Chapitre V. Autriche ; l’adieu à la classe ouvrière
p. 99-112
Texte intégral
1Le logement social continue d’occuper une place importante en Autriche. La proportion de logements sociaux dans l’ensemble du parc reste élevée, et le volume des constructions neuves et du financement public ne baisse pas. Le processus de dégradation et de résidualisation du logement social, massif dans certains pays, reste très limité en Autriche. Cependant, le pays est affecté également par de nombreux changements ; depuis une dizaine d’années, l’Autriche a ainsi connu un renforcement des logiques de marchandisation, un désengagement des collectivités publiques en tant que bailleurs de logements sociaux, un affaiblissement des intérêts corporatistes traditionnellement forts, ainsi qu’une fragmentation de son parc social en raison d’un mouvement constant de diversification. Nous allons retracer ces grandes évolutions, après avoir restitué le contexte historique à partir duquel elles sont intervenues.
SITUATION ACTUELLE DU LOGEMENT SOCIAL
2En Autriche, les bailleurs sociaux possèdent environ 800 000 logements sociaux, ce qui représente 21 % du parc immobilier (cf. Tableau 1). Le secteur social englobe des sociétés à but non lucratif (coopératives, associations), et des collectivités publiques, principalement municipales. Les coopératives et les autres organismes à but non lucratif possèdent ensemble 53 % des logements sociaux, les municipalités et les autres organismes publics détenant les 47 % restants. Le « secteur privé » représente les trois quarts du parc immobilier, qui se décompose en propriété occupante de maisons individuelles (56 %), d’appartements occupés par leurs propriétaires (16 %) et d’appartements locatifs privés (28 %).
3À long terme, on constate un équilibre frappant entre ces deux secteurs. Le poids relatif des secteurs social et privé est resté presque inchangé depuis le début des années 1970. Par contre, des changements sont intervenus dans la composition interne de ces deux secteurs. Concernant le secteur social, au cours des quarante dernières années les relations ont changé entre le segment public et le segment à but non lucratif1 en faveur de ce dernier (en pourcentage et en chiffres absolus). Dans le secteur privé, cette période a été caractérisée par une augmentation du pourcentage de maisons individuelles et d’appartements en propriété occupante alors que celui des appartements en location privée a baissé. En résumé, comme le montre le tableau 1, les quatre dernières décennies ont enregistré un affaiblissement relatif du parc public et un accroissement de la propriété privée, alors que le rapport global entre les secteurs privé et social est resté stable au fil des ans.
4En Autriche, la structure du marché de l’immobilier diffère fortement entre la capitale Vienne, la seule grande ville du pays caractérisée par l’héritage de la « Vienne Rouge » (1920 à 1933) et la domination du logement municipal, d’une part, et le reste du pays, où la plupart des bailleurs sont des organismes à but non lucratif, d’autre part. Alors que le logement social représente 21 % du total dans l’ensemble du pays, ce chiffre atteint 48 % à Vienne. De même, alors que 10 % du parc immobilier autrichien appartiennent au secteur public, plus particulièrement aux municipalités, à Vienne ce secteur en possède 27 %. Un affaiblissement relatif du secteur public caractérise aussi la situation à Vienne depuis que la municipalité s’est retirée de sa fonction de constructeur de logements dès le début de notre siècle. Ces quelques chiffres montrent la nécessité de distinguer, au sein du logement social, ce qui relève du secteur public et ce qui relève de celui des sociétés.
5Si l’on considère à présent la construction de logements neufs, on observe une baisse de la part du secteur public (tableau 2). Dans les années 1950 (non représentées dans le tableau), à savoir la période de reconstruction d’après guerre, un tiers des constructions neuves émanait de l’État ou d’organismes municipaux. Dès le début des années 1970, la part des logements municipaux ou d’État sur l’ensemble des nouvelles constructions est tombée à 7 % et est aujourd’hui de l’ordre de 1 %. En revanche, la proportion des nouvelles constructions dans le secteur à but non lucratif (26 %) ainsi que dans le secteur privé (55 %) sont relativement constantes à long terme. La catégorie « autres » reflète une tendance caractéristique de la transformation de la politique sociale en Autriche, à savoir l’émergence des acteurs privés (les « sociétés à but lucratif limité ») qui ont accès aux subventions publiques. Cela confirme le fait que les changements ne sont pas à rechercher dans un affaiblissement général du secteur du logement social en Autriche, mais dans une transformation des rapports entre ses différentes composantes.
