Chapitre XII. Repenser le logement social en Europe
p. 233-239
Texte intégral
1La modernisation du logement social est un processus relativement permanent depuis la rupture des années 1980 et 1990. Dans les États membres où le logement social est particulièrement représentatif, les évolutions se succèdent à un tel rythme qu’il est parfois difficile d’en cerner la dynamique, hormis celle du changement permanent à l’exemple des Pays-Bas, conceptualisé par l’expression « Grand changement ». L’élément clé de la modernisation réside dans la décentralisation de la compétence en matière de logement social, du niveau national ou fédéral, vers les niveaux régional et local. Ce transfert de compétence aujourd’hui opéré dans une très grande majorité d’États-membres, aura été le principal moteur, catalyseur des évolutions observées ; c’est l’élément clé de la rupture avec le système de logement social de la période 1950-1980.
DÉCENTRALISATION, CONTRACTUALISATION, DIVERSIFICATION : TENDANCES LOURDES
2Le processus de modernisation concerne en premier lieu la nature des relations entre l’autorité publique et les entreprises de logement social. D’une logique de contrôle tutélaire et systémique, et de production standardisée de logements sociaux, on est passé à une logique de contractualisation des relations, d’adaptation à la diversité des marchés régionaux et locaux du logement, de définition de contrats d’objectif personnalisés et adaptés à l’environnement local dans lequel s’inscrit le parc social.
3Cela a également conduit à une diversification des produits offerts par le logement social et à une personnalisation des aides d’État, à une diversification des activités principales et accessoires, au développement de nouveaux services complémentaires au logement, et au développement de nouveaux partenariats avec d’autres acteurs locaux complémentaires.
4Cette personnalisation des rapports entre l’autorité publique locale et l’entreprise de logement social par l’émergence d’une commande locale, a également conduit à encourager, sous des formes plus ou moins formalisées, la mise en concurrence d’entreprises de logement social présentes sur un même territoire, l’émulation voire la spécialisation géographique ou thématique de façon à mieux répondre à cette commande locale qui se diversifie, se complexifie tout en se précisant. Les notions de performance sociale, d’optimisation des fonds publics, d’évaluation des actions se sont ainsi développées sous l’impulsion directe des autorités publiques locales ou des autorités régionales de régulation.
5La décentralisation de la compétence logement social couplée au processus de bancarisation du financement du logement social conduit à un mouvement de concentration des entreprises de logement social, de rationalisation des appareils de production et de gestion, d’économies d’échelle, de redéploiement des patrimoines au sein de territoires régionaux et locaux pertinents et de décentralisation des entreprises de logement social par le développement d’une gestion de proximité. Les fusions entre entreprises de logement social sont monnaie courante, les regroupements de moyens se développent ainsi que la constitution de groupes et de holdings couvrant un champ d’intervention diversifié et mieux à même de répondre à la commande locale. Ultime manifestation de ce processus, la fusion récente entre une entreprise de logement social et un grand prestataire de services aux personnes âgées.
6Ainsi, l’entreprise de logement social, autrefois simple courroie de transmission d’une politique étatique de production de logements sociaux, est-elle entrée avec la décentralisation et l’évolution des modes de financement du logement dans une véritable logique d’entreprise, d’optimisation de ses ressources, de performance et de concurrence au niveau local. En Allemagne et en Suède par exemple, les grandes villes disposent généralement de plusieurs sociétés communales de logement qu’elles mettent en concurrence entre elles. Il en va de même des collectivités locales anglaises dans leurs rapports avec les associations de logement.
7Ces évolutions structurelles ont entraîné une modification en profondeur de la nature du lien avec le patrimoine de logements sociaux. Longtemps resté un bien « de main morte » sous tutelle, le patrimoine relève aujourd’hui d’une logique de gestion d’actifs dont il faut optimiser l’usage. La valorisation patrimoniale est devenue en soi un mode de management et de financement de l’infrastructure logement social, rendue nécessaire par la contraction des aides d’État au secteur et l’explosion des coûts de construction et de la charge foncière. À cette fin, la vente sélective des logements locatifs sociaux à leurs occupants se développe dans l’ensemble des pays, notamment en Italie, en Belgique, aux Pays-Bas, au Danemark et plus récemment en Suède car elle permet notamment de satisfaire les demandes des locataires, de renforcer les fonds propres et de financer la construction de nouveaux logements sociaux. La fluidité du patrimoine est également recherchée par des pratiques de transfert, de conventionnement, de statuts d’occupation évolutifs ou mixtes tels que le Shared Ownership en Angleterre et le Koop-Huur aux Pays-Bas, mieux à même de répondre aux aléas de la vie et à la précarisation des emplois.
