Présentation
p. 9-13
Texte intégral
1Le mercredi 2 avril 2008 et le jeudi 5 mars 2009, le Centre de Recherche en Histoire Internationale et Atlantique (CRHIA) de l’université de Nantes et les Écoles militaires de Saint-Cyr Coëtquidan ont organisé deux journées d’études autour de la notion de périphérie dans la politique étrangère de la France du xviie au xxe siècle. Le rapport centre-périphérie, constitué au début du xxe siècle, a d’abord été un outil de réflexion des économistes avant d’intégrer le champ des sciences humaines, la géographie puis l’histoire. Dans les années 1970, Fernand Braudel et Immanuel Wallerstein ont eu recours à la dialectique centre-périphérie pour caractériser la mise en place d’une économie-monde à partir du xvie siècle. En revanche, les historiens des Relations Internationales n’ont guère utilisé ces notions, alors que les rapports de force dans l’espace sont au cœur de leur travail. La périphérie désigne une portion de l’espace, a priori lointaine, distincte d’une autre qui serait le centre, a priori plus proche. L’utilisation de ces termes est d’abord géographique et permet de proposer une lecture spatiale de la politique française. Elle doit servir à distinguer le champ des enjeux prioritaires de l’action extérieure de la France, de ceux qui sont secondaires. Dans cette optique, la périphérie pourrait être définie comme l’espace comprenant des régions situées au-delà du voisinage dans lesquelles la France à des intérêts à faire valoir, mais qui ne sont pas au cœur de sa politique extérieure. Ainsi, l’action de la France dans les régions périphériques serait subordonnée à des objectifs prioritaires situés dans d’autres espaces sur lesquels les études historiques se sont davantage concentrées. Pourtant, l’activité dans le champ secondaire est une des conditions du succès global d’une politique extérieure, car elle permet d’avoir des alliés, de nourrir des diversions, de montrer une capacité d’influence susceptible d’impressionner les autres puissances, de construire un véritable rayonnement. C’est pour cette raison que les périphéries sont aussi des espaces de rivalité entre grandes puissances, pour lesquels les moyens de la politique internationale, diplomatique et militaire, doivent être mobilisés.
2Dans cette optique, nous avons privilégié l’étude d’une grande dorsale méridienne allant de la mer Baltique à la mer Noire, comprenant l’Europe du Nord, de l’Est et les Balkans, mais aussi des espaces maritimes, l’ouest de la Méditerranée, la « Méditerranée atlantique » et l’Atlantique. Dans ce cas, l’application de la notion de périphérie s’avère plus complexe en raison de l’importance croissante des rivalités en Amérique du Nord et aux Antilles à partir du xviiie siècle, puis de l’avènement de la puissance américaine qui placent peu à peu la maîtrise de l’océan Atlantique et les relations avec les États américains parmi les priorités de la politique française. Cette évolution en particulier montre que l’idée même de périphérie n’est pas uniquement géographique. Elle n’induit pas non plus nécessairement une relation de domination du centre, car il ne faut pas entendre ces notions dans une logique impériale comme elles l’ont parfois été pour définir les rapports entre la métropole et les colonies.
3Il s’agit de contribuer à ouvrir une nouvelle perspective pour mieux comprendre l’action extérieure de la France et sa stratégie en privilégiant deux approches qui peuvent se recouper, la politique étrangère et la politique de défense. Dans ces deux perspectives se posent les doubles questions des objectifs, et de leur pertinence ; des moyens, et de leur efficacité. Ces interrogations ne sauraient recevoir de réponse globale et définitive, et doivent, tout au contraire, ouvrir plusieurs pistes de réflexions. Nous avons voulu mettre à l’épreuve la notion de périphérie à travers des études de cas qui permettent de faire émerger sa réalité et sa pertinence, montrer son caractère dynamique et relatif, que ce soit pour l’époque moderne ou la période contemporaine, sans ignorer ses ambiguïtés et ses limites.
