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Les « classes moyennes », du social au spatial : retour sur un glissement dans les catégories savantes

p. 19-34


Texte intégral

1Au début des années 1980, des chercheurs1 font l’hypothèse qu’une fraction bien spécifique des couches moyennes salariées serait en passe de former un nouveau groupe social (Mehl, 1982). Cette « classe d’alternative » (Dagnaud, 1981) ou ces « aventuriers du quotidien » (Bidou, 1984) porteurs de l’héritage de Mai 68, sont désireux de changer la ville et changer la vie. Adossé à la croissance et à l’État Providence, aux différents bouleversements intervenus au sein de la société tout au long des Trente Glorieuses, ce groupe se définirait notamment par sa volonté de changer la société et sa capacité à le faire concrètement, dans la vie quotidienne et par l’engagement associatif. Plus particulièrement, les catégories ainsi désignées se caractériseraient par un rapport à l’espace spécifique, que leur choix se porte sur les centres historiques rénovés dont elles apprécient le côté « exotique », « cosmopolite » ou encore « authentique », ou sur le périurbain pour celles d’entre-elles qui rejettent l’anonymat de la ville et recherchent des espaces d’ancrage. L’espace et plus spécifiquement l’espace local joue un rôle important, en ce qu’il est tout à la fois le prétexte au déploiement de discours normatifs permettant une identification commune, et le support de modes de vie spécifiques valorisant le hors travail, la sociabilité ou encore l’engagement associatif et politique. Quelques décennies plus tard, la « nouvelle classe » n’a pas vu le jour et on dit des « aventuriers » d’hier qu’ils « dérivent » (Chauvel, 2006). Simultanément, cette trajectoire dépressionnaire semble s’inscrire dans l’espace, au regard des procès en fermeture et entre soi régulièrement intentés aux « classes moyennes ». Qu’elles soient « gentrifieuses » ou périurbaines, ces dernières manifesteraient une tendance au repli, tantôt masquée par des discours de promotion d’une mixité sociale qu’elles s’empresseraient de contredire par leurs pratiques, tantôt concrètement matérialisée par des barrières à l’entrée de leurs lotissements. L’espace serait ainsi le support de pratiques d’évitement, voire de sécession (Donzelot, 2004), de la part des couches sociales intermédiaires.

2L’objectif de ce texte est double. D’une part, il s’agit de souligner la relation, effectuée de façon plus ou moins explicite, entre un groupe social et son rapport à l’espace. Aux « aventuriers » d’hier la conquête, aux « angoissés » d’aujourd’hui le séparatisme : analyses des groupes sociaux et analyses des évolutions urbaines présentent une certaine convergence et tendent à associer une réaction spatiale à une situation sociale. Sans remettre en cause la transcription spatiale des dynamiques sociales, on ne peut pour autant réduire leurs relations à des liens mécaniques et linéaires. Or, l’histoire récente des « classes moyennes » est marquée par une telle lecture, ainsi que se propose de le souligner notre première partie. Le rapport à l’espace des groupes sociaux, en l’occurrence celui des couches moyennes, est plus complexe : il nécessite d’être appréhendé non seulement à partir des formes qu’il prend mais également au travers des discours et des projets qui accompagnent ces formes, ainsi qu’au regard des positions et trajectoires des individus. Ce sera là le cœur de la seconde partie, qui veut montrer, à partir d’une enquête menée sur un groupe de « classe moyenne » typique des « aventuriers du quotidien » et de leurs héritiers, la multiplicité des registres à mobiliser pour comprendre le rapport à l’espace de ces catégories sociales.

LES CLASSES MOYENNES : DE LA « CONQUÊTE » AU « REPLI »

3La spatialisation des questions sociales est une caractéristique de l’idéologie urbaine (Busquet, 2007) : les problèmes sociaux sont envisagés et traités comme des problèmes territoriaux. Que cette spatialisation s’inscrive dans une tradition colbertiste, selon laquelle l’action du monarque sur le territoire est celle qui marque2 ou qu’elle résulte d’une stratégie contemporaine des pouvoirs publics permettant de masquer des mécanismes de domination sociale, elle s’avère d’autant plus pratique et politiquement utile qu’elle s’accompagne logiquement de l’idée qu’il suffirait de jouer sur la forme urbaine pour régler le problème que cette dernière incarne. L’exclusion spatiale devient une composante privilégiée de l’exclusion sociale, désenclaver le territoire ou casser la forme permettant du même coup la réintégration sociale. Si cette correspondance paraît patente pour les catégories sociales les plus défavorisées, dont la « banlieue » devient du même coup le symbole, elle est également active pour d’autres milieux, notamment ceux que l’on rassemble sous le syntagme « classes moyennes ». En effet, si ces dernières n’ont pas toujours été pensées en relation avec leur localisation, la centralité de la problématique territoriale dans leur analyse date néanmoins des années 1970, au moment où le lampadaire sociologique se focalise sur les « aventuriers du quotidien ».

Les « aventuriers du quotidien » : à la conquête de l’espace

4Il s’agit des salariés moyens et supérieurs émanant essentiellement de trois pôles : les professions intellectuelles (enseignants, chercheurs, architectes, journalistes, médecins, juristes, etc.), les travailleurs sociaux (assistantes sociales, éducateurs, animateurs, etc.), le personnel d’encadrement du privé et du public (techniciens, ingénieurs de l’industrie, cadres de la fonction publique, etc.). Ces « intermédiaires » – ainsi situés dans l’organisation du travail puisqu’ils ne participent directement ni à la production ni au commandement – exercent des professions nouvelles (professions de l’animation, informaticiens…) ou largement renouvelées (professions de l’assistance, enseignants…), et ont vu leurs effectifs exploser au cours des Trente Glorieuses : les cadres moyens sont ainsi passés de plus de 1 million à plus de 3 millions entre 1954 et 1982, soit près de 6 % de la population française à près de 14 % ; les professeurs, professions littéraires et scientifiques, sont 80 000 en 1954, 479 000 en 1982… Ces salariés détiennent un certain contrôle sur le contenu et les modalités d’exercice de leur travail, dans le cadre duquel ils peuvent bénéficier d’une assez large autonomie. Proches de l’élite tout en n’appartenant pas aux sphères dirigeantes, ils exercent un pouvoir tout à la fois culturel et intellectuel – ils produisent et font circuler des idées, des représentations et des valeurs sociales – mais également lié à leurs fonctions de contrôle, d’encadrement et de gestion de la société.

