La bataille de Kargil (février-octobre 1999) : une nouvelle donne pour les relations internationales en Asie du Sud ?
p. 129-151
Texte intégral
1Les 11 et 13 mai 1998, l’Inde effectue cinq essais nucléaires souterrains. Deux semaines plus tard, les 28 et 30 mai, le Pakistan en fait de même. Ce qui n’était auparavant que soupçons est ainsi officialisé. L’Inde et le Pakistan sont devenus des puissances nucléaires déclarées. Ces essais marquent l’aboutissement d’une longue course aux armements menée depuis l’indépendance. En 1974, l’Inde effectuait déjà un essai « pacifique ». Pour ce pays, acquérir l’arme nucléaire signifie avant tout renforcer sa sécurité face à la Chine et au Pakistan, ses deux adversaires potentiels. L’autre motivation majeure est de s’affirmer comme une puissance régionale, voire, à terme, mondiale. En revanche, le Pakistan agit davantage par mimétisme, animé tant par la crainte de se laisser distancer que par l’obsession d’atteindre la parité avec l’Inde. Mais si ces essais flattent l’orgueil national de chacun, sur le plan international, c’est la réprobation générale qui les accueille. Depuis la Partition, les risques de guerre entre l’Inde et le Pakistan sont, il est vrai, permanents. Et désormais, tout nouvel affrontement pourrait dégénérer en conflit nucléaire.
UN ANTAGONISME ANCIEN
2L’antagonisme indo-pakistanais naît dès août 1947, quand l’Empire britannique des Indes cède la place à deux nouveaux États indépendants : l’un à majorité hindoue, mais néanmoins laïque, l’Union indienne ; l’autre à majorité musulmane, le Pakistan. Chaque État princier doit alors opter pour l’une ou l’autre des deux entités. Dans l’immense majorité des cas, le choix s’impose sans difficulté, les critères ethniques et religieux ou la situation géographique emportant la décision. Pour trois autres en revanche, les choses ne sont pas aussi simples. Si les deux cas de Junadagh et de Hyderabad, où des souverains musulmans règnent sur des majorités hindoues, sont vite réglés, bien que douloureusement en ce qui concerne le second, celui du Cachemire se révèle insoluble.
3Au nord du sous-continent, à cheval sur l’extrémité occidentale de l’Himalaya, l’État princier du Cachemire est dirigé par un souverain hindou. Bien que les trois quarts de la population soient musulmans, la diversité ethnique et confessionnelle y est néanmoins très grande. Au centre, se trouve le Cachemire proprement dit, aussi nommé la « Vallée », où la population, de langue cachemirie, est à 90 % musulmane sunnite. Au sud-ouest, le Jammu est au contraire à majorité hindoue et l’on y parle le dogri ou le pendjabi. Au nord-est, beaucoup moins peuplé, le Ladakh est une extension ethnique du Tibet, avec une population de langue tibétaine et de religion bouddhiste. Au nord-ouest, tout aussi peu peuplés, le Baltistan et la région de Gilgit sont des territoires à majorité chiite, ismaéliens ou duodécimains, où se côtoient diverses langues dardes.
4En août 1947, le maharadjah Hari Singh tergiverse. Deux révoltes éclatent alors, sous l’impulsion d’irréguliers pathans venus du Pakistan. Afin d’obtenir l’aide des troupes indiennes, Hari Singh se décide, le 26 octobre, à rejoindre l’Inde. La débâcle des irréguliers pathans devant l’armée indienne provoque ensuite l’intervention des troupes pakistanaises. Grâce à l’intervention de l’ONU, un cessez-le-feu est cependant déclaré le 1er janvier 1949. Les Nations unies ordonnent le retrait des troupes, le long d’une ligne de cessez-le-feu, et l’organisation d’un référendum qui décidera du sort du Cachemire. Aucune de ces deux exigences ne sera remplie.
5Dans les faits, le Cachemire se retrouve partagé en deux. L’Inde en conserve le Jammu, la Vallée et l’essentiel du Ladakh, soit les deux tiers de l’ancien État princier, qu’elle organise en État du Jammu-et-Cachemire, avec Srinagar pour capitale d’été et Jammu pour capitale d’hiver. Le Pakistan se maintient dans le tiers restant, qu’il nomme Azad Kashmir, ou « Cachemire libre », avec pour capitale Muzaffarabad. S’en distinguent le Baltistan et la région de Gilgit, regroupés sous le nom de Territoires du Nord.
6Chaque pays persiste néanmoins à revendiquer l’intégralité du Cachemire. Dans l’optique du Pakistan, la seule personne de Hari Singh ne pourrait décider pour toute une population à majorité musulmane. Islamabad milite donc pour la tenue d’un référendum, persuadé que les Cachemiris feront le choix du Pakistan. Que les Nations unies aient avancé cette solution explique aussi pourquoi les Pakistanais voient dans l’internationalisation de la question l’embryon d’un règlement en leur faveur. New Delhi repose au contraire sa légitimité sur la dynastie hindoue comme sur le choix de Hari Singh, procédure validée pour les autres États princiers, et rejette toute idée d’une médiation internationale, au nom de la non-ingérence dans ses affaires internes. De même, un référendum ne peut avoir lieu tant que les troupes pakistanaises ne se sont pas retirées du Cachemire. Enfin, l’existence d’élections démocratiques dans la partie indienne permet à New Delhi de considérer l’idée d’un référendum comme obsolète.
7En réalité, le Cachemire représente plus qu’un contentieux territorial entre les deux pays. Pour l’un comme pour l’autre, il s’agit d’une question d’identité nationale. Les pères fondateurs du Pakistan considéraient les musulmans du sous-continent comme une « nation » distincte de celle des hindous. C’est pourquoi, sur cette base religieuse, la Partition de 1947 distingua un Pakistan islamique d’une Union indienne laïque, bien qu’à majorité hindoue. Comme le Jammu-et-Cachemire est majoritairement musulman, il a, dans l’esprit des Pakistanais, vocation à rejoindre la république islamique. D’autant que ce territoire lui est contigu, ce qui n’était par exemple pas le cas du Bengale oriental, intégré au Pakistan de 1947 à 1971, et aujourd’hui indépendant sous le nom de Bangladesh. Par ailleurs, si le mot « Pakistan » signifie en ourdou le « pays des purs », il est aussi l’acronyme de toutes les régions vouées à en faire partie. Ainsi, le « P » désigne le Pendjab, le « a » les Afghans, ou Pathans, de la Province de la Frontière du Nord-Ouest, le « k » le Cachemire (Kashmir en anglais), le « i » le fleuve Indus, le « s » le Sind et le « tan » le Baloutchistan. Le Cachemire est donc comme inscrit dans les gênes du Pakistan. À l’inverse, l’Inde se proclame laïque et par conséquent vouée à accueillir toutes les populations d’Asie du Sud, y compris musulmanes. Même minoritaire, la communauté musulmane de l’Inde est aussi nombreuse que celle qui constitue l’écrasante majorité des Pakistanais. Aucun des deux pays ne peut donc renoncer au Cachemire sans renoncer aux fondements de son identité nationale.
8L’enjeu du Cachemire est également stratégique. Ce territoire est en effet un carrefour à la jonction de plusieurs chaînes de montagnes et ouvre à la fois sur le bassin de l’Indus, qui est la colonne vertébrale du Pakistan, sur le bassin du Gange, sur les provinces désormais chinoises du Xinjiang et du Tibet, ainsi que sur les plaines ouralo-altaïques d’Asie centrale. Le Cachemire fut une étape obligée des routes caravanières et la porte d’entrée de nombreuses invasions qui ont déferlé sur l’Inde, notamment musulmanes, peut-être aussi aryennes. Quiconque contrôle ce carrefour est maître de la région. C’est pourquoi, les convoitises de la Chine s’ajoutent à celles de l’Inde et du Pakistan. En 1957, les Chinois entreprennent l’occupation de l’Aksai Chin, un vaste plateau désolé et inhabité au nord-est du Ladakh, pour y construire une route stratégique reliant le Tibet au Xinjiang. Puis par un traité signé en 1963, le Pakistan cède à la Chine le versant nord de la chaîne du Karakorum, acte qualifié d’illégal par l’Inde.