ÉVOLUTION HISTORIQUE
6En Autriche, comme dans la plupart des autres pays européens, le logement social est né de l’industrialisation et de la croissance accélérée des grandes villes. À Vienne, la population a été multipliée par cinq, passant de 400 000 à 2 millions d’habitants dans la seconde moitié du XIXe siècle. Une grande partie de la population était mal logée, avec 10 % à 20 % de la population recensée comme « sous-locataire de lit » au recensement de 1869 ! C’est dans ce contexte que les premières coopératives de logement furent créées ; la loi de 22 décembre 1910 a institué une forme précoce d’aides publiques à la construction neuve et à l’activité des coopératives.
7La tradition forte, et très particulière, du logement social en Autriche repose sur deux héritages de l’État providence inscrits dans l’histoire politique de ce pays ; d’une part, le modèle d’État providence local créé sous l’administration austromarxiste2 de la « Vienne Rouge » dans la période de l’entre-deux guerres ; d’autre part, le modèle corporatiste qui prend la relève après la Seconde Guerre mondiale et qui devient déterminant pour la formation de l’État providence au niveau national.
La tradition austro-marxiste de la Vienne rouge
8L’Autriche des années 1920 et 1930 était travaillée par un clivage structurel et culturel entre la métropole « rouge » et la campagne, le reste du pays étant essentiellement rural. À Vienne, la création d’un État providence local s’est appuyée sur des réformes de la fiscalité et des innovations en matière de politiques sociales, surtout dans les domaines de la santé, de l’éducation, et du logement. Parmi les nombreux programmes élaborés à cette époque, la construction de logements municipaux fut le projet le plus ambitieux et le plus prestigieux ; sur une période assez courte d’environ 10 ans, quelque 70 000 appartements de bonne qualité furent bâtis, dont la construction des immeubles a été financée par une taxe d’habitation – payable par tous à partir de 1923, elle couvrait 40 % des coûts –, un impôt sur la fortune et quelques fonds publics. Les nouveaux logements étaient répartis dans tous les quartiers de la ville, aussi bien dans les quartiers bourgeois que dans les quartiers populaires. Les tendances à la ségrégation socio-spatiale ont ainsi été durablement limitées et jusqu’à aujourd’hui encore. Mais en dehors de Vienne, la construction de logement social est restée faible.
La tradition corporatiste après-guerre
9Après 1945, le système du logement social a été redéfini au niveau national sur la base d’une nouvelle législation adoptée en 1954 et 1955, dans laquelle les coopératives et les sociétés à but non lucratif se voyaient attribuer un rôle clé. La naissance de ce modèle est liée à la création d’un État providence « corporatiste », plus connu sous le nom de « partenariat social », et caractérisé par une interpénétration presque complète entre la sphère politique (gouvernement, partis politiques) et les intérêts collectifs organisés (syndicats, patronat). Socialement légitimité à cause de ses fonctions stabilisantes (paix sociale), mobilisatrices (pour la reconstruction) et paternaliste (entretien des clientèles), ce système structurait aussi la politique de logement social. Attachés aux intérêts organisés et subventionnés par l’État, les coopératives et les sociétés à but non lucratif ont pris en charge après la guerre la reconstruction et la modernisation des logements. Simultanément, les collectivités publiques élargissaient leurs activités, surtout à Vienne. On a beaucoup construit pendant cette période (avec un point culminant à la fin des années 1960). Cela se traduisait également dans une architecture, fonctionnelle, industrielle, sans éléments collectifs, et accessible aux salariés et aux familles de toutes les franges de la classe moyenne. Une grande partie des classes populaires a pu profiter de cette opportunité de promotion et de mobilité sociale ascendante. Mais il faut préciser les conditions générales qui présidaient à cette avancée collective ; le plein emploi régnait et les employés des secteurs publics de l’industrie et du tertiaire jouissaient d’un statut privilégié. Un modèle familial traditionnel entraînant un taux d’activité bas pour les femmes dominait, tandis que les travailleurs étrangers étaient exclus du logement social.