8La diversification des activités et des services rejoint également cette logique d’entreprise, notamment par la nécessité de financer les programmes de logements sociaux par les résultats dégagés par des activités commerciales annexes, parfois principales, à l’exemple de l’Italie et des Pays-Bas. L’ultime évolution observée a consisté à franchir les frontières nationales dans les bassins d’habitat transfrontaliers comme c’est le cas à titre expérimental dans le district européen de l’eurométropole lilloise, entre les Pays-Bas, la Belgique et l’Allemagne, avec la participation croisée au capital d’entreprises de logement social de deux États-membres différents, ou la reprise en gestion de patrimoines locatifs publics dans les nouveaux États-membres par des entreprises de logement social des anciens États-membres ou encore avec la création de filiales irlandaises d’associations de logement anglaises. Paradoxalement, la territorialisation du logement social aura conduit à développer une approche transfrontalière dans les bassins d’habitat éponymes et contribué à lever les obstacles au développement d’une coopération européenne interrégionale entre entreprises de logement social.
9Cette marchandisation du logement social qui résulte directement de l’éclatement de la bulle protectrice de l’État, reste cependant encadrée par les obligations de service public qui s’imposent aux entreprises de logement, tant du point de vue du service rendu que de son mode de gouvernance. Plus elles sont définies localement, plus ces obligations de service public sont précises. L’existence même d’entreprises de logement social dédiées est le garant d’une affectation exclusive des ressources à des fins de production d’une offre pérenne de logements accessibles de qualité. Leur mode de gouvernance partenarial, pouvant dans certains cas associer à la fois l’autorité publique mandatrice et le ménage bénéficiaire, est également un verrou à toute dérive.
10Le développement de démarches volontaires de responsabilité sociale des entreprises (RSE), d’agenda 21 voire de positionnement en tant qu’entreprises sociales à part entière, participe d’un mouvement d’internalisation de ces obligations par les entreprises sociales mais également de leur émancipation et de leur responsabilisation autour de valeurs propres et pas seulement par imposition d’obligations de service public définies par ailleurs. En témoignent la démarche engagée par EUROHNET en matière de RSE logement social ou la « réponse à la société des Corporations de logement membres de l’AEDES » aux Pays-Bas.
11Mais quand ces verrous sautent, comme en Allemagne avec l’abrogation du statut d’utilité publique des sociétés de logement, la dérégulation des entreprises de logement social et la pratique d’obligations de service public temporaires et non pérennes, la logique de la valorisation patrimoniale peut rapidement reprendre ses droits, non seulement pour les entreprises de logement, mais également pour les autorités publiques locales actionnaires, et aller à l’encontre de la production d’une offre de logements accessibles ou de son maintien à long terme. La généralisation des pratiques de vente, par le Bund, les Länder et les Villes allemandes, des sociétés de logement et de leurs patrimoines locatifs publics à des fonds d’investissement internationaux démontre que le basculement est possible et souvent irréversible, même si ses conséquences sociales ne sont pas encore palpables compte tenu de la détente actuelle des marchés régionaux du logement en Allemagne.
12Le processus de marchandisation du logement social, qui appelle un renforcement de sa régulation et de sa gouvernance partenariale au niveau local, renvoie à la question plus globale de sa viabilité économique en tant qu’exigence découlant du principe de continuité du service et de pérennité des obligations spécifiques. Cette viabilité économique dépend d’un grand nombre de variables de plus en plus exogènes, notamment des capacités de péréquation au sein d’un même patrimoine, de l’évolution des taux de vacance et de la solvabilité des ménages, de l’évolution des systèmes d’aides à la personne, de celle des coûts de production, du coût des matériaux, de l’imposition de nouvelles normes et surtout des conditions de financement quand ce dernier s’opère sur le marché.
13Ces incertitudes croissantes sont incompatibles avec l’exigence de continuité du service de logement social. Elles se traduisent par une accélération du processus de concentration des entreprises de logement social comme au Royaume-Uni ou par un renforcement de la solidarité entre entreprises de logement social, notamment par l’alimentation de fonds de garantie mutuelle comme aux Pays-Bas avec le Fond central du logement (CFV) et en France avec la Caisse de garantie du logement locatif social (CGLLS).