9En 1965, le Cachemire est la toile de fond d’un second conflit indo-pakistanais. L’offensive initiée par le Pakistan est cependant contrecarrée par l’Inde. Après un nouveau cessez-le-feu obtenu par l’ONU, le statu quo ante est ainsi rétabli. Les hostilités reprennent en 1971, provoquées cette fois par le soutien de l’Inde au mouvement d’indépendance du Pakistan oriental, futur Bangladesh, qui cherche alors à s’émanciper du joug du Pakistan occidental. Le conflit se termine à nouveau par une défaite du Pakistan, lequel avait pris la responsabilité d’ouvrir un front au Cachemire. L’accord de Simla du 2 juillet 1972 transforme la ligne de cessez-le-feu en Ligne de Contrôle, communément appelée « LoC », pour l’anglais Line of Control, et concède à l’Inde quelques gains minimes de territoire. Surtout, au grand dam des Pakistanais, l’accord engage les deux pays à régler leurs différends dans un cadre bilatéral.
10Lors des vingt-sept années qui suivent, à l’exception près de l’occupation du glacier du Siachen par l’armée indienne en 1984, les positions restent figées. Ce qui ne signifie pas l’instauration d’une paix, comme le démontre la permanence des duels d’artillerie sur toute la longueur de la LoC. Plus grave, un mouvement insurrectionnel, mené dans la partie indienne du Cachemire mais dirigé en sous-main par Islamabad, envenime les relations indo-pakistanaises depuis 1989. Bien que terrorisme islamique et répression des forces de sécurité indiennes y aient fait des dizaines de milliers de morts, la communauté internationale s’est peu à peu désintéressée de la question du Cachemire. Jusqu’à ce que les essais nucléaires de mai 1998 lui rappellent l’existence d’un conflit potentiellement très dangereux.
LE SPECTRE NUCLÉAIRE
11La pérennité du contentieux du Cachemire, un « point d’ignition » dans un contexte désormais nucléaire, est dès lors source de toutes les inquiétudes et de toutes les spéculations quant à l’usage que vont faire l’Inde et le Pakistan de l’arme nucléaire. Peut-elle être une arme de dissuasion comme la conçoivent les cinq possesseurs de la bombe reconnus par les traités, à savoir les États-Unis, la Russie, le Royaume-Uni, la France et la Chine ? Dans une telle hypothèse, l’arme nucléaire pourrait figer la situation au Cachemire, aucun pays n’osant entreprendre une offensive à grande échelle susceptible de provoquer des représailles nucléaires. La nucléarisation officielle serait de fait synonyme de neutralisation des positions et la Ligne de Contrôle serait alors graduellement convertie en frontière internationale reconnue.
12Pourtant, à l’automne 1998, François Heisbourg, alors président du Comité français de l’International Institute for Strategic Studies (IISS), s’interroge sur la possibilité de transposer en Asie du Sud le concept de dissuasion nucléaire tel que pensé par les occidentaux : « L’Inde et le Pakistan sont des puissances nucléaires de fait. Reste à savoir si, ainsi que certains l’espèrent, le scénario se déroulera comme un remake régional de la guerre froide d’antan : beaucoup de craintes, beaucoup de dépenses mais, en fin de compte, une coexistence somme toute pacifique entre les protagonistes directs. Rien n’est moins sûr. »1 Il est vrai qu’à la différence du conflit indo-pakistanais, l’affrontement entre États-Unis et Union soviétique n’incluait pas de front chaud tel que le Cachemire. C’est pourquoi, poursuit-il, « le conflit du Cachemire introduit dans la relation nucléaire indo-pakistanaise un élément de volatilité sans précédent dans l’histoire atomique. »2
13Tout repose en fait sur le niveau auquel chaque belligérant place le seuil nucléaire, déterminé par l’inégalité des forces, la nature du conflit qui les oppose, ainsi que par l’appréciation des enjeux et des pertes acceptables. Là encore, comme le soulignent Marcel Duval et Georges Le Guelte, spécialistes du nucléaire militaire, les données du conflit indo-pakistanais sont très différentes de l’affrontement est-ouest : « Entre les États-Unis et l’URSS, la dissuasion a été fondée sur la certitude qu’un conflit nucléaire entraînerait la destruction des deux protagonistes. Entre deux adversaires de puissance inégale, elle peut s’établir à un niveau moins élevé, à la condition que le plus faible conserve, en toute hypothèse, les moyens d’infliger à l’autre des dommages insupportables. »3
14En résumé, la dissuasion ne peut fonctionner que s’il y a la certitude partagée d’une destruction mutuelle.
15Or il n’est pas certain que l’Inde et le Pakistan aient fixé ce seuil, doute que renforce l’absence de véritable doctrine d’un côté comme de l’autre. Quand l’Inde prétend être attachée à la « non-utilisation en premier », le Pakistan n’écarte pas cette possibilité. Il est vrai que ce dernier est dans la position du faible au fort avec l’Inde. Rejeter l’éventualité d’une première attaque annulerait la parité, dans la mesure où, dans le domaine conventionnel, l’Inde reste de loin supérieure. Par conséquent, le Pakistan, protégé par le parapluie nucléaire, pourrait poursuivre ses actions de basse intensité au Cachemire indien, sans risquer une réplique majeure de la part d’une Inde paralysée par son propre principe.
DOUBLE JEU PAKISTANAIS OU DISSENSIONS INTERNES ?
Un processus de détente
16Au début de l’année 1999, rien ne laisse entrevoir une possible escalade entre New Delhi et Islamabad. Les relations indo-pakistanaises amorcent au contraire un processus de détente pour le moins spectaculaire. Cet apaisement des tensions culmine les 20 et 21 février quand Nawaz Sharif, le Premier ministre pakistanais, reçoit à Lahore Atal Behari Vajpayee, son homologue indien, pour un sommet dont l’inauguration d’une ligne de bus n’est que le prétexte. Sous les feux des caméras et à travers une mise en scène soigneusement élaborée, les deux dirigeants y multiplient gestes amicaux et initiatives symboliques. Plus important, les deux parties s’engagent à régler leurs désaccords, au premier rang desquels figure la question du Cachemire.
17Face à l’événement, les observateurs oscillent entre espoir et scepticisme. Beaucoup se souviennent que les précédentes tentatives d’apaisement ont toutes rapidement avorté. La modestie des engagements concédés par chacun, qu’ils soient relatifs aux questions nucléaires ou à celle du Cachemire, tempère également l’enthousiasme. Enfin, personne n’est dupe quant aux motivations réelles de l’Inde et du Pakistan. Ces manœuvres visent avant tout à rassurer une communauté internationale inquiète à l’idée d’une confrontation entre deux puissances désormais nucléaires, à justifier une prochaine levée des sanctions économiques qui leur sont imposées et, dans le cas de l’Inde, à écarter l’éventualité d’une médiation américaine. En cela, le sommet de Lahore n’est qu’une réponse aux pressions que Washington exerce sur les deux parties depuis leurs essais de mai 1998. En aucun cas Indiens et Pakistanais ne sont guidés par un authentique souci de régler leurs différends, comme peuvent d’ailleurs l’attester les puissantes et persistantes réticences intérieures envers un tel rapprochement.
18L’armée pakistanaise, hostile à toute normalisation avec l’Inde, n’est pas le moindre de ces obstacles. Exerçant une emprise hégémonique sur le pays, l’appareil militaire pakistanais doit pour beaucoup son omnipotence à la pérennité du conflit du Cachemire, lequel justifie les budgets astronomiques qui lui sont accordés, et focalise contre l’Inde toute la haine d’une population pakistanaise déchirée par les clivages confessionnels et ethniques. La cohésion nationale est en quelque sorte garantie par cette situation de tensions permanentes.