4Abordée dans une perspective historique de temps long, la notion de périphérie évolue selon le contexte politique. La représentation et les enjeux de cette portion de l’espace en France varient en fonction des priorités politiques et militaires du gouvernement, des moyens diplomatiques et techniques dont il dispose, de sa capacité à appréhender des situations locales pour pouvoir penser une action pertinente. Les objectifs doivent systématiquement composer avec un contexte particulier qui a une logique, des enjeux et des dynamiques qui lui sont propres. Dans ces conditions, la priorité est d’être bien informé pour comprendre les situations locales et déterminer les modalités d’une action efficace. L’intervention française dans les crises ou les conflits des périphéries est le plus souvent ambivalente. Naturellement guidée par ses propres intérêts, la diplomatie française cherche à combiner la poursuite de ses objectifs, qui ne coïncident pas toujours avec ceux des puissances locales. Il faut alors déterminer les intérêts que la France peut trouver dans la pacification ou, au contraire, l’activation de conflits lointains. Il s’agit le plus souvent de maintenir un équilibre entre voisins ou de rechercher des alliés. À cette fin, les diplomates interviennent en amont des conflits pour les prévenir, ou, lorsqu’ils sont déclenchés, pour exercer des médiations de paix, voire attiser les tensions pour détourner l’attention et les moyens de leurs rivaux. C’est dans ce cadre que se place la politique traditionnelle des alliances de revers, que ce soit avec la Suède au xviie siècle, avec la Russie à la fin du xixe siècle ou avec les États successeurs de l’empire des Habsbourg après la Première Guerre mondiale. Au xxe siècle, la nouvelle configuration de la politique internationale, créée par la mondialisation des enjeux, ne permet plus à la France de mener une diplomatie solitaire. Son action extérieure participe du concert des grandes puissances, et s’inscrit de plus en plus dans un cadre collectif. La question de la périphérie se pose dans des termes différents. C’est d’autant plus vrai après 1945, puisque le recul de la France dans la hiérarchie des puissances invite à s’interroger sur le retournement de la notion de périphérie, en particulier dans ses relations avec les États-Unis.
5Réfléchir à l’action de la France dans sa périphérie est également un biais permettant d’aborder la question de la puissance, de sa projection et de son expression selon la nature des régions considérées. À cet égard, la distinction première porte sur l’espace continental européen et l’Atlantique. Dans les deux cas, du xviie au xxe siècle, ces périphéries se modifient en s’élargissant avec l’apparition de nouveaux acteurs qui deviennent de grandes puissances. Alors qu’à l’époque de Louis XIV la politique continentale est bornée par les alliés de revers traditionnels comme la Pologne et la Suède, l’apparition de la Russie comme élément majeur de la vie politique européenne au xviiie siècle contraint à repenser le rapport à l’Europe orientale dans l’optique de la rivalité avec l’empire des Habsbourg puis, au xixe siècle, avec l’Allemagne. Des questions d’une nature différente se posent en ce qui concerne l’Atlantique, dont les deux principales sont la détermination politique à se doter d’un outil naval efficace pour faire face à deux puissances majeures, l’Angleterre d’abord, les États-Unis ensuite. En l’occurrence, la difficulté vient de la combinaison de l’interface terre-mer. Il faut non seulement être en mesure de projeter ses forces sur la rive américaine de l’Atlantique, mais en plus d’y conduire des actions militaires efficaces qui nécessitent une adaptation aux réalités locales pour combattre différemment. Derrière cet impératif se profile le transfert des savoirs, des modèles et des technologies militaires. En effet, que ce soit en Amérique avec leurs propres troupes, ou en Europe centrale et de l’Est avec les coopérations militaires, l’aptitude à entretenir une force armée demeure fondamentale, car elle est l’expression la plus tangible de la capacité à agir et à s’adapter qui est au cœur de la politique française dans ses périphéries. L’un des points en question est le rapport entre les ambitions politiques et les moyens militaires, entre le projet politique d’une puissance et sa véritable capacité à agir dans des espaces lointains.
6C’est dans ce cadre général que doivent être replacées les communications présentées dans ce volume.
