Histoires de loup
Anthropologie comparative et digressive
p. 255-275
Texte intégral
« Nous nous amusâmes comme des déments parmi le sang ruisselant et les fleurs de catalpa. » Mario de Andrade
1Par définition hasardeuse et réjouissante, l’alchimie des Mélanges autorise la transmutation des métaux et des idées, pour permettre, par exemple, à la périphérie du travail de l’historien et de l’anthropologue, de recréer un conte, beau comme la rencontre d’une machine à coudre et d’un parapluie sur une table de dissection. La discussion ouverte ici tente tout d’abord d’enrichir les nombreuses esquisses philosophiques qu’on doit déjà à toutes ces grands-mères qui ont tenté de prévenir leurs petits-enfants des nombreux dangers que la vie pouvait leur réserver. Elle dérive ensuite au gré des alizés comparatifs vers des rivages lointains où d’étranges figures peuvent répliquer à d’autres plus proches de nous.
2Au-delà et en deçà de la volupté narrative du conte, en effet, il sera possible d’entrevoir un ensemble de digressions discursives sur la valeur salutaire de la règle sociale face aux forces démesurées de la nature. Si, comme l’affirment les spécialistes du genre, le conte n’existe pas en dehors de la dimension orale où il a pris naissance, nous devons tenir pour très étroite la version écrite que nous donne Charles Perrault du Petit Chaperon Rouge. Les frères Grimm proposèrent la leur, lénifiant sans trop de ménagement le dénouement, où petite-fille et grand-mère sont extraites saines et sauves de l’estomac du loup estoqué par un chasseur. Perrault sut du moins respecter l’ordre des choses fatales qui veut, qu’entre de si longues dents, les deux vulnérables créatures ne pouvaient que parvenir déchiquetées et broyées dans la panse du fauve. Ignoré chez Perrault, l’épisode du chasseur grimmien semble composer avec l’attente d’un lectorat citadin abonné au happy end…
3C’est pourtant le caractère sanglant du récit qui indique le plus sûrement les termes impérieux d’un enjeu social devenus presque invisibles dans la fluidité de la narration. Nous verrons, en effet, que l’efficacité discursive du conte réside dans la dissimulation systématique de l’identité des personnages. L’héroïne du conte n’est-elle pas désignée, dans les variantes les plus connues, par le seul accoutrement qui la caractérise en l’enveloppant comme « une seconde peau ». La synecdoque du « chaperon » ne laisse ainsi disponible que l’indice du « rouge » pour soupçonner la nature véritable du contenu : la chair ensanglantée convoitée par le loup. L’appétit carnassier de la bête n’est d’ailleurs que simple métaphore d’une pulsion qui habite tous les hommes et sur laquelle le conte porte un jugement édifiant. Le symbolisme de la férocité « lupine1 » semble d’ailleurs relever du fonds commun de la mythologie européenne, invitant en dernier lieu le mythologue comparatiste à s’intéresser aux productions locales, récentes ou anciennes, les plus diverses, pour en « monnayer des catégories2 ». Les agissements du loup, en effet, invitent à considérer aussi de plus lointains congénères qui, selon qu’on les rencontre dans tel ou tel coin de notre petite planète, témoignent de la plasticité des monstres dont nos délires sociaux sont féconds.
LE CORPS DU DÉLIT
4Nous avons retenu six variantes du Chaperon Rouge. À celles de Perrault3 et des frères Grimm4, s’ajoutent « Le conte de la grand-mère », recueilli par Achille Millien dans les années 1870, « La fille et le loup » de Victor Smith en 1874, le « Conte tourangeau » de M. Légot en 18855. Très proche de celle de Millien, une variante anonyme est néanmoins singulière sur un point surprenant : la grand-mère y est nommée Tinière6. Compte tenu de la pauvreté de l’onomastique à proprement parler dans les contes populaires, faut-il voir dans cette version l’allusion malicieuse d’un conteur qui adressait ainsi un clin d’œil à un public disposé à reconnaître un notable local dont le nom, nous disent les généalogistes, apparaît anciennement en Loire-Atlantique et occupe le 130 235e rang des noms de famille en France7. Loire-Atlantique d’ailleurs, où, contre toute attente, sur une « île aux femmes » dans la région de Nantes, Dionysos lui-même accomplit une de ses plus belles épiphanies. Nous y reviendrons…
5Toutes les variantes orales recueillies sont fortement marquées de références rurales spécifiques et privilégient une figure de trickster dont l’avatar lupin n’est pas systématiquement proposé. Un « bzou » (Millien) ou un « homme bien laid », parfois désigné comme « diable » ou « vilain » accompagné d’une truie (Légot), varient la physionomie du décepteur libidineux dont l’objet du désir demeure toujours une fillette ingénue. Totalement absent des versions de Perrault et de Grimm, le thème de l’endocannibalisme8 de la fillette, invitant ainsi la proie aux pratiques du prédateur, rehausse le plan de la parenté auxquels sont corrélés les usages alimentaires. Enfin, l’épilogue, selon telle ou telle version, se prononce différemment sur le sort de la fillette : sa mort par dévoration ou son salut au terme d’un stratagème qui inverse les dispositions malignes du suborné et du suborneur.
6Pour saisir pleinement le registre symbolique où se déploie le raisonnement du conte, l’approche formaliste appliquée par Vladimir Propp à plus d’un millier de contes russes, et débouchant sur une typologie des structures narratives9, nous paraît moins féconde que celle proposée par Claude Lévi-Strauss. Cela principalement parce que cette dernière permet de dégager un ensemble de relations qu’il est possible de retrouver aussi bien dans les mythes fondateurs de Rome et les rites de fécondité qui leur font suite, que dans les univers mythiques et cultuels complexes où évoluent Dionysos et Apollon en Grèce. L’analyse structurale, fautive selon certains de décontextualiser les productions culturelles en ignorant les facteurs historiques qui y contribuent, permettra au contraire d’observer le rendement de certaines représentations dans des mondes socioculturels distincts historiquement reliés entre eux et parfois sans rapport historique possible.
7Nous avons signalé que la version de Perrault10 met en évidence la dissimulation des identités des personnages, parmi lesquels seule Mère-Grand n’emprunte aucun déguisement. D’une part, une fillette qui n’est désignée par aucun autre nom que celui de la vêture qui l’enveloppe et la personnifie11 ; d’autre part, un Loup qui abuse le Chaperon Rouge en utilisant les vêtements de Mère-Grand qu’il vient de dévorer et dont il prend la place au lit. La corrélation des travestissements valide un sens implicite : comme le Loup accède abusivement au statut de Mère-Grand, le Chaperon Rouge se prévaut d’un statut identitaire contestable, celui même de l’enfant sous les traits de laquelle son costume lui permet d’évoluer. En effet, sous la couverture de la grand-mère souffreteuse se dissimule une force virile et brutale ; en lieu et place d’un agent affaibli se cache un agent physiologiquement vigoureux : sous la couverture, la voix déguisée du Loup dissimule donc son contraire. Appliquée au Chaperon Rouge, dissimulé sous un capuchon, la présomption du contraire penche pour un statut féminin dont le rouge indique le « stade physiologique ». C’est d’ailleurs, comme on peut s’en douter, l’interprétation qu’une approche psychanalytique défend. Pour Bettelheim, la couleur rouge évoque la prépuberté de la petite fille qui sera bientôt soumise au cycle menstruel12. La fonction métonymique de la couleur rouge soutient l’évidence de la fiction : sous le chaperon, une jeune fille nubile, soumise aux effusions menstruelles, est l’objet du désir sanglant du Loup. Sur la signification de cet appétit lupin, la morale du conte ne fait d’ailleurs pas de mystère.
