Introduction générale
p. 9-12
Texte intégral
INTERROGER LA DIMENSION SPATIALE DES ACTIVITÉS SOCIALES
1Cet ouvrage rassemble des travaux de chercheurs et chercheuses en sciences sociales, issu-e-s de diverses disciplines (géographie, histoire, sociologie, anthropologie, sciences de l’éducation, urbanisme) et partageant l’ambition d’intégrer pleinement l’espace dans l’étude du monde social. L’espace, ou plutôt devrionsnous dire : la dimension spatiale. Si la précision est importante, c’est que les couples « espace/société » ou « social/spatial » continuent de dominer les publications, laissant supposer que leurs auteurs se réfèrent effectivement à deux entités distinctes et séparables.
2Or, il semble à peu près admis aujourd’hui que ce que les chercheurs en sciences sociales appellent « l’espace » n’est en rien séparable du monde social, et plus encore n’est pas une réalité autonome : il n’y a pas de « lois de l’espace » ou de facteurs « proprement spatiaux » qui pourraient influer « de l’extérieur » sur le monde social. Cet espace des sciences sociales n’est pas synonyme de « nature » ou de « surface terrestre », et doit être clairement distingué de celui des sciences de la nature, malgré l’usage d’un même substantif. Adopter un vocabulaire dimensionnel permet précisément de désubstantialiser cet espace pour le moins difficile à saisir : il n’y a de dimension que de quelque chose, ce qui permet de bien prendre conscience que dimension spatiale du monde naturel et dimension spatiale du monde social ne renvoient pas aux même objets de recherche. Réciproquement, il est facile d’admettre qu’il n’est pas de société « hors sol », qu’il n’y a pas de monde social sans dimension spatiale.
3En conséquence, même si la géographie (humaine) se définit parfois comme « science de l’espace », cet espace nécessairement social n’est pas, et ne peut pas être, une propriété exclusive de la discipline. Les autres sciences sociales croisent d’ailleurs depuis longtemps la question de l’espace. Mieux encore, cela fait maintenant plus de vingt ans qu’un « tournant spatial » ou « géographique » a été annoncé en sciences sociales (Soja, 1988). Il se marque en sociologie, une dizaine d’années avant l’article de Pierre Bourdieu, « Effets de lieux » (1993), par le développement de nombreuses enquêtes localisées (Esprits des lieux, 1986 ; Chamboredon et al., 1984 ; Bozon, 1984) : dans cette perspective, l’espace (bien souvent le quartier) n’est pas pris comme une entité homogène, confondue avec le groupe qui l’occupe, mais comme le lieu où s’expriment voire s’exacerbent les différenciations sociales, mises en évidence de façon privilégiée par l’analyse des trajectoires. Les années 1990 vont par ailleurs signer la rencontre de sociologues et d’historiens, notamment autour des travaux de Jean-Claude Perrot (1974), résolus à ne plus faire de l’espace le simple cadre ou support des rapports sociaux. Depuis quelques années, c’est la question des échelles qui pousse de nombreux chercheurs à intégrer la dimension spatiale dans leurs analyses, avec notamment l’avènement du « global » ou du « transnational », croisé avec le « local », comme catégories d’analyse.
4Mais penser en terme de « dimension » peut aider à aller plus loin, à systématiser la réflexion, à ne pas « déspatialiser » le monde social, quel que soit l’objet de recherche considéré, et donc à ne pas cantonner sa prise en compte et problématisation à quelques objets ou types d’espaces donnant naissance à de véritables spécialités : l’urbain, le rural, le mondial, etc. Spécialités qui malgré leur pluridisciplinarité revendiquée peuvent être tentées de se replier sur elles-mêmes. Indépendamment du lexique utilisé, la meilleure façon d’éviter en pratique cette disjonction entre espace et société, ce schème dualiste qui favorise à la fois l’autonomisation de l’espace – « spatialisme » dans le lexique francophone, « séparatisme spatial » dans le lexique anglophone – et la déspatialisation du social – « atopisme » selon Henri Lefebvre (2000) –, est de considérer l’espace matériel non seulement comme un contexte de l’action, produit de l’activité sociale, mais plus encore comme une contrainte et une ressource, comme un enjeu social.
HÉRITAGES ET ENJEUX D’APPROPRIATION DE L’ESPACE
5Penser en termes d’enjeu revient d’abord à se demander ce que l’on fait des espaces hérités du passé. Les espaces matériels, qu’ils soient bâtis ou même « naturels », ont une histoire qui est celle de leurs usages et significations : qu’elle le veuille ou non, chaque société ou génération doit faire avec les espaces produits par les générations antérieures, autour de quelques grandes stratégies, telles que la conservation ou au contraire l’effacement, mais aussi la réappropriation et donc le détournement, qui ont toutes en commun d’exiger un véritable travail social. Loin de figer la réflexion, l’entrée par l’espace s’inscrit donc nécessairement dans une perspective temporelle : il s’agit d’analyser des processus, des transformations dans les relations entre les espaces matériels, leurs usages et leurs significations.
