Chapitre IV. Pays du Sud : au risque de la propriété
p. 79-94
Texte intégral
1Contrairement à la plupart des chapitres de cet ouvrage, qui traitent de la situation du logement social dans un seul pays, ce chapitre s’intéresse à une région entière : l’Europe du Sud. Il est donc construit sur le même principe que celui de Jozsef Hegedüs, consacré à la situation du logement social dans les pays de l’Est. On s’efforcera quant à nous d’expliciter les raisons pour lesquelles le logement social occupe une place différente et marginale dans cette région du sud de l’Europe, et plus précisément dans quatre pays : la Grèce, l’Italie, l’Espagne et le Portugal1.
2La question clé que posent ces quatre pays d’Europe du Sud est de savoir pourquoi les logements locatifs sociaux y sont si peu nombreux. On cherchera la réponse dans la mise en évidence de certains traits caractéristiques du système d’habitat dans ces quatre pays, dont l’examen montre notamment l’existence de liens étroits entre trois « institutions » : la famille étendue – un trait caractéristique des pays du Sud –, la nature « non-wébérienne » et clientéliste de l’État, et le dualisme du marché du travail2. La nature spécifique de ces institutions et les liens qu’elles entretiennent entre elles ont des effets sur le maintien de la propriété occupante comme statut d’occupation dominant, mais aussi sur l’offre de logements locatifs sociaux qui s’en trouve en quelque sorte inhibée.
DES SYSTÈMES DE LOGEMENT PARTICULIERS
3En termes de statuts d’occupation, les quatre pays d’Europe du Sud sont caractérisés par des taux très élevés de propriété occupante et un niveau relativement faible de logements sociaux. Ces caractéristiques sont décrites dans les tableaux 1 et 2. Si cette situation présente a priori peu de différences avec celle d’autres pays européens, puisque nombre d’entre eux enregistrent également de fortes proportions de propriété occupante, elle s’en distingue cependant par une combinaison de statuts particulière. En effet, si un taux important de propriétaires occupants se retrouve dans d’autres pays européens, en revanche aucun autre pays d’Europe de l’Ouest, à l’exception du Luxembourg (et de la Norvège, hors U. E.) ne compte une aussi faible proportion de logements sociaux. Ce sont les causes principales de cette faiblesse que nous allons essayer d’identifier.
4La recherche de ces causes conduit à préciser deux autres caractéristiques de la situation du logement social dans les pays du sud. Premièrement, une grande partie du parc de logements (17 % en moyenne sur les quatre pays concernés) sert de résidences secondaires, qu’il s’agisse de maisons secondaires pour usage personnel, de maisons secondaires provenant d’un exode rural à grande échelle et relativement récent, ou bien encore de programmes de construction liés au développement du tourisme. Un phénomène d’une telle complexité est difficile à mesurer précisément, mais les tableaux 3 et 4 (et le graphique 1, indirectement) donnent une idée de son ampleur : un tiers des logements en Espagne et en Grèce, un quart au Portugal, ne sont pas occupés de façon permanente.
5En second lieu, l’autopromotion et l’autoconstruction jouent dans trois des pays concernés (la Grèce, l’Italie et le Portugal) un rôle important pour l’accès au logement des nouveaux ménages et de ceux qui ont émigré des campagnes. L’Espagne, en revanche, dispose depuis longtemps d’un système d’offre très particulier, reposant sur de grands promoteurs qui opèrent dans le cadre d’un système très organisé de planification urbaine. Tout indique qu’au Portugal le rôle des grands promoteurs s’accroit également, bien que ce soit dans le cadre d’une planification urbaine moins développée.
6Une industrialisation tardive et limitée, et des taux d’urbanisation plus faible qu’en Europe du Nord, s’ajoutent à ces deux spécificités.