Transformations du système corporatiste
10Dans les années 1970, le système du logement social est entré dans une période de transformation. Parmi les évolutions les plus importantes figurent le réajustement du segment public suite à la réorganisation du système général de financement du logement social (1972), la de-régularisation des loyers (loi sur la location 1981 et 1984), et la décentralisation sur le niveau fédéral (1988). Ceci a entraîné des conséquences à long terme ; convergence du segment public avec le segment coopératif ; marchandisation du logement ; fragmentation territoriale de la politique de logement social. Pendant la période du gouvernement de droite (2000-2005), le débat sur le logement a été de plus en plus influencé par des arguments en faveur de la marchandisation du parc immobilier et de la privatisation du secteur social. Des pressions politiques ont été exercées afin de pousser à la privatisation des logements du segment public. Même si la privatisation est restée modeste jusqu’à présent, les idées libérales gagnent du terrain. À Vienne par exemple, la concurrence entre les promoteurs privés (bailleurs à but non lucratif et sociétés d’économie mixte) est favorisée par la municipalité à travers diverses formes de « partenariat public-privé ».
11Traditionnellement, le logement social se fondait sur les principes suivants ; rôle primordial des promoteurs à but non-lucratif, subventions directes de l’État, contrôle des loyers dans le parc de logement ancien et loyers liés au coût de la construction pour les logements neufs. De manière générale, et bien que le système soit de plus en plus tourné vers le marché, ces principes s’appliquent encore. À présent, la réglementation des loyers est diluée et les loyers sociaux se sont rapprochés de ceux du marché — sauf pour les locations anciennes. Les nouvelles constructions subventionnées reposent encore sur le principe de définition des prix de location ou de vente en fonction des coûts de construction. Cependant, le secteur à but non-lucratif a perdu des parts de marché au profit du secteur lucratif. Celui-ci peut recevoir des subventions pour la construction, mais ne gère pas directement le logement social. Au total, le modèle autrichien de logement social mis en place après-guerre a été bien plus préservé que dans de nombreux autres pays européens. Il doit, cependant, faire face aujourd’hui à de profonds changements.
L’OFFRE DE LOGEMENT SOCIAL
12En Autriche, le logement s’insère dans un système complexe d’interactions entre autorités nationales, régionales et locales, entrepreneurs et bailleurs, entreprises du bâtiment et établissements de crédit. Le logement social n’est pas le seul dans ce cas puisque les locations privées et les logements en accession à la propriété sont également fortement réglementés. En Autriche, 50 % des logements reçoivent des subventions publiques ; les logements sociaux en représentent une moitié, les locations privées et les logements en accession à la propriété, l’autre moitié. De plus, 40 % de l’ensemble des locations et 60 % des logements occupés par leurs propriétaires sont subventionnés. Les aides publiques prennent surtout la forme de subventions à la construction. L’Autriche est le pays européen où ce type d’aides est le plus développé. Les aides personnelles aux consommateurs et les incitations fiscales y sont restées moins importantes qu’ailleurs.
Financement
13De nos jours, en Autriche, le logement social est financé par un pourcentage fixe prélevé sur les impôts sur le revenu, les impôts sur les sociétés et les cotisations pour le logement payées par tous les salariés. Le secteur de l’immobilier est subventionné de trois manières ; des aides directes à la construction et à la rénovation (qui représentent environ 70 % du total des aides), des aides indirectes (aides personnelles aux ménages à bas revenus, environ 5-10 %, ainsi que les aides à travers les plans épargne-logement, environ 5-10 %), et des incitations fiscales (15 %). On observe une augmentation du nombre des ménages bénéficiant d’aides personnelles, mais les subventions directes restent dominantes. Malgré l’importance du secteur social, les dépenses publiques continuent à diminuer. Du début des années 1990 à 2005, le total des aides au logement a baissé de 1,7 à 1 % du PIB.
14Les États fédérés autrichiens ont élaboré de nombreux programmes d’aide aux nouvelles locations sociales (qu’elles soient fournies par les municipalités ou par des organismes à but non lucratif), combinant allocations et prêts subventionnés. Les loyers des nouveaux logements sociaux dépendent du coût de la construction. Dans certains cas, on demande également aux locataires de participer à la construction en payant un pourcentage des coûts.