14Le développement du logement social dans l’Union européenne s’accompagne donc d’un processus de modernisation de ses entreprises et de contractualisation des conditions de sa mise en œuvre au niveau local. D’une quasi-infrastructure productive appréhendée à l’échelle de l’État-membre, le logement social relève aujourd’hui d’une infrastructure urbaine structurante pour le développement des territoires, des communautés locales, des quartiers et de leur cohésion. De simple instrument d’une politique nationale du logement, les entreprises de logement social s’inscrivent aujourd’hui dans une double logique de partenariat local et d’affirmation de valeurs propres en tant qu’entreprises sociales à part entière.
REPENSER LE LOGEMENT SOCIAL : LES CINQ GRANDS DÉFIS DU XXIe SIÈCLE
15Le développement du logement social dans l’Union européenne devra répondre à de nouveaux défis et s’adapter à de nouvelles donnes. Ces changements de nature structurelle vont contribuer à renforcer l’effort de modernisation du secteur, l’adaptation de ses réponses à la société et ses exigences de viabilité économique. Cinq grands défis nous semblent caractériser les enjeux du développement du logement social dans l’Union européenne du XXIe siècle :
16L’accessibilité du logement : l’ampleur de la crise du logement que connaissent de nombreux États-membres concerne un nombre croissant de ménages, des plus modestes aux salariés pauvres voire aux classes moyennes. Elle nécessite une augmentation substantielle de la production de logements sociaux accessibles à cette demande sociale élargie et disponible sur ses territoires de vie, c’est-à-dire à 80 % dans les zones urbaines où la pression foncière est la plus forte. La précarisation des emplois et des revenus, l’exclusion des jeunes du marché de l’emploi, la dispersion croissante des revenus qu’elle induit, la vulnérabilité des ménages face à l’éclatement familial et à la progression de la divortialité vont contribuer à maintenir à un haut niveau de la demande sociale que le marché ne pourra satisfaire spontanément. Le logement social devra être en capacité de s’adapter localement par une offre de produits et de services diversifiée et une meilleure fluidité entre ces produits et services. Mais il ne pourra à lui seul faire face à cet enjeu de l’accessibilité du logement et de l’écart croissant entre l’évolution des salaires et celle des prix des logements sur le marché. Cet écart structurel devra être encadré par des mesures complémentaires de régulation des marchés régionaux du logement et de lutte active contre la spéculation immobilière et foncière. L’accroissement du taux d’endettement des ménages, et surtout de sa durée, induit en effet un niveau de risque élevé pour la stabilité de la zone euro et la poursuite de la croissance. La disparité croissante des marchés régionaux du logement et la mobilité de la demande risquent également de porter atteinte à la viabilité économique du secteur en concentrant la demande sociale dans les zones les plus attractives en termes d’emploi, et par conséquent les plus tendues en termes de valeurs immobilières et foncières, tout en vidant les zones moins attractives et en y développant la vacance des logements sociaux à l’exemple des Länder de l’ex-RDA où près d’un million de logements sont vacants et devront être démolis. La programmation stratégique et territoriale de l’offre de logement social à moyen terme sera déterminante pour garantir la viabilité économique du secteur, notamment par la capacité à construire des logements sociaux dans les zones tendues en imposant par exemple pour tout programme immobilier, un pourcentage minimum de construction de logements sociaux comme c’est déjà le cas à Londres, à Dublin et à Helsinki.
17La nouvelle donne démographique : en 2050, la population de l’Allemagne aura diminué de près de 20 millions de personnes sur les 80 millions qu’elle compte aujourd’hui, et 40 % de cette population auront plus de 60 ans. Cet exemple extrême, illustrant le processus en cours de vieillissement de la population de l’Union européenne, témoigne de la nécessité d’adaptation du patrimoine de logements sociaux en termes d’accessibilité physique, d’équipements, d’espaces collectifs et de développement de nouveaux services permettant le maintien à domicile, les soins à domicile et l’accompagnement des ménages dont la durée de vie s’allonge. Ces adaptations structurelles du patrimoine et de nature organisationnelle, en termes de nouveaux partenariats et de nouveaux services à développer, devront être intégrées à la stratégie de développement du logement social.