7L’importance des résidences secondaires et de l’autopromotion prend toute sa signification si l’on raisonne en termes de patrimoine familial, en ce sens que la famille étendue peut posséder plusieurs propriétés, dont l’usage et l’appropriation se décident en son sein bien plus que dans le cadre du ménage proprement dit. La famille élargie joue ainsi un rôle très important dans la structuration de l’offre et l’organisation de l’accès au logement. Les tableaux 5 à 7 retracent les caractéristiques les plus importantes des structures et des pratiques familiales. Les familles représentent une part plus importante (73 à 81 % du total) des ménages en Europe du Sud que dans les autres pays de l’Europe des 15. Les jeunes décohabitent 3 à 4 ans plus tard, et les taux de divorce sont beaucoup plus faibles qu’en Europe du Nord-Ouest.
ÉTATS « NON-WÉBÉRIENS3 » ET CLIENTÉLISME
8Les pays d’Europe méridionale se caractérisent également par le rôle particulier qu’y joue l’État. Selon l’expression de Ferrara (1996), il y a dans ces pays un « double déficit d’État ». D’un côté, celui-ci offre moins de prestations directes qu’en Europe du Nord-Ouest, et de l’autre, les institutions publiques du welfare sont beaucoup plus soumises aux pressions partisanes et à la manipulation. « Les droits sociaux ne sont pas encastrés dans une culture politique ouverte et universaliste, ni dans un État wébérien impartial dans la gestion de ses propres règles », écrit-il. La combinaison de secteurs vulnérables, non protégés, sur le marché du travail, et d’un État faible, fournit un terrain fertile à l’émergence d’un « marché clientéliste, dans lequel les transferts publics pour compléter des revenus du travail insuffisants sont échangés contre un soutien au parti, souvent à travers la médiation de syndicats, au niveau individuel » (Ferrara, 1996, p. 25).
9Bien que les pratiques spécifiques varient considérablement d’un pays à l’autre, le clientélisme consiste fondamentalement dans l’offre de services fournis par l’État en échange d’un soutien à des partis politiques (voir Ferrara, 1996 ; Petsimedou, 1991 ; Petsimedou et Tsoulovis, 1994 ; Katropugalos, 1996 pour des descriptions particulières sur les différents pays). Il distribue des services selon une logique « particulariste » ou personnalisée qui n’est pas la logique impersonnelle et universaliste associée à la bureaucratie wébérienne professionnelle d’un État-providence moderne. Cependant, ce clientélisme peut facilement cohabiter avec les institutions formelles d’un État démocratique (Roninger, 1998 ; Pérez-Diaz, 1998).
10Les origines du clientélisme sont à rechercher dans les traditions d’administration civile antérieures à la transition démocratique des pays d’Europe du Sud, et qui ont été transposées dans les nouvelles structures institutionnelles (Mény et Rhodes, 1997). Il se développe sur le terreau d’une législation qui fixe des règles et des procédures administratives compatibles avec un large pouvoir discrétionnaire (Katrougalos, 1996) et il trouve son accomplissement naturel dans « les déficiences organisationnelles, les sureffectifs et la faiblesse des incitations au travail pour les fonctionnaires (opportunités d’emplois secondaires dans l’économie informelle, critères de recrutement et de rémunération en partie politiques et dans tous les cas non-méritocratiques) qui sont autant de facteurs contribuant à la faiblesse des services offerts et à l’absence de politique systématique » (Petmesidou, 1991, p. 39-40).
11En l’absence de recherche systématique sur la question, il est difficile de tirer des conclusions bien établies quant à l’étendue du clientélisme (Guillen et Alvarez, 2001). Certaines pratiques peuvent passer inaperçues parce qu’elles sont considérées comme normales (Mény et Rhodes, 1997), et la variété des pratiques qui ont pu être relevées suggère que le clientélisme est comme un léopard qui modifie les taches de son pelage à mesure que les systèmes politiques changent.