15Trois grands types d’allocations logement sont disponibles. Les conditions à remplir et les sommes susceptibles d’être attribuées diffèrent d’une province à l’autre. La première forme est l’allocation au logement. De plus en plus importante, elle sert à compenser la diminution des fonds disponibles pour les foyers à bas revenus. Les propriétaires occupants peuvent également toucher une allocation logement si les dépenses liées à celle-ci dépassent ce que la législation de la province a établi. Environ 5 % des foyers sont soutenus par cette allocation. D’après les statistiques de l’Union européenne sur le revenu et les conditions de vie (EU-SILC) 70 % des allocataires sont des ménages célibataires ou monoparentaux. La seconde allocation est l’indemnité de loyer. Les organismes en charge de l’insertion sociale la versent aux locataires dont le revenu net est inférieur au seuil de pauvreté. En raison de la structure fédérale du système d’aide sociale, il n’existe pas de statistique nationale du nombre de foyers qui en bénéficient. Enfin, l’allocation au loyer est versée aux locataires à bas revenus et qui font face à une forte augmentation de leur loyer en raison de travaux de rénovation (lorsque ceux-ci sont effectués avec des subventions publiques).
Les bailleurs sociaux
16L’offre de logements sociaux est assurée par les municipalités et par des organismes du tiers secteur (coopératives et sociétés à but non lucratif ou d’économie mixte). En 2008, le tiers secteur englobe 191 organismes (101 coopératives et 99 sociétés). Les sociétés d’économie mixte ou « à but lucratif limité » sont de plus en plus présentes parmi les bailleurs. Elles sont autorisées à faire des profits, mais sont obligées de les réinvestir presque entièrement dans des constructions nouvelles ou dans des opérations de rénovation.
17Dans les années 1980, la responsabilité de la politique du logement qui incombait jusqu’alors au gouvernement central et aux municipalités a été confiée aux provinces fédérées. Néanmoins, le gouvernement national reste responsable de la réglementation de la propriété immobilière et des lois qui régissent le secteur locatif. De même, il se charge encore de la collecte des fonds destinés à la construction neuve, bien que leur distribution soit confiée aux provinces. L’État central et les États fédérés négocient tous les quatre ans la répartition des moyens budgétaires. Il résulte de la décentralisation une fragmentation de la politique de logement avec neuf systèmes différents de règlements et de pratiques. Plus directement politique, une deuxième conséquence est sans doute le regain de pouvoir des acteurs principaux du logement social dont les intérêts sont encore plus intimement liés aux forces politiques localement dominantes.
Privatisations
18Avec le gouvernement de droite en 2000 (coalition des conservateurs, ÖVP, et l’extrême droite, FPÖ), la privatisation des logements propriété d’État a repris. Cela a surtout eu un impact sur le segment public qui loge les fonctionnaires d’État, mais n’a que peu affecté le logement social en général. En 2004, la coopérative fédérale de logement, BUWOG, créée en 1950 et détentrice de 19 500 habitations, a été vendue au groupe d’investissement Immofinanz.
19En même temps, la législation nationale a autorisé les coopératives (et les États fédéraux) à vendre leur parc au prix du marché. Jusqu’à présent, la demande est restée faible et seules quelques unités ont été vendues, mais la simple possibilité de mise sur le marché du parc immobilier public représente un changement capital dans la gestion publique et urbaine.
20Un modèle de type « location-vente » avait été initié en 1994. L’option d’achat pour les résidents d’habitations appartenant aux promoteurs à but non lucratif est autorisée à la condition d’avoir été locataire au moins 10 ans. Cependant, les bailleurs ne sont pas obligés de vendre, et certains ne le font pas. En 2008, environ un tiers des locataires des 16 000 logements neufs avaient opté pour la « location-vente ».
