqu’environ 400 navires français contre 25 navires jersiais travaillent à un moment ou à un autre de l’année dans la baie de Granville13. De surcroît, le sens aigu du quant-à-soi que l’on prête souvent aux sociétés insulaires peut parfois souffrir – et ce fait est régulièrement évoqué par certains responsables jersiais – de la présence de chalutiers français venant par exemple travailler dans le sud-est de l’île à une distance de trois milles certes validée par le traité, mais perçue comme intrusive. Dans le même secteur, la pêche à pied, phénomène culturel majeur dans cette région du littoral français, conduit un certain nombre d’amateurs français à venir s’y adonner et à débarquer sur le territoire de l’île sans bien entendu passer par les services d’immigration, transgression qui heurte la logique administrative des autorités insulaires.
22Mais le CCCBG a également et surtout à faire correspondre deux systèmes politiques, législatifs, juridiques très différents. Nous avons déjà évoqué le va-etvient institutionnel entre les États de Jersey, le Cabinet de la reine, le Home Affairs et le Foreign Office pour toutes les décisions qui touchent aux relations internationales du bailliage. Des juristes sont régulièrement sollicités pour vérifier la constitutionnalité de la mise en œuvre de telle ou telle recommandation du CCCBG. Par ailleurs, des différences existent quand à la compétence sur les réglementations. Alors qu’à Jersey elles sont toujours du ressort de l’administration, elles peuvent en France être déléguées aux professionnels. La différence de législation et de culture halieutique a pu par ailleurs donner lieu à des divergences, comme dans le cas de la pêche à la coquille Saint-Jacques, fermée en France de juin à octobre, période au cours de laquelle on peut continuer à pêcher à Jersey, ce qui, selon les Français, n’est pas sans poser de problèmes du fait des possibilités de fraude.
23Le deuxième échelon où s’exerce une logique d’appartenance tient à la dualité régionale du côté français. On connaît la rivalité entre Bretons et Normands qui, depuis plus d’un millénaire, a mué du conflit armé en prétexte à la plaisanterie régionaliste. Elle se décline ici à travers des dissensions qu’il ne faut pas exagérer mais qui constituent cependant l’un des éléments les plus identifiables de l’âpreté qui peut parfois caractériser les débats. Circonscrites au niveau des pêcheurs eux-mêmes, elles peuvent être provoquées par des différences touchant à l’organisation professionnelle de la filière halieutique française. Celle-ci se caractérise, comme on vient de l’évoquer, par une certaine autonomie régionale en matière de législation. Les exemples sont nombreux de différences concernant la taille, les heures d’ouverture d’une pêcherie, le type d’engin utilisé pour la capture de telle ou telle espèce. Certains décalages ou divergences ne prêtent pas à polémique, d’autres au contraire font l’objet de débats dont la vivacité met en évidence des lignes de fracture que la régularité des rencontres, dont l’objectif est d’œuvrer pour construire un espace marin commun, a tout de même tendance à atténuer. Les dissensions les plus importantes entre Bretons et Bas-Normands remontent à un dossier qui tient de la micro-géopolitique marine mais qui illustre bien le fait qu’à ce que l’on est enclin à considérer comme un tout (« les pêcheurs français ») correspond un ensemble de logiques qui tiennent notamment à l’appartenance administrative, à la pratique de tel ou tel métier voire à des habitudes commerciales liées au port d’attache. Ainsi, lors des réunions préalables à la signature de l’accord, les pêcheurs bretons ont stigmatisé les concessions faites aux Jersiais qu’ils considéraient comme accordées à leur détriment. En effet ceux-ci ont obtenu l’accès à la zone E située à l’est des plateaux rocheux des Roches Douvres et de Barnouic. Or, pour une raison qui tient à l’organisation administrative, il se trouve que le secteur des Roches Douvres se trouve dans l’aire de compétence réglementaire de la préfecture de Basse-Normandie, alors qu’il se situe beaucoup plus près des côtes bretonnes14 (fig. 8). Les Bretons sont donc les premiers concernés par des concessions qui selon eux ne coûtent rien aux Bas-Normands, alors que ceux-ci sont en mesure d’exercer une tutelle réglementaire plus ou moins bien perçue en Bretagne. Par ailleurs, l’autorisation donnée à deux navires de Jersey de venir pêcher dans la zone F dans les trois à six milles entre Saint-Malo et le cap Fréhel a déplu du côté de Saint-Malo. Symétriquement, l’exclusion de la zone D des chalutiers granvillais, alors que les fileyeurs malouins peuvent continuer à y travailler, a suscité des remous dans le port bas-normand.