5Ils sont issus de milieux sociaux variés, et constituent à leur tour un éventail assez étendu de positions sociales puisque leur regroupement court des employés de bureau jusqu’aux professeurs (Schweisguth, 1983). De surcroît, leurs trajectoires sont assez diversifiées et leur insertion professionnelle plus ou moins stable, selon qu’ils ont choisi un poste dans une institution, une administration, une organisation publique ou parapublique, ou qu’ils rencontrent une phase transitoire de précarité : journalistes à la recherche de piges, architectes « grattant » dans une agence, acteurs en quête de rôle… (Chalvon-Demersay, 1984, p. 17). Pour autant, ils partageraient une forme de « libéralisme culturel » (Schweisguth, 1983) fortement imprégné des valeurs soixante-huitardes, associant goût pour la contestation, valorisation et légitimation du plaisir et refus des formes d’autorité non justifiées. L’autonomie de ce « modèle culturel » (Bidou, 1982) vis-à-vis notamment du discours idéologique petit-bourgeois, permet à certains d’en faire un acteur social autonome, une classe en voie de constitution. Pour d’autres observateurs, les valeurs mises en place ne sont que « des moyens qu’a le petit de faire grand » (Dussart, Haumont, 1992), le modèle de référence restant le modèle bourgeois. Que l’on accorde ou non une autonomie aux valeurs portées par ce groupe social, elles s’incarnent assez fortement dans les territoires investis.

6Ainsi les « nouveaux habitants » apprécient-ils les quartiers anciens centraux parce qu’ils sont de vrais « villages3 ». Loin de « l’austérité luxueuse » des quartiers plus prestigieux mais « morts », « mornes » ou encore « froids », le triangle du 14 e arrondissement de Paris ou le quartier d’Aligre sont « préservés » et « authentiques », par leur patrimoine architectural, par le spectacle pittoresque des relations sociales qui s’y mettent en scène, par la diversité des populations qui s’y côtoient. La valorisation du présent et de la quotidienneté, des sociabilités et des pratiques hors-travail, d’un militantisme simultanément messianique, pédagogique, résistant et utopique, trouve dans cet espace proche un terrain d’épanouissement propice. Ces populations désireuses d’expérimenter des modes de vie innovants et alternatifs, parviennent en effet à s’approprier les ressources locales et à les intégrer, sinon dans leurs pratiques, du moins assez largement dans les discours qu’elles produisent sur leurs pratiques. L’évolution du peuplement et simultanément des modes de vie se marquent bientôt sur le territoire notamment dans le changement de décor, qu’il s’agisse des nouveaux commerces, des cafés ou des bistrots, dont on devine aux noms, à la décoration, à la population qui les fréquentent, qu’ils ne sont plus destinés à la population « ancienne », plus traditionnelle.

7Pour ces nouveaux habitants, l’enjeu est bien « la prise de possession » (Chalvon Demersay, 1984, p. 101) du quartier. En effet, expérimenter les nouveaux modes de vie auxquels ils aspirent suppose qu’ils échappent en partie au contrôle social exercé par la population ancienne. Or leur importance numérique leur permet justement d’accroître leur marge de manœuvre. De plus, dans la mesure où le nouveau mode de vie visé se structure fortement autour de la communication, de l’échange et des relations sociales, l’une de ces conditions est bien le développement de réseaux locaux, amicaux et d’entraide. C’est donc à une véritable conquête du quartier que vont s’atteler les premiers « aventuriers », qui repèrent les logements libérés afin d’y faire venir leurs amis.

8Ces groupes sociaux, s’ils sont plus précaires que les « intellos friqués » du quartier latin, sont néanmoins dans des postures d’innovation et d’avant-garde sociales, de promotion de modes de vie innovants qu’ils estiment universels. Toute divergence par rapport à leur modèle est d’ailleurs perçue avant tout comme un manque. Ils développent ainsi une attitude messianique qui vient leur donner une assurance que leur statut social, plus ou moins précaire, ou leur trajectoire, pas toujours ascensionnelle, ne leur confèreraient pas seuls. Ainsi a-t-on affaire à des catégories sociales plutôt assurées, par leur statut et/ou par leur projet, qui développent des stratégies résidentielles de conquête s’apparentant largement à la constitution d’entre soi : on s’assemble pour vivre comme on l’entend.

9Les discours sur le quartier, fréquemment en décalage avec les pratiques – prompts par exemple à voir de la convivialité où ne se développent finalement que d’assez banales relations de voisinage – participent eux-mêmes de cette stratégie de conquête dans la mesure où il font partie du processus de construction du groupe. Ainsi, si « les décalages entre ce qui est dit et ce qui est fait semblent plus importants parmi ces catégories » (Bidou, 1982, p. 66), c’est justement parce que ce groupe travaille alors à sa constitution, à la prise de conscience de lui-même, et pour cela a besoin d’une mise en scène dont il se passera une fois constitué. L’espace, en étant le support de discours, permet au groupe de se raconter qui il est pour mieux se construire.