12Le plus souvent, les partis politiques assurent la médiation entre le « client » et la bureaucratie. Les modalités spécifiques de cette relation peuvent aller de systèmes locaux de clientélisme (comme en Italie du Sud et dans certaines régions d’Espagne) à un système très étendu de dépouilles4 comme en Grèce. L’intégration verticale des intérêts à travers les partis politiques, liée à un syndicalisme lui-même organisé très verticalement, sous-tend les pratiques clientélistes.
13Cette configuration très structurée tend à inhiber le développement des organisations de la société civile susceptibles d’assurer une agrégation horizontale des intérêts. Mais l’absence d’agrégation horizontale des intérêts tient également à d’autres facteurs. L’un d’eux est la nature même de la structure de classes. Ainsi les classes moyennes sont-elles dominées, en Grèce et en Italie, par les petits commerçants et les artisans, et aucune organisation horizontale solide ne peut donc être basée sur elles (Petmesidou, 1991 ; Stille, 2003). Dans les campagnes, certaines structures sociales agraires inhibent également la formation d’organisations de la société civile, particulièrement dans les zones de latifundio de la péninsule ibérique. Ou du moins, car il existe dans la société civile une grande variété d’organisations, celles-ci restent-elles confinées à un champ local, et très souvent impulsées par une Église orthodoxe ou catholique restée hostile aux pratiques démocratiques jusqu’à la fin des années soixante, et qui a elle aussi fait obstacle à la formation d’organisations de masse horizontales, notamment sous les dictatures (Hespanha et al., 1997).
14Quatre aspects du clientélisme doivent être pris en considération pour apprécier son impact sur la distribution des biens sociaux, et en particulier des logements. Le premier est l’offre directe de services à laquelle il donne lieu. Dans un système clientéliste, l’accès aux services sociaux devient l’objet d’un échange entre groupes sociaux et acteurs politiques au niveau local (Martin, 1996). La logique « particulariste » des systèmes clientélistes rend difficile toute prévision de leurs effets redistributifs, mais il est clair que certains d’entre eux, comme le système de dépouilles qui régit la fonction publique d’État en Grèce, ont des effets plus marqués et plus profondément institutionnalisés que d’autres. En second lieu, le clientélisme s’installe dans des systèmes sociaux qui favorisent les solidarités primaires entre parents et voisins, lesquelles élargissent à leur tour l’accès au « parrainage » clientéliste pour satisfaire des besoins particularisés de services spécifiques. Le système permet aux familles de tirer un bénéfice de leur rapport personnel à l’État, ce qui signifie que les réseaux traditionnels de soutien représentent une alternative à l’élargissement de la gamme et de l’étendue des politiques gouvernementales de welfare (Katrougalos, 1996). En troisième lieu, le clientélisme opère plus facilement dans un contexte d’économie informelle. Des politiques de redistribution universalistes peuvent difficilement être mises en œuvre dès lors que les revenus (et donc les assiettes fiscales) ne peuvent pas être établis et contrôlés de façon fiable. L’économie informelle tend aussi à rendre plus indistincte la frontière entre les sphères privée et publique, voire à les relier directement entre elles. Enfin, les effets de bien-être généré par l’emploi public ne doivent pas être sous-estimés. Bien que ce soit de façon très différente du système scandinave d’emplois publics de welfare, dans un système clientéliste l’emploi public est recherché, que ce soit pour accéder à d’autres avantages, ou simplement parce qu’il rattache les familles au secteur garanti (Katrougalos, 1996).