« On voit ici que de jeunes enfants, surtout de jeunes filles, belles, bien faites, et gentilles, font très mal d’écouter toute sorte de gens, et que ce n’est pas chose étrange, s’il en est tant que le Loup mange. Je dis le Loup, car tous les Loups ne sont pas de la même sorte ; il en est d’une humeur accorte, sans bruit, sans fiel et sans courroux, qui privés, complaisants et doux, suivent les jeunes Demoiselles jusque dans les maisons, jusque dans les ruelles ; mais hélas ! qui ne sait que ces Loups doucereux, de tous les Loups sont les plus dangereux. »
8Mais cet apologue, explicite sur les desseins de quelque Loup doucereux, n’épuise pas la leçon du conte, lequel met en place une situation théorique plus riche de conséquences sociales que celle du simple risque, pour de jeunes demoiselles « belles, bien faites, et gentilles », d’accorder leur confiance à « toute sorte de gens ». Poursuivons, en effet, la reconstruction structurale du récit.
9Tout d’abord, le Chaperon Rouge convoité et le Loup convoitant utilisent des déguisements et montrent tous deux qu’ils ne sont pas dignes de confiance : le premier en négligeant d’accomplir diligemment la mission confiée par sa mère, le second en usant de stratagème pour précéder le premier chez Mère-Grand. Les emprunts vestimentaires font ainsi pendant au mépris de la parole donnée.
10Ensuite, convoité et convoitant ont des pratiques alimentaires opposées : le premier, acheminant galette et beurre, n’ignore pas la cuisson des aliments, qui sont donc traités culturellement pour être consommés ; le second dévore des proies vivantes, donnant satisfaction à sa seule pulsion animale.
11Par ailleurs, l’un et l’autre se distinguent par le chemin qu’ils empruntent pour atteindre le logis de Mère-Grand ; des trajets inégaux favorisent le projet du Loup. Mais cette course, même initiée par le Loup en toute duplicité, met sur une même ligne de départ les deux protagonistes, ce qui suffit à réunir les conditions d’une règle du jeu admise de part et d’autre en vue d’atteindre concurremment un même but : le logis de Mère-Grand. Seule diffère la conscience que l’un et l’autre ont de l’enjeu de la course. Le Loup, très conscient de l’enjeu, est ainsi en mesure de manipuler la règle : il triche en s’octroyant le chemin le plus court ; le Chaperon Rouge, moins conscient de l’enjeu, néglige la règle en se laissant distraire par des manifestations extérieures au jeu. Les dispositions intellectuelles de l’un et l’autre les situent donc au-delà de la règle pour l’un et en deçà pour l’autre. Par l’illustration de tels errements vis-à-vis de la règle, le conte montre que toute conquête de l’objet du désir appelle la reconnaissance d’un enjeu social auquel la satisfaction du désir est subordonnée au moyen d’une loi qui n’est pas celle de la nature.
12C’est ainsi que la jouissance nutritionnelle appelle des pratiques alimentaires que le conte met en corrélation avec les distances, plus ou moins longues, qui séparent convoité et convoitant de Mère-grand. Que les chemins viennent métaphoriquement indiquer la distance mesurable qui sépare des sujets liés à quelque titre dans le cadre de la parenté (d’un système de relations interpersonnelles obligeantes), voilà ce que semble bien confirmer la variante de Millien qui, lorsqu’il s’agit d’atteindre le logis de Mère-Grand, attribue le chemin « des aiguilles » à la fille et celui « des épingles » au loup. Or, dans l’épisode final, sur lequel nous reviendrons, le loup tente de contrôler l’éloignement – réclamé par la fille sous prétexte d’un besoin urgent – en la liant avec un fil de laine. L’aiguille a donc trouvé son fil : l’aiguille (relative à la distance qui sépare du logis de Mère-Grand) et le fil de laine (relatif à celle qui sépare la fille du lit du loup) agissant comme « traits d’union » entre des sujets qui nouent ou tentent de nouer une relation particulière entre eux.
13Les usages alimentaires font ainsi pendants aux écarts de relations personnelles (de parenté ou de non-parenté) entre sujets. Le Chaperon Rouge et Mère-Grand, en relation de parenté, mangent cuit ; le Loup, sans relation de parenté avec celles-ci, mange cru13. Comme la nourriture des hommes relève d’un traitement culturel, les écarts de relation entre sujets répondent à un statut culturel, celui de la parenté, consanguine ou d’alliance. En prenant la place de Mère-Grand, le Loup prétend à un tel statut. Mais le déguisement, qui demeure un artifice, ne lui offre que l’illusion d’une parenté consanguine et non celle qui est consentie entre étranger : la parenté d’alliance.
14Les conditions de l’alliance, en effet, restent perceptibles sous le rapport des sexes et des âges : sous le travestissement d’une vieille souffreteuse, un loup sémillant et viril est embusqué ; sous l’habit d’une enfant puérile, une jeune fille nubile diffère l’aveu de sa condition féminine. Mais dès que les dissimulations sexuelles tombent, les âges précédemment disjoints sont conjoints14. Le Chaperon Rouge et Mère-Grand se distinguent en génération et sont de même sexe, le Loup et le Chaperon Rouge se distinguent quant au sexe et sont de même génération.
15En inversant par le déguisement les positions d’âge et de sexe comme dans un théâtre de carnaval, le conte soulève à dessein une équivoque statutaire sur laquelle seule une règle sociale peut apporter une solution générale. Le Loup, pourrait-on dire, se trompe de lit, n’en ayant aucun à proposer pour y installer obligeamment l’objet de son désir. Sur la couche d’une parenté délictueuse, la dévoration crue du Chaperon Rouge par le Loup consomme l’imposture des statuts de parenté.
16Ainsi s’articule le discours du conte : comme les déguisements mettent en cause les intentions réelles des sujets et la crédibilité de leur parole, les pratiques alimentaires indiquent des partages de lit permis ou proscrits par la parenté. La morale du conte, très partiellement saisie par Perrault, semble donc porter sur la nécessité d’établir des alliances matrimoniales méditées, quelle que soit la résistance que les jeunes filles peuvent opposer ou auxquelles des parents trop aimants veulent les soustraire. En effet, une fois atteint l’âge de la nubilité, une jeune fille ne doit pas se soustraire au mariage, parce qu’elle s’estime ou parce qu’on l’estime trop jeune, et conserver trop longtemps l’accoutrement d’une enfant. En différant la rencontre d’un époux, elle demeure dans l’illusion d’une affection sécurisante (Mère-Grand) qui rendra plus brutale la découverte du désir masculin en la personne d’un séducteur de passage (Loup).
17La démonstration du conte pourrait d’ailleurs emprunter d’autres voies et connaître un autre dénouement sans changer l’argument essentiel. Ainsi, pour partager le lit du Loup – sans chaperon ni vergogne, pourrait-on ajouter –, le Chaperon Rouge aurait pu faire comme le Loup : manger cru. Or, c’est très exactement la solution proposée dans la variante de Millien15 : le Chaperon Rouge s’adonne au cannibalisme auquel le Loup l’invite. Chargé par sa mère de porter une époigne toute chaude et une bouteille de lait à Mère-Grand, la « fillette » rencontre « le bzou ».
Et le bzou arriva chez la Mère Grand, la tua, mit de sa viande dans l’arche et une bouteille de sang sur la bassie.
La petite fille arriva, frappa à la porte.
– Pousse la porte, dit le bzou. Elle est barrée avec une paille mouillée.
– Bonjour, ma grand, je vous apporte une époigne toute chaude et une bouteille de lait.
– Mets-les dans l’arche, mon enfant. Prends de la viande qui est dedans et une bouteille de vin qui est sur la bassie.
Suivant qu’elle mangeait, il y avait une petite chatte qui disait :
– Pue !… Salope !… qui mange la chair, qui boit le sang de sa grand.
18Rapprochant la proie et le prédateur, le cannibalisme partagé constitue le préalable alimentaire métaphorique à la scène sexuelle qui suit. Unis dans cette commensalité de chair humaine, l’une et l’autre entretiennent désormais une proximité de mœurs qui s’étend aux dispositions sexuelles. L’intervention d’une petite chatte16 blâmant trivialement la dévoreuse de chair humaine – de chair maternelle – scelle la complicité de la fillette que le Loup soumet trop aisément à ses jeux truqués. L’épisode de la découverte progressive du corps du Loup est semblable à celui qu’en donnent Perrault et Grimm. Mais chez Millien, il est précédé du strip-tease intégral du Chaperon Rouge prié, qui plus est, de brûler tous ses vêtements avant de rejoindre son pervers instigateur au lit. La perte irréversible du déguisement abolit toute distance entre les corps :
– Déshabille-toi, mon enfant, dit le bzou, et viens te coucher vers moi.