ACCÈS ET PEUPLEMENT
21Le salaire maximum pour bénéficier d’un logement social est fixé légalement. Le plafond est cependant assez haut pour englober 80 à 90 % de la population, et les augmentations futures de salaire ne sont pas prises en compte. À Vienne, le plafond de revenus pour l’accès aux logements des associations est de 20 % supérieur à celui fixé pour accéder au logement municipal. Le gouvernement fixe les règles d’éligibilité et les municipalités ou les distributeurs attribuent, ou non, des logements individuels aux ménages en fonction de ces règles. La priorité est donnée à ceux qui exercent des métiers clés et qui ont un emploi. En Autriche, l’accès au logement social est, par tradition, destiné aux familles. Pendant longtemps, l’accès au parc social était également soumis à une condition de nationalité ; cette barrière a été éliminée en 2006 par une directive européenne.
22Dépendant des contextes locaux, l’accès au logement social pour des groupes très pauvres varie. À Vienne, les personnes qui ont un besoin extrême de logement peuvent bénéficier d’habitations d’urgence dans le parc de logement municipal. Le gouvernement n’a pas défini précisément ce qu’est le « besoin extrême ». Toutefois, à Vienne, de telles habitations sont destinées à des ménages qui courent le risque d’être mis à la rue de manière imminente, dont la santé est menacée par leur habitation actuelle, et/ou qui ont de très bas revenus ou qui bénéficient d’allocations sociales.
23La difficulté d’accès à un logement social pour les personnes très pauvres – et aussi pour la plupart des immigrés – rend ces groupes dépendants du parc privé mal équipé, qui fait ainsi office de logement quasi social. Mais la majorité de ces habitations qui se trouvent dans le parc immobilier ancien, sont excessivement coûteuses et n’offrent souvent que des contrats à durée limitée. La part de logements n’offrant que des conditions précaires a augmenté dans la période récente suite à une progression générale des contrats limités dans le secteur privé (en tout 30 % des contrats sont aujourd’hui limités).
24En Autriche, les différents organismes de logement social ciblent chacun des groupes particuliers de population. Le logement municipal vise principalement les ouvriers, les employés de la fonction publique territoriale, les classes moyennes inférieures et certains groupes précaires. Le secteur des sociétés à but non-lucratif (associations ou coopératives de logement) et le secteur privé financé sur fonds publics se tournent plutôt vers la classe moyenne. Cependant, l’évolution de la structure sociale a fait perdre peu à peu au logement municipal son rôle traditionnel de logement des ouvriers. La demande des groupes défavorisés, notamment les populations d’origine étrangère (les travailleurs immigrés arrivés dans les années 1960 et 1970 et leurs descendants), augmente. Bien que le logement social ait été traditionnellement orienté vers les familles, le changement sociodémographique a élargi le nombre et la part des ménages de jeunes, de célibataires et monoparentaux.
25Bien que la réglementation encadrant l’accès au logement social diffère selon les régions, les demandeurs doivent, en général, disposer d’un revenu régulier et d’une autorisation permanente de résidence. Jusqu’en 2006, la plupart des États fédérés restreignaient également l’accès au logement municipal aux seuls citoyens autrichiens. Comme la citoyenneté est difficile à acquérir en Autriche (elle n’est accordée qu’après 15 ans de résidence permanente), cette pratique a restreint le nombre de locataires d’origine immigrée dans le logement social. Dans ce contexte, les États fédérés ont eu une certaine marge de manœuvre puisqu’ils ont la compétence de naturalisation. À Vienne par exemple, qui concentre le plus fort taux d’immigrés, le gouvernement a pratiqué une politique de naturalisation assez généreuse dans le but aussi d’ouvrir le logement municipal aux citoyens d’origine étrangère. De plus, la ville a monté un programme de Notfallswohnungen (logements d’urgence) qui a entrouvert l’accès au logement municipal à ceux qui n’ont pas encore acquis la nationalité.