15Entre le clientélisme et les types de politiques qu’il est possible de préconiser et de mettre en œuvre la relation fonctionne à double sens. Des politiques publiques excessivement complexes, étroitement dépendantes de décisions discrétionnaires de l’administration, ou qui appellent une transgression des limites entre secteur public et privé, fournissent une bonne base au clientélisme. Mais celui-ci peut en retour façonner les politiques. Le système grec des dépouilles favorise des changements homéopathiques, et la mise en place de politiques corporatistes, et fragmentaires, destinées à satisfaire les demandes de groupes spécifiques prêts à soutenir n’importe quel parti pourvu qu’il détienne le pouvoir (Katrougalos, 1996). Parce qu’il s’oppose à l’agrégation horizontale des intérêts, le clientélisme limite également les possibilités de régulation du développement urbain (Petmesidou et Tsoulouvis, 1994). Les urbanisations informelles et illégales qui existent en diverses régions de l’Europe du Sud révèlent une absence de politique, liée précisément au clientélisme, et qui entraîne l’incapacité à imposer des politiques d’usage du sol.
16Les conditions politiques générales qui président à la mise en place d’une administration civile, à savoir une démocratie formelle organisée autour d’un système de partis, l’absence d’agrégation horizontale forte des intérêts, et une bureaucratie pré-moderne, faiblement professionnalisée, peuvent jouer un rôle plus important dans la formulation des pratiques et des politiques de l’habitat que les formes spécifiques de clientélisme qui varient selon le temps et le lieu. En particulier, elles sont de nature à fragiliser la gestion quotidienne et la situation financière du parc social existant, en même temps qu’elles inhibent les capacités de formulation d’une demande pour ce type de logement.
STATUTS D’OCCUPATION ET DUALISME DES MARCHÉS DU TRAVAIL
17Les marchés du travail dualistes reposent sur une segmentation entre « insiders » et « outsiders ». Cette dualité se trouve renforcée par les hauts niveaux de contribution requis pour financer des systèmes d’assurance sociale capables de procurer d’importants revenus de substitution à travers diverses formes de prestations, notamment les pensions de retraites. Le dualisme des marchés se nourrit d’un cercle vicieux, en ce sens que les employeurs comme les salariés sont fortement incités à s’en remettre à des relations de travail informelles qui n’impliquent aucun versement de cotisation sociale (Esping-Andersen, 1996).
18Il serait cependant simpliste de caractériser les marchés du travail d’Europe du Sud par leur seul caractère dualiste. Le secteur de l’emploi public représente un segment important de l’emploi garanti. Aucun des quatre pays concernés n’a connu de processus d’industrialisation de type fordiste, ce qui a tout à la fois donné à l’emploi public une place importante dans le secteur formel, et empêché l’émergence d’une administration impartiale dans l’offre de services sociaux. En Grèce, par exemple, l’État reste l’employeur « de premier ressort », en particulier dans les zones rurales (Katrougalos, 1996), et les emplois d’État ou du secteur public représentent la moitié du secteur dit formel (Petmesidou, 1991). Dans le contexte d’un État peu wébérien, autrement dit faiblement structuré par une bureaucratie moderne agissant au nom d’un principe de souveraineté, et d’un secteur informel très étendu, l’emploi public confère de nombreux avantages : un revenu monétaire stable, même s’il est faible, spécialement en Italie et en Grèce (Castles et Ferrera, 1996) ; la possibilité d’un emploi multiple (Ferrera, 1998) et une insertion dans un réseau d’échanges clientélistes.
19Le secteur informel est lui-même plus complexe que ne le suggère un modèle dualiste élémentaire de marché du travail. De manière générale, quatre phénomènes contribuent à le structurer. Le premier est la multi activité, qui est loin de se limiter aux fonctionnaires les plus mal payés. Dans les régions rurales du nord du Portugal, 80 % des agriculteurs travaillent ainsi à temps partiel dans l’agriculture, dont 47,5 % effectuent moins qu’un mi-temps (Pereirinha, 1996). En Grèce, où l’on enregistre la plus forte proportion de travailleurs indépendants et le plus faible taux de salarisation de toute l’Union européenne, le statut de travailleur indépendant favorise l’emploi multiple, aussi bien en zone rurale qu’en zone urbaine (Tsoukalas, 1987 ; Petmesidou, 1991). En second lieu, l’existence d’une vaste économie souterraine dans tous les pays d’Europe du Sud contribue à la fragmentation et à la fluidité du secteur de l’emploi informel. En admettant que toute forme de travail qui n’est pas sécurisée par un contrat durable ou qui implique un temps partiel représente une forme de « vulnérabilité à l’informel », le tableau 6 montre le poids relatif considérable (plus de 50 % de la force de travail en Espagne et au Portugal) des groupes de travailleurs vulnérables à « l’informalisation », tout en témoignant aussi de ce que l’Europe du Nord-Ouest n’est pas épargnée par le phénomène. La principale limite réside cependant dans le fait que ces chiffres n’incluent pas ceux qui travaillent uniquement dans l’économie parallèle.