– Où faut-il mettre mon tablier ?
– Jette-le au feu, mon enfant, tu n’en as plus besoin.
Et pour tous les habits, le corset, la robe, le cotillon, les chausses, elle lui
demandait où les mettre.
Et le loup répondait : « Jette-les au feu, mon enfant, tu n’en as plus besoin. »
Quand elle fut couchée, la petite fille dit :
– Oh, ma grand, que vous êtes poilouse ! […]
19Définitivement débarrassé de sa vêture rouge, le corps nubile du délit est dévoilé et exposé à l’appétit compulsif du mâle rusé. Mais en dévoilant les dispositions sexuelles du Chaperon Rouge, le conte se doit d’inverser le dénouement de l’aventure pour que la frustration des amants puisse instruire l’auditoire. En effet, si la faute exposée est bien l’inconduite des amants licencieux, l’épilogue édifiant doit proposer la frustration du plus pervers des deux tout en divulguant le vrai visage du plus faible. Dévêtue dans le lit du Loup, le masque tombe : la ruse et la feinte, en effet, ne sont pas inconnues du Chaperon Rouge. Le bzou est mystifié par celle qu’il croit suborner et qui démontre ainsi n’être pas la fillette innocente et vulnérable qu’elle prétend être. Comme le bzou, le Chaperon Rouge ment.
Oh ! Ma Grand, cette grande bouche que vous avez !
C’est pour mieux te manger, mon enfant !
Oh ! Ma Grand, que j’ai faim d’aller dehors !
Fais au lit mon enfant !
Oh ! non, ma Grand, je veux aller dehors.
Bon, mais pas pour longtemps.
Le bzou lui attacha un fil de laine au pied et la laissa aller. Quand la petite fut
dehors, elle fixa le bout du fil à un prunier de la cour.
20Le bzou s’impatientait et disait : « Tu fais donc des cordes ? Tu fais donc des cordes ? » Quand il se rendit compte que personne ne lui répondait, il se jeta à bas du lit et vit que la petite était sauvée. Il la poursuivit, mais il arriva à sa maison juste au moment où elle entrait.
21La fragilité du lien qui attache le bzou à l’objet de sa libido établit l’impossibilité de sceller une telle union. Le fil de laine qui relie les partenaires de couche ne parvient pas à se maintenir dans l’aiguille… Le bzou crédule fait ainsi les frais du subterfuge scatologique de la prétendue fillette. Sur de telles dispositions intellectuelles inversées du Chaperon Rouge, la variante anonyme mentionnée plus haut apporte une confirmation ironique.
La fille, sauvée nue du bzou, conte à la mère sa trouvaille et sa fugue.
Oh, mère ! le bzou fit ainsi de moi !
Et la mère Tinière ? interroge l’autre.
Oh, à l’instant, elle est au cul du bzou !
AU PALATIN, À DELPHES, À NANTES, CHEZ LES ANKAVE, LES SORCIERS ET AUTRES CHAMANS…
22La conjonction jeune fille ensanglantée ~ loup, nous rappelle la fête romaine des Lupercalia qui avait lieu à la mi-février, à la fin de l’année romaine et à l’approche du printemps. Les luperques, prêtres de Faunus, sacrifiaient un bouc dans la grotte du Lupercal, près du mont Palatin, où la louve, disait-on, avait allaité Romulus et Remus. « La Louve », lupa, était également le surnom d’Acca Larentia, prostituée et épouse du berger Faustulus qui avaient recueilli et élevé les jumeaux. Avec les Liberalia et les Mamuralia, les Lupercalia faisaient partie, entre février et mars, d’un ensemble de rites initiatiques romains qui marquait la fin de l’enfance. Georges Dumézil précise aussi que
« Romulus et son frère sont les prototypes des deux groupes de Luperques, cette sodalité de la brousse, presque antérieure aux lois de l’humanité (Cicéron, Pro Caelio 26), qui une fois l’an, un peu avant la fin de l’hiver, prend possession des alentours du Palatin, purifie la ville ou du moins le quartier avec quelques extensions, féconde les femmes à coups de lanières en peau de bouc, couronne éventuellement un roi, puis s’efface pour les douze mois suivants. Les Lupercalia sont, en effet, censés rappeler rituellement un épisode des enfances de Romulus – dont nul collège, aucune sodalité ne se réclame17. »
23Par leur caractère sauvage et débridé, les Lupercalia – fécondatrices – anticipent de quelques semaines, vers la fin de l’hiver, le renouvellement de la vie biologique dont l’exubérance annoncée est corrélée à l’appétit féroce du loup et à la pulsion sexuelle du bouc. Romulus et Remus, en effet, ont été nourris comme des loups et Romulus pratique le rapt des femmes dont les épisodes de la guerre contre les Sabins soulignent le caractère perfide. Élevé dans le monde sauvage des loups, le premier souverain de Rome bafoue la règle civile d’acquisition matrimoniale, dont le rite des Lupercalia met en scène la transgression compulsive. Le rite est d’ailleurs une redondance du mythe qui montre des jumeaux nourris par une louve puis adopté par un berger dont la femme est une prostituée nommée « La louve ». Une prostituée lupine occupe donc à l’occasion la place de mère des jumeaux tutélaires, tout comme un loup libidineux se travestit en grand-mère très avenante.
24Comme opposé de la règle civile, la transgression rituelle des Lupercalia révèle la violence naturelle qui la suscite : le corps flagellé des femmes fécondées en témoigne. De ce point de vue, le rite ne rappelle pas seulement, comme le dit Cicéron, une « sodalité de la brousse presque antérieure aux lois de l’humanité », il rappelle que la loi humaine, s’appuyant sur une instance naturelle insurmontable – la pulsion sexuelle –, dégage la sphère sociale comme celle de l’échange réglé, matrimonial en l’occurrence. Toutes les traditions sont affirmatives sur ce point : l’épouse n’est pas simplement une femme (et moins encore une louve, une prostituée, une pauvresse subornée ou séduite), elle est le terme et le lieu privilégiés de la règle du jeu social.
25La mythologie et le rite romains placent ainsi le loup et le bouc dans le même champ de la passion sexuelle et plus largement du désir immodéré. Le Chaperon Rouge néglige la règle du jeu définie par le Loup – en toute duplicité certes, mais la règle demeure stipulée en tant que telle – au profit d’un intérêt pour les manifestations printanières (fleurs, papillons, etc.). C’est également ainsi que les Lupercalia, à l’approche du printemps, mettent en scène – sous la forme du rituel des Luperques pourchassant les vierges à coups de lanière en peau de bouc – les forces jaillissantes de la nature et les pulsions sexuelles par lesquelles la vie sauvage se renouvelle. En Romulus, fratricide et fondateur de Rome, demeure néanmoins toujours quelque chose de la violence primitive bue au sein de la louve. Son caractère excessif et ses actions brutales l’opposent en tout point à Numa qui lui succède. Dumézil est revenu sur la sagesse de ce successeur avisé qui dissout le corps des Celeres, jeunes gens fougueux dont s’était entouré Romulus. Avec Numa, la médiation de la règle et du contrat prend le pas sur la convoitise naturelle qui précède les institutions modératrices auxquelles la communauté doit se soumettre pour assurer désormais sa reproduction18.