26Au niveau national, 21 % des étrangers vivent aujourd’hui dans des logements sociaux ; la plupart d’entre eux viennent d’ex-Yougoslavie et de Turquie. Les différences entre les États fédérés sont importantes. À Vienne, si l’on prend en considération les immigrés naturalisés, la part des immigrés dans le secteur municipal s’élève à un tiers des locataires. Dans certains immeubles, on estime que la moitié des locataires peuvent avoir des origines étrangères. La distribution sociospatiale des immigrés dans le parc de logement municipal n’est pas homogène. Dans certaines constructions anciennes (de la période de l’entre-deux-guerres) et en périphérie de la ville (période d’élargissement de la ville des années 1960), la concentration de populations immigrées augmente. Dans ces deux types de constructions, le pourcentage de locataires connaissant des conditions de vie défavorables – chômage, recours à l’aide sociale – augmente aussi. Le parc municipal se polarise. La fraction que l’on vient de décrire risque de se spécialiser dans l’accueil des groupes défavorisés, tandis qu’une autre partie, correspondant souvent à des constructions postérieures aux années 1970, abrite principalement de jeunes couples de la classe moyenne. Depuis le début des années 2000, la ville de Vienne ne construit plus de logements sociaux pour son propre compte ; elle se décharge de sa responsabilité en matière de logement en finançant les sociétés. Sous l’influence de la municipalité, les nouvelles constructions sont souvent des programmes à thème, qu’il s’agisse de l’écologie, du genre (logements adaptés aux besoins des femmes seules), ou encore des relations interculturelles.
LES LOYERS
27En Autriche, on l’a vu, les loyers du secteur social et une partie des loyers du secteur privé sont réglementés, et fondés sur les coûts de construction « historiques ». La législation concernant les loyers des logements anciens (construits avant 1953) prend en compte la qualité du logement, l’équipement fourni, le type de localisation et les clauses du contrat. En revanche, les loyers ne sont pas réglementés pour la plupart des logements construits après 1953, à l’exception des constructions neuves qui ont reçu des financements publics jusqu’à la fin de l’hypothèque (soit environ 85 % de toutes les constructions). Les loyers de ces habitations doivent seulement être « adéquats » au regard de l’équipement et de la localisation.
28Les loyers autorisés dans les bâtiments plus anciens dépendent principalement de la qualité du logement, mais également des clauses du contrat de location, la réglementation ne s’appliquant pas aux contrats à durée déterminée. On distingue quatre catégories d’habitat, de A (logements avec salle de bains et le chauffage central) à D (logements dont les toilettes sont situées à l’extérieur ou qui en sont dépourvus). Un loyer maximum au mètre carré est appliqué dans chaque catégorie bien que, pour les logements de catégorie A, l’encadrement des prix soit bien moindre que pour les autres. La localisation constitue un critère essentiel dans la détermination des loyers autorisés dans les logements de catégorie A.
29En raison du rôle clé joué par le logement social et le système de contrôle des loyers, les prix de location pratiqués en Autriche sont relativement bas. Les ménages autrichiens consacrent en moyenne 17 % de leurs revenus au loyer. Ceux qui louent un logement dans le secteur privé dépensent un peu plus (près d’un quart de leur revenu), et ceux qui louent dans le secteur social paient moins que la moyenne. Ces chiffres suggèrent qu’il y a peu de différences entre les divers secteurs du marché. Cette vision globale peut, cependant, conduire à des conclusions erronées. La qualité, l’âge du bâtiment et les clauses du contrat peuvent engendrer des variations importantes entre les loyers. À Vienne, par exemple, un locataire du privé disposant d’un bail de moins de deux ans dans un logement construit après 1980 paie près de deux fois le montant du loyer versé par un locataire occupant un logement comparable, mais municipal ou fourni par un organisme à but non lucratif.
LE DÉBAT ACTUEL SUR LE LOGEMENT SOCIAL
30En Autriche, le débat public sur le logement social est étroitement lié à la transformation du modèle corporatiste et de son système de partenariat social. L’intégration européenne, le processus de mondialisation et la montée des idéologies néoconservatrices et néolibérales ont affaibli les structures traditionnelles et l’influence de leurs acteurs principaux. Ces évolutions heurtent la tradition du « consensus orienté », au cœur de la culture politique nationale, institutionnalisée dans le modèle de partenariat social. Cet héritage marque encore le système de logement social, de par les négociations qu’il implique au niveau régional et local, entre autorités, partis politiques, organes corporatifs, acteurs des sociétés à but non lucratif et d’économie mixte et, de manière croissante, acteurs du secteur privé.