20En troisième lieu, l’organisation même des programmes d’assurance sociale favorise certaines formes particulières d’emploi informel. Ainsi, en Italie la moitié des travailleurs en préretraite continue à travailler dans le secteur informel (Esping-Andersen, 1996).
21Enfin, l’immigration affecte le fonctionnement du marché du travail informel. Les étrangers en situation irrégulière n’ont pas de droits sociaux et sont beaucoup plus exposés à l’exploitation sur le marché du travail (Katrougalos, 1996). La Grèce et le Portugal, en particulier, ont absorbé en grand nombre, par le passé, des immigrants aussi bien légaux qu’illégaux, y compris des réfugiés de l’ex Union soviétique et des anciennes colonies portugaises, mais comme le montre le tableau 7, les flux se sont beaucoup déplacés vers l’Espagne et vers l’Irlande.
22En conclusion, le dualisme des marchés du travail d’Europe du Sud va de pair avec des États providence caractérisés par une exceptionnelle générosité des systèmes de retraite du secteur formel, et une offre pratiquement inexistante ou très rare de prestations dans les autres domaines de la protection sociale. La faiblesse de ce modèle d’État-providence est compensée par la force des réseaux de solidarité primaire impliqués dans la famille, et dans les relations d’amitié et de voisinage, qui facilite en même temps le fonctionnement du secteur de l’emploi informel.
23Le caractère hautement dualiste du marché du travail induit un fort biais de la politique du logement en faveur de l’accession à la propriété, à la fois comme filet de sécurité pour ceux qui ne sont pas sur le marché formel du travail, et en tant qu’investissement significatif dans l’économie souterraine (Castles et Ferrera, 1996). De plus, l’autopromotion et les constructions illégales créent aussi une flexibilité des rythmes de paiement du logement dans des circonstances où les flux de revenus sont à la fois inégaux dans le temps et imprévisibles. À l’inverse, le financement du logement social exige soit que la majorité des locataires aient pris place dans le secteur de l’emploi garanti, soit que l’État soit prêt à subventionner dans de fortes proportions ce type de logement.
LES RÉSEAUX FAMILIAUX
24Le maintien de solidarités primaires très fortes dans l’offre de protection sociale s’appuie « sur des relations personnelles, des liens affectifs, des réseaux d’échange et de sociabilité, le troc et une économie non-monétaire » (Martin, 1996 ; voir aussi Hespanha et al., 1997). Ce réseau de relations sociales est le moyen d’accéder à une variété de ressources, de sorte que le fonctionnement de la famille élargie est la principale raison qui explique qu’en Europe du Sud la pauvreté ne mène pas directement à l’exclusion sociale (Ruspini, 2000 ; Katrougalos, 1996). Par exemple, en dépit de l’incapacité de l’État-providence italien à offrir un quelconque soutien aux mères célibataires, celles-ci ont moins de chances d’être pauvres en Italie qu’en Allemagne ou au Royaume-Uni, parce que la parentèle fonctionne comme une sorte de sas de compensation, qui s’interpose entre un marché du travail segmenté et un système de protection du revenu lui aussi fragmenté (Ruspini, 2000). Au Portugal, la moitié des chômeurs de très longue durée indiquent que leurs familles sont leur principal soutien économique, tandis que 12 % d’entre eux seulement citent l’indemnité chômage comme source principale de revenu (Pereirinha, 1996). Aussi bien en Italie qu’en Espagne, l’amitié et les réseaux sociaux sont plus importants pour les jeunes à la recherche d’un emploi que dans tout le reste de l’Europe (Guerrero et Naldini, 1996). C’est la raison pour laquelle la famille ne peut être comprise, en Europe du Sud, comme une entité fermée sur elle-même5. Elle représente d’abord et surtout un faisceau de réseaux divers qui s’étendent à travers un cercle plus large, au sein du voisinage et de la localité. Ceux qui se situent en dehors de ces réseaux se trouvent dépourvus des moyens d’accéder à des ressources économiques et sociales de première importance.
