Le parti socialiste et la PAC (années 1960 - années 2010)
p. 231-243
Texte intégral
1À la fin des années 1960 et au début des années 1970, le Parti socialiste (PS) se refonde à travers de multiples congrès1. Il hérite des réflexions produites par les différents courants qui le composent ; des réflexions parfois divergentes en ce qui concerne la construction européenne. Dans la période antérieure2, la Section Française de l’Internationale Ouvrière (SFIO) soutient la Politique Agricole Commune (PAC), alors que celle-ci fait l’objet d’un regard beaucoup plus critique de la part du Parti Socialiste Unifié (PSU). Durant les années 1970, le PS, malgré d’importantes divergences internes, occupe un créneau européiste, auquel il demeure fidèle après son accession au pouvoir en 1981. Le rapport du PS à la PAC est également fonction des principales réformes et propositions de réformes de celle-ci (rapport Mansholt, instauration des quotas laitiers, mise en place de la « nouvelle PAC »). Les réactions socialistes face à ces projets constituent l’objet de ce travail.
LES ANNÉES 1960 ET 1970 : DES SOCIALISTES ENTRE EUROPÉISME ET INQUIÉTUDES
2La SFIO envisage avec faveur la construction européenne. L’établissement d’un Marché commun agricole découle de la création de la CEE en 1957, dont la ratification a eu lieu sous le gouvernement conduit par Guy Mollet. De surcroît, les objectifs de la PAC (sécurité des approvisionnements, progrès technique, stabilisation des marchés, volonté d’assurer un niveau de vie équitable à la population agricole) ne contreviennent pas aux aspirations socialistes. C’est donc fort logiquement que la SFIO défend sa mise en place et son fonctionnement durant les années 1960.
3Dans les cours par correspondance de la SFIO sur l’agriculture, édités par le Centre national d’éducation socialiste, quatre leçons sont dédiées à l’Europe. Rédigées par Denis Cépède, elles présentent tout d’abord « le Marché commun » puis traitent des relations entre « le Marché commun et l’agriculture française3 ». Plusieurs études sur l’Europe agricole, principalement dues à la plume de Kléber Loustau, sont publiées dans la Revue socialiste au cours des années 1960.
4La vision de Kléber Loustau est globalement enthousiaste. En janvier 1959, il estime que le Marché commun s’offre aux agriculteurs « non plus comme un mythe, mais comme une réalité », celle d’un marché où écouler les excédents français. Il sait qu’il « faudra compter avec la concurrence », mais affirme que les producteurs français n’ont « rien à redouter du Marché commun, bien au contraire, si ce n’est quelques accidents au départ qu’une semblable machine économique peut connaître4 ». Pourtant, des inquiétudes apparaissent rapidement chez les militants socialistes de province5. Elles se manifestent lors d’une conférence agricole fédérale de la SFIO dans l’Aude, organisée en 1960. Les réserves concernent l’économie montagnarde, moins avantagée que les plaines céréalières, et la viticulture, exposée à la concurrence italienne, jugée partiellement déloyale6. Face à ces récriminations, observables dans d’autres départements, Christian Pineau, qui fut l’un des signataires du traité de Rome, rappelle avec force que ce traité n’étant pas appliqué, les difficultés du monde paysan ne peuvent en résulter7. Albert Gazier voit dans l’organisation européenne la solution aux progrès de la productivité des agriculteurs français, qui provoque un fort excédent de production à écouler. La conclusion est radieuse :
« Ainsi le niveau de vie des paysanneries s’élèvera, la sécurité des approvisionnements de l’Europe sera mieux assurée, le monde rural achètera plus de produits industriels européens et un grave problème social se trouvera réglé8. »
5En fait, la réalité est plus complexe. Moins angélique, ou moins électoraliste, Christian Pineau écrit que la qualité « jouera un rôle capital dans la politique agricole de l’Europe » et admet que, de ce fait, « certains de nos producteurs » risquent d’éprouver « des surprises désagréables, mais il faudra bien qu’ils s’adaptent aux conditions nouvelles du Marché9 ».