31Les débats actuels sur le logement social sont à replacer dans le cadre d’une discussion plus large sur l’avenir du modèle social en Europe. Dans la typologie d’Esping-Andersen, l’Autriche relève du type « conservateur » d’État-providence, dont la logique traditionnelle protège d’abord les salariés et les familles tandis que l’assistance aux personnes défavorisées n’existe qu’à titre subsidiaire3. Cette logique structure aussi le consensus national selon lequel le parc immobilier ne devrait pas dépendre exclusivement des mécanismes du marché. Cette défense du « social » a pourtant son côté obscur ; la fermeture à « l’autre » (« les non salariés » « les pauvres », « les immigrés »). La réalité sociale – précarisation du travail, éclatement des structures familiales, diversification ethnique – contrecarre cependant ce discours de protection et d’exclusion.
32Le débat actuel sur le logement social se focalise sur sa mission même ; les groupes ciblés, les conditions d’accès, les modes de financement, le rôle des promoteurs sont au centre des débats. À côté des questions financières et organisationnelles, certains enjeux apparaissent comme décisifs. On peut les résumer en quatre points ;
33La libéralisation du marché immobilier constitue une toile de fond. Comme nous l’avons vu plus haut, le secteur social, à l’exception d’une baisse continue de la construction municipale, ne diminue pas. On a également la preuve que le logement social vient en soutien à la classe moyenne. Toutefois, la politique du logement est de plus en plus dominée par des idées néolibérales. L’évolution récente des réformes montre un affaiblissement, voire une abolition de l’encadrement des loyers, la privatisation des habitations du secteur public, la promotion de propriété privée dans le secteur coopératif, l’attribution de subventions aux promoteurs privés. Des concepts comme « partenariat public-privé » et « nouvelle gouvernance » sont adoptés aussi chez les socio-démocrates et les Verts. Les tendances à laisser le marché décider coexistent avec les tentatives de remplacer les aides à la pierre par des allocations logement ou de renforcer et spécialiser le rôle du logement municipal (en particulier) dans l’hébergement des plus pauvres.
34On a assisté à une segmentation et à une diversification du parc social au cours des trois dernières décennies. De nouvelles constructions sont souvent conçues en fonction des besoins individualisés de clientèles cibles (logement écologique, sans voiture, adaptés aux enfants, aux femmes seules, à la cohabitation intergénérationnelle ou interethnique). Mais ces constructions thématiques ne doivent pas cacher l’essentiel, à savoir la diversification sociodémographique de la clientèle. Cela ne concerne pas seulement l’augmentation des ménages constitués d’une seule personne, qu’elle soit jeune ou âgée, mais aussi la diversification des formes de famille ou des origines ethniques. Ces tendances vont à l’encontre des idées traditionnelles en matière de « besoins » des clientèles. La nécessité d’une adaptation du parc social aux besoins diversifiés de différents groupes sociaux constitue un défi pour les bailleurs sociaux souvent attachés à ces idées. La tension résulte aussi de la contradiction entre le changement profond des parcours de vie incluant une mobilité croissante, d’une part, et un système de logement social basé sur la stabilité sociale et géographique.
35Le risque d’une polarisation accrue est souvent évoqué dans le contexte des changements économiques structurels où la fragmentation du parc social devient une question cruciale. Le parc social n’est pas seulement touché par une diversification des préférences culturelles et des modes de vie, mais aussi par la division socio-structurelle de la société. Aussi en Autriche, le fossé entre « gagnants » et « perdants » se creuse en termes de salaire, d’emploi, d’accès au marché du travail et au logement. Ces différences et ces inégalités, outre qu’elles aiguisent les conflits sur la répartition, risquent de conduire à une exclusion spatiale des groupes marginalisés, et d’engendrer un cercle vicieux de la pauvreté, accompagné par des processus de stigmatisation. Ce risque s’aggrave si certains segments du parc social s’adressent exclusivement aux très pauvres.
36Immigration et ségrégation socio-spatiale sont de fait des préoccupations liées. Comme nous l’avons expliqué, l’accès au logement social était traditionnellement réservé aux citoyens autrichiens alors que les immigrés étaient dépendants de l’offre du marché privé. Cette politique d’exclusion a marginalisé durablement la position des immigrés, en majorité installés dans les zones urbaines défavorisées. L’ouverture du logement social aux immigrés laisse augurer des effets positifs pour la mobilité sociale. En même temps, le parc social connaît un processus de fragmentation qui encourage la ségrégation ethnique. À Vienne par exemple, on observe une concentration des immigrés dans des immeubles mal équipés ou isolés.