24Ce jeu complexe à plusieurs bandes, qui pourrait encore se décliner aux échelons inférieurs entre et à l’intérieur des comités locaux, constitue l’une des clés pour comprendre comment s’organisent les débats et comment s’orientent les décisions. Une autre consiste à s’intéresser à une autre forme de logique, celle qui touche à l’appartenance institutionnelle.
Les logiques d’appartenance à une institution
25Là encore, la différence est perceptible entre l’homogénéité de la partie jersiaise et l’hétérogénéité structurelle de la partie française. Si du côté de Jersey, on donne l’impression qu’il n’y a aucune dissension concernant les différents dossiers parmi les membres de la délégation, ce n’est pas tout à fait le cas du côté français (fig. 5).
26Les pêcheurs peuvent avoir une position ouvertement récriminatoire par rapport à l’administration et aux scientifiques. L’administration française, en charge de l’application du maquis réglementaire, a une fonction de tutelle sur les professionnels. Cette situation conduit parfois à des reproches de mise à l’écart de la profession sur des questions techniques, portant par exemple sur l’élaboration des permis d’accès, ou à des impatiences quant à la lenteur des décisions, mécontentement qui peuvent dans certains cas transparaître nettement.
27Par ailleurs, les pêcheurs sont parfois enclins à mettre en doute les avis des scientifiques lorsqu’ils leur apparaissent comme des incitations à limiter les prises. Les chercheurs se défendent de prendre partie, en adoptant une position qui consiste à établir des constats basés sur des protocoles considérés comme il se doit comme rigoureux et à ne pas s’immiscer dans la phase décisionnelle. Cette posture est parfois mise à mal par les professionnels, qui évoquent à l’occasion le spectre du pêcheur dont l’activité pâtirait gravement de décisions prises en fonction d’avis scientifiques incomplets. On pourrait alors être tenté d’évoquer le clivage classique que l’on retrouve au sein de la Commission européenne entre les pays formant le « parti des pêcheurs » et ceux considérés comme le « parti des poissons ». Les scientifiques d’IFREMER réfutent quant à eux un amalgame qui pourrait les apparenter à des écologistes, catégorie sociopolitique d’ailleurs assez largement vilipendée par le milieu de la pêche. Ils tiennent à réaffirmer la position qu’ils estiment comme étant parfois brouillée dans les médias, à savoir que leur objectif n’est pas la sauvegarde du poisson mais la contribution à une meilleure pêche. L’approche de la réalité nécessite, comme pour toute activité sociale, de prendre en compte et de croiser l’ensemble des expériences individuelles et collectives que sont en l’occurrence les enjeux économiques pour les pêcheurs, les mandats pour leurs représentants, les missions de mise à disposition de connaissances pour les scientifiques et l’obligation de faire respecter les règlements pour les membres de l’administration. On peut, du point de vue de la forme, estimer que les logiques d’appartenance se manifestent d’une façon différente selon que les individus sont représentants de l’administration, de la communauté scientifique ou des pêcheurs. Chez ces derniers, la liberté de parole constitue par exemple un élément aisément observable.
28Les dissensions que nous venons d’évoquer tiennent à la confrontation de logiques d’appartenance qui s’expriment lors des réunions. L’objet de celles-ci est d’organiser la cohabitation dans un espace marin riche en ressources mais restreint, à partager entre plusieurs centaines de ressortissants de deux pays. Les conflits d’usage sont les conséquences inévitables de cette pression conjuguée sur l’espace, d’autant plus que celui-ci est à partager avec d’autres intervenants.