Une opération militaire pakistanaise
19C’est pourquoi, à peine engagé, le processus de détente est déjà ruiné. Depuis l’hiver, des troupes régulières pakistanaises, suppléées par des mercenaires islamistes, s’infiltrent en territoire indien avec pour objectif l’occupation des hauteurs surplombant la région de Kargil, une petite ville située au nord du Cachemire indien. Le lieu est certes peu propice aux opérations militaires. Sur ces hauteurs, qui culminent de 3 500 à 6 000 m, les conditions sont si difficiles et si inhospitalières que les postes militaires construits par les deux armées sont abandonnés par chacune lors de l’hiver et ne sont réoccupés qu’au retour du printemps. Mais il s’agit justement pour les Pakistanais d’exploiter ce retrait temporaire des troupes indiennes. En occupant ces hauteurs, l’armée pakistanaise peut en effet menacer la route nationale 1A, laquelle relie Srinagar, dans la Vallée, à Leh, capitale du Ladakh, et serpente en fond de vallée à très faible distance de la LoC, qu’elle longe presque en parallèle sur plusieurs dizaines de kilomètres. Dès lors, tous les convois militaires indiens qui y circulent se retrouvent à portée de l’artillerie pakistanaise. Or, cet axe est d’une importance stratégique majeur pour l’armée indienne puisqu’il s’agit de l’unique route de ravitaillement pour ses unités stationnées au Ladakh et sur le glacier du Siachen.
20L’installation des infiltrés s’étale sur plusieurs semaines et dans la plus grande discrétion. Sur les hauteurs, les Pakistanais construisent divers abris, et notamment des bunkers en béton, puis acheminent matériel, vivres, armes et munitions. Les troupes, en majorité des bataillons de la Northern Light Infantry, sont divisées en quatre groupes indépendants qui forment autant de fronts différents, soit d’est en ouest : Batalik, Kaksar, Drass et Mushkoh. Chaque groupe est ensuite scindé en de multiples entités de trente à quarante hommes en moyenne. Au début du mois de mai, les infiltrés ont ainsi pénétré jusqu’à près de dix kilomètres à l’intérieur du territoire indien et occupent environ 132 postes de tailles variables. Si leur nombre n’excède jamais le millier, le soutien logistique est assuré par un nombre de soldats quatre fois plus important, et les pertes seront régulièrement compensées par l’arrivée de renforts.
21Imaginé dès 1985, le plan est organisé dans l’ombre par un cercle restreint d’officiers, dont le général Pervez Musharraf, alors chef d’état-major de l’Armée de terre, et le général de corps d’armée Mohammed Aziz, son chef d’état-major. L’opération démontre ainsi l’existence de graves dissensions entre l’appareil militaire pakistanais et le pouvoir politique. Il semble en effet que Nawaz Sharif n’ait donné qu’un accord « de principe », à l’automne 1998, à une opération dont il ne connaissait alors ni les détails ni l’ampleur, avant d’être placé, comme la plus grande partie de l’armée, devant le fait accompli au printemps 1999, à un moment où il n’est déjà plus possible de faire marche arrière.
Le plan pakistanais
22Trois objectifs majeurs sous-tendent ce plan, d’ordre non seulement militaire mais aussi et surtout psychologique, sociologique et politique. On ne peut cependant en saisir les enjeux et les motivations sans remonter dans le passé.
23Le premier objectif est, comme le démontre à l’évidence l’occupation des hauteurs, de modifier le tracé de la LoC, de manière à affaiblir les positions militaires indiennes au Ladakh, et plus particulièrement sur le glacier du Siachen. L’opération peut ainsi être interprétée comme une réplique à l’occupation du glacier par l’armée indienne en 1984. Ce contentieux tient à une grave imperfection du tracé de la ligne de cessez-le-feu établie en 1949 par l’ONU, puisque celui-ci s’interrompt en effet 65 km avant de joindre la frontière chinoise, au point nommé NJ9842, là où commence le Siachen. À l’époque, l’absence d’activité militaire et le caractère jugé inaccessible de l’endroit n’ont pas convaincu les auteurs du tracé de le définir avec précision dans ce secteur. Cette zone de 2 500 km2, revendiquée de fait par les deux parties, est ainsi devenue le champ de bataille le plus élevé du monde, à plus de 6 000 m d’altitude de moyenne, où les combats tuent moins que le milieu lui-même.
24Relancer l’insurrection cachemirie, en perte de vitesse, dans la Vallée, est le deuxième objectif. L’opération s’inscrit en effet dans le plan plus global baptisé « opération Topac », initié au milieu des années 1980 par le régime militaire de Zia ul-Haq, et dont l’objectif final est l’annexion par le Pakistan du Cachemire indien. Déclenchée sitôt la fin de la guerre d’Afghanistan, en 1989, la première phase de ce plan, ou « guerre par procuration », consiste en l’infiltration de militants islamistes armés dans la Vallée, pour y fomenter troubles et attentats. S’ensuivront un soulèvement populaire contre l’« occupant » indien, puis l’intervention « libératrice » de l’armée pakistanaise. Mais après une décennie d’action, et malgré une activité terroriste toujours aussi intense, le mouvement insurrectionnel s’essouffle. L’explication réside pour une large part dans le fait que des mercenaires étrangers à la solde d’Islamabad ont peu à peu supplanté les combattants locaux des débuts.
25Enfin, troisième et dernier objectif, l’opération doit replacer la question du Cachemire au cœur des préoccupations internationales. Depuis l’indépendance, l’internationalisation du problème est le cheval de bataille d’Islamabad. Cette obsession est fondée sur la conviction qu’une médiation ne peut qu’aboutir à un règlement lui étant favorable, dans la mesure où lors des dernières décennies, l’Occident, et les États-Unis en particulier, s’est toujours rangé aux côtés du Pakistan. Il est vrai que dans le cadre de la guerre froide, le Pakistan s’est aligné sur le camp occidental, adhérant tour à tour à l’Organisation du traité de l’Asie du Sud-Est (OTASE, 1954), puis au pacte de Bagdad (1955, devient le CENTO en 1959). À l’inverse, l’Inde, tout en s’affichant comme l’un des leaders du non-alignement, entretenait, et continue à entretenir, de bonnes relations avec Moscou. New Delhi a par ailleurs souvent pris position contre Washington, que ce soit à propos de la Palestine, de la Corée ou du Vietnam. Que l’Inde persiste de plus à rejeter toute idée d’une intervention extérieure maintient les Pakistanais dans cette illusion.
26L’officialisation récente de la nucléarisation de l’Asie du Sud présente, aux yeux des architectes de l’opération, l’opportunité d’atteindre ces différents objectifs. En effet, selon le postulat pakistanais, l’Inde, paralysée par la crainte d’une réplique nucléaire, n’engagerait qu’une contre-offensive limitée, et donc relativement inefficace. L’Inde ne prendrait pas le risque d’engager un conflit à grande échelle pour contrer une agression de faible intensité, sous peine de subir des représailles plus désastreuses. Dans le même temps, la communauté internationale, effrayée par la perspective d’une confrontation nucléaire, appellerait au cessez-le-feu. L’Inde, alors acculée dans une position militaire et diplomatique désavantageuse, serait contrainte à la négociation, si possible sous l’égide d’un tiers. Il s’agit en fait ni plus ni moins d’un chantage nucléaire.
27Toutefois, sur chacun des deux paramètres indispensables à la réussite de l’opération, à savoir l’incapacité de l’armée indienne à reprendre les hauteurs occupées et le soutien diplomatique de l’Occident, le Pakistan commet une erreur de jugement. Si bien que le conflit de Kargil se conclut par une nouvelle défaite militaire contre l’Inde et un fiasco diplomatique sans précédent sur la scène internationale.