10Par ailleurs, les centres anciens des grandes villes ne sont pas les seuls concernés par la conquête des « classes moyennes » des années 1970. La « vague rose » aux élections municipales de 1977 et 1983 atteste du basculement sociologique de bon nombre de communes situées en périphérie des grandes villes au sein desquelles s’étaient implantés des « néo urbains ». Ils4 étaient alors désireux non seulement de fuir la ville, anonyme et peu intégratrice, mais également de trouver un cadre leur permettant, là aussi, de mettre en œuvre les modes de vie auxquels ils aspiraient : s’ancrer sur un territoire auquel on désire se sentir appartenir, vivre et développer des relations au sein d’un espace local, redessiner les frontières entre le public et le privé à travers l’ouverture de l’espace domestique, la reformulation des modèles familiaux, la participation à la vie associative ou encore le développement des activités relationnelles. Dans cette perspective, la conquête des municipalités fut moins le fait d’une recherche de pouvoir politique, que la concrétisation d’une nouvelle citoyenneté vécue au quotidien dans l’espace de la commune. À l’instar de leur engagement associatif, il s’agissait pour ces catégories de diffuser de « bonnes valeurs » et de « bonnes pratiques », mais également de parvenir à une forme de reconnaissance sociale que leur position non dominante ne leur octroyait pas. La participation associative – également très importante dans les centres anciens dans le cadre des luttes urbaines contre les opérations de rénovation – fut d’ailleurs analysée à l’époque comme l’un des moyens par lequel le groupe, voire la classe, prenait progressivement conscience de lui-même (Mehl, 1982 ; Mehl, Dagnaud, 1981). Indépendamment de l’absence de constitution d’une réelle « nouvelle classe », les associations furent néanmoins des lieux de confortation et de visibilisation du modèle culturel dont ces individus étaient alors porteurs, et participèrent indéniablement à la construction d’un sentiment d’appartenance.

Les classes moyennes à la « dérive » : fuite et repli

11Face à ce panorama vite tracé, le retournement du paradigme est à peu près complet. Si les années 1980-1990 avaient vu l’effacement de la problématique des classes sociales en général, et des classes moyennes en particulier, la fin des années 1990 et les années 2000 les ont vus ressurgir, sous forme de problème cette fois-ci.

12La classe moyenne s’est construite sur un projet de société, celui de l’ascension sociale – effectivement expérimentée par un grand nombre de ceux qui la constituent – et de l’innovation voire de la transformation morale et culturelle. Par deux fois, ponctuellement lors de l’explosion de Mai 68 puis en profondeur au cours des décennies qui suivirent, elles ont bousculé les structures de l’autoritarisme patriarcal qui enserrait alors la société française et proposé un autre modèle de rapport au monde, d’organisation des rapports sociaux et de construction de soi, basé sur l’injonction faite à tout un chacun de se libérer des pressions sociales pour mener sa vie comme il l’entend. Cet individualisme hédoniste et solidaire propose alors un modèle d’émancipation d’ambition universelle destiné à se diffuser dans toutes les couches de la société. Or, c’est bien par rapport à ce rêve d’un groupe en expansion, valorisé, porté par – et porteur de – l’espoir d’un changement social et culturel radical, que les désillusions sont aujourd’hui profondes. L’expérience contemporaine des « classes moyennes », jugée à l’aune de ce que furent des « aventuriers du quotidien » – qui n’en représentent pourtant qu’une petite partie – paraît nécessairement dégradée. Il y a d’une part dorénavant plus de candidats que de places au sein de ces catégories, certains devront donc logiquement céder la leur. Parallèlement, la panne de l’ascenseur social est aussi celle du projet, dont les « classes moyennes » contemporaines sont censées être privées.

13Les aventuriers auraient donc laissé la place à une classe « anxieuse », en proie à une « débâcle collective » (Chauvel, 2006, p. 11). Si ce constat n’est pas toujours formulé de façon aussi alarmiste, les « classes moyennes » sont néanmoins la plupart du temps envisagées comme connaissant une « insécurisation » croissante (Jaillet, 2004). Or, simultanément, les stratégies résidentielles qui leur sont attribuées ressortent de la fuite, du repli, voire de la sécession. Qu’elles soient retranchées dans le périurbain ou dans les centres gentrifiés pour les plus favorisées, c’est toujours prioritairement à la création d’un entre soi, protecteur ou sélectif, que renvoie leur rapport à l’espace. Alors que le projet d’installation des « aventuriers » exprimait une volonté de transformation sociale des modes de vie, les projets des couches moyennes contemporaines se limiteraient à une volonté de réassurance individuelle dans un contexte de menace et donc de mise à distance des classes dangereuses. Le parallèle est d’ailleurs tout à fait explicite :

« Sans doute l’image du village, d’une communauté unie par les services mutuels et la chaleur collective entre-t-elle en ligne de compte dans la démarche des pionniers du périurbain. Durant les années 1970, les lotissements avaient un petit air de phalanstère aux yeux de leurs habitants. Mais cette rêverie bucolique comme cet émoi communautaire ne perdurent guère au-delà de la période pionnière. » (Donzelot, 2004.)

14Ainsi aujourd’hui les facteurs de répulsion l’emportent-ils largement sur les facteurs d’attraction pour expliquer l’installation dans le périurbain, lequel ne permet plus l’aventure vécue au quotidien mais constitue plus simplement une « garantie de bon voisinage et de tranquillité » (Donzelot, 2004, p. 27). L’accent mis sur les dimensions idéologiques et collectives des projets de vie de ces catégories dans les années 1970 incite ainsi, dans une perspective évolutionniste, à dénier aux choix résidentiels de leurs héritiers toute ouverture idéologique et toute dimension collective. La figure de l’aventurier se serait ainsi « déplacée » (Jaillet, 2004, p. 53). Il voulait expérimenter de nouveaux modes de vie, s’investir dans la vie locale pour changer la vie ; ses enfants ne pensent qu’à défendre des avantages concrets et ne s’impliquent dans des actions collectives que pour compenser un manque de reconnaissance dans la sphère professionnelle.

