Introduction
p. 15-17
Texte intégral
1La catégorisation des espaces fait partie de leur construction : ce que les travaux de plusieurs disciplines (histoire, sociologie, géographie ou urbanisme) ont déjà montré, les trois articles qui composent cette partie l’illustrent, en donnant un aperçu des enquêtes et des méthodes permettant d’étudier ce phénomène, et en en soulignant les enjeux. Dans la perspective qui est proposée, les mots ne relèvent pas seulement de « représentations », qui constitueraient une dimension distincte du « réel ». Ils engagent des actes et des dispositifs. Découper les espaces et les nommer recouvre certes des pratiques variables : dessiner des cartes, choisir un objet de recherche, écrire un article de presse, mettre en place une politique urbaine… Mais chacune de ces opérations donne à voir la manière dont les mots qui désignent les espaces participent à leur organisation. Ils viennent durcir des hiérarchies sociales, résumer une vision des problèmes sociaux, consacrer des manières de faire urbanistiques.
2C’est ce que montre de façon particulièrement convaincante l’article d’Olivier Ratouis consacré au sigle devenu nom commun « ZUP », qui désigne un mode d’habitat, le grand ensemble, en même temps qu’il en fait un symbole de l’urbanisme moderne de l’après seconde guerre mondiale. Les articles de Stéphanie Vermeersch et de Jean Rivière montrent la manière dont certains espaces, étroitement circonscrits et désignés, portent le poids de la stigmatisation sociale. Comme l’explique la première, les lotissements périphériques sont devenus, dans certains travaux savants ou semi-savants, le symbole de la « dérive » des classes moyennes repliées sur leur espace d’habitation. L’article de Jean Rivière met en évidence, à partir d’articles de presse consacrés à une élection présidentielle, l’extraordinaire resserrement de la focale journalistique sur quelques espaces ciblés. Comme Stéphanie Vermeersch, il montre la séduction exercée par des catégories territorialisées, qui confondent, dans une représentation homogénéisante, un groupe et un lieu. C’est bien le cas des catégories de « quartiers sensibles » ou « banlieues », qui, certes sans doute pas au même degré que les mondes ruraux, charrient avec elles une vision essentiellement négative.
3De même que les divisions spatiales ne reflètent que de « manière brouillée », comme le dit Pierre Bourdieu, les divisions sociales, les catégories ne se limitent pas à consolider l’existant : que ce soit les dispositifs de l’action publique ou les hiérarchisations sociales. C’est aussi à travers les mots que sont menées les réformes urbaines, qui transforment, parfois en profondeur, l’état des rapports de force et les manières de voir. Surtout, ils ne conservent que rarement un sens univoque, et par leur circulation dans des espaces sociaux divers, témoignent des ressources qu’ils constituent dans le cadre de luttes incessantes pour transformer la ville, la vision de la ville et la vision de ses divisions.
4L’intérêt des articles réunis ici est d’analyser l’émergence et l’usage de ces catégories dans différents univers (juridico-administratif pour Olivier Ratouis, savant pour Stéphanie Vermeersch et journalistique pour Jean Rivière), à l’aide d’enquêtes qualitatives et quantitatives, qui partent de corpus de textes ou d’enquêtes de terrain. Leur intérêt est de montrer les effets variables que produisent les catégories, et de faire entrevoir des circulations parfois inattendues.
5L’article de Stéphanie Vermeersch, consacré aux travaux sociologiques sur les « classes moyennes », fait écho à un ensemble de travaux existants sur le rôle des catégories savantes. Le travail de Olivier Ratouis interroge, lui, le lien entre catégorie administrative et catégorie du sens commun. Il retrace l’histoire de la catégorie ZUP comme rare exemple de catégorie administrative popularisée : c’est initialement un sigle, dont la formule initiale (Zone à urbaniser par priorité) a été vite oubliée pour être reprise par les habitants eux-mêmes.
6Parmi les processus mis en évidence par les articles, il y a des inventions langagières et des circulations de catégories, mais aussi des retournements d’image. Olivier Ratouis nous montre que la critique des « grands ensembles » et les débuts des politiques de réhabilitation ont mis fin à la période triomphante de la « ZUP ». C’est désormais par le stigmate qu’elle est abordée, alors qu’apparaissent à partir des années 1980 des catégories concurrentes, DSQ, DSU, ZFU, mais qui ne connaissent pas, loin s’en faut, la même popularisation.
7Stéphanie Vermeersch offre, à partir d’autres espaces, un autre cas exemplaire de retournement d’images. Elle explique comment les espaces des « classes moyennes », naguère décrits comme ceux des « aventuriers », sont devenus, dans de nombreux ouvrages et essais, les lieux du repli individualiste ou de la fausse mixité sociale. L’ampleur de ce retournement est bien mise en évidence par la confrontation qu’elle propose, dans son article, entre cette littérature savante et une enquête, menée par elle et Marie-Hélène Bacqué, consacrée à une fraction de ce même groupe. Comme Olivier Ratouis, l’auteure montre finalement que les retournements d’image ont autant à voir avec ceux qui produisent et étudient la ville qu’avec les espaces en question. Loin des visions binaires, parfois liées à des postures d’experts, Stéphanie Vermeersch met en évidence les rapports ambivalents de résidents des classes moyennes à un habitat qu’ils ont conçu et qu’ils continuent à valoriser comme « mixte ».
8À lire les articles de Stéphanie Vermeersch et celui de Jean Rivière, une incertitude subsiste quant à l’indice – positif ou négatif – du « quartier gentrifié ». Il a fait son entrée dans la littérature médiatique comme espace « modèle » ; dans le même temps nombre de travaux savants n’y décèlent que des symptômes de repli. Mais comme sur d’autres objets, dans ces images contrastées voire opposées, il faut peut-être voir en premier lieu la confirmation qu’est en train de naître, dans les perceptions usuelles de l’espace, un nouveau « mot de la ville » : le « quartier gentrifié », ou pour reprendre une catégorie savante devenue catégorie ordinaire, le « quartier bobo ».
Auteur
Le texte seul est utilisable sous licence Licence OpenEdition Books. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
Penser et faire la géographie sociale
Contribution à une épistémologie de la géographie sociale
Raymonde Séchet et Vincent Veschambre (dir.)
2006
Les Aït Ayad
La circulation migratoire des Marocains entre la France, l'Espagne et l'Italie
Chadia Arab
2009
Ville fermée, ville surveillée
La sécurisation des espaces résidentiels en France et en Amérique du Nord
Gérald Billard, Jacques Chevalier et François Madoré
2005
La classe créative selon Richard Florida
Un paradigme urbain plausible ?
Rémy Tremblay et Diane-Gabrielle Tremblay (dir.)
2010
Le logement social en Europe au début du xxie siècle
La révision générale
Claire Lévy-Vroelant et Christian Tutin (dir.)
2010