UN CONFLIT CONVENTIONNEL DANS UN CONTEXTE NUCLÉAIRE
La réaction militaire indienne
28La première erreur du Pakistan est donc sa mauvaise anticipation de la réaction militaire de l’Inde. Certes, l’armée indienne est prise par surprise et tarde à apporter une réponse adéquate. Non seulement les intrus ne sont découverts qu’au début du mois de mai 1999 par de simples bergers, mais les premières patrouilles, progressant sans méfiance ni soupçons, sont une à une décimées dans des embuscades. Lors des premières semaines, l’armée indienne, incapable de prendre la mesure exacte de la situation, mène une opération antiterroriste et lance des contre-attaques précipitées qui n’aboutissent qu’à de lourdes pertes. Le haut commandement comme les politiques semblent dépassés par les événements, minimisent devant la presse l’ampleur des combats et entretiennent la confusion par des déclarations prématurées, maladroites et contradictoires. Il faut attendre la fin mai pour que l’Inde réalise la nature de l’agression, établisse l’identité et le nombre des infiltrés, évalue l’étendue du front, puis organise une riposte appropriée.
29Face aux faibles résultats obtenus, et bien que par peur d’envenimer la situation le pouvoir y soit dans un premier temps réticent, le recours à l’aviation devient inévitable. Le 26 mai au matin, l’opération Vijay (« victoire ») est donc lancée. Le pouvoir politique impose ensuite à l’état-major une stratégie dite de retenue. En de telles circonstances, l’option militaire logique serait d’ouvrir d’autres fronts et d’employer toute la force nécessaire pour repousser les infiltrés. Mais dans l’espoir d’en retirer des bénéfices diplomatiques, l’Inde fait le choix difficile de ne pas engager ses troupes au-delà de la LoC. Interdiction est donnée à son infanterie comme à son aviation de pénétrer en territoire pakistanais. Cette décision complique de manière considérable la tâche d’une armée indienne déjà confrontée à un grave sous-équipement et aux limites de son aviation.
30Si la supériorité aérienne est un facteur déterminant dans les guerres contemporaines, le conflit de Kargil met en lumière les faiblesses de l’Indian Air Force. L’altitude du champ de bataille et les mauvaises conditions météorologiques qui y règnent entraînent la baisse des performances des appareils et un manque de précision dans les bombardements. À cela s’ajoute la contrainte de ne pas franchir la LoC. Sauf à effectuer des raids dont la direction est parallèle à la Ligne de Contrôle, il est presque impossible de ne pas pénétrer dans l’espace aérien pakistanais. Or, l’orientation du relief et l’éclatement géographique des cibles ne s’y prêtent pas. Mais plus qu’à l’environnement, la faible efficacité des raids tient davantage à l’inadaptation des appareils, pour la plupart équipés d’une technologie vieillissante. À l’exception des quelques Mirage-2000, aucun ne possède les équipements électroniques modernes qui permettraient de surpasser les contraintes du milieu, en particulier le guidage laser pour les bombes et missiles, ou les contre-mesures destinées à dévier les missiles sol-air. Lors du conflit, deux MiGs et un hélicoptère sont ainsi abattus par des Stinger.
31La victoire militaire de l’Inde repose en conséquence sur les assauts de l’infanterie, ainsi que sur l’appui intensif et coordonné de l’artillerie. Là aussi, il est vrai, se pose le problème de l’imprécision des tirs, du manque de munitions et du nombre insuffisant d’équipements de combat en haute montagne, carence qui concerne la moitié des soldats indiens. Mais les résultats sont probants. Une fois encerclée et coupée de ses lignes arrière, chaque position pakistanaise subit un long et intense pilonnage, avant d’être attaquée sur plusieurs flancs simultanément par l’infanterie. Afin d’annuler l’ascendant de la hauteur dont disposent les infiltrés, les assauts se déroulent toujours de nuit, et se terminent souvent par des combats au corps à corps. Crêtes après crêtes, pics après pics, les hauteurs sont ainsi peu à peu reconquises, cela malgré toutes les difficultés et contraintes auxquelles l’armée indienne doit faire face, et surtout au prix de lourdes pertes.
32Persuadé d’avoir atteint la parité militaire avec l’Inde par le biais de la nucléarisation, le haut commandement pakistanais a ainsi cru pouvoir lancer une agression de basse intensité au Cachemire, sans risquer une réplique conventionnelle efficace de la part de l’Inde. C’était à l’évidence sous-estimer la capacité de réaction conventionnelle d’un adversaire pourtant supérieur en ce domaine. C’était également placer le seuil nucléaire trop bas, puisqu’à aucun moment l’Inde n’a estimé que ce seuil était atteint.
Un affrontement psychologique
33Dès le début de la crise, pourtant, Islamabad s’applique à exacerber les tensions. Tant pour attirer l’attention de la communauté internationale que pour obliger l’Inde à une réaction militaire mesurée, New Delhi est ouvertement mis en garde contre une réplique, avec des références implicites à l’arme nucléaire. La réaction militaire indienne, et notamment le recours à l’aviation, est dans cet esprit jugée « disproportionnée ». La diplomatie pakistanaise mène alors une intense propagande médiatique sur le bien-fondé de ses arguments, exhorte les Nations unies à intervenir et, bien sûr, nie toute implication du Pakistan dans l’infiltration.
34À cette escalade verbale, l’Inde ne répond tout d’abord que par quelques déclarations maladroites comme l’offre d’un « sauf-conduit » faite aux infiltrés par le ministre de la Défense indien, George Fernandes. New Delhi tente également de minimiser les événements, afin d’éloigner une éventuelle ingérence internationale dans la crise. Mais une fois la stratégie pakistanaise comprise, le gouvernement indien se montre très ferme face au discours pakistanais. Si bien que, en raison de son refus de céder au chantage d’Islamabad, les pourparlers du 12 juin se soldent par un échec, entraînant par là même le dialogue bilatéral dans l’impasse.
35Si l’Inde peut adopter cette attitude d’intransigeante fermeté à l’égard du Pakistan, c’est que la communauté internationale la conforte dans ce sens. En effet, aucune capitale n’est dupe quant au rôle réel du Pakistan dans la crise. Bien qu’Islamabad s’obstine à nier son implication dans l’opération et à présenter les infiltrés comme des « combattants de la liberté » au service de la cause cachemirie, la culpabilité du Pakistan est peu à peu démontrée, puis reconnue. D’une part, la méthode est éprouvée. En 1947 et 1965, le Pakistan utilisait déjà ce stratagème. La présence de mercenaires islamistes parmi les troupes régulières n’est somme toute qu’un masque servant à étayer la thèse officielle défendue par Islamabad et à dissimuler l’opération sous des atours de djihad. D’autre part, l’importance de la logistique et de l’arsenal, la possession d’équipements sophistiqués, l’usage d’armes lourdes, l’appui de l’artillerie pakistanaise, l’intervention d’hélicoptères militaires, les tactiques employées et l’étendue du front (150 km de long) sont autant d’éléments qui trahissent l’engagement de troupes régulières. Enfin, parce qu’ils possèdent des satellites militaires capables de repérer les mouvements des troupes pakistanaises, les Américains ne peuvent être abusés sur cette question.
36L’Inde expose par ailleurs tout au long du conflit de multiples preuves à la presse. Au fur et à mesure que l’infanterie indienne reconquiert les hauteurs, celle-ci récupère en effet de très nombreux documents et cadavres, ce qui lui permet d’identifier les différentes unités de l’armée pakistanaise qui combattent à Kargil, et cela bien que les soldats aient reçu l’ordre de se vêtir en moudjahidin. Quelques infiltrés sont même faits prisonniers.
37La démonstration la plus retentissante reste cependant la diffusion, le 11 juin, des enregistrements de communications téléphoniques entre le général Pervez Musharraf et le général de corps d’armée Mohammed Aziz, des conversations qui établissent de manière indéniable le rôle actif du haut commandement militaire pakistanais dans l’opération.