18La nouvelle donne énergétique : la progression du prix des énergies fossiles et les contraintes de réduction des gaz à effet de serre vont conduire prochainement l’Union européenne à développer un nouveau cadre normatif visant à renforcer à long terme la performance énergétique des logements et des immeubles et y à promouvoir les énergies renouvelables. Les enjeux en termes d’investissements nécessaires à la mise aux normes de leurs patrimoines sont considérables pour les entreprises de logement social, de même que les enjeux d’accessibilité financière pour les ménages en termes de dépense globale de logement incluant les charges de chauffages. Ces adaptations patrimoniales ont déjà été largement anticipées par les entreprises de logement social, notamment grâce à l’appui des programmes d’action communautaires spécifiques au logement social et à l’énergie. Elles se poursuivront de 2007 à 2013 par la mobilisation des fonds structurels communautaires éligibles aux investissements en matière de performance énergétique et de développement des énergies renouvelables. Ces actions souvent expérimentales devront être relayées par des programmes ambitieux de généralisation à l’ensemble du parc de logement social de ces investissements nécessaires.
19L’exigence d’un développement urbain et de communautés durables : L’exigence d’un développement urbain durable et du développement de communautés durables au sens de lieux de vie, constituera probablement l’enjeu le plus crucial du développement du logement social pour l’Union européenne. En effet, la crise du logement et le maintien d’un taux élevé de chômage vont contribuer à alimenter le processus de spécialisation sociale des grands quartiers de logement social. La diversification des formes d’habitat et des statuts d’occupation dans les quartiers, la répartition équitable et équilibrée de l’offre de logements sociaux accessibles dans les territoires de vie seront nécessaires pour contrer ces processus de spécialisation, intégrer pleinement ces quartiers dans la ville et en faire des lieux de vie choisis et non subis. Les entreprises de logement social seront ainsi amenées à y jouer un rôle croissant et moteur dans le cadre de la poursuite du développement de projets intégrés et d’implication réelle des habitants.
20La nécessité d’un encadrement communautaire stable : Ces enjeux relatifs au développement du logement social dans l’Union européenne ne pourront pleinement être assumés et relevés par les entreprises de logement social, par les autorités publiques compétentes et par les ménages bénéficiaires que s’ils peuvent s’appuyer sur un cadre communautaire stable et incitatif fondé sur la reconnaissance explicite du développement du logement social comme compo- sante à part entière de l’intérêt de la Communauté. Cet encadrement communautaire stable devra veiller non seulement à ne pas entraver le développement du logement social, et notamment sa capacité d’adaptation à une demande sociale en pleine évolution qualitative et quantitative, mais à le promouvoir en lui apportant l’appui des instruments communautaires que sont la politique de cohésion, la politique énergétique, la politique de recherche…
21Le processus de modernisation du logement social dans l’Union européenne est engagé. Impulsée par la décentralisation des compétences en matière de logement et l’affirmation des autorités locales en tant qu’autorité publique de référence, cette modernisation se décline à la fois en termes d’adaptation des réponses à la commande locale, de renforcement de la gouvernance partenariale et participative et de contractualisation des rapports de mandatement entre l’entreprise de logement social et l’autorité locale compétente.
22Mais cette modernisation procède également d’une marchandisation croissante du logement social, par une restructuration organisationnelle, une concentration des entreprises de logement social et une décentralisation de leur gestion, une gestion patrimoniale orientée sur une valorisation des actifs face à la nécessité de générer des capitaux propres indispensables au développement de l’offre de logements sociaux.
23Cette double évolution, territorialisation/marchandisation, conduit à accentuer la précision du mandat, de la commande de l’autorité locale, à définir des contrats d’objectifs et à en évaluer concrètement la réalisation effective, à clarifier la répartition des tâches et des responsabilités et au final, à s’inscrire pleinement dans une logique de compensation d’obligations de service public clairement établies et adaptées localement.
24Cette évolution renforce la position de l’entreprise de logement social et de son produit logement social dans un ensemble plus complexe que constitue la ville, le territoire de vie et son développement. Elle intègre de nouvelles dimensions de développement territorial, d’attractivité des territoires, de rééquilibrage social de certains quartiers. Cette intégration dans un processus global de développement urbain durable, ayant pour ambition de concilier les dimensions sociales, économiques, environnementales et de gouvernance urbaine, suppose également que l’entreprise de logement social affirme ses valeurs propres et le sens de son positionnement dans ce nouveau jeu d’acteurs.
25Cette modernisation du logement social qui accompagne son développement actuel nécessite un cadre juridique stable et adapté, tant au niveau des États-membres qu’au niveau communautaire. Un cadre stable qui puisse concilier l’intérêt général des États-membres et l’intérêt de la Communauté.
Auteur
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