26La figure du jeune loup flagellant près du Palatin, à l’aide de lanières prises sur la peau d’un bouc fraîchement sacrifié, trouve son doublet dans le Panthéon grec. Autour d’Apollon s’agrègent quelques-unes des propriétés symboliques qui articulent à Rome le scénario des Lupercalia. Avec sa jumelle Artémis, ils ont pour mère Léto, transformée en louve par Zeus son époux. Gershenson, qui s’est intéressé à la face lupine du dieu19, souligne qu’Apollon – dont une des épiclèses est Lykeios, « Destructeur de loups » ou « Lumineux », selon l’étymologie privilégiée – est le dieu protecteur des éphèbes qui abandonnent le giron des femmes pour recevoir une éducation d’adulte. Aristote situe ainsi son lycée (lykeion) dans un gymnase près du temple d’Apollon. Le rapport entre Apollon et « jeunes loups », ceux-ci naturellement enclins à libérer des pulsions qu’il est nécessaire de réfréner par l’éducation20, voisine avec celui, sans doute mieux établi, que Dionysos entretient avec le bouc prolifique – sacrifié en son honneur avant le spectacle des tragédies –, ou le chevreau, dont il dut prendre la forme pour échapper à la colère d’Héra. Mais Dionysos est sans doute, sous ce rapport, surpassé par la figure de Pan, qui à bien des égards chasse sur le territoire délirant de Dionysos, et dont la morphologie hircine offrira à l’imagerie chrétienne l’icône idéale du Diable.
27Sans égard, en effet, pour la complexité des identités polythéistes, les idéologies de la transcendance s’emparent en un tour de main du masque de l’animal pour installer les dieux anciens sur l’échafaud de la morale. N’est-ce pas, en effet, ce qu’il advient du loup auquel la variante de Millien substitue un « homme bien laid, conduisant une truie », successivement qualifié de « vaurien », de « monstre », de « mauvais diable »… « Le diable » lui-même, pour finir, voit son attentat déjoué par l’intercession d’un groupe de lavandières qui le reconnaissent. Last but not least, en lieu et place de la petite chatte de Millien ou de l’oiseau de Smith, Légot introduit « les voix des anges » qui alertent la fillette sur l’abjecte communion cannibale :
Pendant qu’elle fricassait le sang, elle entendait du haut de la cheminée des voix comme des voix d’anges qui disaient : Ah ! La maudite petite fille qui fricasse le sang de sa grand-mère !
– Qu’est-ce qui disent donc, ma grand-mère, ces voix qui chantent par la cheminée ?
– Ne les écoute pas, ma fille, ce sont des petits oiseaux qui chantent leur langage ; et la petite continuait toujours à fricasser le sang de sa grand-mère.
Mais les voix recommencèrent encore à chanter : Ah ! La vilaine petite coquine qui fricasse le sang de sa grand-mère !
28Ainsi, redevables envers le loup de leur perchoir céleste, les anges du Petit Jésus nous invitent à revenir, parmi les multiples épiphanies des dieux grecs, vers le masque jubilatoire de Dionysos, inversant superbement la face d’un Christ qui jamais ne rit. Car, comme ce dernier, Dionysos est un dieu mis à mort et ressuscité : Zeus frappa de son foudre les Titans qui avaient dépecé Dionysos enfant avant de le faire cuire. Apollon – ou Athéna, dit-on aussi – sauva son cœur, que Zeus avala pour permettre la renaissance du supplicié. En effet, « qu’il soit dérobé ou soustrait à la table des meurtriers, le cœur de l’enfant égorgé contient Dionysos tout entier21 ». Robertson Dodds met en rapport ce mythe avec le rite dionysiaque du démembrement (sparagmos) et de la dévoration de chair crue (omophagia) pratiqué par les Ménades22. N’émettons au passage qu’une allusion attendue sur la modalité christique de la Cène cannibale pour ne pas ternir l’éclat dionysiaque de ce rite frénétique. Dans le registre de la comparaison digressive que nous avons choisi, qui conduit du surgissement du masque de loup à la parousie dionysiaque ou à celle d’un Christ hostile aux exubérances du vivant, il importe maintenant de s’intéresser aux qualifications ambulatoires des dieux et de leurs auxiliaires.
29Tout d’abord, les épiphanies de Dionysos sont marquées du déni des femmes de reconnaître sa divinité. Dionysos les frappe aussitôt de folie ; sa mania circule entre elles comme une épidémie, et elles ne peuvent que se rendre à sa puissance délirante. Dieu du vin et de tous les sucs vitaux, de l’ivresse et de la mania épidémique, Dionysos, comme la coupe qui s’emplit de vin pur, est un dieu qui « jaillit » ou « bondit » (ekpèdan)23. S’il faut en croire Posidonius, rapportant ses lectures de Strabon, géographe grec d’Auguste, il existait, en terre celtique à l’embouchure de la Loire ou de la Vilaine, une île occupée par des femmes vouant un culte à Dionysos. Une fois l’an, elles défaisaient le toit du sanctuaire et le remplaçaient le même jour. S’il advenait que l’une d’elles, portant sa charge, trébuchât, toutes les autres se précipitaient sur elle pour la déchiqueter et promener ses membres autour du sanctuaire en criant l’évohé24. Ces « Namnètes », comme les nomme Posidonus, probables ancêtres des Nantaises selon les historiens qui scrutèrent les traces d’une fragile toponymie25, illustrent la plus inattendue performance ambulatoire. Leur furie bondissante est celle du vin pur que le dieu fait jaillir. Les Ménades nantaises lui vouent un culte vinicole ou la moins assurée trébuche. « Le doute n’est pas permis : la transe dionysiaque commence par le pied26. » La mania dionysiaque affecte en premier lieu les aptitudes pédestres et les dispositions sanglantes : soit la transe bondissante qui jamais ne prend le pied en défaut, soit l’ébriété gesticulatoire – cette transe ratée – qui fait chuter.
« Le pied de l’une se prend dans un obstacle, les jambes des autres se mettent soudainement à danser. Le dieu “couvreur” se révèle à la fois Trébucheur, maître du croche-pied et puissance qui fait bondir, le dieu qui lance ses femmes dans la transe, les jette durement dans la folie meurtrière. Le pied défaillant de l’une est relayé sans intervalle par le bondissement furieux, par l’ekpèdan qui secoue la congrégation besogneuse. Jaillissement de la folie faisant irruption soudainement27. »
30L’une défaille devant le jaillissement du dieu quand les autres sont au même instant entièrement possédées par son vin, sève de la transe et du bondissement, en proie à l’extase furieuse28. Gardons à l’esprit que ce pied, sûr, fiable dans l’extase, bondissant, au même instant conduit à verser le sang, à démembrer son semblable hésitant, à accomplir l’omophagia.
31Une demi-révolution de la terre suffira pour prêter à présent l’oreille aux tambours songain des Ankave, dans la vallée de la Suowi en Nouvelle-Guinée. Chez eux, des monstres cannibales, experts en métamorphoses animales les plus diverses, poursuivent de leur assiduité morbide le commun des mortels29. Les Ankave, en effet, semblent si fréquemment victimes des tours des ombo’, qu’on ne peut manquer d’associer une telle vulnérabilité aux rumeurs innombrables qui s’attardent aux détails de leurs crimes. Nourrissant la puissance de ces êtres terrifiants, ces rumeurs procèdent ainsi de cette même foi qui soutient toute l’activité et l’expérience sociale. Parce que les ombo’, dont les essaims de lucioles manifestent l’envahissante présence, offrent aux chamans (kwora’), ces « chirurgiens-plombiers de l’invisible », d’intervenir sur le corps et l’esprit, et aux parents de toute provenance de se mobiliser pour expulser, lors de danses nocturnes de levée de deuil, les morts errants (pisingain siwi) dont le corps en putréfaction est convoité par les ombo’, ils offrent à l’anthropologue un angle d’intelligibilité privilégié pour entreprendre, selon l’expression de Mauss, la description du « fait social total » ankave. Autrement dit,
« les rassemblements des monstres invisibles entretiennent simultanément une multitude de relations avec les aspects les plus divers de la culture et de l’organisation sociale des gens de la Suowi30 ».