6Et l’analyse se doit alors d’éclairer les décalages, parfois inattendus, entre la valeur supposée d’un espace et les processus d’appropriation ou de délaissement dont il fait l’objet, mettant ainsi en évidence la vacuité des analyses fonctionnalistes. Tel le bernard-l’hermite qui change de coquille, des fragments de société investissent de nouveaux espaces et produisent alors de nouvelles configurations sociales. Ces processus de réinvestissement d’espaces constituent une entrée privilégiée pour comprendre les sociétés et leur transformation, à condition que l’analyse se donne pour priorité de les décrire et d’en saisir le sens.
7Mais plus encore, penser en termes d’enjeu c’est garder en tête que ce ne sont jamais des « sociétés » ni même des « générations » qui produisent, pratiquent et se représentent l’espace : à l’historicisation doit répondre une « sociologisation » des espaces au présent. Pour cela, il faut s’intéresser aux agents (ou acteurs selon la terminologie dominante aujourd’hui), en tant que parties prenantes de différents champs d’activité (ou encore réseaux, scènes, univers sociaux…) marqués non seulement par des différences mais aussi des inégalités sociales, des concurrences, des conflits ouverts ou non, en tous cas des rapports de pouvoir.
8On voit qu’interroger l’espace comme enjeu social confère une centralité à la problématique de l’appropriation de l’espace, dans ses deux grands ordres de significations : en tant qu’aménagement, c’est-à-dire production d’un espace approprié, détournement et donc usage autonome, mais aussi en tant qu’usage exclusif ou contrôle de l’espace (privatisation des espaces domestiques, fermeture des gated communities, entre-soi des clubs selects, exclusion des indésirables par delà les frontières…). Mais il ne faudrait pas négliger d’autres significations : référant à des rapports à l’espace matériel plus subjectifs (le sentiment d’être chez soi ou à sa place) ou symboliques (l’association identitaire entre une portion d’espace et une catégorie sociale : commune ouvrière, quartier chinois, bar gay…), mais qui ne manquent pas d’entrer en relations, circulaires ou d’opposition selon les cas, avec les autres modalités d’appropriation.
LA CONSTRUCTION DE LA VALEUR DES GROUPES SOCIAUX PAR L’ESPACE
9La dimension spatiale du social ne se réduit donc pas à l’espace matériel ou physique. L’espace existe aussi en tant que catégorie de perception et d’action publique. Les rapports de concurrence ou de pouvoir concernent aussi les processus de qualification de l’espace, de production de sa valeur, c’est-à-dire de représentations ou de croyances elles-mêmes partagées ou disputées. Parler de qualification ou de catégorisation nous invite à interroger le rôle du langage et des discours, à travers notamment l’articulation entre mise en mots des espaces et mise en mots des groupes sociaux. Parler de valorisation nous entraîne vers un questionnement plus économique sur la « marchandisation » des espaces et les tensions entre valeurs d’usage et valeurs d’échange par exemple, mais aussi du côté des valeurs et représentations symboliques dont les espaces sont investis (Lepetit, 1994).
10Utiliser des termes tels qu’appropriation, qualification, catégorisation, (dé) valorisation, etc., plutôt que territoire, identité, valeur, etc., a pour objectif principal de rappeler que, dans tous les cas et malgré les apparences et les discours de naturalisation ou d’universalisation, les chercheurs ont à faire à des processus et des constructions sociales. Ces dernières ont de multiples facettes, variables non seulement selon les sociétés et les époques, mais également au sein d’une même société selon les trajectoires et positions des uns et des autres. De ce point de vue, seule une démarche réflexive, relationnelle et processuelle, à laquelle étaient invités les auteurs de cet ouvrage, permet de produire des analyses convaincantes.
11Au bout du compte, il s’agit précisément d’interroger les formes et « luttes de classement » dans toutes leurs facettes (linguistiques, économiques, symboliques mais aussi matérielles, juridiques, politiques…) et plus encore dans les rapports qu’elles entretiennent, en faisant l’hypothèse que leur commune dimension spatiale permettra de problématiser ces relations : en quoi l’appropriation, la catégorisation, la valorisation différentielle des espaces jouent-elles un rôle dans la production des inégalités sociales, autrement dit la différenciation et la hiérarchisation des individus et des groupes sociaux, la construction de rapports sociaux dissymétriques ?
12Pluralité des déclinaisons de cette problématique, diversité des terrains et inventivité des enquêtes empiriques sont autant d’exigences que nous avons souhaité mettre en avant pour travailler l’hypothèse qui est à l’origine de cet ouvrage. Par delà cette diversité, les textes ont pu être regroupés en quatre grandes parties qui trouvent leur cohérence autour d’un mot-clé et s’enchaînent en un mouvement heuristique. Un premier mouvement conduira le lecteur des jeux de catégorisations, qui sont autant d’assignations produites par des professionnels du discours public (savants, journalistes, politiques), aux prescriptions imposées par la puissance publique en matière de normes et de valeurs d’usage notamment. Puis, dans un second temps, aux analyses des stratégies de reproduction développées par des groupes fortement dotés, succèderont des formes de résistance des groupes a priori marqués par la dépossession.
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Dimension spatiale des inégalités
Ce livre est cité par
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- Lizaire, Evenson. (2014) La résonance biographique du rap : entre sens commun et communauté de sens. Le sujet dans la cité, N° 5. DOI: 10.3917/lsdlc.005.0200
Dimension spatiale des inégalités
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