25La famille est elle aussi affectée par les changements économiques structurels. Par exemple, l’exode rural a eu un impact important sur les familles car il a ouvert les possibilités de diversification et de multiplication des « revenus sociaux » que les migrants pouvaient offrir à leurs familles (Hespanha et al., 1997 ; voir Satterthwaite et Tacoli, 2002 pour une discussion de ces processus dans des pays moins développés). Mais ces effets dépendent également du mode d’établissement dans les villes. Au Portugal, le logement locatif social interrompt ou réduit l’importance de ces ressources venues des réseaux, tandis que les zones d’habitat auto-promu et auto-construit sans permis contribuent au contraire à les maintenir (Costa-Pinto, 1998). Le genre joue également un rôle important dans la façon dont ces changements touchent les familles. À mesure qu’un nombre croissant de femmes s’intègre au marché du travail, les réseaux familiaux deviennent plus dépendants des transferts monétaires qui se substituent au travail non payé des femmes au sein de la famille (Gonzalez et al., 2000).
26La façon dont l’évolution structurelle de l’économie et la politique partisane modèlent l’État-providence dans les pays du sud de l’Europe est profondément enracinée dans la nature même de l’organisation familiale. Pour être plus précis, la famille y représente un mode de redistribution des paiements monétaires et de leur combinaison avec d’autres ressources dans une optique « particulariste » et non universaliste (Castles et Ferrera, 1996). Il est clair qu’en Europe du Sud, dans un contexte d’administration civile faible et de marchés du travail segmentés, les stratégies familiales sont modelées autant par le mode d’accès aux ressources que par l’échelle de ces ressources, et qu’en même temps les changements économiques structurels altèrent le schéma de ressources disponibles. Ainsi, Ferrera (1996) soutient qu’il est vital pour chaque famille d’avoir au moins l’un de ses membres ancré dans le secteur garanti, c’est-à-dire le noyau dur du secteur formel. Ces travailleurs sont hyper-protégés par le système de garantie du revenu, tandis que les travailleurs des secteurs informel et irrégulier, les jeunes et les sous-employés sont sous-protégés.
27Le logement joue un rôle particulier dans ce type de système social. La combinaison de politiques sociales en vigueur dans les quatre pays d’Europe du Sud repose presque exclusivement sur les retraites et les transferts de sécurité sociale, elle comporte des secteurs d’éducation et de santé faibles et des services sociaux personnels très rares, tandis que la politique du logement s’est concentrée sur la promotion de l’accession à la propriété. En particulier pour ceux qui sont captifs du secteur informel, un schéma de dépenses « flexible » est une chose importante. Des niveaux élevés de propriété occupante, l’absence de moyens alternatifs de se procurer un logement et le besoin de ressources monétaires pour l’acquérir parmi les jeunes constituent aussi la toile de fond qui permet d’expliquer l’opposition à l’extension de l’État-providence par l’impôt. Si les partisans des écoles, des soins et des retraites privés sont nombreux, c’est aussi parce que ces types de service sont compatibles avec un schéma de dépense plus flexible.