32Mais les chamans ankave nous intéressent ici pour la même raison qui amène Pierre Lemonnier à discuter les travaux de Carlo Ginzburg sur le sabbat des sorcières. Ayant découvert qu’en Livonie, vers la fin du XVIIe siècle, un « loup-garou » confessait des agissements en tous points identiques à ceux des Benandanti du Frioul, enchanteurs et défenseurs des récoltes convaincus de sorcellerie à partir du modèle démonologique alors en vigueur31, l’historien italien entreprit de démontrer l’existence d’un fonds chamanique sur tout le continent euro-asiatique. Il tenta ainsi de mettre en évidence la relation, structurale et historique, entre les performances et attributs des sorcières et sorciers européens, pourchassés entre le XIVe et le XVIIe siècle, et celles des chamans des steppes sibériennes, dont les origines scythes expliquaient également, à ses yeux, des analogies avec des cultes celtes et grecs32. Ginzburg prit soin toutefois de poser la question déterminante qui autorisait une entreprise aussi hardie :
« La réapparition de formes symboliques analogues à des millénaires de distance, dans des cadres spatiaux et culturels totalement hétérogènes, pouvait-elle être analysée en termes purement historiques ? Ou s’agissait-il au contraire de cas limites qui faisaient apparaître dans le tissu de l’histoire une trame atemporelle33 ? »
33Ce programme ambitieux et les résultats que présenta Ginzburg suscitèrent à la fois admiration et scepticisme parmi les historiens et les anthropologues34. Lemonnier, qui ne récuse pas l’intérêt d’un comparatisme achronique et ouvert aux quatre coins du monde35, doute de la pertinence de la notion même de chamanisme dans le champ d’un comparatisme aussi désinhibé. La version du scénario standard, qui semble suffire bien souvent à caractériser le sabbat européen, élague « tout ce qui dépasse » de la multitude des occurrences localisées, lesquelles, décrites une à une, ne sont pas réductibles à l’épure sur laquelle les historiens semblent s’entendre.
« Ce foisonnement d’exceptions ne traduit donc pas seulement une évolution des liens entre sorcellerie et sabbat au fur et à mesure que le modèle des démonologues envahissait les esprits ; il révèle surtout l’hétérogénéité des phénomènes rangés par les historiens sous une même étiquette et conduit à préciser ce que pourrait être un sabbat européen “minimum”36. »
34Or, comparant les quelques traits – nécessaires et suffisants, tels que retenus par les historiens –, qui « caractérisent » les retrouvailles diaboliques des sorciers bien de chez nous, à ceux qui configurent, pour partie, dans une vallée perdue de la Nouvelle-Guinée, le rassemblement songain des ombo’ankave, Lemonnier observe « qu’ils se révèlent étonnamment identiques37 ». Celui-ci dresse ainsi la liste d’une douzaine de traits qui permet de mettre en parallèle le sabbat des sorcières européen et le rassemblement songain des terrifiants ombo’. L’auteur reconnaît néanmoins qu’au-delà de cette « hypothétique formule canonique du sabbat européen38 », d’autres traits apparaissent ou non dans certaines configurations sabbatiques « sans que cela change grand-chose à la signification générale prêtée à l’assemblée des suppôts du mal39 ». Empruntant une telle pente40, Lemonnier accomplit un saut méthodologique délicat, périlleux à nos yeux, opposant « deux ensembles de représentations » : le premier constitue le
« noyau [… où,] à l’instar de nos sorcières, les ombo’sont des membres d’une société de conspirateurs anonymes semant la maladie et la mort et festoyant de cadavres. Le second additionne des histoires à dormir debout […] dépourvues de rapport direct avec le sens général du sabbat ou avec son insertion dans une culture locale, et qui ne seraient que les indispensables accessoires d’une pensée religieuse plus facilement mémorisable de génération en génération41 ».
35Cette hiérarchisation de la valeur signifiante des différentes représentations configurant le modèle du sabbat liquide bel et bien tout le stock « des histoires à dormir debout » en lui assignant une simple fonction mnémonique, car, soutient l’auteur, on retient mieux les histoires somnambulesques…
36L’analyse, de toute évidence, est ainsi créditée d’une ristourne sur le « second ensemble de représentations »– au fond, sur tout le complexe symbolique dans lequel s’inscrivent les rendez-vous macabres des ombo’– relégué au rang d’ » accessoire ». C’est, selon nous, aller un peu vite en besogne. Citons encore, même un peu longuement, Lemonnier sur ce point :
« À ce concentré de relations et de significations unissant pour le pire des figures maternelles à la mort et à l’oubli [le premier ensemble de représentations] sont donc juxtaposés des éléments secondaires, qui n’ajoutent rien au sens du sabbat des lucioles : la fête […], mais également… le vol magique et la métamorphose en animaux, qui ne jouent aucun rôle de premier plan dans la terrifiante fiction qui rythme les jours et les nuits des Ankave ! Si les ombo’se rendaient au songain à pied ou à vélo en profitant de leur seule invisibilité, rien ne serait changé de la logique de leurs crimes. Ce qui est pertinent, c’est plutôt leur célérité et la promptitude avec laquelle ils reconstituent le collectif des conjurés. Leur moyen de déplacement importe peu. Quant à leur forme animale, elle est aussi indéfinie que peu nécessaire. Elle traduit sans doute l’omniprésence des monstres […], mais la faculté de métamorphose n’entretient elle-même aucun rapport avec ce pourquoi les ombo’filent vers le songain chaque fois qu’un cadavre est annoncé. […] Ce qu’ajoutent à l’imaginaire des ombo’le vol nocturne ou la transformation en oiseau, en chien ou en luciole, ce n’est pas à proprement parler du sens, mais du bruit, du trouble : ces éléments nimbent le sabbat dont les Ankave s’imposent le cauchemar d’un halo de surnaturel et dote ses membres de capacités surhumaines qui ancrent son récit dans les esprits42. »
37Que deviendrait, à ce tarif-là, le pied bondissant de Dionysos ?
38Au terme d’un récit ethnographique saisissant, dont Lemonnier tire avec force de nombreuses conséquences théoriques, cette dissociation – noyau dur/accessoires secondaires – trahit le renoncement de l’ethnologue devant un nouveau chantier. Il n’est pas « secondaire », en effet, que les sorcières se rendent au sabbat en volant sur des balais, ni que les ombo’cannibales se transforment en lucioles pour se réunir en leur songain. « Leur moyen de déplacement », évoqué sous des formes multiples, « importe » tout autant que « la mort, le deuil et l’inaccessible éternité » qui hantent les Ankave. Revenant sur « l’immense quête menée par Ginzburg à travers deux continents », Lemonnier retient pourtant, dans le « noyau signifiant de l’image de la sorcière européenne », la seule figure de l’unijambiste « capable d’aller et venir entre notre monde et celui des morts ». Car « avec d’autres boiteux, il ne serait d’ailleurs peut-être qu’une variété d’êtres “mal remontés” […], comme si le franchissement de la barrière d’éternité impliquait une mise en pièces et un réassemblage des personnes qui se risquent à la passer43 ». Peut-être ! Mais si un être à mobilité déficiente relève du prétendu « noyau signifiant », la question du balai, comme celle des instruments et animaux diligents que chevauchent les sorcières, relève tout autant d’un tel « noyau ». En effet, exactement comme un boiteux, dont il constitue un paradigme, un balai traîne sur le sol ne disposant que d’une seule jambe pour se mouvoir. Et si la boiterie permet de franchir la barrière d’éternité, nul doute qu’un balai « unijambiste » volant le permette aussi, sans « bruit » et sans plus de « trouble » qu’un boiteux. Les sorcières et les ombo’, si nous en croyons Lemonnier, nourrissent le rêve des mortels, encore vivants, de trouver un accès à « l’inaccessible éternité ». Le mythe propose donc l’instrument, conceptuel, permettant l’effraction de la frontière étanche qui sépare le monde des vivants de celui des morts et à laquelle les pauvres capacités ambulatoires des vivants mortels se heurtent. Même un balai, en effet, peut porter audelà du sol auquel il colle par nature, si, tout comme un boiteux – ce traînard ontologique visitant le monde des morts –, le commun des mortels rêve (car en rêve, même éveillé, tout est possible) de forcer le passage vers l’éternité. Partant ainsi de la pire condition ambulatoire qui condamne un mortel à ne jamais décoller du sol, comme celle d’un misérable boiteux ou d’un vulgaire balai, les mythes des sorcières et des ombo’… volants – et non pas « à pied ou à vélo », car tout « serait changé » – surmontent l’insurmontable. D’ailleurs, toutes les mythologies sont là-dedans : tenues à l’impossible, elles obligent l’esprit à suspendre le sens courant en faveur du contraire.