15Certes, la recherche d’entre soi est également centrale pour les habitants du triangle du 14e arrondissement décrits par Sabine Chalvon-Demersay, nous l’avons souligné. Mais dans ce cas, elle est analysée comme intrinsèquement liée à la volonté d’expérimenter un mode de vie alternatif, puisqu’il s’agit justement d’être plus nombreux pour être à même de vivre différemment en échappant au contrôle social. Autrement dit, la constitution d’entre soi ne se comprend qu’en étroite relation avec le projet de transformation individuelle et collective des « aventuriers ». La confrontation quotidienne à l’altérité fait de surcroît partie intégrante de ce projet, dans la mesure où il tire sa valeur de son caractère original : ne serait-ce qu’au titre de faire-valoir, les modes de vie traditionnels des autres habitants lui sont nécessaires. De ce fait, la conquête des territoires se doit de maintenir malgré tout un fragile équilibre : être suffisamment nombreux pour échapper à un contrôle social trop prégnant, ne pas l’être trop pour conserver le spectacle quotidien de la différence. Rien de tel dans les stratégies contemporaines des classes moyennes contemporaines, qui viseraient au contraire à mettre à distance l’altérité parce qu’elle apparaît menaçante vis-à-vis des modes de vie quotidiens comme des trajectoires potentiellement ascensionnelles des enfants.

Les multiples déterminants des choix résidentiels

16Des enquêtes quantitatives et qualitatives menées récemment invalident en partie les lectures les plus répandues des formes de territorialisation des classes moyennes contemporaines que nous venons d’évoquer. Ainsi dans le cas de la métropole parisienne étudiée par Edmond Préteceille (2006) il apparaît que les professions intermédiaires qui constituent le cœur des couches moyennes, ont aujourd’hui les indices de ségrégation les plus faibles après les employés, contredisant l’idée que ces catégories désirent systématiquement mettre les milieux populaires à distance. Que d’autres stratégies d’évitement, notamment scolaires, coexistent avec les formes de cohabitation est certes indéniable (Van Zanten, 2006), mais cela prouve dans le même temps la complexité des grilles de lecture à mobiliser pour comprendre les choix résidentiels. D’autre part, les fractions des couches moyennes qui investissent les quartiers populaires ont, encore aujourd’hui, des discours de valorisation du mélange social et d’éloge du cosmopolitisme, ainsi que cela a pu être souligné à Belleville (Simon, 1998) ou à Montreuil (Lévy-Vroelant, Dussart, Frey, 2005). Les analyses de Sabine Chalvon-Demersay concernant l’importance de la confrontation à l’altérité dans la construction d’un modèle de vie se voulant « original » conservent certainement toute leur pertinence pour certaines fractions des couches moyennes qui peuplent par exemple le bas-Belleville ou certains quartiers de Montreuil. Enfin, l’enquête menée par Éric Charmes (2005) montre bien que les formes d’agrégation sociale des couches moyennes renvoient au moins autant à la recherche de solutions pragmatiques aux problèmes de la vie quotidienne qu’à des idéologies séparatistes et ségrégatives. D’autant plus qu’une culture de l’altérité subsiste largement au sein des espaces périurbains, ne serait-ce qu’au travers des activités de loisirs ou de consommation qui mettent les individus en situation de côtoyer des différents.

17Plus largement, il semble que la vision contemporaine des couches moyennes soit largement déterminée par les analyses des « aventuriers du quotidien » ou de la « nouvelle classe », ce qui pose problème à deux niveaux. D’une part, la perspective décliniste s’enracine profondément dans l’expérience contraire du progrès qui fut celle de la génération du baby boom. À certains égards, la « dérive » contemporaine des « classes moyennes » fait moins sens en ellemême que par rapport aux trajectoires ascensionnelles des « aventuriers ». Elle se construit sur le mythe d’une ascension sociale et d’un projet de transformation vis-à-vis desquels la situation contemporaine ne peut apparaître que dégradée. D’autre part, c’est ainsi une fraction bien spécifique des « classes moyennes » qui sert de référence implicite à des analyses qui, au contraire, sont tout à fait globalisantes : la « dérive » de l’ensemble des classes moyennes est construite comme l’image inversée de la « conquête » des aventuriers du quotidien, qui ne constitue qu’une fraction des « classes moyennes », diplômée et socio-culturelle. Or, aujourd’hui comme hier, les situations sont très variées au sein de ce vaste ensemble des « classes moyennes », ainsi que toute enquête de terrain le révèle (Cartier et al., 2008).

18Au-delà même de la « dérive », c’est l’ensemble du regard que l’on porte sur les catégories sociales classées comme « moyennes » qui est déterminé par le contrepoint que constitue la « nouvelle classe ». L’individualisme que l’on se plait à leur attribuer, paraît d’autant plus patent qu’il est mis en perspective avec les projets de transformation sociale de leurs aînés. Pour notre part, nous soutenons l’idée que les aventuriers furent, comme leurs enfants aujourd’hui, mus par une volonté d’épanouissement collectif mais aussi individuel. Il ne faut pas oublier que les velléités anti-individualistes de Mai 68 ont été concomitantes d’une valorisation de l’individu dans toutes ses dimensions. Parallèlement, les couches moyennes d’aujourd’hui ne font pas uniquement appel à une rhétorique de la défense ou de la fuite pour justifier leurs choix résidentiels, mais sont également susceptibles de mobiliser des registres innovants et alternatifs. Nous émettons l’hypothèse qu’au-delà d’une dynamique d’individualisation (Elias, 1991), dont il est malgré tout indéniable qu’elle ait progressée, une partie de la critique du capitalisme dont était porteur Mai 68, notamment de la critique artiste, a été intériorisée et motive aujourd’hui des choix sans avoir besoin d’être explicitée : les discours sur les pratiques ont évolué, mais les pratiques, elles, sont-elles fondamentalement différentes ? Autrement dit, la figure de l’aventurier s’est-elle déplacée, ou, dans certaines de ses dimensions, a-t-elle été intériorisée ?