6Les responsables français participent à l’élaboration de programmes communs des partis socialistes européens en matière agricole. En 1960, Kléber Loustau plaide « pour une politique agricole commune des partis socialistes des six pays du Marché commun », car les socialistes ne sauraient se contenter « de ce cadre limité et imprécis d’une Politique Agricole Commune aux six pays de l’Europe pour deux motifs essentiels » : le mécanisme des prix « risque de détériorer sensiblement les revenus agricoles et de les maintenir au-dessous des revenus industriels » et le corporatisme « accentuera son empreinte10 ». Ses vœux sont exaucés, puisque, suite à la création de la Communauté Économique Européenne (CEE), un bureau de liaison des partis socialistes européens voit le jour. Dès 1960, il élabore un programme agricole commun des partis socialistes de la CEE. En novembre 1961, Kléber Loustau rapporte au Comité directeur de la SFIO les conclusions de la commission de l’agriculture du bureau de liaison des partis socialistes. Ceux-ci souhaitent un renforcement de la Commission européenne, car « il n’y a sans doute aucun domaine où le nationalisme économique soit plus agissant que dans celui de l’agriculture11 ». Cette position évolue quelque peu dans les années suivantes, les socialistes mettant davantage l’accent sur le contrôle parlementaire de la PAC12, Francis Vals estimant que c’est le Parlement européen qui a insisté sur le fait que « la politique agricole commune devait contribuer à l’amélioration du niveau de vie des agriculteurs13 ».
7Pourtant, ce n’est pas du Parlement mais de la Commission, par la voix de Sicco Mansholt, que vient la principale proposition émise en matière de structures agraires au cours des années 1960. Élaboré en 1968, le plan Mansholt prévoit de décourager les productions excédentaires (beurre, sucre), d’encourager les productions déficitaires (viande) et assume la réduction du nombre d’exploitations14. Sa publication suscite un tollé de protestations dans les campagnes françaises. Malgré les réactions initialement mesurées de certains dirigeants, les syndicalistes agricoles s’arc-boutent contre la réduction projetée du nombre d’agriculteurs15. En février 1969, Kléber Loustau, spécialiste agricole de la SFIO, réagit de manière nuancée. Il souligne tout d’abord le « courage » de Sicco Mansholt et l’acuité de son regard sur « la Société moderne », et rappelle que les initiatives de l’ancien ministre de l’Agriculture des Pays-Bas « ont souvent largement contribué à bâtir le Marché commun agricole16 ». Le responsable SFIO estime que si « certains pensent que l’insuffisance du niveau de vie dans les campagnes pourra à lui seul, hâter les mutations inévitables, réduire la production et donc supprimer les excédents », « les socialistes ne peuvent raisonner ainsi, car un tel laisser-faire plongerait de nombreux ruraux dans la misère et le désespoir17 ». Kléber Loustau approuve l’essentiel des mesures préconisées par le plan Mansholt. À ses yeux, même la diminution des surfaces cultivées, « en particulier par une extension du reboisement, ne devrait pas présenter de grandes difficultés au cours des années à venir18 ». Sur les points les plus discutés (retraite anticipée, reconversion professionnelle, formation professionnelle des jeunes), il indique que
« le but n’est pas d’obliger des millions de paysans à quitter leur métier, mais en se basant sur les prévisions déjà établies et qui découlent d’une évolution inéluctable, de permettre que les mutations nécessaires s’effectuent dans les meilleures conditions possibles19 ».
8Kléber Loustau émet tout de même plusieurs réserves, assorties de propositions complémentaires. Ces restrictions portent principalement sur le programme à court terme, c’est-à-dire sur la politique des prix. Selon lui, les réformes de structures doivent être réalisées avant l’abandon de la politique de soutien des prix, qui va provoquer une baisse de revenus des producteurs20. Il estime que « la constitution d’unités de production par l’association de plusieurs exploitations, préconisée dans le mémorandum, pourrait être grandement facilitée par la création de coopératives de différentes formes » et ajoute que le plan n’accorde pas « une place assez importante à la Coopération ». Il se montre sceptique sur leur efficacité dans certaines régions agricoles, où les exploitations « ont une faible productivité et sont dans l’impossibilité de suivre le mouvement de mutation et de croissance globale » et où « le coût de la création d’emplois nouveaux pour la main-d’œuvre quittant l’agriculture pourrait être très élevé, dans la mesure où il faut créer de toutes pièces, non seulement les infrastructures mais également l’amorce de tissus économiques ». Le plan indique bien que dans ces régions, « il n’est pas exclu que l’on doive d’abord prévoir le maintien de la main-d’œuvre pendant un certain temps », mais Kléber Loustau regrette qu’aucune aide personnelle ne soit prévue pour des agriculteurs « pratiquement contraints de rester à la terre dans des conditions de sous rémunération ; ce qui n’est pas conforme aux objectifs que prétend s’être fixé le “plan Mansholt” », qui accuse là « du point de vue social et humain une grave lacune ». Enfin, il estime que le secteur agricole ne peut être isolé du reste de l’économie et de la société et que le plan Mansholt « ne peut se concevoir que dans le cadre d’une véritable politique d’aménagement du territoire ». Le porte-parole de la SFIO, dont les bastions électoraux se situent dans des régions en grande difficulté, précise qu’il faut « absolument éviter un dépeuplement excessif des régions rurales ». Pour y parvenir, la création d’emplois nouveaux est « une nécessité absolue », que le mémorandum « ne fait qu’effleurer ». Kléber Loustau insiste sur le caractère nécessairement local du reclassement professionnel, préoccupation non dépourvue de raisons électorales bien comprises21. Malgré ces réserves, l’analyse proposée par Kléber Loustau s’efforce de mettre l’accent sur les aspects positifs du plan Mansholt, dont il souligne tout l’intérêt.