37Depuis sa naissance, le logement social en Autriche est étroitement lié à une conception intégrée du développement social et des forces politiques sur lesquelles il s’appuie. Alimenté par différentes sources idéologiques, cet héritage a contribué à la formation d’un consensus national autour du rôle des bailleurs sociaux. En dépit des changements récents dans le discours public et la politique du bien commun, le logement social a été considéré jusqu’à aujourd’hui comme un instrument légitime de promotion collective et de bien-être social. N’y a-t-il donc à l’horizon aucune crise à redouter ?
38Pour autant qu’on veuille utiliser cette expression, la crise du logement social ne renvoie pas à des problèmes financiers et organisationnels, mais à la question de la conception du social dans le logement. Si l’on passe en revue les deux modèles du logement social qui se sont succédés en Autriche, il est clair que chaque « régime » était encadré par des mécanismes particuliers de pouvoir, et chacun d’eux était lié à des fonctions précises de logement. Dans la « Vienne Rouge », le logement municipal reposait sur une conception socio-morale de l’habitat. Il était alors inséparable d’une mobilisation des masses et d’une lutte sociale pour l’hégémonie politique et culturelle de la classe ouvrière. Dans la période d’après-guerre, le logement municipal était au service d’une clientèle portée par l’avancement collectif des classes populaires et par la participation individuelle à la réussite sociale collective. Même si les deux traditions sont fort différentes, on peut dire que la dimension « sociale » du logement était dans chaque cas lié à un projet de solidarité et à un projet de pouvoir. Dans le contexte de la « Vienne rouge », il s’agissait d’un projet émancipateur et de contre-pouvoir. Dans le contexte d’après-guerre s’est développé un projet paternaliste autour de l’entente des élites pour consolider la paix sociale et conforter les effets « d’ascenseur » collectif.
39L’adieu au prolétariat est consommé depuis longtemps ; les grands immeubles de la « Vienne rouge » sont devenus des témoins architecturaux, vidés de l’esprit de l’époque. Faut-il également constater l’adieu à la conception généraliste de la période d’après guerre ? La réponse reste ouverte. D’un côté, le poids du logement social et le maintien de la construction attestent de la vitalité de ce secteur ; mais de l’autre, le logement social est fortement segmenté, avec une fraction de parc destinée aux classes moyennes, et un parc résiduel réservé aux plus pauvres. Assurance, promotion, assistance ; dans la conception généraliste ces fonctions étaient intégrées sur la base d’une hiérarchisation de la clientèle et d’une exclusion d’une partie de la population. Le scénario le plus réaliste consiste à envisager un approfondissement des clivages qui séparent les différents segments, plus intégrés autrefois dans le modèle généraliste. L’histoire du logement social n’est pas achevée, mais sa revitalisation se heurte à l’absence d’acteurs capables d’en reformuler les valeurs en tant que projet social.
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Notes de bas de page
1 Les sociétés à but non lucratif, les NPO (non-profit Organisazionen en allemand), relèvent de l’économie sociale, et peuvent revêtir différentes formes ; associations, entreprises, coopératives, etc. (NdE).
2 Dans le premier tiers du XXe siècle, et sous l’influence notamment du cercle de Vienne, le marxisme autrichien a connu une sorte d’âge d’or au cours duquel il a développé une école de pensée originale dans les domaines de l’économie (R. Hilferding, O. Bauer), de la théorie des nationalités (O. Bauer et K. Renner), et une pratique politique qui ne se confond ni avec celles des « révisionnistes » ni avec celle des révolutionnaires (NdE).
3 D’après Esping Anderson (« Three Worlds of Welfare Capitalism », 1990), le régime conservateur d’État providence est caractérisé par un système de sécurité sociale abondé par les cotisations sociales. Le système récompense ainsi la participation au marché de travail pendant que le système subsidiaire d’aide sociale pare à une défaillance de la famille. La logique de providence est ainsi basée sur la hiérarchie ; travail, famille, État.
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