28En même temps, cette combinaison de politiques signifie que c’est à la famille élargie qu’il revient, en mobilisant les actifs réunis des deux familles d’origine du couple, de pourvoir au logement des couples nouvellement formés. À l’extrême, par exemple dans l’autoconstruction au Portugal, les contributions les plus importantes viennent des cercles les plus restreints : parents, fratrie et proches. Ils font face à divers besoins : fournir des espaces de vie, mettre à disposition des lots de terrain familiaux, prêter de l’argent ou fournir du travail gratuit. Les relations plus lointaines, les voisins et les amis qui font partie du réseau « élargi » de relations familiales, apportent aussi leur aide, mais de façon plus occasionnelle, en fournissant, par exemple, des contacts avec la municipalité, un véhicule de transport, des travaux de maçonnerie ou d’électricité, ou encore en négociant un rabais avec des fournisseurs, en prêtant de l’argent, etc. Dans les zones urbaines, la combinaison de ressources requises pour accéder à un logement est beaucoup plus dépendante des revenus monétaires, de l’accès au crédit, etc. Ces arrangements pèsent durablement sur les relations familiales (Hespanha et al., 1997) et requièrent un investissement continu dans les relations sociales primaires.
29Les réseaux familiaux d’Europe du Sud reposent sur une logique de réciprocité, de reconnaissance et d’assistance mutuelles, sur une base non marchande. Dans les pays d’Europe du Nord, l’offre standardisée de logements locatifs sociaux repose sur une logique complètement différente, dépersonnalisée, fondée sur une administration « wébérienne » tendant à l’impartialité et attentive aux caractéristiques objectives des ménages. Le développement du logement locatif social dans ces pays s’est largement accompli dans la période fordiste, qui a marqué en profondeur les pratiques des bailleurs sociaux (Harloe, 1995). De façon plus importante encore, les modalités d’accès au logement social ont facilité une distanciation entre les ménages et leurs familles.
30En Europe du Sud, le changement économique et culturel crée des contraintes nouvelles sur les arrangements familiaux. Étant données les contraintes liées à la façon dont la nouvelle « économie de la connaissance » favorise l’informalisation du marché du travail, et compte tenu du besoin croissant de ressources monétaires pour accéder au logement, la réponse principale consiste à développer de nouvelles stratégies au cours du cycle de vie. Ceci est particulièrement sensible sur les rythmes de formation des familles. Dans toute l’Europe, le taux de formation de nouveaux ménages est relativement bas, et les taux de fécondité, qui varient de 1,33 enfants par femme en Allemagne à 1,94 en France restent, en indice de fécondité du moment, inférieurs au seuil de remplacement des générations. Mais c’est dans les pays d’Europe du Sud que les taux sont les plus bas et singulièrement proches : 1,32 pour l’Italie, 1,33 pour la Grèce, 1,35 pour l’Espagne et 1,4 pour le Portugal. En Europe du Nord-ouest, seules l’Autriche 1,44 et l’Allemagne présentent des niveaux similaires.
31Ces problèmes sont encore plus insurmontables pour les familles qui n’ont pas au moins l’un de leurs membres intégré au secteur garanti, et les ménages de telles familles sont candidats à l’indigence et à l’exclusion.