9La lecture proposée par les élus et militants socialistes ruraux est beaucoup plus sévère, ainsi qu’en témoignent les articles de Jean Péridier dans l’hebdomadaire socialiste de l’Hérault. L’auteur écrit que
« le facteur social et humain semble avoir désintéressé totalement Monsieur Mansholt. Que deviennent les 15 millions de paysans qui seront chassés de leur terre ? Il oublie de nous le dire. Cependant pour être juste il faut préciser que M. Mansholt a bien prévu certaines compensations ou indemnités pour ces paysans. Mais pour l’instant il n’y a rien de précis et ce ne sont pas les maigres compensations qui leur seront données qui leur permettront de se reclasser22 ».
10Jean Péridier revient à la charge dans un second article :
« C’est un fait qu’il nous faut constater, à cause du plan Mansholt les paysans européens se montrent très méfiants à l’égard de l’Europe. C’est profondément regrettable et la question se pose, dès lors, de savoir si M. Mansholt n’a pas fait fausse route en mettant en avant le problème des structures et en ignorant les problèmes immédiats qui se posent à l’agriculture européenne, à savoir : problème des prix, problème de l’organisation des marchés, problème d’une meilleure répartition des produits de la terre23. »
11Si l’hebdomadaire socialiste de l’Hérault publie les critiques ci-dessus, l’organe fédéral socialiste de l’Aude suit en revanche la ligne nationale. Dans un article, non signé, il est affirmé que, s’il est « discutable dans ses modalités d’application », le plan Mansholt
« ne l’est guère dans son objectif, qui consiste à contrôler et à planifier l’adaptation de l’agriculture européenne aux nécessités économiques modernes, faute de quoi cette adaptation se poursuivra, mais dans le désordre et au détriment des agriculteurs, comme cela a été le cas jusqu’à présent ».
12L’auteur dénonce l’attitude des communistes, qui « présentent du plan Mansholt une caricature contre laquelle ils tentent de dresser la petite paysannerie24 ». Le Parti socialiste est en effet confronté à une concurrence avec le PCF, mais aussi le PSU, qui s’opposent sans nuance au plan Mansholt et, plus largement, au Marché commun. Au moment où les paysans manifestent contre la politique européenne, les élus socialistes sont contraints d’adopter une position pleine de contorsions entre leur idéal européen et les sollicitations pressantes, voire comminatoires, des syndicalistes agricoles. Dans la Creuse, c’est précisément le président de la FDSEA, Raymond Labouesse, conseiller général socialiste, qui dépose et fait adopter un vœu contre le plan Mansholt au Conseil général en 196925.
13L’articulation entre politique et syndicalisme est également évidente dans les prises de position du PSU, et notamment de celui qui apparaît comme son principal spécialiste agricole durant les années 1970, Bernard Lambert. Celui-ci consacre une vingtaine de pages à la politique agricole européenne dans son ouvrage Les paysans dans la lutte des classes. Il y écrit sans détours sa déception : « Le Marché commun n’a pas constitué cette aire d’expansion protégée contre la concurrence étrangère26. » L’opposition de Bernard Lambert ne date pas de 1970 puisqu’il en fait l’une des raisons qui l’ont retenu de voter pour Jean Lecanuet lors des élections présidentielles de 1965. En 1967, Bernard Lambert écrit que la politique européenne suivie lui paraît « dangereuse à un double niveau : elle favorise, d’une manière absolument outrancière, les revenus des agriculteurs situés dans les grandes plaines européennes et dont les principales productions sont le blé, l’orge et la betterave sucrière », qui « bénéficient en tout état de cause d’un prix garanti. » En revanche, elle maintient des prix bas pour les autres productions, pour lesquelles les interventions prévues
« sont basées sur la moyenne arithmétique des cours constatés à l’échelle de la Communauté tout entière. Il est certain que les régions excentrées seront toujours victimes de ce système. C’est pourquoi nous demandons une politique régionalisée tant au niveau des quotas de production que des prix ou des interventions27 ».