Les conflits d’usage
Les conflits d’usage entre pêcheurs
29À la diversité des ressources halieutiques correspond une diversité des techniques de pêche et des engins mobilisés. Ceux-ci se divisent entre deux grandes familles, les arts traînants et les arts dormants. Parmi les premiers, on trouve toute la série des chaluts, pélagiques et de fond, et les dragues qui ramassent la plupart des espèces de coquillages bivalves et notamment la coquille Saint-Jacques et la praire. Dans la famille des seconds, on retrouve les lignes et les filets ainsi que les casiers à bulots, à seiches et à crustacés - dont l’utilisation de modèles différents constitue l’un des sujets les plus sensibles des discussions ces dernières années. Les espèces ciblées par ces différents engins répondent chacune à des caractéristiques biologiques et à des habitudes saisonnières qui peuvent fluctuer d’une année sur l’autre pour une même espèce. Cette complexité tend à favoriser des problèmes de cohabitation entre les différents métiers. Le CCCBG représente alors un canal privilégié pour traiter de ce type de difficultés, non pas directement sur les problèmes précis, mais au moins sur des principes de procédure. S’il permet de contribuer efficacement à la résolution de problèmes concernant la cohabitation entre riverains de la baie de Granville, d’autres conflits d’usage, à propos desquels les marges de manœuvre peuvent être réduites, se font jour. Ils mettent en jeu des intervenants extérieurs à la filière.
Les conflits d’usage avec des intervenants extérieurs à la filière
30S’il n’y a pas d’exploitation d’hydrocarbures dans le golfe normand-breton, le domaine de l’énergie apporte sa contribution aux conflits d’usage à travers deux dossiers qui, l’un et l’autre, ont mobilisé ou mobilisent encore l’attention du CCCBG. Il s’agit d’une part de la présence de câbles alimentant Jersey et Guernesey en électricité au départ de la France, et d’autre part du projet finalement abandonné de ferme d’éoliennes en mer dans le même secteur (fig. 6).
31En 1986, un câble sous-marin avait été mis en place entre Surville, dans la commune de Saint-Rémy des Landes dans le Cotentin, et Archirondel, dans la paroisse de Saint-Martin à Jersey. Cette première opération avait été suivie en 2000 par la pose d’un second câble, conduisant électricité et fibre optique le long du premier. Excellente opération commerciale pour EDF15, ce lien avec le continent représente pour Jersey une bonne opportunité de diversifier ses approvisionnements. Mais en revanche il ne fait pas l’affaire des pêcheurs. Le premier câble, d’une longueur de 26 kilomètres, en principe enfoncé dans une tranchée16, génère tout de même une zone d’exclusion d’une vingtaine de kilomètres carrés dans un secteur très fréquenté par différents métiers de la pêche. C’est donc avec inquiétude que les pêcheurs jersiais ont appris incidemment vers la fin 2005 par la Jersey Electricity Company (JEC) qu’un second tracé était à l’étude, alors que du côté français rien n’avait été dévoilé. Un document de la JEC propose un tracé (entre Pirou et Saint-Hélier) et précise la puissance (90 kV). Selon un représentant des pêcheurs de Jersey, un important groupe financier anglo-normand regroupant des intérêts guernesiais et jersiais est à l’origine de ce projet destiné à compléter la fourniture d’électricité à Guernesey et à anticiper les l’augmentation des besoins insulaires.
32Le second conflit d’usage lié à une intrusion dans le périmètre de la baie de Granville a donné lieu à une opposition qui a très probablement été déterminante dans l’abandon du projet. Il s’agit de l’intention d’implanter un champ d’éoliennes en mer, dans un secteur situé dans les eaux françaises au sud de Carteret. Cette opération s’inscrivait dans le cadre de la directive européenne 2001/77/CE prévoyant l’obligation faite aux États membres de développer les énergies renouvelables à hauteur de 20 % du total de leur production d’électricité à l’horizon 2010. Il s’agit donc pour la France de diversifier entre autres par l’énergie éolienne et, à propos de celle-ci, d’élargir les profils d’installation, jusqu’ici cantonnés aux crêtes, à des implantations en mer supposées fournir un meilleur rendement. Le projet le plus avancé faisait état d’un parc de 20 à 30 éoliennes de 90 mètres de haut, d’une puissance de 3 à 4 MW avec un écartement d’environ 450 mètres entre chaque unité. L’opposition a été très large aussi bien du côté français que jersiais. Parmi les membres du CCCBG, les quelques avis plutôt favorables sont venus des scientifiques s’interrogeant sur les éventuels impacts positifs (par la création de récifs artificiels) ou neutres si l’implantation se faisait en zone de nourricerie. D’autres membres, qui n’étaient pas directement concernés par le lieu d’installation prévu, ont également regretté l’opposition au projet.