L’Inde en position de force
38L’Inde récolte également sur la scène diplomatique les bénéfices espérés de sa stratégie de retenue. Si celle-ci est injustifiable sur un plan militaire, elle est en revanche appréciée par une communauté internationale préoccupée à l’idée que le conflit puisse dégénérer en guerre nucléaire. La stratégie de retenue permet en outre de faire apparaître le Pakistan comme unique agresseur, l’Inde se contentant de reconquérir son territoire. À l’inverse, la remise en cause au moyen d’un chantage nucléaire de l’Accord de Simla, lequel implique un dialogue bilatéral et un respect de l’inviolabilité de la LoC, est réprouvée par toutes les capitales occidentales, Washington en tête. C’est ainsi que tout au long de la crise, de multiples communiqués en provenance des États-Unis, d’Europe, mais aussi du Japon, exigent le retour au statu quo ante et le retrait des infiltrés, sabordant par là même les objectifs pakistanais. Ce soutien aussi inattendu qu’implicite de l’Occident, place l’Inde en position de force.
39New Delhi peut en outre compter sur l’appui traditionnel de Moscou, qui s’aligne sans surprise sur sa position et condamne sans appel Islamabad. En guise de démonstration, les tentatives pakistanaises d’amadouer la Russie sont fraîchement accueillies puis, comme pour lui marquer son soutien, Moscou annonce accélérer la livraison d’armes à l’Inde. Dans la même ligne, mais avec plus d’arrière-pensées, Belgrade reconnaît à l’Inde le droit de protéger son « intégrité territoriale » et dénonce « l’internationalisation de la situation ». En effet, les bombardements de l’OTAN étant achevés depuis moins d’un mois, la Yougoslavie est en proie à l’isolement diplomatique et à l’opprobre de l’Occident. À la recherche d’alliés sur la scène internationale, Belgrade en appelle donc aux bons souvenirs du Mouvement des Non-alignés (MNA), ne cachant pas espérer obtenir le soutien de New Delhi en retour. Pour ce faire, l’ambassadeur yougoslave en Inde n’hésite pas à comparer la question du Cachemire à celle du Kosovo, observant un parallèle entre deux provinces revendiquées pour l’une, par l’irrédentisme musulman du Pakistan, pour l’autre, par l’irrédentisme albanais.
40Pourtant alliée du Pakistan, la Chine refuse de soutenir les arguments d’Islamabad, préférant se cantonner dans une prudente neutralité, et cela pour deux raisons majeures. Cautionner la remise en question du tracé de la LoC risquerait d’une part de réveiller le contentieux frontalier sino-indien que l’accord de 1993 a provisoirement mis en sommeil. Une perspective que Pékin ne souhaite en aucun cas. La Chine ne peut d’autre part défendre les aspirations à l’autodétermination des Cachemiris quand elle-même réprime la rébellion des Ouïgours, un peuple turc musulman. Les Chinois sont du reste parfaitement conscients des liens qui existent entre les organisations islamistes qui combattent au Cachemire et celles qui agitent sa province du Xinjiang.
41Au final, Islamabad n’obtient que le soutien de l’Organisation des pays islamiques, qui est en réalité de pure forme, guidé par des principes de fraternité musulmane plus que par une véritable adhésion à la méthode pakistanaise. Plusieurs pays membres de cette organisation, quand ils s’expriment en leur nom propre, prennent ainsi des positions très différentes. Le cas du Bangladesh, qui considère le problème comme étant bilatéral, en est un exemple. Celui de l’Arabie Saoudite en est un autre. Affichant un soutien de façade à Islamabad, Riyad joue en vérité sur les deux tableaux, secondant en coulisses les pressions américaines sur le Pakistan.
L’isolement du Pakistan
42Ce grave revers diplomatique illustre la seconde erreur de jugement pakistanaise, à savoir une mauvaise appréciation de l’environnement géopolitique mondial. Certes les États-Unis apprécient peu que le Pakistan réduise à néant un processus de détente qu’ils ont largement parrainé. Mais là n’est pas la seule explication. L’opération pakistanaise de 1999 révèle à l’évidence une vision totalement dépassée des relations internationales, car inscrite dans la logique de la guerre froide. De nombreuses modifications sont pourtant intervenues depuis la chute de l’Union soviétique. Auparavant perçu comme un rempart contre le communisme, un pion dans la stratégie américaine de l’« endiguement », le Pakistan n’a en 1999 plus la même utilité aux yeux de Washington. Les relations entre les États-Unis et le Pakistan, depuis leurs débuts faites de hauts et de bas, se sont ainsi considérablement relâchées depuis la fin du conflit afghan. Pire, pour les Américains, l’allié d’hier tend à se confondre avec la nouvelle menace, l’islamisme. Parce qu’ils soutiennent le régime des Talibans et les ont aidés à prendre le pouvoir, parce que ces mêmes Talibans hébergent le terroriste Oussama ben Laden, nouvel ennemi numéro un des États-Unis, les Pakistanais sont en disgrâce à Washington. Que les relations entre les deux pays se soient compliquées avec le bombardement des bases d’Al Qaida en Afghanistan, en août 1998, suite aux attentats de Nairobi et Dar es Salaam, est à ce titre éloquent.
43Or, l’Inde, à l’instar des États-Unis, subit les coups du terrorisme islamique. Il n’est par conséquent pas étonnant qu’Indiens et Américains tendent à adopter sur cette question des points de vue similaires. Tous deux partagent en particulier la crainte d’une talibanisation du Pakistan, ce que l’épisode de Kargil tendrait à confirmer. En effet, en revendiquant la responsabilité de l’infiltration, de manière à couvrir l’implication d’Islamabad, les organisations islamistes démontrent par là même la complicité et les liens qui les unissent à l’armée pakistanaise. Cette connexion confère au Pakistan l’image d’un État voyou soutenant le terrorisme, qui plus est doté de l’arme atomique, mais suffisamment irresponsable pour prendre le risque de provoquer un conflit nucléaire. L’isolement diplomatique du Pakistan est donc la conséquence logique de son adhésion progressive à un islam intégriste, processus entamé avec la défaite de 1971 contre l’Inde.
44Cette défaite fut d’autant plus douloureuse qu’elle s’accompagna d’un démembrement du territoire, avec l’indépendance du Bangladesh, facteur déclencheur d’une grave crise d’identité. L’amputation sabordait l’idée d’un Pakistan voué à regrouper tous les musulmans du monde indien. Marginalisé dans le nord-ouest du sous-continent, le Pakistan s’est alors peu à peu tourné vers le Moyen-Orient, avec qui il s’est senti plus d’affinités. Déterminé à combler le fossé qui séparait ses forces conventionnelles de celles de l’Inde, responsable des trois défaites consécutives de 1947-1948, 1965 et 1971, le Pakistan s’est lancé, aux prix de lourds sacrifices, dans un très coûteux programme nucléaire, que l’Arabie Saoudite a en grande partie financé. En retour, les Pakistanais se sont orientés vers un islam plus fondamentaliste, directement inspiré du wahhabisme saoudien.
45La guerre d’Afghanistan, de 1979 à 1989, a largement contribué à la promotion de cet islam radical, notamment en identifiant auprès des musulmans la lutte contre les Soviétiques à un djihad contre les mécréants. C’est aussi à l’occasion de ce conflit que se tissent des liens durables entre les services secrets pakistanais, l’ISI, et les talibans. Par ailleurs, tout en soutenant le combat des moudjahidin afghans, la dictature militaire de Zia ul-Haq (1977-1988) favorisa l’islamisation des institutions pakistanaises. L’adhésion d’un nombre croissant de militaires pakistanais aux thèses fondamentalistes a en outre coïncidé avec la perte d’influence du modèle occidental. Autrefois formés au Royaume-Uni ou aux États-Unis, les officiers pakistanais sont de plus en plus issus des madrasas, ces écoles coraniques qui pullulent au Pakistan. De cette double évolution résulte ainsi une perception plus religieuse que nationale de la géopolitique. Tout comme le combat d’Oussama ben Laden est perçu avec sympathie par de nombreux Pakistanais, l’exemple afghan s’est imposé comme la solution au Cachemire. L’opération Topac le démontre. Les Pakistanais sont en effet persuadés que ce qui a été réussi contre les Soviétiques en Afghanistan peut l’être contre les Indiens au Cachemire, dès lors perçu comme le nouveau front du djihad. Dans cette optique, libérer le Cachemire est devenu une priorité religieuse, plus encore que nationale.