7Le premier article propose une approche de la notion de périphérie au travers des médiations dans les conflits suédo-polonais du xviie siècle. Les trois exemples envisagés permettent de montrer l’influence des grandes questions européennes sur la diplomatie française dans l’espace baltique. Les deux contributions suivantes proposent une réflexion de long terme sur la période des xixe et xxe siècles. La première analyse la manière dont les gouvernements français ont appréhendé l’instabilité de l’Europe centrale, en particulier leur attitude face à la création de nouveaux États. L’article de Georges-Henri Soutou retrace l’érosion de l’aptitude de la France à peser sur les crises et les conflits de l’Europe orientale du xixe au xxe siècle, à cause de la rivalité d’autres États qui cherchent à y établir leur influence. Il montre l’intégration de cette région dans les grands enjeux politiques internationaux sur lesquels la France n’est plus en mesure de peser suffisamment. Dans les régions lointaines, l’une des principales difficultés vient non seulement de connaître, mais surtout de comprendre la politique de ses partenaires lointains. L’article de Gwenolé Soulard en propose une illustration avec les incertitudes françaises face à l’instabilité de la situation politique intérieure de la Russie prérévolutionnaire, qui pourrait déboucher sur un retrait du tsar du premier conflit mondial à cause de l’influence de la faction germanophile de la cour de Pétersbourg. Au lendemain de la Première Guerre mondiale, la recomposition de l’Europe orientale nourrit des crises et des conflits comme celui de la Ruthénie subcarpatique en 1919-1920. Isabelle Davion fait ressortir le rôle que les Français jouent dans cette affaire, tout en soulignant les limites de leur influence. Le recul de l’influence française sur le continent se retrouve dans l’espace atlantique dans les années 1930 et 1940. Michel Catala montre comment, entre 1936 et 1942, la politique de Paris, puis de Vichy, en Méditerranée atlantique est conditionnée, dans ses objectifs et ses moyens, par les rapports de force établis à l’échelle du continent. À bien des égards, la Seconde Guerre mondiale amène à envisager la notion de périphérie dans une optique différente. Dans une perspective inversée, Hélène Harter propose de replacer la France dans le champ de la politique étrangère américaine pour montrer comment, vue de Washington, elle peut être considérée comme une périphérie, puisque les relations avec la France sont alors subordonnées à d’autres impératifs. Pour la période la plus contemporaine, Laurent Jalabert souligne d’abord avec le cas de la guerre dans l’ex-Yougoslavie l’influence des opinions dans les États démocratiques et mesure son impact dans la définition de la politique étrangère. Il montre ensuite qu’avec la mondialisation et la multiplication des échanges et des relations qu’elle induit, surgissent des difficultés à penser un statut pertinent pour les territoires français lointains, les Antilles en l’occurrence, qui sont des bases de la puissance française.
8Le second grand volet de cette publication concerne davantage le domaine militaire. Dans une optique comparatiste, Martine Acerra met en évidence les différences de fond des stratégies navales entre l’Angleterre, la France et l’Espagne à l’époque moderne, pour montrer qu’elles reflètent un rapport différent de la France à l’espace atlantique et un manque de détermination à se doter des moyens pour conduire une politique efficace. L’intérêt de la France pour les puissances alliées de la périphérie incite à leur fournir une assistance militaire pour qu’ils soient capables, le cas échéant, d’être des alliés de revers efficaces comme le montre Ferenc Tóth en étudiant les figures des envoyés français en Europe centrale et orientale au xviiie siècle. Ces agents participent à la diffusion de la culture militaire moderne à l’échelle du continent, alors que dans les espaces ultramarins, au contraire, il faut adopter d’autres pratiques militaires comme l’étudient Florian Panissié et Bernard Gainot à travers leurs contributions respectives. Le premier souligne les modalités particulières des combats qui se déroulent en Amérique du Nord lors de la guerre de Sept Ans, et met en évidence les limites du modèle militaire occidental de la « révolution militaire » et de la guerre réglée. Les spécificités de ces espaces contraignent à un effort d’adaptation qui conduit à une acculturation des techniques de combat. Le second de ces articles insiste sur les différents biais par lesquels le savoir militaire, la culture du combat « à l’européenne » transite entre son lieu originel d’élaboration et les régions littorales atlantiques de l’Afrique et de l’Amérique, notamment par le biais des esclaves. L’importance croissante des questions coloniales dans le cadre de l’Empire français et le développement de la navigation internationale imposent de penser une politique navale à grande échelle. La multiplication des enjeux internationaux entraîne la complexification de la notion de périphérie. Son étude nécessite de diversifier les sources archivistiques, comme le montre Michaël Bourlet avec sa présentation des archives du ministère de la Défense pour la seconde moitié du xixe siècle. Parmi les questions qui gagnent en importance durant cette période se trouve celle du contrôle de l’océan Atlan - tique. Martin Motte souligne à quel point la stratégie française dans cet espace est conditionnée par la rivalité avec l’Angleterre dans les dernières décennies du xixe siècle. Enfin, à l’heure de la menace d’une guerre nucléaire, François David montre la redéfinition de la stratégie de défense américaine, qui fait de l’Europe atlantique, et singulièrement de la France, un espace périphérique, second dans l’affrontement des deux Grands.
9Les articles de ce volume permettent de proposer une première série de réponses et de soulever de nouvelles interrogations sur l’action politique et militaire de la France dans des espaces périphériques que nous avons cherché à caractériser. Notre ambition est d’inviter à la réflexion sur l’horizon de la diplomatie française, ainsi que sur la déclinaison de ses objectifs et de ses priorités dans l’espace.
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