33Les pêcheurs, qui ne se déclarent pas opposés par principe à ce type d’énergie, se sont cependant positionnés unanimement contre une implantation qu’ils considèrent comme étant de nature à restreindre de façon importante leur activité17, déjà soumise ici à des interdictions en raison du passage du câble électrique sous-marin, qui plus est dans un secteur où il faut régler des problèmes de cohabitation entre métiers. Il faut dire que la façon dont le projet a été présenté ne pouvait que fortement leur déplaire. En effet, la plaquette de présentation visée par l’Agence gouvernementale De l’Environnement et de la Maîtrise de l’Énergie (ADEME) précisait qu’il n’y avait pas de pêche dans le secteur, ce qui constituait une manière pour le moins maladroite de rentrer en contact avec des personnes travaillant régulièrement dans ces parages. Il n’est donc pas surprenant que les arguments sur la nature écologique du projet n’aient pas suscité la moindre adhésion, ceci d’autant plus que parmi les trois projets en compétition l’un concernait le groupe Total accusé en l’occurrence « d’essayer de nous appâter. Ils nous rappellent à nos devoirs écolos. Les conflits d’usage arrivent dans les derniers critères au contraire du mieux disant financier. On veut restaurer son image de marque donc on pratique le dumping. » (Membre au CCCBG lors de la réunion des 11 et 12 mars 2004)
34Ce rejet quasi unanime, largement relayé et soutenu par les élus locaux et départementaux, est partagé à Jersey où l’on exprime notamment des craintes quant aux éventuelles incidences sur la circulation aérienne aux abords de l’aéroport très fréquenté de St. Peter. Finalement le projet a été abandonné au cours de l’année 2005 pour un autre, situé en Haute-Normandie, très probablement en raison de la fermeté et de la conjonction des oppositions.
Le processus d’aménagement juridique d’un espace marin réservé
35Établir des règles dans un secteur donné est une chose, définir exactement à qui elles doivent s’appliquer en est une autre, tout aussi complexe. L’enjeu consiste à faire de ce secteur transfrontalier, infime portion de l’océan global, espace à la fois continu et ouvert mais aussi soumis à la pression d’une part des États et d’autre part de groupes socio-économiques, une entité juridique exclusive. Il s’agit de se partager la mer entre voisins et de la fermer aux autres. Il y a différentes façons d’œuvrer pour réaliser cet objectif. La restriction du nombre de navires en est une, comme c’est le cas pour les zones à accès limité. La fixation de quotas peut également être envisagée. Les limitations dans le temps occupent aussi une place de choix dans les dispositions retenues. Cela passe pour certaines espèces par des dates d’ouverture et de fermeture au cours de l’année, et/ou des interdictions de pêcher la nuit, ou au cours du week-end. D’autres dispositions en la matière peuvent être encore plus contraignantes et imposer des temps de pêche parfois très limités comme c’est parfois le cas pour la coquille Saint-Jacques. Par ailleurs, la réglementation sur la taille minimale de capture s’applique à la quasi-totalité des espèces. Plusieurs voies sont possibles pour l’imposer. Parfois on agit sur les engins de pêche que l’on ajuste à la taille minimale désirée comme dans le cas des mailles des filets, ou de l’écartement des barres de drague, ou bien par le rejet en mer après mesure à bord pour des espèces qui supportent une capture comme les crustacés. Dans d’autres cas, ou en complément des points précédents, un autre type de réglementation sur les engins de pêche précise en amont les paramètres des navires. Cela peut concerner leur taille, leur puissance, et/ou le nombre des engins mis en pêche.