39Le bon sens positiviste, certes, n’y trouve pas son compte. Qu’importe ! Poursuivons même plus loin en revenant à notre point de départ. Comme la morale du conte de Perrault souligne le danger permanent et pluriel que « toute sorte de gens » fait courir aux « jeunes filles, belles, bien faites, et gentilles », le loup libidineux – métaphore bestiale de quelque humain « doucereux »– n’est pas un cas isolé. À n’en pas douter, le loup solitaire qui aborde le Chaperon Rouge est accompagné in abstentia de la meute à laquelle il appartient. Condition structurelle de l’existence du loup, la meute relève ainsi de l’organisation des gangs de conjurés, au même titre que celle des sectes de sorcières44, des Ménades en transe dionysiaque et des ombo’qui se régénèrent dans le commerce cannibale. La figure du loup n’est donc pas « accessoire » pour penser la terreur qui saisit la bonne société des hommes. Comme le boiteux transculturel eurasiatique de Ginzburg, le loup franchit la barrière placée entre les mondes – éternellement séparés – des hommes et des bêtes, entre la règle modératrice et la satisfaction animale du désir. Sévissant comme tous ceux de son espèce, ce méchant loup est de plus le produit d’une double métamorphose. Sur le plan symbolique, il est l’avatar d’un humain malfaisant – tout comme les sorcières, et les ombo’de l’aveu même de certains Ankave45 ; sur le plan de la construction imaginaire, il revêt bientôt la figure grotesque d’une vieille parente, procédant ainsi, selon les termes de la psychanalyse, au retour du visage humain refoulé. Ce voyage aller-retour de l’humain à l’animal commande des dispositions ambulatoires plus performantes que celles de son interlocutrice ingénue46. Empruntant le véhicule lupin, cette engeance maléfique file la première au logis de Mère-Grand pour y tenir le plus authentique des sabbats : aux portes de la mort, elle convoque l’image ambiguë d’un être aimant, partage un festin cannibale qui réalise la communion « diabolique » de la victime et du tortionnaire et s’apprête à la fornication qui prend de plus toutes les apparences du plus scabreux des incestes : une grand-mère et sa petite-fille47.
POUR CONCLURE, EN MUSIQUE
40Bien longtemps après que les loups eurent déserté les abords du Palatin et les territoires d’Apollon, les chrétiens continuèrent d’en « monnayer » les bénéfices symboliques pour incrémenter la rhétorique de l’Agneau de Dieu, victime sacrificielle destinée à racheter les péchés du monde. Dieu merci, si l’on peut dire, les idéologies n’épuisent jamais la richesse et la complexité des productions imaginaires puisque les institutions apparemment bien réglées, la rumeur sociale, le malheur bien partagé, les reproches des morts et les désirs d’éternité boitent ensemble dans une mise en abyme où un gang d’anthropologues et d’historiens prétend s’aventurer… Nous ne saurions toutefois conclure sans écouter quelques instants, religieusement ou non, ce chant des anges qui, lui aussi, n’a rien d’auxiliaire. Requiem ou Quasi modo d’un chœur grégorien, seule une liturgie obstinée peut tenter d’exorciser la fricassée du sang – et du lait !48 – maternel.
41Dionysos était célébré par un chant lyrique, le dithyrambe, d’où Aristote fait venir la tragédie49, lors de laquelle un bouc était sacrifié en l’honneur du dieu. Nietzsche, voyant dans la tragédie la synthèse lyrique de l’apollinisme et du dionysiaque, affirme que la tragédie prend sa source dans la musique, source de vie, expression d’une force primitive, dont les chants dédiés à Dionysos réveillent la puissance pour la soumettre au pouvoir harmonisant du chœur50. Le philosophe nous invite ainsi à franchir le pas musical qui permet d’envisager, dans le hurlement modulé du loup et le chant tragique du bouc (trágos ôid), le logos lyrique et l’harmonie de la phorminx apollonienne d’une part, l’hybris dissonant et syncopé des percussions et des flûtes dionysiaques d’autre part. Mais ce rapport métaphorique n’établit pas, faut-il le préciser, d’analogie référentielle avec les plaintes du loup ou du bouc. Le rapport n’est pas à chercher entre les productions sonores des animaux et la musique des dieux, mais entre le langage musical et celui du mythe qui « transcendent, chacun à sa manière, le plan du langage articulé, tout en requérant comme lui […] une dimension temporelle pour se manifester51 ». Les figures mythiques d’Apollon et de Dionysos s’inscrivent dans un registre musical qui ne se borne pas à une simple compétence des dieux en la matière : leur histoire mythique est composée « en musique »… Comme Nietzsche, mais sans doute pour une tout autre raison, Lévi-Strauss attribue à Richard Wagner la découverte d’un lien étroit entre musique et mythe :
« Car, si l’on doit reconnaître en Wagner le père irrécusable de l’analyse structurale des mythes [et même des contes, par exemple Les Maîtres], il est hautement révélateur que cette analyse ait été d’abord faite en musique. Quand donc nous suggérions que l’analyse des mythes était comparable à celle d’une grande partition, nous tirions seulement la conséquence logique de la découverte wagnérienne que la structure des mythes se dévoile au moyen d’une partition52. »
42Plus sûrement que les métamorphoses cauchemardesques qui augmentent les aptitudes ambulatoires des mortels permettant de disputer aux spectres et aux dieux le privilège d’accéder à l’éternité, et plus réelle parce que soumise à une jouissance immédiate, la musique décloisonne les mondes des vivants et des morts en vibrant des mêmes sons des deux côtés… En effet, danses et chants qui accompagnent le « tonnerre » des tambours songain sont un présent des ombo’aux hommes, qui depuis lors répliquent chez eux la ronde souterraine des monstres cannibales53. La synchronie symphonique54 du mythe et de la musique, leur être structural, en quelque sorte, transcende la fracture sourde et muette qui sépare irréversiblement les mortels éplorés de leurs morts. Mais pour l’ivresse musicale seulement, c’est encore du côté dionysiaque qu’il faut écouter. Car,
« C’est […] dans le modèle corybantique que le “bondissement” se révèle principe constitutif du vivant, et selon l’exacte mesure où la danse des Corybantes vient se greffer sur la frénésie du corps bacchique. Il y a du palpitant dans la bête humaine, et l’éducateur des Lois, Platon le pédagogue, en fait la théorie en appelant du nom de “chorée” la gymnastique englobant la danse et la musique, l’ensemble des mouvements du corps et des mouvements de l’âme55. »
43En fin de compte, du point de vue de Lévi-Strauss, de Nietzsche, des Ankave et de beaucoup d’autres, nous ne pourrions jamais mettre le pied au-delà des frontières de notre monde laborieux, dans lequel seul un écho lancinant répond à nos incessantes questions, sans musique. Sans les tambours et les chants des songain, la quête désespérée des Ankave ne connaîtrait aucune une issue. L’instrument du combat contre les puissances mortifères ombo’, dont l’efficacité magique56 soutient la ferveur des Ankave et la met en accord avec l’armature du monde invisible, n’est rien d’autre qu’un tambour. L’ordre musical, en harmonie avec le mythe d’origine du tambour songain, est seul en mesure de restaurer, de façon provisoire, un ordre social menacé par les démons cannibales, qui livrèrent eux-mêmes aux hommes le moyen de les contenir.