19Surtout, l’analyse de collectifs contemporains, notamment produits par des couches moyennes, ayant toutes les caractéristiques de confortables entre-soi, révèle la complexité des motivations qui ne peuvent être réduites à la volonté de mettre l’altérité à distance.

LES DESSOUS DE L’ENTRE SOI

20Nous voudrions à présent travailler cette hypothèse au travers d’une enquête de terrain de deux ans, menée par entretiens, groupes de travail et observation participante, sur une opération d’habitat social autogéré située à la périphérie d’Angers. Menée par une fraction bien spécifique des « classes moyennes », celle des « aventuriers du quotidien », elle présente aujourd’hui toutes les caractéristiques d’un entre soi social et culturel. Néanmoins, la recherche5 a fait conjointement apparaître l’évolution du projet et la continuité des pratiques. Surtout elle a permis de mettre au jour les tensions qui traversent le groupe, entre les différentes justifications de leur forme de vie individuelle et collective.

Une sélectivité socio-professionnelle renouvelée

21Le projet, né au début des années 1980, consiste dans la réalisation d’un habitat social autogéré, au sein duquel les habitants participent non seulement à la conception, à l’élaboration, à la réalisation du projet, des logements individuels comme des espaces communs-y compris en ce qui concerne les coûts et les choix à effectuer dans la construction – mais également à l’entretien et à la gestion de l’opération. À cet objectif centré sur l’habitat s’ajoute une préoccupation sociale : il s’agit d’instaurer des relations différentes de celles ayant cours dans l’habitat « classique ». Le projet est ainsi porteur de deux dimensions essentielles. D’une part une dimension transformatrice, en termes de modes de vie : dans la lignée de 68 il s’agit de changer la vie, de vivre de façon moins individualiste, moins consumériste, plus conviviale, tout en préservant cependant les individualités et la vie intime et privée, d’où le slogan « vivre bien mais chacun chez soi » ; d’autre part une dimension démonstrative puisqu’il s’agit bien de montrer que ce vivre ensemble autrement est possible, y compris dans le champ de la production et de la gestion de l’habitat social.

22Autour de ces objectifs naît en 1983 l’association « Habitat Différent. Vivre ensemble mais chacun chez soi ». Le slogan exprime bien le compromis réalisé entre les membres du groupe : des locaux communs, des activités de gestion en commun, des activités de loisirs en commun doivent certes permettre de « bâtir des choses ensemble » et de développer des rapports sociaux vus comme « autres », « différents », tout en sauvegardant l’intimité de la vie familiale et privée à laquelle chacun semble tenir. En 1987, 17 familles prennent possession des logements qu’elles ont dessinés avec l’architecte : 10 sont en maisons individuelles, 7 en habitat collectif. Un certain nombre de locaux sont communs, pour leur utilisation ainsi que leur entretien : salle commune, « salle ado », studio pour accueillir famille et amis, garages pour stocker le matériel ou les vélos. Les espaces verts sont entretenus par les habitants eux-mêmes. L’ensemble est géré par l’association créée en 1983, la cotisation que versent les locataires remplaçant les charges.

23Le groupe est alors quasi exclusivement constitué de membres des catégories « professions intermédiaires » et « cadres et professions intellectuelles supérieures », les seules exceptions étant un indépendant et une employée (secrétaire). Au sein même de ces catégories, l’homogénéité est importante. En ce qui concerne les professions intermédiaires sont représentés les secteurs du travail social (quatre éducateurs et deux assistantes sociales), de la santé (trois infirmières, une puéricultrice, deux psychologues) et de l’enseignement (deux instituteurs), auxquels on peut ajouter un cadre moyen du secteur privé. Dans le second groupe se trouvent quatre professeurs et un chercheur en sociologie, un urbaniste et une pharmacienne.

24Vingt ans plus tard, l’homogénéité socioprofessionnelle est toujours de mise, même si la gamme des catégories représentées s’est légèrement étendue tout à la fois vers le haut et vers le bas. Vers le haut, notamment parce que ceux qui sont toujours présents ont connu des trajectoires professionnelles ascendantes et sont ainsi passés des professions intermédiaires à des postes d’encadrement supérieur. Vers le bas, car le bailleur s’est, de façon récente, davantage impliqué dans le choix des locataires et a contribué à faire entrer des familles satisfaisant aux barèmes du logement social. On trouve à présent plus d’employés d’un côté (deux vendeurs et un gardien de nuit) et de cadres et professions intellectuelles supérieures de l’autre (un journaliste, deux architectes, une psychiatre, une proviseure, une pharmacienne, deux cadres supérieurs dans les domaines de la santé et du travail social, deux professeurs, un cadre technique). Si du point de vue des hiérarchies professionnelles l’éventail des positions s’est ouvert, les champs professionnels majoritaires sont toujours les mêmes : le travail social, l’animation socioculturelle, la formation (musicale et sportive) comptent 11 représentants, auxquels on peut ajouter les professions intellectuelles et scientifiques (7), la santé (3)… On retrouve aujourd’hui comme hier cette prédominance des « professionnels du social », des intellectuels ainsi que du secteur public et associatif, qui confère à l’opération sa coloration spécifique. L’importance des réseaux amicaux et professionnels comme « filières » de recrutement explique que cette homogénéité perdure, ainsi que le recrutement des nouveaux locataires par cooptation.