L’exclusion des acteurs exogènes
36Dès la phase de rédaction du traité, il semble avoir été envisagé avec la plus grande attention tout ce qui pourrait constituer un cheval de Troie juridique permettant l’accès de flottilles non désirées. Plusieurs acteurs extérieurs sont visés par cette stratégie. Le plus proche est Guernesey, le voisin à qui on ne parle plus pour les Français18, l’alter ego qui vous accuse de trahison pour Jersey. Dans l’échange de notes intitulé « Accès des pêcheurs de Guernesey » et attaché à l’accord de juillet 2000, la France récuse la reconnaissance de droits historiques des pêcheurs de Guernesey dans les eaux entourant les Roches Douvres, et assujettit cette prétention à un règlement global du lourd contentieux qui l’oppose au bailliage anglo-normand en matière de pêche. En l’absence avérée de dialogue, ceux-ci se voient donc refuser tout accès aux eaux françaises de la baie de Granville. Cette décision a été accueillie avec colère à Guernesey où l’on a des mots très durs pour le voisin anglo-normand à propos duquel on s’étonne par exemple en ces termes :
« Le plus incroyable est que c’est la France qui a exigé de Jersey, via le Foreign Office, de limiter l’accès à 30 bateaux. La dernière fois que nous avons reçu des ordres de la France, les Allemands étaient au pouvoir19. » (Dougal Lane, président de l’Association des pêcheurs de Guernesey.)
37À ce propos, il est difficile, quoiqu’on se défende à Guernesey de l’existence d’un quelconque lien avec l’accord de 2000 entre Jersey et la France20, de ne pas penser à des représailles à propos de la remise en cause de l’accès à ses eaux pour la plupart des navires jersiais concernés21.
38La querelle avec Guernesey est sérieuse. Mais elle ne nécessite pas un dispositif légal particulier. Tel n’est pas le cas d’autres intervenants éventuels qui pourraient profiter de failles dans la fermeture juridique de la baie de Granville. À ce sujet, le traité paraît cependant représenter une garantie, tout en préservant partiellement le principe universel des droits historiques. Une importante disposition consiste en effet à autoriser la délivrance de permis d’accès ou d’activité22 et de permis de pêche, non seulement « aux navires dont le port d’attache se trouve à Jersey ou sur la côte française entre Diélette et Paimpol », mais aussi à « d’autres navires pouvant justifier d’activités de pêche dans le Secteur au cours de la période de deux ans parvenue à expiration le 30 juin 199823 ».
39Cette clause, si elle ne rompt pas avec l’usage, introduit cependant un critère restrictif qui limite clairement le nombre d’ayants droits extérieurs. Elle représente donc la première pierre d’un édifice juridique destiné à protéger les ressortissants de la baie de Granville. Elle s’applique à différents types de navires. Certains, comme les caseyeurs du Nord Finistère venant travailler dans l’est des Roches Douvres sont bien acceptés. Il n’en est pas de même pour d’autres, comme les chalutiers à perches. Quelques grosses unités de ce type immatriculées à Jersey mais dont le port d’attache et de débarque est situé sur la côte sud de l’Angleterre, se sont déjà fait signifier par les autorités jersiaises au cours de l’année 2005 l’extinction de leur activité en baie de Granville dans la mesure où leur puissance allait désormais excéder la législation européenne adoptée par le CCCBG. Un durcissement de la législation peut ainsi conduire à l’exclusion des navires dont les paramètres ne peuvent plus leur permettre d’être en conformité avec les nouvelles dispositions réglementaires. Du côté français, des navires immatriculés à Cherbourg et en baie de Seine ont acquis des droits historiques. Mais, deuxième disposition gigogne, ces droits liés à l’antériorité sont assortis d’une clause dite de viager qui conduit à terme à leur extinction24. À ces dispositions juridiques tournées vers l’extérieur s’ajoutent d’autres destinées à donner une cohésion interne à la baie de Granville (fig. 7).