L’internationalisation de fait
46Au contraire du Pakistan, l’Inde a parfaitement saisi les nouvelles données de la géopolitique mondiale et va savoir en jouer lors du conflit. Portée par le soutien nouveau des États-Unis, l’Inde décide d’utiliser cet ascendant diplomatique pour mieux faire plier le Pakistan. Car si sur le front militaire, la reconquête progressive des hauteurs laisse présager une issue victorieuse pour l’armée indienne, la stratégie de retenue fait de cette reconquête une progression lente et coûteuse en vies humaines. Or, le gouvernement indien est en sursis depuis le 17 avril et des élections générales se profilent à l’horizon. S’il veut être reconduit, le pouvoir se doit donc d’avoir repoussé l’ennemi avant la tenue de ces élections. Si tel n’était pas le cas, lever l’interdiction de franchir la LoC deviendrait inévitable. Déjà, de nombreuses pressions s’accumulent sur le gouvernement indien pour agir en ce sens. Aussi, les pertes humaines dans l’infanterie indienne ne cessent de croître à un rythme qui pourrait rapidement devenir insupportable aux yeux de l’opinion.
47Pressé par le temps, New Delhi sollicite donc un engagement plus important de Washington dans la crise, opérant ainsi un revirement radical dans sa politique étrangère, jusque-là guidée par des principes de non-ingérence dans ses relations avec Islamabad. L’Inde espère alors des États-Unis de plus fortes pressions diplomatiques sur le Pakistan, de manière à ce que le retrait des infiltrés intervienne plus rapidement qu’au seul moyen de la solution militaire.
48Pour ce faire, New Delhi utilise la menace d’une escalade militaire. Dans un message adressé le 17 juin au président américain Bill Clinton, le Premier ministre indien Atal Behari Vajpayee fait savoir que la patience de l’Inde n’est pas illimitée et laisse entendre qu’il pourrait ordonner des attaques au cœur du territoire pakistanais si Islamabad ne retire pas très vite ses troupes des hauteurs de Kargil. La Maison Blanche prend cette menace très au sérieux. Les risques d’une extension du conflit sont il est vrai réels et les rumeurs qui courent en ce sens font déjà fuir les populations les plus directement menacées. Dans le courant du mois de juin, les duels d’artillerie s’étendent sur toute la longueur de la LoC. Les deux armées, marine et aviation incluses, sont en outre mises en état d’alerte et des troupes se massent des deux côtés de leur frontière commune, prêtes à une offensive si leur gouvernement respectif en donnait l’ordre. Plus préoccupant, les services de renseignements américains sont dès la fin du mois de juin convaincus qu’un affrontement nucléaire est possible. Il semble en effet aujourd’hui établi qu’au cours du conflit des engins nucléaires ont été déployés d’un côté comme de l’autre, le Pakistan dans la perspective d’une première attaque, l’Inde pour y répondre.
49Dès lors, l’activité diplomatique américaine, déjà soutenue depuis le début de la crise, s’emballe. La première initiative d’importance est l’envoi à Islamabad du général Anthony Zinni, secondé par le sous-secrétaire d’État adjoint, Gibson Lanpher. Mais alors qu’après deux jours de pourparlers, les 24 et 25 juin, l’officier rentre aux États-Unis, le diplomate rejoint New Delhi, pour y rencontrer ses homologues indiens. À l’évidence se met en place une médiation américaine qui ne dit pas son nom. Malgré un discours officiel, développé tant par le gouvernement indien que par l’administration américaine, et selon lequel la crise doit se résoudre dans un cadre bilatéral, une intense relation triangulaire s’instaure à travers lettres, émissaires et échanges téléphoniques. Cependant, bien qu’elle semble s’y être rendue avec l’ébauche d’une solution diplomatique, la délégation américaine quitte l’Asie du Sud sans avoir obtenu le retrait des troupes désiré.
50L’internationalisation de fait de la crise n’est pas la seule contradiction dans le discours officiel indien. Alors que New Delhi clame depuis le 12 juin que l’heure n’est plus au dialogue bilatéral, en coulisses, des négociations secrètes entre Indiens et Pakistanais ont lieu. Des émissaires font en effet la navette entre Islamabad et New Delhi, à la recherche d’un accord. Mais l’existence de ces négociations étant révélée à la presse dans les derniers jours de juin, celles-ci s’en trouvent compromises. Le gouvernement provisoire indien ne peut en effet se permettre de sortir de la crise par un arrangement diplomatique, ne serait-ce que pour de pures raisons électorales. Si bien que le retrait des troupes pakistanaises s’impose comme la seule porte de sortie possible.
Vers une issue anticipée
51Réticent à obtempérer aux injonctions de la communauté internationale mais confronté au fiasco diplomatique comme à la perspective d’une défaite militaire de plus en plus inéluctable, le Pakistan est dans une position devenue intenable. Le haut commandement militaire pakistanais, sous la coupe de Pervez Musharraf, charge alors Nawaz Sharif d’obtenir auprès du président américain une solution qui lui sauverait la face, reposant ainsi tout le poids de l’enjeu sur les seules épaules d’un Premier ministre qui doit également penser à sauver son propre avenir politique. Après plusieurs tentatives infructueuses, le Premier ministre pakistanais obtient finalement de Bill Clinton une entrevue. Celle-ci se déroule à Washington, le 4 juillet, jour même de la fête nationale américaine.
52Craignant vraisemblablement ne pas pouvoir rentrer au pays si la rencontre est un échec, Nawaz Sharif débarque dans la capitale américaine avec femme et enfants. Il est alors accueilli par l’ambassadeur saoudien aux États-Unis, lequel est chargé par les Américains de lui mettre la pression. Plus tard, dans les salons de Blair House, sur Pennsylvania Avenue, le président américain reste inflexible face à un Premier ministre pakistanais à la fois inquiet et épuisé nerveusement. Quand Nawaz Sharif tente d’arracher un règlement global de la question du Cachemire, Bill Clinton lui présente deux textes rédigés un peu plus tôt par ses conseillers Bruce Riedel, Karl Inderfurth et Samuel R. Berger, l’un envisageant l’acceptation du retrait par le Pakistan, l’autre un refus. Dans ce dernier cas, la responsabilité pleine et entière d’Islamabad dans la crise serait alors proclamée sans ambiguïté par Washington. Pour mieux convaincre son interlocuteur, le président américain menace même d’y ajouter une mention selon laquelle le Pakistan soutient le terrorisme en Inde.
53Après plusieurs heures de pourparlers tendus, au cours desquels le gouvernement indien est tenu informé de l’évolution des discussions, la délégation pakistanaise doit finalement accepter le retrait, avec pour seule compensation un engagement du président américain à porter un « intérêt personnel » à ce que le dialogue bilatéral entre Indiens et Pakistanais reprenne, une fois l’inviolabilité de la LoC rétablie. En fin de journée, les diplomates américains peuvent alors annoncer à la presse, sous la forme d’une « déclaration commune », l’issue anticipée de la crise et le retour prochain au statu quo ante.
54Après une semaine de tergiversations au sein du camp pakistanais, le retrait des troupes est officiellement engagé le 11 juillet, même si les infiltrés sont toujours présentés par Islamabad comme étant des moudjahidin cachemiris. Il est vrai qu’à cette date, la défaite pakistanaise est patente. Depuis le 1er juillet, ce sont plusieurs positions qui tombent chaque nuit sous les assauts de l’infanterie indienne. Mais parce que certains infiltrés récalcitrants refusent d’abandonner les hauteurs, les accrochages se poursuivent encore plusieurs semaines après l’annonce officielle du retrait, de façon certes moins intense.