14À Redon, le 2 octobre 1967, lors d’une réunion de la Fédération Régionale des Syndicats d’Exploitants Agricoles de l’Ouest (FRSEAO), Bernard Lambert déclare : « L’Europe qui se fait est celle des céréaliers et cette Europe nous condamne ; mais nous refusons de la considérer comme notre patrie28. » Sa position est partagée par l’organe limousin du PSU. Jean Feyfant y regrette que le Marché commun avantage les productions et « l’agriculture industrielle du Nord », « aux dépens des productions de l’élevage, ressource essentielle des régions qui ont été les plus agitées29 ». Ce sentiment que les éleveurs sont les laissés-pour-compte de l’Europe agricole domine également dans les publications bretonnes. En 1968, Jean Le Floch reconnaît : « Nous ne pouvons pas être contre le Marché commun », mais dénonce pourtant « l’orientation qu’il a prise car il condamne systématiquement des régions comme la nôtre, étant donné le libéralisme qui le régit30 ». La posture des militants PSU est donc très critique, et il n’est pas surprenant de retrouver Bernard Lambert au premier rang des opposants au plan Mansholt. En 1970, son livre manifeste, Les paysans dans la lutte des classes, est préfacé par Michel Rocard. Ce dernier rejoint en 1974 le PS, un parti qui a déjà dû repenser son rapport à l’Europe en raison de son élargissement depuis 1969 et de la signature d’un Programme commun avec le PCF, formation nettement plus eurocritique.
15La question européenne est au cœur d’un congrès extraordinaire organisé par le PS à Bagnolet en décembre 1973. Pierre Joxe, député de Saône-et-Loire et l’un des porte-parole agricoles du Parti, y déclare que
« la petite Europe, le Marché commun, la Communauté Économique Européenne n’est pas qu’une construction commerciale libre-échangiste, le traité de Rome prévoit un certain nombre de politiques communes. L’une d’entre elles, la seule à avoir été mise en application depuis assez d’années pour qu’on en puisse apprécier les ressorts et les effets, c’est la Politique Agricole Commune ».
16L’orateur estime qu’une « autre politique agricole commune », prévue dans le Programme commun, « est possible », « avec une autre hiérarchie des prix favorable à l’élevage, donc à l’exploitation familiale, avec un soutien des marchés qui ne profite pas essentiellement aux gros producteurs, à l’économie capitaliste, mais, au contraire, à l’exploitation familiale et à ceux qui forment plus de 95 % de l’agriculture française, avec une autre politique du crédit, avec un contrôle des industries agricoles et alimentaires ». Le PS affiche donc une démarche volontariste en la matière. Celle-ci est l’occasion de distinguer les positions communistes et socialistes en matière européenne, ce que fait aussi Georges Sutra lors du congrès de Nantes en 1977 :
« Face à l’acceptation que j’appellerai résignée de nos camarades du Parti communiste, qui ont bien précisé qu’ils ne remettaient pas en cause la construction européenne, mais qui ne se cachent pas et c’est bien leur droit de dire qu’ils n’en espèrent pas grand-chose de bon, face au refus et au rejet si compréhensible des agriculteurs des régions méditerranéennes victimes de concurrence déloyale et de règlements souvent néfastes et toujours inappliqués dans ce qu’ils pourraient avoir de positif, il n’y a que la position d’utopie créatrice des socialistes qui soit porteuse des changements que nous espérons31. »
17La construction européenne apparaît comme un moyen de différenciation par rapport au partenaire communiste. Elle figure parmi les idées fortes de François Mitterrand et ne semble donc pouvoir être remise en question par sa victoire aux élections présidentielles de 1981.
DES ANNÉES 1980 AUX ANNÉES 2000 : LE PS ACTEUR DES RÉFORMES DE LA PAC
18La victoire socialiste aux élections présidentielles puis législatives de 1981 confronte le PS à l’exercice du pouvoir et le contraint à une solidarité vis-à-vis de la politique décidée par les gouvernements européens et avalisée par la France. C’est le rôle parfois délicat qu’endosse Michel Rocard, ministre de l’Agriculture entre 1983 et 1985. Il formule un constat sans ambages : « La PAC n’est plus populaire auprès de la catégorie socioprofessionnelle à laquelle elle s’adresse. Les agriculteurs français, les sondages l’attestent, n’ont plus confiance en l’Europe. » Il explique cette désaffection car la PAC « a pris le visage d’une construction technocratique qui, sous couvert de construction européenne, cultiverait en fait les disparités, serait incapable de résoudre les distorsions de concurrence et de faire respecter les règles communes par tous ». Naturellement, le ministre en fonction cherche à exposer les difficultés auxquelles sont confrontées les politiques européennes, en raison de la « crise monétaire et financière » qui empêche le Tiers-Monde d’acheter des produits européens et de la crise des finances publiques de la CEE32. Michel Rocard présente également les trois accords conclus en mars 1984 sur le lait, les Montants Compensatoires Monétaires (MCM) et les prix agricoles. Ces accords reposent selon lui sur deux principes : le maintien de l’« identité commerciale de l’Europe » (suppression des MCM, préférence communautaire renforcée) et « une orientation plus réfléchie des productions » (car le marché est saturé). L’auteur admet que
« ces mesures seront quelquefois difficiles à accepter et la popularité de la Politique Agricole Commune risque ainsi encore de se dégrader. Mais c’est la condition de sa survie économique et de la préservation de ses caractéristiques politiques : qui plaiderait sérieusement pour un modèle agricole où les exploitants livreraient leur production aux structures d’État pour toucher leur rémunération auprès du Trésor33 ? »
19Au-delà de ces décisions, qui viennent d’être adoptées, Michel Rocard envisage l’avenir de la PAC et esquisse des solutions. Il considère que l’agriculture européenne doit gagner en coûts de production puisque les quantités cessent d’augmenter. Il suggère enfin d’harmoniser les politiques de transport, sociales, fiscales, des pays de la CEE car selon lui, « la Politique Agricole Commune souffre d’être la seule politique intégrée : cet isolement risque même de la faire disparaître34 ». Le PS assume donc son engagement européen, même si l’instauration des quotas laitiers provoque des remous dans les campagnes françaises. La position de la gauche est d’autant plus inconfortable que la FNSEA, principal syndicat agricole, a partie liée avec l’opposition de droite, et plus singulièrement le RPR. Cette proximité est illustrée en 1986 par la nomination de François Guillaume, président de la FNSEA, au ministère de l’Agriculture dans le gouvernement dirigé par Jacques Chirac.