L’homogénéité culturelle et idéologique

25Le territoire d’Habitat Différent est bien celui d’un groupe identifié non seulement socio-professionnellement mais également culturellement : il est porteur de repères, de valeurs, voire d’une idéologie largement partagée. Les membres d’Habitat Différent aiment lire, écouter de la musique, aller au cinéma et au théâtre où ils ont fréquemment un abonnement annuel. Dans ces domaines, leurs choix se portent le plus souvent vers des productions habituellement catégorisées comme « légitimes » ou « très légitimes » (Bourdieu, 1979 ; Lahire, 2004) : ils lisent par exemple des romans français contemporains et des essais politiques, sont abonnés à Télérama ou au Nouvel Observateur, vont voir des films d’auteur, des spectacles de danse contemporaine, des pièces appartenant au répertoire légitime d’auteurs contemporains tels Marguerite Duras, Jelinek ou Max Frisch. Ils font un peu de sport, aiment particulièrement la randonnée et le vélo. Ce profil présente une certaine pérennité même s’il n’est pas hégémonique, sans doute moins encore aujourd’hui avec une présence plus importante d’individus dissonants vis-à-vis du profil majoritaire, portant leurs choix vers des productions estampillées comme moins légitimes, films d’action ou grand public, abonnement à Télé 7 Jours… Cela étant, la plupart des habitants, s’ils ne souscrivent pas entièrement à cette culture que l’on pourrait qualifier d’intellectuelle ou de légitime, s’y rattachent par l’une de leurs pratiques. Par ailleurs, l’engagement associatif est un trait d’union qu’il soit syndical (par exemple la CFDT parmi les fondateurs), politique (Habitat Différent a « fourni » 4 élus à la ville d’Angers, affiliés au Parti Socialiste ou aux Verts, plusieurs habitants étaient impliqués dans les collectifs soutenant la candidature de Ségolène Royal aux élections présidentielles de 2007) ou associatif. C’est cette dernière forme d’engagement qui constitue le dénominateur le plus commun, qu’il s’agisse d’associations de type écologique (coopérative alimentaire), de solidarité avec des « pays du Sud », ou encore d’animation culturelle et sportive.

26La cohérence des représentations qui guident la conduite de la vie quotidienne est patente par exemple en ce qui concerne l’éducation des enfants : les habitants ont privilégié un modèle spécifique, valorisant la liberté et l’autonomie, le dialogue et la relation. Même si les pratiques peuvent varier d’une famille à l’autre, le cadre général d’éducation est assez commun.

27De façon générale, la plupart des habitants estiment partager des « valeurs » qu’ils qualifient d’«  humanistes ». Ils rassemblent par là l’anti-racisme, le partage, l’entraide et l’échange. L’ouverture caractérise cette vision, ouverture sociale, ouverture sur le monde, ouverture d’esprit. Elle comprend également l’attachement à la liberté et à l’autonomie de l’individu. Elle s’adosse largement à l’idéologie qu’ils mettent en œuvre dans le cadre de leur profession, notamment en ce qui concerne les travailleurs sociaux qui tracent un lien direct entre leur appartenance professionnelle et leur participation à Habitat Différent : sensibles aux rapports humains qui constituent le cœur de leur travail, ils les privilégieraient également au sein de l’habitat. Il est vrai qu’au-delà même des travailleurs sociaux, les différentes professions représentées au sein d’Habitat Différent ont en commun de travailler sur et par les relations sociales, qu’il s’agisse de soigner, d’éduquer, d’encadrer, d’assister. À propos des caractéristiques positives de leur profession, la plupart mettent en avant « le travail en équipe », ou encore « les contacts » et les « échanges » qu’ils ont l’occasion de nouer ou qu’ils doivent construire. Ils partagent de surcroît des instruments et modes d’intervention, au premier rang desquels le langage et le discours, ainsi qu’un cadre de travail leur assurant une relative maîtrise et liberté d’eux-mêmes (Bidou, 1984 ; Ion, Ravon, 2002).

Conciliation des registres et arbitrages

28Le mode de sélection des nouveaux locataires, la cooptation, explique une telle homogénéité sociale. Elle ne s’est imposée qu’au terme d’un long cheminement, débuté dès la première attribution à l’occasion du premier départ, en 1991. Pendant la phase de montage du projet, les premiers changements au sein du groupe se sont déroulés de façon informelle au sein du réseau militant et autogestionnaire angevin. Mais ces sources amicales, associatives et professionnelles se sont par la suite révélées ponctuellement insuffisantes pour trouver de nouveaux habitants. La structuration du groupe ainsi que les exigences du bailleur ont appelé à mettre en place des règles, instaurées petit à petit, par tâtonnements et essais successifs : selon la convention qui lie Habitat Différent et le Toit Angevin, c’est à l’association d’adresser une proposition de locataire au bailleur dans les quarante jours suivant le préavis de départ de l’un d’entre eux, à défaut de quoi le bailleur lui-même soumet plusieurs candidats à l’association et examine les dossiers en collaboration avec elle. Ce principe est en soi largement dérogatoire des modes d’attribution du logement social et constitue une des spécificités fortes de cette opération. Par ailleurs, quand un logement se libère, la « mutation interne » est favorisée. Une rencontre autour d’un apéritif entre les candidats extérieurs et les habitants doit permettre de sélectionner les futurs locataires. La question des modalités de sélection s’est posée à de nombreuses reprises – tirage au sort ou vote à bulletin secret – mais n’a pas été tranchée : le tirage au sort évite l’élaboration de critères de choix mais le résultat en est hasardeux au regard des attentes du groupe. Une expérience malheureuse a débouché sur un conflit parce qu’elle se conclut, selon certains, par une injustice sociale : le logement n’est pas attribué à la famille qui en avait le plus besoin. Un principe est alors entériné qui conditionne l’attribution au respect des barèmes d’attribution de la société HLM. Les habitants optent pour le vote à bulletin secret, avec un règlement très précis qui témoigne de la dimension conflictuelle du renouvellement des locataires. Il est ainsi précisé dans le règlement de 1997 que si deux familles déjà résidentes convoitent le même logement elles doivent d’abord se mettre d’accord, le bureau de l’association n’intervenant qu’en cas d’échec en tenant compte du critère d’adéquation du logement, à la taille de la famille ou en tirant finalement au sort en derniers recours. Ces différentes strates de règlements correspondent en fait à des conflits successifs, ayant surgi au fur et à mesure des départs, des arrivées et des mutations internes, et ayant chaque fois occasionné la prise en compte par le règlement d’un nouveau cas de figure. Le collectif peine à émettre des règles claires d’attribution et finalement délibère au cas par cas.