32La question centrale traitée dans ce chapitre était de savoir pourquoi il y a si peu de logements sociaux dans les quatre pays d’Europe du Sud. La réponse principale est à rechercher dans la façon dont la politique du logement est liée plus largement aux systèmes d’offre de logements. Ces systèmes reflètent à leur tour l’organisation plus générale de la société. Dans chacun des quatre pays concernés, les pratiques sociales associées à la gestion du patrimoine logement de la famille élargie, qui déterminent les conditions d’accès au logement pour chaque catégorie de ménages, s’inscrivent dans des sociétés caractérisées par des marchés du travail dualistes et des pratiques d’État clientélistes. Dans ce contexte, les politiques de soutien à la propriété occupante, et les pratiques qu’elles induisent, jouent un rôle décisif. La relative absence de logement locatif social s’explique aussi par l’absence d’instances politiques capables de transformer une demande « sociale » en demande « effective », c’est-à-dire solvable. Les structures du marché du travail ne garantissent pas l’existence d’une clientèle de locataires solvables6. Pour les pays d’Europe du Nord, cela soulève la question de savoir dans quelle mesure l’émergence d’un marché du travail postfordiste fondé sur la connaissance, risque de faire évoluer leurs systèmes d’offre de logement selon des lignes similaires7.
Bibliographie
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10.1080/13608740408539572 :Ruspini E. (2000), « Social Rights of Women with Children : Lone Mothers and Poverty in Italy, Germany and Great Britain », in González M., Jurado T. et Naldini M. (éd.), Gender Inequalities in Southern Europe : Women, Work and Welfare in the 1990s, London, Frank Cass.
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Tsoukalas K. (1987), State, society, work in post-war Greece, Athens, Themelio.
Notes de bas de page
1 Cet article est centré sur une comparaison entre les pays d’Europe du Sud et ceux de l’Europe du Nord-Ouest, celle-ci étant définie comme le reste de l’Europe des 15 (à l’exclusion donc des nouveaux adhérents des PECO). Il s’appuie sur un travail dont les résultats sont plus complètement exposés dans Allen et al. (2004). Je suis profondément redevable à mes co-auteurs, J. Barlow, J. Leal, T. Maloutas et L. Padovani. Certaines données statistiques ont été spécialement actualisées pour cette publication (NdA).
2 Ce qui conduit l’auteure de ce chapitre à des développements absents des autres chapitres de cet ouvrage sur le rapport entre offre de logement social d’une part, et structure des ménages et indicateurs du « familialisme » de l’Europe du Sud d’autre part. Cette piste nous semble fructueuse. C’est celle qu’ont également choisie les éditeurs d’un ouvrage collectif récent (2009) sur le sujet : voir Bonvalet C., Laflamme V. et Arbonville D. (éd.), Family and Housing – Recent Trends in France and Southern Europe, Oxford, The Bardwell Press (NdE).
3 Dans son ouvrage Économie et société de 1921, et plus largement dans sa sociologie de l’État, Max Weber définit l’État par sa capacité politique à exercer le monopole de l’autorité, à travers l’institutionnalisation et la bureaucratisation de son système d’action. Par opposition, un État « non-wébérien » est déssaisi d’une partie de sa souveraineté au profit d’acteurs non étatiques ou de structures parallèles. Le clientélisme est l’une des modalités possibles de ce déssaisissement (NdE).
4 Remplacement des responsables à chaque alternance politique.
5 La notion de famille y est beaucoup plus large qu’en Europe du Nord, où elle s’entend dans le sens étroit du ménage défini comme l’ensemble des personnes vivant sous le même toit. Cette différence renvoie à l’histoire : dans les pays d’Europe du Nord, la rupture des solidarités « sociétales » est partie intégrante du processus qui a conduit à la « libération » de forces de travail pour l’industrie, disposant de faibles ressources sur lesquelles compter dans les périodes difficiles.
6 La ville de Turin offre un contre-exemple : le développement chez Fiat d’une production « fordiste » y a en effet suscité la formation d’une population suffisamment importante de ménages salariés stables pour rendre possible l’émergence d’une offre de logement locatif social. En Espagne, du logement social a été produit pendant la période franquiste, à destination des familles de policiers et de militaires.
7 On peut aussi se demander si, à l’inverse, la pression de la demande ne va pas conduire à repenser l’offre dans un sens plus social, au moins localement, comme au Pays basque ou dans certaines régions de l’Italie (NdE).
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