20Le retour de la gauche au pouvoir en 1988 la remet aux prises avec des négociations internationales. Durant deux ans, de 1990 à 1992, c’est un homme politique chevronné, proche de François Mitterrand et bon connaisseur de l’appareil du Parti, Louis Mermaz, qui doit gérer deux dossiers déterminants : les négociations du GATT et la réforme de la PAC. Face aux exigences américaines, la position française est ferme. Louis Mermaz assume pleinement l’absence d’accord, « qui valait mieux » qu’un mauvais accord selon lui35. La « nouvelle PAC », dont les discussions aboutissent durant l’été 1992, maintient la notion de prix garantis (même s’ils sont revus à la baisse) et de préférence communautaire. Elle renforce les aides directes, ce qui rend plus visible le soutien financier accordé aux agriculteurs, changement à double tranchant : s’il donne le sentiment aux acteurs d’être mieux soutenus, il révèle à l’ensemble de la population l’importance de l’aide attribuée. Louis Mermaz se montre assez satisfait de la réforme :
« Au final, nous sommes parvenus à un accord qui s’approchait autant que possible du mandat “idéal” que je m’étais fixé en venant à Bruxelles. Pour ne citer que les points forts, concernant les céréales, le dossier le plus difficile, nous nous étions arrêtés sur une baisse des prix de 29 % en dix ans, un gel de 15 % des terres arables révisable à la baisse selon les besoins, une utilisation des terres en jachère pour les cultures industrielles. Pour les bovins, nous nous étions entendus sur une suppression de la prime à la vache laitière, une baisse des prix de 15 % en trois ans, un relèvement des primes à la vache allaitante. Avec ce jeu d’équilibre, le revenu agricole était préservé. Les agriculteurs qui, tout au long de cette période, avaient manifesté leurs inquiétudes – la base débordant souvent les responsables syndicaux – ont marqué par la suite leur satisfaction. »
21Le président de la FNSEA est alors l’Aveyronnais Raymond Lacombe, sensible aux préoccupations des éleveurs de montagne. Les rapports se font à nouveau plus tumultueux avec le monde paysan après la victoire socialiste aux élections législatives de 1997. La crise de la vache folle et la présence à l’Élysée de Jacques Chirac, ancien ministre de l’Agriculture demeuré très populaire dans les campagnes françaises, compliquent la tâche du ministre socialiste Jean Glavany. Celui-ci consacre un ouvrage à son expérience ministérielle, dont le titre fait référence au principal problème qu’il eut à résoudre, la crise de la vache folle, épisode dont la dimension internationale est évidemment cruciale, puisqu’il éprouve les relations franco-britanniques et interroge les politiques européennes36.