29Dans les discussions, trois registres d’argumentation s’opposent et c’est dans leur confrontation que se situe la clé de la compréhension de ce qui se joue. D’une part, les valeurs de justice sociale sont historiques et fortes. À l’origine, il s’agit bien d’un projet de transformation sociale, porté par des individus militants, désireux de « changer la vie ». Les arguments liés à ce registre de justification exigent de privilégier une ouverture sociale, autrement dit d’attribuer les logements en priorité aux ménages en ayant le plus besoin, appartenant à des milieux moins favorisés. Mais, simultanément le bon fonctionnement de l’opération ne semble garanti qu’à la condition que tous y participent et en acceptent les règles, faute de quoi le travail permettant l’existence du groupe repose sur les épaules d’une minorité. Il faut donc choisir des gens qui veulent s’investir, et il est implicitement admis que des ménages modestes seraient moins dans l’esprit de l’opération et ne s’investiraient pas suffisamment pour la faire perdurer. Du coup, cela conduit à privilégier, dans le recrutement, des familles évoluant dans les milieux socioprofessionnels déjà largement présents. Enfin l’épanouissement individuel et familial semble en partie garanti par la reproduction d’un entre soi qui facilite tout à la fois les relations sociales, le tissage des affinités mais également l’éducation des enfants. Il s’opère finalement, dans les discussions et les décisions liées à la cooptation, un compromis au coup par coup entre la justice sociale (choisir ceux qui en ont le plus besoin), la protection du collectif (choisir ceux qui semblent efficaces et responsables) et les logiques privées (choisir ceux qui nous plaisent et nous ressemblent). Omettre l’un de ces registres de justification fait courir le risque de se méprendre sur le sens du projet ainsi que sur la façon dont il est aujourd’hui vécu. L’entre soi social et culturel existe de façon indéniable au sein d’Habitat Différent, mais il est loin d’être un principe, posé comme tel, d’organisation du collectif. Au contraire, l’ouverture vers le quartier a par exemple constitué un axe important du projet initial, et le groupe a fait plusieurs tentatives pour diversifier le recrutement des locataires. L’opération Habitat Différent renvoie a priori à des formes de fermeture qui ne correspondent pas à l’esprit du projet.

30De la même façon, l’opération constitue un îlot bien délimité qui tourne le dos quartier sans que cette fermeture spatiale ait été désirée en elle-même. Dans le projet, l’existence d’espaces communs supports de pratiques collectives veut être l’une des sources de l’établissement, entre les habitants, de relations sociales différentes de ce qui a cours dans le logement « classique ». Or ce choix a des incidences sur la forme même de l’opération, puisqu’il conduit à orienter les constructions autour d’un espace central et à fermer l’ensemble côté rue, une orientation d’autant plus marquée que les petites ouvertures sont au nord, vers le quartier, et les grandes au sud, vers l’espace central, afin de bénéficier d’une forme de solaire passif6. La fermeture vis-à-vis de l’extérieur qui résulte de ces choix n’a pas été voulue mais découle des options tout à la fois idéologiques – valoriser des relations collectives en relation avec une réflexion sur les conséquences de l’individualisme au sein de la société – et pragmatiques – les arbitrages financiers en faveur du solaire passif au détriment d’une véritable énergie solaire-décidées par les habitants. Le projet, structuré autour de la volonté de vivre différemment, n’était pas intrinsèquement porteur d’une dimension ségrégative.

31Ce dernier a certes évolué, notamment dans ses dimensions les plus politiques. Les habitants pionniers se distinguent en général en insistant sur la portée transformatrice de leur mode de vie et de leur gestion collective, quand les nouveaux arrivants sont davantage portés par les dimensions relationnelles et « conviviales » de l’opération. Mais là encore les apparences sont trompeuses et il faut être attentif à ne pas réserver la dimension idéologique du projet aux pionniers. Récemment, les locataires ont eux-mêmes construit un escalier permettant de relier les deux parties de l’opération. Pour les premiers habitants, il s’agit d’un acte politique dans la mesure où la démarche fut de bout en bout autogestionnaire, sans intervention du bailleur. Les locataires les plus récents ne voient là nulle politique, mais apprécient particulièrement ce mode de fonctionnement et s’y investissent. Finalement, la mutation essentielle réside dans le changement de registre d’argumentation : le projet initial a en partie été porté au nom du politique, l’opération actuelle est largement basée sur le collectif. Il n’y a pas nécessairement lieu de voir là une dégradation du sens, sans doute davantage une intériorisation de la critique et dans le cas présent de la critique artiste (Boltanski, Chiapello, 1999) qui permet aux nouveaux habitants de manifester la volonté de prendre eux-mêmes en charge certains aspects de leur vie quotidienne sans avoir besoin de le revendiquer.