« Que la chaîne opératoire mythique précise qu’il y a lieu de faire sécher la peau du serpent avant de l’installer sur le tambour “afin qu’elle ne pourrisse pas” ne fait que confirmer que la non-putréfaction, l’autogénération et, pour dire bref, l’immortalité ont quelque chose à voir avec l’insistance que met la culture ankave à charger de signification la membrane sonore de l’objet que les hommes reçurent des ombo’57. »
44Les Ankave ne disent-ils pas ainsi que le mythe et la musique du tambour, s’opposant à la mort prématurée dont les ombo’les menacent sans cesse, invitent à jouir, sous une forme temporelle qui leur est propre, d’une « immortalité », qui déborde le tortueux et macabre récit qu’ils donnent de leur vie, et dont l’ethnologue s’emploie difficilement à reconstruire le sens ?
WEBOGRAPHIE
45http://users.swing.be/paroleactive/roberouge.htm.
46http://www.ac-grenoble.fr/ien.st-marcellin/lpcrora.html.
Bibliographie
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Notes de bas de page
1 Curieusement, l’adjectif correspondant au substantif « loup » a disparu des usages modernes. « Lupique », le seul qu’on rencontre parfois, renvoie en médecine à « lupus », l’affectation cutanée du visage, à tendance envahissante et destructive, par référence au masque de velours ou de satin noir porté lors d’un bal masqué. Alain Rey, dans son incontournable Dictionnaire historique de la langue française (Paris, Le Robert, 1998, p. 2070), signale toutefois « LUPIN, INE (fin XIIe siècle) emprunt à l’adjectif latin appliqué à un païen “à tête de loup”, puis à ce qui est fait comme par un loup (1556), est relatif au loup (1840) ; il est resté quasiment inusité ». Nous utilisons donc « lupin, ine » avec le sens qu’il connaissait au XIXe siècle.
2 « Monnayer une catégorie, c’est aussi se déplacer, voyager entre des cultures et des sociétés. […] Repérer des sociétés, cela veut dire prendre la liberté de laisser là les plus proches voisins de votre terrain de prédilection et d’aller à la découverte de cultures et de sociétés intouchables pour un historien qui se respecte (et donc respectable) ou un ethnologue de stricte observance, c’est-à-dire qui préfère ne pas s’éloigner de son aire culturelle, sinon même de son village d’adoption »(Detienne M., « L’art de construire des comparables. Entre historiens et anthropologues », Critique internationale, no 14, janvier 2002, p. 68-78, p. 74).
3 Perrault Ch., Contes, Paris, Garnier, 1987.
4 Grimm J. et W., Contes pour les enfants et la maison, Natacha Rimasson-Fertin, Paris, José Corti, coll. « Merveilleux », no 40, 2009.
5 http://www.ac-grenoble.fr/ien.st-marcellin/lpcrora.html.
6 http://www.robi-net.org/varianonyme/fr/gm.html.
7 http://www.geneanet.org/genealogie/fr/tiniere.html.
8 Forme funéraire de cannibalisme consistant à ingérer les restes d’un parent décédé. Signalé notamment chez les Guayaki par Clastre P., 1968. Voir également Guille-Escuret, 1992.
9 Morphologie du conte, Paris, Seuil, 1970. Greimas reprend les conclusions de Propp dans Sémantique structurale : recherche et méthode, Paris, Larousse, 1966.
10 Dans la veine lévi-straussienne des tout débuts de la méthode – notamment selon l’approche didactique qu’il appliqua au mythe d’Œdipe : « L’analyse des mythes », in Anthropologie structurale, Paris, Plon, 1958, p. 227-255 –, il serait aisé de rendre ostensibles des ensembles de relations signifiantes à partir d’un tableau à double entrée restituant la successivité (horizontale) des unités fictionnelles (mythèmes) et les regroupements (verticaux) des relations signifiantes (paquets de relations). La « vulgate » de Perrault se prête remarquablement à l’exercice.
11 La version de Perrault met en place la synecdoque en liant l’emploi d’une vêture rouge à l’affection « folle » de la mère et de la grand-mère : « Il était une fois une petite fille de Village, la plus jolie qu’on eût su voir ; sa mère en était folle, et sa mère-grand plus folle encore. Cette bonne femme lui fit faire un petit chaperon rouge, qui lui seyait si bien, que partout on l’appelait le Petit Chaperon Rouge. » Une variante latine, la plus ancienne version qui ait été notée (Egbert de Liège, De Fecunda Ratis, 1023), fait état d’une « petite fille [tenue] sur les fonts baptismaux [vêtue d’] une robe tissée de laine rouge » afin de la protéger de la dévoration des loups (http://users.swing.be/paroleactive/roberouge.htm). Le registre religieux apparaît également avec force dans la version de Légot où se font entendre les voix des anges (infra).
12 Bettelheim Br., Psychanalyse des contes de fées, Paris, Robert Laffont, 1976. C’est à Rome, comme on le verra, que se trouve la confirmation d’une corrélation très ancienne entre loup, sang et passage à l’âge pubère (infra). Est-il besoin toutefois de poursuivre dans ce registre d’interprétation jusqu’à affirmer, à partir de la version de Millien, que les chemins de « l’aiguille » et de « l’épingle » relèvent d’un symbolisme sexuel univoque, selon lequel l’aiguille, caractérisée par son chas, renvoie au sexe féminin, l’épingle, caractérisée par sa tête, renvoie au sexe masculin… Nous verrons que l’aiguille appelle surtout « un fil », dont la longueur est du même ordre que celle du chemin qui sépare de Mère-Grand, et dont le Loup fait un usage particulier (infra).
13 On sait que cette opposition fut immédiatement productive dans l’analyse des mythologies amérindiennes de Lévi-Strauss qui s’est attaché à « montrer comment des catégories empiriques telles que celles de cru et de cuit […] peuvent néanmoins servir d’outils conceptuels pour dégager des notions abstraites et les enchaîner en propositions » (Mythologiques : Le cru et le cuit, Paris, Plon, 1964).
14 Signalons que la variante de Smith expose l’histoire d’une fillette affermée pour garder deux vaches qui rentre chez sa mère. Elle sera mangée par le loup après avoir elle-même consommé la chair et le sang de sa mère. La distinction entre mère et grand-mère ne modifie donc pas l’argument du conte, mais permet dans les deux cas de souligner l’opposition pertinente : la distinction générationnelle fille/mère – ou fille/grand-mère –, qui répond à l’identité générationnelle fille/loup.
15 Et de manière variante par celles de Smith et Légot.
16 Les versions de Smith et Légot font respectivement intervenir un oiseau et des anges…
17 Dumézil G., Les dieux souverains des Indo-Européens, Paris, Gallimard, 1977, p. 164.
18 Ibid., p. 159 sq.
19 Gershenson D. E., « Apollo the Wolf-god », in Journal of Indo-European Studies, Monograph no 8, 1991. La figure divine très complexe d’Apollon comprend de nombreuses autres faces. Sur « Apollon en clair-obscur », voir l’analyse de Detienne M., Apollon le couteau à la main. Une approche expérimentale du polythéisme grec, Paris, Gallimard, 1998.
20 Bernard Sergent souligne également le rôle joué par ce dieu dans les initiations : voir Homosexualité et initiation chez les peuples indo-européens, Paris, Payot, coll. « Histoire », 1996.
21 Detienne M., Dionysos à ciel ouvert, Paris, Hachette, 1986, p. 93.
22 Robertson Dodds E., Les Grecs et l’irrationnel, Flammarion, coll. « Champs », 1999. Pour une approche critique et technique du rite et de la réalité de la consommation de chair crue, voir Halm-Tisserant M., « Le sparagmos, un rite de magie fécondante », Kernos, no 17, 2004, p. 119-142. On suivra encore Marcel Detienne sur les traces de « Dionysos [qui] jamais ne fait défaut » (Dionysos mis à mort, Gallimard, 1998).
23 Detienne M., Dionysos à ciel ouvert, p. 82-83. Sur la mania épidémique, ibid., p. 11 sq. Mais ekpèdan, « terme technique de la transe dionysiaque », apparaît « à côté d’autres figures verbales : thoazein, skirtan, lequel évoque le dieu-bouc, Pan dont les bonds croisent ceux de Dionysos autour de l’antre corycien » (ibid., p. 74 et n. 163).