55Après soixante-quatorze jours de conflit, les pertes indiennes s’élèveraient à 407 soldats tués, 584 blessés et 6 disparus. Toujours selon le bilan officiel de l’armée indienne, 696 Pakistanais auraient été tués. Islamabad n’admet pour sa part qu’une centaine de tués. En réalité, le nombre des pertes est très certainement beaucoup plus élevé d’un côté comme de l’autre. Selon certaines sources, ce sont ainsi près de 3 000 Pakistanais qui auraient été tués.
IMPACT ET ENSEIGNEMENTS DU CONFLIT
Pakistan : le retour des militaires
56L’annonce du retrait déclenche un véritable tollé au Pakistan où un large sentiment de capitulation se répand dans l’opinion. La rue comme la presse, les islamistes comme l’opposition multiplient les critiques à l’égard d’un gouvernement de fait discrédité puis peu à peu fragilisé. Bien que Nawaz Sharif et sa famille aient méthodiquement écarté tous les contre-pouvoirs lors des deux ans et demi précédents, la situation économique désastreuse complique la situation d’un dirigeant qui a perdu toute la confiance de son peuple. La naissance d’une vaste coalition de partis d’opposition réclamant son départ n’est cependant pas ce qui menace le plus un régime qui n’a de démocratique que le nom. La défiance de l’armée, unique force, et non des moindres, que le Premier ministre n’ait pu plier à sa botte, l’est bien davantage.
57Dès l’annonce du retrait, les rumeurs de coup d’État vont bon train. Bien qu’il ne s’y oppose pas ouvertement, le haut commandement ne pardonne pas Nawaz Sharif d’avoir accepté le repli. Très vite, une guerre larvée entre appareil militaire et pouvoir politique prend ainsi forme. Dans l’ombre, chacun agit contre l’autre. Se sentant menacé, le Premier ministre pakistanais obtient des États-Unis une mise en garde adressée à l’armée pakistanaise contre un éventuel acte « anticonstitutionnel ». En échange, Islamabad prend position contre le régime taliban d’Afghanistan. L’appareil militaire craint alors une soumission croissante du gouvernement aux desiderata de Washington. Que le Premier ministre puisse signer dans un avenir proche et sans le consulter le traité d’interdiction complète des essais (TICE), dans le seul espoir de s’assurer des crédits du fonds monétaire international (FMI), le préoccupe tout particulièrement. L’affrontement latent s’envenime donc, jusqu’à peu à peu s’opérer au grand jour. Ce bras de fer débouche finalement sur la reprise en main du pouvoir par les militaires, le 12 octobre 1999, au cours d’un coup d’État des plus rocambolesques. Ironie du sort, Nawaz Sharif provoque lui-même sa chute en annonçant la destitution du général Pervez Musharraf, lequel ayant anticipé l’initiative du Premier ministre, réplique par, selon ses propres mots, un « contrecoup ».
58Le coup d’État est accueilli avec calme et résignation par la population pakistanaise. Le retour des militaires est même perçu comme un mal nécessaire afin de remédier à la décadence du pays. Aussi, quand la communauté internationale panique en exigeant le rétablissement de la « démocratie », la presse pakistanaise ne manque pas de rappeler que bien qu’élu, le régime précédent n’était en rien une démocratie. Les réactions étrangères trahissent en réalité de profondes inquiétudes. Tout d’abord, le Pakistan devient la première puissance nucléaire dirigée par des militaires, même si en réalité l’armée avait déjà la mainmise sur cet arsenal. L’impact sur les relations indo-pakistanaises est également au centre des préoccupations. L’Inde fait ainsi part de ses craintes, l’image du général Musharraf étant assimilée dans ce pays avec le conflit de Kargil. C’est pourquoi le Commonwealth réagit en excluant le Pakistan de l’organisation, tandis que l’Union européenne réclame la tenue d’élections libres. Bien que critique, l’attitude des États-Unis est en revanche plus pragmatique. Afin de préserver le dialogue indo-pakistanais, la diplomatie américaine s’accommode du nouveau régime, qu’elle tente de présenter comme modéré.
Inde : l’heure des comptes
59Si au Pakistan le conflit a pour impact immédiat l’instabilité politique, en Inde, le gouvernement d’Atal Behari Vajpayee est au contraire reconduit à la tête du pays lors des élections de septembre et octobre. Une flagrante dissymétrie que la diplomatie indienne ne manque pas de souligner avec ironie. Néanmoins, si cette victoire électorale est en partie attribuable au succès de Kargil, le débat politique intérieur est agité par de virulentes polémiques. L’échec des services de renseignements indiens, accusés de n’avoir pas été capables de détecter l’infiltration pakistanaise, est, dès le mois de mai, au centre d’une importante controverse, exploitée par l’opposition à des fins politiciennes. Nombre de critiques pointent également du doigt le sous-équipement de l’armée, véritable handicap pour les troupes lors du conflit. Enfin, des règlements de compte internes secouent une armée indienne confrontée à ses propres responsabilités et à qui l’on reproche sa politisation croissante.
60Afin de couper court à ces polémiques, le Premier ministre doit s’incliner devant l’exigence générale en ordonnant le 24 juillet la rédaction d’un rapport sur les événements de Kargil, un rapport qui se contentera de recenser les erreurs sans toutefois désigner les coupables. Cependant, un manque de vigilance de la part des agences de renseignement, de l’armée et du gouvernement est mis en évidence. Le processus de Lahore et la nucléarisation ont semble-t-il généré un excès de confiance se traduisant sur le terrain par cette baisse de la garde. Il est surtout établi que les différentes informations récoltées n’ont pas été recoupées, et ont même tout simplement été ignorées. Les rivalités entre agences et l’absence d’autorité centrale en sont les raisons principales. Il devient ainsi urgent de réformer en profondeur le système de sécurité indien, dont l’incurie est une question récurrente. De même, une augmentation substantielle des budgets accordés à l’armée est réclamée, de manière à ce que ses équipements soient modernisés et son matériel renouvelé. Le conflit est en effet l’occasion pour l’Inde de réaliser que la possession d’une technologie militaire plus sophistiquée et plus opérationnelle s’avère indispensable à un pays qui ambitionne de rejoindre le club restreint des grandes puissances. La victoire de l’Inde est ainsi une victoire en demi-teinte.
Nucléaire et Cachemire
61Le conflit de Kargil est par ailleurs riche d’enseignements sur les effets de la nucléarisation de l’Inde et du Pakistan. Il démontre notamment que la dissuasion nucléaire telle qu’elle a fonctionné avec un relatif succès entre les États-Unis et l’Union soviétique n’est pas adaptable dans le contexte de l’Asie du Sud. L’existence d’un point chaud comme le Cachemire en est la raison essentielle. La nucléarisation a malgré tout contribué à figer les positions au Cachemire puisqu’en refusant la remise en question du statu quo, la communauté internationale a fait un premier pas vers la reconnaissance de la Ligne de Contrôle comme frontière internationale reconnue. En soutenant tout au long du conflit l’inviolabilité de cette ligne, l’Inde en a d’ailleurs implicitement accepté le principe. Tout comme le Pakistan l’a fait en acceptant les termes de la déclaration commune de Washington. La reconnaissance de jure d’une situation acceptée de facto reste bien sûr à concrétiser.
62Néanmoins, sans la nucléarisation de l’Inde et du Pakistan, une telle neutralisation des positions n’aurait peut-être pas été possible. Car c’est bien la dimension potentiellement nucléaire de l’affrontement indo-pakistanais qui incite la communauté internationale à intervenir lors de la crise de Kargil. Il n’est pas certain que, dans une Asie du Sud non-nucléarisée, l’intervention de la communauté internationale ait été aussi appuyée, au point d’obliger le Pakistan à se retirer des hauteurs. Pour les reprendre, l’armée indienne aurait sans nul doute franchi la LoC, engageant ainsi un conflit conventionnel à grande échelle.