Le renforcement de la cohésion interne : une nécessité parfois difficile à mettre en œuvre
40Si les premières recueillent le consensus, les secondes donnent parfois lieu à des divergences qui perdurent. Il apparaît généralement plus facile de faire corps pour s’opposer aux intrusions que pour harmoniser les pratiques internes. C’est par exemple le cas pour l’importante et récurrente question de la définition d’un type de casier unique pour la pêche aux crustacés dans la baie de Granville (fig. 8). Il s’agit d’une question difficile à régler, pour laquelle on ne voit pas de compromis proche après plusieurs années de discussions. Les Jersiais utilisent, sauf sur le plateau des Minquiers où ils sont interdits, des casiers dits « pièges » ou « à parloir » jugés préjudiciables pour la ressource25. Du côté bas-normand, cet équipement n’est autorisé que dans les secteurs où les pêcheurs français sont susceptibles de côtoyer leurs collègues jersiais. Quant aux caseyeurs de Saint-Malo, leur position invariable consiste à dire que tant que les Jersiais l’utiliseront, il n’y a pas de raison que eux ne l’utilisent pas non plus. Cette question tourne régulièrement au dialogue de sourds, et ce, d’autant plus facilement qu’elle est mise dans la balance par les Bas-Normands qui freinent le processus réclamé à Jersey d’augmentation de la taille minimale de capture du homard.
41D’autres points font cependant l’objet de progrès significatifs. On peut ainsi penser à la mise en place, lente car assujettie à des contraintes inhérentes à chaque État, de modalités de contrôle réciproque. L’harmonisation de mesures techniques portant par exemple sur la taille minimale de certaines espèces ne pose pas non plus de problèmes particuliers. Mais cette tendance à l’homogénéisation se heurte à d’autres mécanismes de partition de l’espace marin qui contrarient la volonté locale de construire des entités marines autonomes. L’océan est divisé en rectangles qui servent de trame aux relevés statistiques. Le carroyage en question est positionné de telle façon que la baie de Granville se trouve concernée par quatre rectangles différents (fig. 9)26. Il est donc totalement exclu d’en faire une entité validée par une existence statistique propre, puisque ce souhait se heurte en la matière à la nécessité de se plier aux instruments de référence mis en place à l’échelon européen sous l’égide du Conseil International pour l’Exploration de la Mer (CIEM).
CONCLUSION
42Des chercheurs s’appliquent dans différents domaines à montrer les discontinuités d’un espace marin éloigné de l’image du « territoire du vide » (Corbin, 1990), espace sans lieu, sans marques ni autre traces que celles, éphémères, du sillage des navires. C’est le cas pour la géopolitique et le droit international, au sujet desquels une abondante littérature s’attache à ordonner, classer, commenter l’ensemble des décisions arbitrales ou les accords bilatéraux que la volonté acquisitive croissante des États depuis la Seconde Guerre mondiale a entraînés27. À l’avenir, les questions liées à d’appropriation de l’espace marin prendront d’ailleurs probablement une importance accrue comme en témoignent le nombre important de litiges non réglés et les situations conflictuelles que ne manqueront pas d’entraîner les possibilités offertes aux États côtiers d’étendre leur plateau continental28. Par ailleurs, les interrogations sur la pérennité des ressources halieutiques ainsi que la fuite en avant énergétique poussant à l’amélioration des techniques susceptibles de permettre une exploitation des gisements d’hydrocarbures offshore, constituent des incitations particulièrement puissantes à mieux connaître l’océan. La recherche, dynamisée par les possibilités offertes par l’augmentation exponentielle de la puissance de calcul des ordinateurs, est également active dans le domaine de l’hydrologie globale, montrant un océan structuré, disséqué par des courants de différentes natures eux-mêmes déterminés par des phénomènes naturels planétaires ou cosmiques avec lesquels ils interagissent.