CONCLUSION

32Un certain nombre d’analyses traitant des « classes moyennes » ont aujourd’hui tendance à associer un processus spatial à la situation sociale de ces catégories. Or, les recherches qualitatives liées à des enquêtes sur le terrain permettent de souligner la simplification à l’œuvre dans ce glissement.

33D’une part il néglige le sens que les acteurs donnent à leurs projets résidentiels, en plaquant un processus spatial sur une situation sociale parce qu’il semble lui faire écho. Socialement fragilisées, certaines catégories opteraient ainsi pour le repli résidentiel. Ce dernier est pourtant également caractéristique des fractions les plus favorisées de la population (Pinçon, Pinçon-Charlot, 2008)… On ne peut ainsi faire l’économie de l’analyse compréhensive des configurations résidentielles des catégories sociales, notamment des formes de fermeture spatiale de certaines fractions des « classes moyennes ». Elle permet de révéler la multiplicité des logiques à l’œuvre, non redevable à une position ségrégative unique et de principe. C’est au contraire dans l’entrelacement et plus particulièrement dans la tension de registres de justification et de légitimation multiples que des clés de compréhension sont à chercher. Le repli apparent peut être une conséquence, certes assumée mais non voulue en tant que telle, d’une volonté de distinction et d’innovation sociale, teintée même d’une certaine bonne volonté sociale à l’égard des autres catégories sociales.

34D’autre part, et la comparaison avec les formes de repli spatial des grandsbourgeois souligne l’importance de ce second point, l’analyse des projets résidentiels se doit de prendre en compte non seulement les positions sociales de ceux qui les portent, mais l’ensemble de la trajectoire socio-résidentielle et de sa dynamique ainsi que l’environnement social au sein duquel elle se déroule (Bacqué et al., 2010). Or de ce point de vue, les diagnostics hâtivement posés sur les « classes moyennes » prennent la partie pour le tout, autrement dit utilisent des observations portant sur une fraction spécifique – dont on oublie au passage l’ensemble des caractéristiques socio-résidentielles-pour en généraliser la portée à un soi-disant groupe. L’analyse de la mobilisation de la catégorie des « classes moyennes » par des pans de la sociologie urbaine révèle l’analogie qui est opérée entre une situation sociale et un processus spatial, et souligne la montée abusive en généralité : de la progression sociale et spatiale des aventuriers d’hier, on passe à la dérive sociale et au repli spatial des classes moyennes d’aujourd’hui… Il faut pourtant être attentif à cette « mosaïque sociologique7 » que constituent les couches moyennes : toutes ne furent pas aventurières, toutes ne sont pas aujourd’hui à la « dérive », et chaque strate est susceptible de posséder son propre système de valeurs justifiant un rapport spécifique à l’espace.

35Or, ce glissement comporte des implications non seulement scientifiques, mais également politiques. On sait le poids des processus de catégorisation symbolique, notamment pour ceux-là même qui sont catégorisés (Bourdieu, 1979 ; Boltanski, 1982). 75 % des Français ont le sentiment d’appartenir aux « classes moyennes »8, et se sentent concernés à ce titre par le diagnostic, très prescripteur, de la « dérive ». Parmi ceux qui se sentent menacés, bien peu, finalement, connaîtront la déchéance sociale. Mais en attendant, les milieux populaires englobés dans ce vaste groupe s’enfoncent dans leur invisibilité (Beaud, Pialoux, 1999), et d’aucuns retirent le bénéfice politique de l’exploitation de l’angoisse du déclassement.

Notes de bas de page

1 Un groupe de chercheurs sur les couches moyennes salariées réunit, à la fin des années 1970 et au début des années 1980, Catherine Bidou, Monique Dagnaud, Bruno Duriez, Jacques Ion, Dominique Mehl, Monique Pinçon-Charlot, Jean-Paul Tricart. Parmi eux, Dagnaud et Mehl formulent plus précisément cette hypothèse.

2 Cf. Genestier P., « Identité narrative et espace : la fonction institutionnalisante de l’espace aménagé en question », communication aux journées d’étude Faire territoire aujourd’hui, UMR AUS – Paris 8 – Paris 10, 20-21 septembre 2007.

3 Les remarques qui suivent reprennent les analyses de Sabine Chalvon-Demersay, pour le quartier Daguerre dans le 14e arrondissement, et Catherine Bidou pour le quartier d’Aligre.

4 Les périurbains sont la seconde catégorie d’aventuriers du quotidien décrite par Catherine Bidou dans l’ouvrage du même nom, déjà cité.

5 Il s’agit d’une recherche menée suite à un appel d’offre du ministère de la Culture, par l’intermédiaire de la mission à l’ethnologie, dans le cadre du programme « Entre public et privé : les rapports de cohabitation et les usages des espaces communs dans les ensembles résidentiels ». Elle fait aujourd’hui l’objet d’un ouvrage (Bacqué, Vermeersch, 2007).

6 Il s’agit ici de bénéficier des avantages de l’ensoleillement, notamment en terme d’énergie, non pas de manière active en installant par exemple des panneaux solaires, mais en travaillant uniquement sur l’orientation du logement.

7 L’expression est employée par le groupe de chercheurs mentionnés en note 1, dans le rapport effectué pour le ministère de l’urbanisme et du logement, juin 1983 : Les couches moyennes salariées. Mosaïque sociologique.

8 Sondage TNS-SOFRES, 2005.

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