24 Ibid., p. 68.
25 Voir les notices géographiques de Lasserre dans son édition de Strabon, Géographie, t. II, « Collection des universités de France », Paris, 1966, p. 215-216. Indiqué par Detienne M., id., p. 69 et n. 148.
26 Detienne M., op. cit., p. 75.
27 Ibid., p. 79-80.
28 « Libation adéquate aux puissances divines, aux morts, au Bon Génie qui en personnifie la force brûlante. Au théâtre d’Aristophane, s’en servir une franche rasade, c’est jouer à la roulette russe : ou bien la mort subite, comme boire le sang frais de taureau, ou bien l’inspiration, éveiller en soi le Bon Génie et prophétiser, devenir Bakis. Il y a de la foudre dans le vin, et il faut en être frappé pour entonner le dithyrambe » (Detienne M., op. cit., p. 57).
29 Lemonnier P., Le Sabbat des lucioles. Sorcellerie, chamanisme et imaginaire cannibale en Nouvelle-Guinée, Paris, Stock, 2006.
30 Ibid., p. 384.
31 Le sujet est pour la première fois évoqué dans Les batailles nocturnes. Sorcellerie et rituels agraires en Frioul, XVIe-XVIIe siècles, Paris, Verdier, 1980, p. 49-53. Voir aussi « Carlo Ginzburg, L’historien et l’avocat du diable », entretien avec Charles Illouz et Laurent Vidal, Genèses, 4/2003, no 53, p. 113-138 ; notamment p. 119.
32 Ginzburg C., Le sabbat des sorcières, Paris, Gallimard, 1992.
33 Ibid., p. 28, cité par Lemonnier P., op. cit., p. 365.
34 Parmi les historiens, voir le compte rendu très critique de Sallman J.-M., Annales. Histoire, Sciences sociales, année 1995, vol. 50, no 1, p. 183-187.
35 Dont la défense la plus jusqu’au-boutiste revient sans conteste à Detienne M., Comparer l’incomparable, Paris, Le Seuil, 2000.
36 Lemonnier P., op. cit., p. 370.
37 « Mieux encore, c’est en un seul lieu, la vallée de la Suowi, que se rencontre l’ensemble des caractéristiques du sabbat “standard” européen. C’est-à-dire qu’il existe dans un coin perdu des montagnes de l’intérieur de la Nouvelle-Guinée d’aujourd’hui des contes sanglants qui s’apparentent aux réunions de nos propres sorcières du temps jadis » (LEMONNIER P., op. cit., p. 374).
38 Lemonnier P., op. cit., p. 372.
39 Ibid., p. 383 ; souligné par l’auteur, qui ne cache pas que ce non-partage de certains traits pose parfois un problème sans réponse satisfaisante ; ainsi l’absence côté ankave « de référence à une activité sexuelle » : « Cette sexualité sabbatique n’en constitue pas moins l’un des plus banals parmi les comportements d’inversion ou antisociaux prêtés aux sorciers et aux sorcières, et il y aurait lieu de chercher à comprendre pourquoi les Ankave n’en font pas mention dans leurs récits des mœurs affreuses des ombo’. J’avoue ne pas avoir trouvé d’explication satisfaisante à cette absence. On pourrait noyer le poisson en considérant que cannibalisme et sexualité ne sont qu’une seule et même “chose” et qu’il y a, après tout, suffisamment de dégustations de cadavres lors des songain des infects hybrides pour qu’ils se passent de rapports sexuels »(ibid., p. 382-383).
40 Et quel que soit le renfort qu’il trouve en Needham R., Primordial Characters, Charlottesville, University Press of Virginia, 1978 ; « Polythetic Classifications », Man, vol. 10, no 3, 1975, p. 349-369.
41 Ibid., p. 389-390.
42 Ibid., p. 388-389.
43 Ibid., p. 390, souligné par nous. Sur « l’asymétrie déambulatoire », voir Ginzburg C., 1992, p. 199-267.
44 Ginzburg a insisté sur le caractère collectif des pratiques sabbatiques telles qu’elles furent décrites dès le XVe siècle : « L’image encore inconnue d’une secte de sorcières et de sorciers, […] d’une nouvelle sorcellerie, pratiquée par des groupes d’hommes et de femmes et non par des individus isolés » (Ginzburg C., 1992, p. 79-80).
45 Ibid., p. 275 sq.
46 Comme on l’a vu, l’unique moyen permettant de conserver au conte une portée édifiante consiste, dans les versions de Millien, Légot et Smith, à inverser les dispositions intellectuelles et morales du Chaperon Rouge : celle qui se dévoile comme n’étant plus une enfant sait mentir et ruser, tout comme le Loup. Ce n’est qu’au prix de la perte de son ingénuité qu’elle parvient à déjouer le piège du Loup. La version de Perrault, maintenant le Chaperon Rouge dans son ingénuité initiale, conclut sur sa dévoration pure et simple. Confrontées les unes aux autres, les variantes du conte ne laissent donc aucune autre solution : soit la ruse et la vie, soit la candeur et la mort.
47 Sur ce point d’ailleurs, les croyances ankave sur l’identité ambiguë des ombo’continuent d’apporter de l’eau au moulin de la comparaison. Le rapport entre parenté maternelle, cannibalisme et pratiques criminelles semble bien correspondre à celui qui ordonne les agissements scabreux de notre Loup ~ Mère-Grand. Voir Lemonnier P., 2006, p. 321 sq.
48 Dans la circulation des substances vitales, le sang de cette « mère de mère » et la bouteille de lait envoyée par la mère pour sustenter la vieille moribonde (dans les versions de Millien, de Légot et de Smith), ne constituent-ils pas les termes d’un échange qui répond pleinement à la règle du don et contre don ?
49 Aristote, Poétique, 1449 a.
50 Nietzsche Fr., Die Geburt der Tragödie aus dem Geiste der Musik, Fritzsch, 1872 ; traduction française : La Naissance de la tragédie, Paris, Gallimard, 1986.
51 Lévi-Strauss Cl., 1964, p. 23. Lévi-Strauss ajoute aussi que « plutôt que regarder du mythe vers le langage, ainsi que nous avons tenté dans des ouvrages antérieurs, il s’agit ici de regarder du mythe vers la musique » (Le cru et le cuit, Paris, Plon, 1964, p. 32). Car, dit-il encore, « s’étaient posés, en musique, des problèmes de construction analogues à ceux que soulevait l’analyse des mythes, et pour lesquels la musique avait déjà inventé des solutions » (ibid., p. 23).
52 Ibid. Le « malentendu » autour de la théorie musicale du mythe de Lévi-Strauss est discuté d’un point de vue musicologique par Donin N. et Keck Fr., « Lévi-Strauss et “la musique”. Dissonances dans le structuralisme », Revue d’Histoire des sciences humaines, 2006/1, no 14, p. 101-136.
53 Ibid., p. 223 sq.
54 Par cette périssologie, nous voulons souligner, avec Lévi-Strauss, une propriété fondamentale commune au mythe et à la musique, en faisant référence à la consonance des sons de la composition orchestrale, où des ensembles de notes sonnent en même temps, et aux « mythèmes » lévistraussiens, constitués en groupe de relations qui doivent s’entendent en même temps que d’autres groupes du même ordre.
55 Detienne M., op. cit., p. 90.
56 Cette tautologie, qui ne doit rien à une compréhension fonctionnaliste, veut souligner que la maîtrise technique du chaman procède à l’« effusion symbolique » qui s’ajuste étroitement à « la croyance collective », condition de la réussite de la cure « abréactive », au sens de la psychanalyse : voir LÉVI-STRAUSS Cl., « Le sorcier et sa magie », in Anthropologie structurale, Paris, Plon, 1958, p. 183-203, notamment p. 199-200. Voir aussi Lemonnier P., op. cit., p. 171 sq.
57 Lemonnier P., op. cit., p. 209. Également sur la technique de fabrication du songain « psychopompe », telle qu’elle est minutieusement livrée par le mythe d’origine, p. 269-273.
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