Le rapprochement indo-américain
63Mais le conflit de Kargil est avant tout un tournant majeur dans les relations internationales. Il est la première manifestation évidente d’un rapprochement entre l’Inde et les États-Unis. Loin d’être une alliance de circonstance, ce rapprochement s’inscrit dans la logique des bouleversements géopolitiques récents et présente tous les signes d’une relation durable. New Delhi et Washington se sont en effet trouvés de multiples affinités. Indiens et Américains s’accordent en premier lieu sur les questions relatives au terrorisme islamique, qu’ils subissent tous les deux. En proclamant que si les États-Unis sont l’ennemi numéro un de l’islam, l’Inde vient en second, Oussama ben Laden confirme cette convergence d’intérêts. Le renforcement de la coopération entre Américains et Indiens dans la lutte contre le terrorisme est ainsi l’une des premières mesures illustrant leur rapprochement. Inévitablement, celuici s’opère au détriment du Pakistan qui, en soutenant les talibans, très liés à la nébuleuse Al Qaida, et en organisant le terrorisme au Cachemire indien, s’aliène le soutien américain d’autrefois. La tournée qu’effectue Bill Clinton en Asie du Sud, en mars 2000, démontre cette évolution. Alors que sa visite en Inde se prolonge plusieurs jours, le président américain ne fait qu’un crochet de quelques heures au Pakistan.
64Fait plus symbolique mais loin d’être insignifiant, l’Inde et les États-Unis ont également en commun le fait d’être des démocraties, en l’occurrence les deux plus importantes de la planète en nombre de citoyens. Le rapprochement indo-américain est ainsi perçu dans les deux pays comme la rectification d’une anomalie, le Pakistan n’ayant pour sa part jamais justifié son affiliation au camp occidental durant la guerre froide par une quelconque adhésion aux principes démocratiques. Et qui dit démocratie dit généralement stabilité, un argument que développent largement les diplomates indiens auprès de leurs homologues américains. Car l’inclinaison des Américains en direction de l’Inde répond aussi à des préoccupations économiques et commerciales. Avec plus d’un milliard d’habitants, l’Inde apparaît comme un vaste marché émergent à conquérir. À cet égard, le potentiel de l’Inde est nettement plus intéressant que celui du Pakistan, sept fois moins peuplé et dans une situation financière proche de la banqueroute. La stabilité politique est de plus la condition exigée par tous les investisseurs.
65Le rapprochement indo-américain répond enfin à des calculs géostratégiques. L’Inde entretient depuis son indépendance des relations difficiles avec la Chine. La question tibétaine, la lutte pour imposer leur influence sur les États tampons de l’Himalaya et le désaccord frontalier relatif à l’Assam et au Cachemire, lequel mena au conflit sino-indien de 1962, sont autant de motifs de tensions entre les deux géants asiatiques. Le leadership du continent est également l’objet d’une véritable compétition entre Pékin et New Delhi. C’est d’ailleurs pourquoi la nucléarisation de l’Inde s’inscrit davantage dans le cadre de la rivalité sino-indienne que dans celle plus inégale qui oppose l’Inde au Pakistan. Aussi, l’aide militaire que Pékin accorde à Islamabad, en particulier dans le domaine nucléaire, est dans cet esprit une manière indirecte de contrer New Delhi.
66Or, la Chine communiste étant perçue par les États-Unis comme leur future grande rivale sur la scène internationale, Washington partage de fait avec New Delhi la même volonté de contenir la puissance chinoise. Dans cette mesure, s’allier avec l’Inde est le moyen pour les Américains de placer leurs pions sur le flanc sud de la Chine. Le temps où les États-Unis jouaient du conflit sino-soviétique en instaurant une diplomatie triangulaire avec Pékin pour affaiblir Moscou et le Vietnam du Nord est là aussi révolu.
67La bataille de Kargil marque donc la fin de la guerre froide en Asie du Sud. Une nouvelle carte géopolitique se dessine avec de nouvelles alliances et de nouveaux enjeux. Il est vrai toutefois que les attentats du 11 septembre 2001 ont depuis quelque peu modifié la donne. Dans le cadre de la guerre contre le terrorisme islamique, et notamment lors de l’intervention en Afghanistan, le Pakistan est redevenu utile aux yeux des Américains. Au lieu d’être rangé aux côtés de l’Irak, de l’Iran et de la Corée du Nord dans l’« axe du mal », le Pakistan est à nouveau qualifié d’État du « front », malgré toutes les ambiguïtés et toute la duplicité d’Islamabad sur la question du terrorisme islamique. Ce regain d’intérêt pour le Pakistan n’a cependant pas remis en cause le rapprochement indo-américain, qui se poursuit en parallèle. Les néoconservateurs en place à Washington savent en effet tout l’intérêt qu’ils ont à maintenir de bonnes relations avec les deux pays.
68En acquérant une influence prépondérante en Asie du Sud, les États-Unis apparaissent ainsi comme les vrais vainqueurs du conflit de Kargil. L’engagement américain dans la crise, déterminant, contribue en effet à la mise en place d’un nouvel ordre mondial régenté par Washington. Dans la continuité de leurs interventions au Koweït (1991), en Somalie (1992), au Proche-Orient (accords de paix de 1993), en Haïti (1994), en Bosnie-Herzégovine (accords de Dayton, 1995) ou au Kosovo (1999), les Américains ont une nouvelle fois endossé leur uniforme de gendarme du monde afin d’imposer une paix que d’aucuns qualifient de pax americana. La disparition de l’Union soviétique a fait des États-Unis la seule superpuissance de la planète, avec une domination militaire, politique, diplomatique, économique et culturelle sans précédent dans l’histoire. Si bien que seuls les États-Unis semblent désormais capables d’agir et de peser sur le cours des événements, quand les Nations unies ou l’Union européenne ne font preuve que de leur impuissance. À cet égard, le rôle de premier plan que jouent les Américains dans la crise de Kargil contraste avec celui de figurants que tiennent les puissances européennes. Cette discrétion est symptomatique d’une Europe qui se replie sur elle-même et dont l’influence sur le monde ne cesse de décroître.
SOURCES
1. Presse
69Dawn (http://www.dawn.com)
70Frontline (http://www.frontlineonnet.com et édition imprimée)
71The Hindu (édition internationale imprimée)
72India Today (édition internationale imprimée)
73The Indian Express (http://www.indianexpress.com)
74Outlook (http://www.outlookindia.com)
75Rediff On The Net (http://www.rediff.com/news/kargil.htm)
76Time Asia (http://pathfinder.com/time)
77Harrison Selig S., « Les liaisons douteuses du Pakistan », Le Monde diplomatique, octobre 2001.
2. Documents officiels
78Déclaration de Lahore, déclaration commune et protocole d’accord
79(http://www.usip.org/library/pa/ip/ip_lahore19990221.html)
80Kargil review committee report (extraits)
81(http://www.geocities.com/siafdu/report.html)
82(http://nuketesting.enviroweb.org/hew/India/KargilRCC.html)
3. Autres
83Riedel Bruce, « American diplomacy and the 1999 Kargil summit at Blair House », in Policy paper series 2002, Center for the Advanced Study of India, 13 mai 2002.
84(http://www.sas.upenn.edu/casi/reports/RiedelPaper051302.htm)
85Transcription écrite des enregistrements téléphoniques, des 26 et 29 mai, entre les généraux Pervez Musharraf et Mohammed Aziz
86(http://www.geocities.com/siafdu/tapes.html)
87(http://www.geocities.com/siafdu/tapes1.html) (http://www.geocities.com/siafdu/tapes2.html)
88Site Internet du 15e corps de l’armée indienne, basé à Srinagar (http://www.armyinkashmir.org)
Bibliographie
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Notes de bas de page
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