43Pour notre part, nous avons, pour les infimes portions de l’océan global auxquelles nous nous sommes particulièrement intéressé (Fleury, 2004, 2006, 2008), esquissé une conception où la mer peut apparaître comme un espace sur, dans et sous lequel se côtoient, se superposent, se confrontent des intervenants porteurs d’intérêts et de logiques souvent contradictoires et productrices d’espaces. La mise en évidence des combinaisons spatio-temporelles de ces logiques sociales (juridiques, économiques, diplomatiques) conduit à considérer l’espace marin comme une mosaïque constituée d’éléments juxtaposés, imbriqués, voire superposés, de taille et de densité sociale extrêmement variables. Il n’est pas besoin de faire référence aux secteurs des latitudes australes les plus éloignés pour étayer ce point de vue. Le golfe normand-breton offre l’exemple d’une densité de rapports sociaux qui ne se détecte peut-être pas toujours à l’œil nu, mais qui est cependant attestée par une production réglementaire substantielle et la multiplicité des enjeux et acteurs impliqués. On est loin de retrouver cette densité dans d’autres secteurs qui lui sont pourtant proches. Ce travail a été très largement effectué en ce qui concerne le littoral, zone de contact terre-mer et interface en certains de ses points, qui présente des zones de fortes pressions sociales, des conflits d’usage, des parties délaissées. En ce qui concerne la mer, nous considérons qu’il y a là un chantier à peine ébauché et un champ de recherches prometteur.
Notes de bas de page
1 Cette étude se concentrera sur l’île de Jersey. En raison de son relatif éloignement des côtes françaises et de sa moindre implication dans ses relations avec le voisin continental, Guernesey n’apparaîtra ici que de façon ponctuelle.
2 Un tribunal arbitral peut être mis en place sous l’égide des Nations Unies, en référence à la Convention de La Haye (1907) sur le règlement pacifique des différends internationaux. Il se réunit et statue à la demande d’États n’ayant pu régler un différend territorial par la voie de la négociation bilatérale.
3 Ces distances ne s’appliquent que dans les cas où la distance entre les lignes de base des deux États est supérieure à 24 milles. Dans le cas contraire, c’est l’équidistance qui s’applique.
4 Dans un rapport présenté au Sénat le 21 février 2002 par le sénateur Jean-Guy Branger « au nom de la commission des Affaires étrangères, de la défense et des forces armées sur le projet de loi autorisant la ratification d’un accord entre la France et le Royaume-Uni relatif à l’établissement d’une ligne de délimitation maritime entre la France et Jersey », l’auteur convient que « la particularité du statut de Jersey […], ainsi que l’existence d’une limite de pêche déterminée en 1938 [sic] entre cette île et la France, se sont conjuguées pour différer une délimitation maritime dont ni la nécessité ni le tracé ne semblaient évidents. Le besoin pressant d’un accord de pêche entre les deux autorités a poussé à combler, au cours de la même négociation, ce vide juridique » (www.senat.fr).
5 Pour s’en tenir à la métropole, la France a encore quelques cas à régler. Il s’agit en Méditerranée de la frontière marine avec l’Italie et l’Espagne et dans l’Atlantique de la prolongation des segments déjà établis avec d’une part le Royaume-Uni et d’autre part l’Espagne (Labrecque, 1998). Mais le cas de Jersey a ceci de particulier que l’île est située au contact des côtes françaises.
6 Jersey Evening Post, 22 juin 2000.
7 Pour situer les plateaux rocheux des Roches Douvres et de Barnouic, voir figure 8.
8 Cf. Proposed establishment of a maritime boundary between France and Jersey and proposed agreement concerning fishing in the bay of Granville, Policy and Resources Committee, États de Jersey, 1999.
9 Jersey Evening Post, 22 juin 2000.
10 Cet auteur, qui était l’un des membres de la partie française, cite un cas proche, celui qui s’est conclu en 1999 par le maintien du régime traditionnel de fréquentation commune des zones de pêche entre l’Érythrée et le Yémen autour des îles Hanish, dans le sud de la mer Rouge.
11 Les développements qui concernent cette partie sont tirés de la prise de notes in extenso des travaux du Comité depuis sa création en 2000. Cette observation privilégiée a par ailleurs été enrichie par les très nombreux contacts noués, entretenus, développés de façon informels par l’auteur avec de nombreux acteurs des différentes catégories représentées.