AU DÉBUT DU XXIe SIÈCLE : LES SOCIALISTES CRITIQUES DES RÉFORMES DE LA PAC
22Les relations entre la gauche socialiste et le monde rural changent quelque peu de visage au tournant des années 2000, en liaison avec trois évolutions convergentes. La géographie électorale révèle une reconquête des territoires ruraux, visible aux élections présidentielles de 2007, et surtout lors des élections locales, mais aussi sénatoriales, de 2008. Les élections aux Chambres d’agriculture illustrent une vive concurrence entre syndicats agricoles, la FNSEA étant aux prises avec la Confédération Paysanne et la Coordination Rurale. Le PS prend en compte cette diversité. En décembre 2006, la commission nationale agricole et rurale déclare que « le pluralisme syndical doit être assuré dans tous les organismes utilisant des crédits publics ou ayant une mission de service public37 ». En janvier et février 2008, Germinal Peiro, secrétaire national à l’Agriculture, reçoit la Confédération Paysanne, la FGA CGT, le SNETAP FSU, le MODEF, la Coordination Rurale et le CNJA. François Hollande, premier secrétaire du PS, n’est présent que le 12 février pour la réception de la FNSEA, signe de l’importance accordée à l’organisation qui demeure le premier syndicat agricole38. La sensibilité environnementale croissante et la négociation des accords internationaux, que l’on retrouve, à des degrés divers, dans le médiatique démontage du MacDonald’s de Millau le 12 août 1999, renouvellent enfin le regard du PS sur les questions agricoles. Le 7 février 2007, Germinal Peiro, secrétaire national à l’Agriculture, et Béatrice Marre, secrétaire nationale à l’Environnement et au Développement durable, regrettent la confirmation par la Cour de cassation de la condamnation de huit faucheurs volontaires (dont Noël Mamère et José Bové) : le PS se veut « attaché au respect de l’état de droit » mais prend en compte le « principe de précaution ». En conclusion, « le Parti socialiste renouvelle son opposition à la culture des OGM en plein champ et apporte son soutien aux élus et syndicalistes condamnés ».
23Le thème qui domine les préoccupations socialistes en matière agricole au début du XXIe siècle est celui de la régulation. Il sous-tend aussi bien le soutien aux agriculteurs que la réflexion sur la PAC et l’OMC. En décembre 2006, le texte qui résume les conclusions de la commission nationale agricole et rurale formule le vœu d’« une OMC fortement rénovée », qui prenne en compte les différentes conventions environnementales, et fixe aux dirigeants politiques la mission de « sauver la PAC ». En effet, celle-ci est menacée dans son existence et son esprit par l’accord de 2003 qui la rend « budgétairement coûteuse, injuste et illégitime ». Elle accentue, selon les auteurs, les inégalités entre territoires et entre productions. La commission propose de « réaffirmer la préférence communautaire » et d’opérer « un transfert accéléré des aides du premier pilier vers le second pilier ». Le 22 mai 2008, le PS estime que « la Commission supprime avec un peu trop d’empressement les mécanismes d’intervention sur des produits très exposés aux aléas du marché » et voit dans la disparition des quotas laitiers « une décision lourde de conséquences ». Le 25 mars 2009, lors de la campagne électorale pour le renouvellement du Parlement européen, le PS réclame « une PAC forte, régulatrice et tournée vers les attentes des citoyens » et se prononce pour le maintien des quotas laitiers, « outils de régulation essentiels pour l’agriculture européenne ».
24L’avenir lui donne raison, puisque l’année 2009 est marquée par une importante crise laitière. La grève du lait organisée en 2009 par les producteurs français est suivie de près par le PS qui fait paraître, le 19 mai 2009, un communiqué sur le sujet.
25Il expose la situation en ces termes :
« En accord avec les responsables des industries agroalimentaires et des centrales d’achat de la grande distribution, l’UMP a fait le choix de la dérégulation et de la concurrence, au détriment des producteurs et des consommateurs. Cette évolution aboutira inexorablement à concentrer la production laitière au profit d’une minorité et tourne le dos à une agriculture durable. »
26Le PS demande le rétablissement des mécanismes de régulation des prix au sein de l’interprofession laitière et la réouverture à l’échelle européenne des discussions sur les quotas avec pour objectif la prorogation du système actuel au-delà de 2015. Le 21 mai suivant, un nouveau communiqué met l’accent sur la responsabilité de la droite : « La grave crise qui ne fait que commencer dans le secteur laitier est la conséquence d’une dérégulation voulue et programmée par le gouvernement. » Deux causes sont avancées pour expliquer la crise laitière : « La disparition des quotas laitiers au niveau européen et la suppression des mécanismes interprofessionnels de régulation des prix en France. » Le PS précise ses accusations : les députés UMP ont voté en novembre 2008 au Parlement européen la fin des quotas laitiers, après avoir, en avril 2008, supprimé les règles qui fixaient les prix du lait en France. C’est donc « parce que les députés de la droite ont voté pour cette suppression » que les quotas laitiers ont été supprimés. Le PS vise alors directement Michel Barnier, qui « a beau jeu “d’accuser Bruxelles” comme le font toujours les ministres français en difficulté. En réalité, c’est lui et ses amis qui ont pris cette décision ». Le PS oppose cette attitude à la sienne : « fidèles à leurs principes de régulation », ce sont les socialistes qui « ont mis en place les quotas laitiers en 1984 » et, en 1997, les règles de négociation au sein de l’interprofession laitière.
27Le 22 juillet 2009, le PS pointe à nouveau « le double langage de la part du ministre », favorable à la suppression des quotas à long terme et qui défend leur gel à court terme. Il use de la même expression à l’occasion d’un communiqué publié le 16 septembre 2009, où le PS « dénonce avec force le double langage de la majorité et du ministre de l’Agriculture », car l’UMP est favorable à la suppression des quotas laitiers. Face aux « mouvements désespérés organisés par les éleveurs laitiers », « il faut que soit garanti un prix du lait rémunérateur, seul gage du maintien de la production laitière sur tout le territoire ». Le choix politique est également explicite dans une tribune publiée dans Le Monde par Jean-Yves Le Drian, président de la région Bretagne, et donc à ce titre particulièrement sensible à l’élevage. L’élu socialiste prend la défense des quotas laitiers et rappelle que « détruire sa production est un geste exceptionnel et lourd de sens pour un agriculteur. En agissant ainsi, à contrecœur, il épuise son ultime recours pour se faire entendre ». Son explication de la crise est claire : « La libéralisation dogmatique des marchés tue l’agriculture39. » Le même jour (22 septembre), le PS publie un nouveau communiqué où il rappelle que « la restructuration en cours de la filière laitière est souhaitée et même planifiée par les libéraux européens avec l’accord du gouvernement français ». A contrario, le PS réitère sa fidélité aux quotas laitiers, dont le principe « doit être rétabli et défendu par tous ».
*
28Partisan précoce de la construction européenne qu’il a contribué à faire advenir, le PS se montre fidèle à cet engagement depuis cinquante ans. Le plan Mansholt ébranle les fondements politiques et sociaux du socialisme français en milieu rural et suscite des divergences dans ses rangs, entre PSU et SFIO mais aussi à l’intérieur de cette dernière formation. La mise en place des quotas laitiers et la « nouvelle PAC » provoquent moins de tensions, en raison de la présence du PS au gouvernement lors de ces deux réformes et du déclin de la composante rurale dans l’implantation du Parti. Le retour à l’opposition et les succès rencontrés dans les espaces ruraux lors des consultations électorales du début du XXIe siècle expliquent en partie l’hostilité du PS aux réformes de 2008-2009. Elle découle aussi de l’attachement sans faille montré par les socialistes à l’égard de la régulation des marchés, véritable colonne vertébrale de leur doctrine en matière de PAC depuis la mise en place de la construction européenne.

La Une du journal de la FNSP s’en prend à la politique foncière du Parti socialiste (avril 1984), archives et cl. CHT.
Notes de bas de page
1 Jalabert L., La restructuration de la gauche socialiste en France des lendemains de mai 1968 au congrès de Pau du Parti socialiste de janvier 1975, mémoire pour l’Habilitation à diriger des recherches réalisé sous la direction de Jean-François Sirinelli, IEP de Paris, 2008.
2 Durant laquelle les socialistes sont divisés, mais où la SFIO, bien qu’en crise, reste majoritaire au sein de cette famille politique.
3 Fonds de l’Office Universitaire de Recherche Socialiste (OURS), E5 91 BD, Centre national d’éducation socialiste, cours par correspondance : Socialisme et agriculture, suppléments La Documentation socialiste, nos 142 et 143, février et avril 1966.
4 Populaire-Dimanche, 4 janvier 1959.
5 Pour une analyse plus détaillée des réactions des élus locaux socialistes face à la PAC, voir Conord F., Rendez-vous manqués. La gauche non communiste et la modernisation des campagnes françaises, Pessac, Presses Universitaires de Bordeaux, 2010, p. 272-278.
6 La République sociale, 14 avril 1960.
7 Le Travailleur des Alpes, 13 juillet 1961.
8 Les socialistes et l’Europe, études d’Albert Gazier, Gérard Jaquet, Christian Pineau, préface de Guy Mollet, supplément à La Documentation socialiste, no 143, octobre 1962, p. 33.
9 La République sociale, 25 janvier 1962.
10 Loustau K., « Pour une politique agricole commune des Partis socialistes des six pays du Marché commun », Revue socialiste, no 129, janvier 1960, p. 17-44, p. 17-18.
11 OURS, E6 86 BD, rapport au comité directeur sur l’évolution du marché commun agricole, présenté par Kléber Loustau, novembre 1961.
12 Loustau K., « L’Europe agricole après les décisions de Bruxelles », Revue socialiste, no 172, avril 1964, p. 343-352, p. 351.
13 Vals Fr., « Le Parlement européen : dix ans de lutte pour la démocratie », Revue socialiste, no 216, août-octobre 1968, p. 780-784, p. 783.