12 Les titres de journaux empruntant un vocabulaire guerrier du type « Jersey pactise avec la France » (La Presse de la Manche, 25 mars 1999) ou « Les pêcheurs signent la paix à Jersey » (Ouest-France, 29 juin 2000) sont relativement fréquents.
13 Source : ministère de l’Agriculture (2001).
14 La présence des îles anglo-normandes conduit à repousser vers le sud la ligne de démarcation entre les compétences régionales de Basse-Normandie et de Bretagne qui part du fond de la baie du Mont Saint-Michel.
15 EDF ne souhaite pas divulguer le montant du KWh facturé à la Jersey Electricity Company. Des sources fiables nous permettent de l’estimer à trois fois celui pratiqué en France.
16 Il semble que l’enfouissement du câble n’ait pas été totalement mené à bien.
17 Le CRPMEM estimait à 30 km² la zone d’exclusion générée par les éoliennes.
18 La dernière décennie du XXe siècle a été marquée par une succession de conflits liés à la fermeture aux pêcheurs français de zones de pêche qui leur étaient traditionnellement accessibles. Quelques affaires, notamment celle de l’arraisonnement du chalutier La Confiance II par les autorités guernesiaises en août 1998 (Fleury, 2006), ont fortement contribué à entraîner la rupture persistante de toute discussion entre Français et Guernesiais quant à d’éventuels accords de réciprocité.
19 La Presse de la Manche, 25 mars 1999.
20 Guernsey Press and Star, 20 avril 2005.
21 En 2003, Guernesey a changé à l’encontre des pêcheurs jersiais les modalités d’accès à ses eaux territoriales en ne reconnaissant plus les licences émises par le voisin anglo-normand. Ceci a eu pour conséquence un taux d’accès très bas puisque 8 bateaux seulement sur 76 ont été acceptés avec de surcroît des restrictions de zone. Ces démêlés ont fait dire lors d’un CCCBG à un représentant de Jersey que les Français peuvent continuer à pêcher sous certaines conditions dans les 6-12 milles de Guernesey alors que les Jersiais ne le peuvent pas.
22 Le permis d’accès est un document réservé aux riverains. Le permis d’activité concerne les non riverains.
23 Article 2, paragraphe 4, alinéa II.
24 À ce propos, on s’interroge sur le fait de savoir si un changement de propriétaire pour un navire ou un changement de navire pour un propriétaire, ce que l’on peut définir par la rupture du couple patron/navire, entraîne la fin des droits d’accès pour des navires non riverains bénéficiant de mesures dérogatoires liées à une antériorité.
25 Le casier à parloir – ou piège – comporte une chambre qui empêche tout crustacé de ressortir. Réputé plus pêchant que le casier à chambre unique, il a pour avantage de permettre un relevage moins fréquent sans perte de prises et comme inconvénient de favoriser une surmortalité liée à la cohabitation entre individus, notamment au détriment des juvéniles. Les zones définies sur la figure 8 sont parmi les seules en France où son utilisation est encore permise, précisément en raison de la cohabitation avec les Jersiais. Ceux-ci utilisent une trappe d’échappement qui ne réduit pas totalement les pertes (Note technique sur le casier à parloir, IFREMER, 2001).
26 La baie de Granville n’est pas une baie « naturelle » délimitée par un trait de côte mais une construction sociale sur l’eau, espace avec des limites uniquement marines. Sa fermeture à l’est se fait par la ligne brisée A à K issue des accords de 1839 (fig. 2). Les accords de 2000 l’ont fermée dans les trois autres directions : au nord par la frontière avec Guernesey, à l’ouest et au sud par une ligne tracée à 3 milles des lignes de base françaises.
27 Voir notamment : Colson, Smith, 2005 ; Labrecque, 1998.
28 Voir l’article 76 de la 3e Convention des Nations-Unies sur le droit de la mer signée en 1982 à Montego Bay qui établit les conditions d’extension du plateau continental. [http://www.un.org/Depts/los/convention_agreements/texts/unclos/unclos_f.pdf].
Auteur
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