14 Le plan Mansholt. Le rapport Vedel, Paris, SECLAF, 1969.
15 Delorme H., « Les paysans français et le plan Mansholt », in Tavernier Y., Gervais M., Servolin Cl. (dir.), L’univers politique des paysans dans la France contemporaine, préface de François Goguel, Paris, Armand Colin, 1972, p. 583-608, p. 589, et Bruneteau B., Les paysans dans l’État. Le gaullisme et le syndicalisme agricole sous la Ve République, Paris, L’Harmattan, 1994, p. 206.
16 Loustau K., « L’évolution du Marché commun agricole et le plan Mansholt », Revue socialiste, no 220, février 1969, p. 205-208, p. 206. Les relations entre les deux hommes sont déjà attestées sous la IVe République : le 18 octobre 1956, Sicco Mansholt remercie par courrier Kléber Loustau de son soutien pour la candidature néerlandaise à la direction générale de la FAO (OURS, fonds Michel Cépède, 31 APO 5, dossier 3 : « cabinet de Kléber Loustau, 1956-1957 »).
17 OURS, E5 198 BD, rapport sur le plan Mansholt présenté par Kléber Loustau au groupe FGDS à l’Assemblée nationale, avril 1969.
18 Ibid., p. 208.
19 Ibid., p. 207.
20 Ibid., p. 208.
21 OURS, E5 198 BD, rapport sur le plan Mansholt présenté par Kléber Loustau au groupe FGDS à l’Assemblée nationale, avril 1969.
22 Le Combat socialiste [Hérault], 23 avril 1971.
23 Le Combat socialiste [Hérault], 7 mai 1971.
24 La République sociale, 2 juillet 1970.
25 Arch. dép. de la Creuse, procès-verbaux des séances du Conseil général, 27 octobre 1969.
26 Lambert B., Les paysans dans la lutte des classes, Paris, Seuil, 1970, p. 84-102, p. 85.
27 Centre d’Histoire du Travail (CHT, Nantes), LAM 35, correspondance, lettre à Jean Errecart, 6 septembre 1967.
28 Le Paysan nantais, 14 octobre 1967.
29 L’Avenir pour l’unité et le renouveau de la gauche, octobre 1967.
30 Le Combat socialiste [Côtes-du-Nord], 15 juin 1968.
31 Textes consultables sur la base de données mise en ligne sur le site de la Fondation Jaurès (http ://www. jean-jaures. org/Le-Centre-d-archives-socialistes/Base-de-donnees-des-debats).
32 Rocard M., « Un nouvel âge pour la Politique Agricole Commune », Nouvelle Revue socialiste, mai-juin 1984, p. 49-53, p. 50.
33 Rocard M., op. cit., p. 51.
34 Ibid., p. 53.
35 Entretien du 14 mars 2005 (http ://www. ena. lu).
36 Glavany J., Politique folle, Paris, Grasset, 2001.
37 Un décret du 28 février 1990 a dressé une liste d’instances devant accueillir les syndicats agricoles représentatifs et cette démarche est présente dans la loi d’orientation agricole du 9 juillet 1999.
38 PS, communiqué du 30 janvier 2008.
39 Le Drian J.-Y., « La grève du lait, cri d’alarme du monde agricole », Le Monde, 22 septembre 2009.
Auteur
Le texte seul est utilisable sous licence Licence OpenEdition Books. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
S’adapter à la mer
L’homme, la mer et le littoral du Moyen Âge à nos jours
Frédérique Laget et Alexis Vrignon (dir.)
2014
Figures et expressions du pouvoir dans l'Antiquité
Hommage à Jean-René Jannot
Thierry Piel (dir.)
2009
Relations internationales et stratégie
De la guerre froide à la guerre contre le terrorisme
Frédéric Bozo (dir.)
2005
La France face aux crises et aux conflits des périphéries européennes et atlantiques du xviie au xxe siècle
Éric Schnakenbourg et Frédéric Dessberg (dir.)
2010
La migration européenne aux Amériques
Pour un dialogue entre histoire et littérature
Didier Poton, Micéala Symington et Laurent Vidal (dir.)
2012
Mouvements paysans face à la politique agricole commune et à la mondialisation (1957-2011)
Laurent Jalabert et Christophe Patillon (dir.)
2013
Sécurité européenne : frontières, glacis et zones d'influence
De l'Europe des alliances à l'Europe des blocs (fin xixe siècle-milieu xxe siècle)
Frédéric Dessberg et Frédéric Thébault (dir.)
2007
Du Brésil à l'Atlantique
Essais pour une histoire des échanges culturels internationaux. Mélanges offerts à Guy Martinière
Laurent Vidal et Didier Poton (dir.)
2014
Économie et société dans la France de l'Ouest Atlantique
Du Moyen Âge aux Temps modernes
Guy Saupin et Jean-Luc Sarrazin (dir.)
2004