Conclusion
p. 111-113
Texte intégral
1Au terme de ce parcours entre terre et mer, sur le temps long, trois grands thèmes émergent des différents articles : la question de l’adaptation à la mer, celle des ressources et celle des conflits qu’elle suscite.
2L’analyse des modes d’adaptation de l’homme à la mer pose bien évidemment la question du rapport entre la mer et la terre : sont-elles conçues comme complémentaires, opposées, voire antagonistes ? Les dangers liés à la proximité de la mer – inondations ou submersions – supposent la mise en place d’une gestion du risque qui lui soit particulière. Les conceptions qui la sous-tendent ont bien été mises en évidence par Jean-Luc Sarrazin, en remontant au Moyen Âge et aux premières véritables entreprises de lutte contre la mer. La mise en défense du littoral contre les invasions marines suppose en effet le développement de techniques particulières de construction et d’édification de levées. Mais, sans une administration spécifique, cela ne peut suffire à protéger un littoral dans son ensemble : dès la fin du Moyen Âge et plus encore à l’époque moderne, la protection des côtes dépasse l’échelle individuelle pour s’incarner dans des institutions qui lui sont dévolues. Les wateringues flamandes du XIII e siècle (Jean-Luc Sarrazin), les comtes de Flandre ou le roi d’Angleterre sont autant d’incarnations de l’autorité publique qui font irruption sur les littoraux, entrant même souvent en conflit avec les seigneurs locaux. Ces institutions trouvent également leur place dans des lieux spécifiques, comme les ports, qui incarnent véritablement l’interface entre terre et mer qu’analysent aussi bien, pour les époques moderne et contemporaine, Gérard Le Bouëdec que Morgan Le Dez.
3Ces aspects relatifs à l’adaptation des sociétés à la mer ne doivent pas pour autant masquer la lutte sans relâche qui oppose les hommes au milieu maritime. Jean-Luc Sarrazin a mis en évidence le fait que s’adapter à la mer, c’est aussi lui retirer la terre, par le biais des assèchements, de la poldérisation et d’endiguements qui sont autant de conquêtes sur la mer. L’adaptation des hommes à la mer est donc un phénomène en construction, qui suppose autant une capacité de réaction des sociétés à leur environnement qu’une mise en mémoire des traumatismes passés.
4La nécessité de cette adaptation ne se ferait pas sentir si les ressources maritimes n’étaient pas essentielles à l’homme. Ce second aspect ressort clairement de l’ensemble des contributions. Il suppose une conscience de la ressource apportée par le milieu maritime. Il peut s’agir de zones spécifiques comme le littoral : Elsa Devienne montre bien comment les plages californiennes, inhabitées, non touchées par l’homme, concentrent l’attention d’associations de protection des plages qui se refusent à les laisser devenir des lieux de consommation ordinaires ; en même temps, le fait qu’elles ne ressortissent pas à la conception classique aux États-Unis de la wilderness a ralenti l’idée de leur nécessaire protection. La ressource maritime est également alimentaire : l’huître étudiée par Thierry Sauzeau sur la côte charentaise (où se trouvent également des écluses à poisson qui valent aux habitants de se nourrir de la mer, à défaut de se tourner vers elle) est une richesse dont les sociétés littorales peinent à se passer, d’autant plus qu’il s’agit dans ce cas précis d’un produit de luxe.
5Parfois, la situation singulière des littoraux crée une interconnexion entre ressources de l’arrière-pays, du bord de mer et de l’avant-pays. Gérard Le Bouëdec analyse ces relations en étudiant aussi bien l’influence des arrière-pays sur le milieu maritime (lorsque la surpêche est mise en évidence dès le XVIIIe siècle, par exemple à Marseille) que l’interaction des ressources d’arrièrepays avec le littoral (lorsque le vignoble nantais ou languedocien s’étend jusqu’au bord de la mer, par exemple). Ces relations complexes supposent le recours à des variations d’échelle, comme le fait Morgan Le Dez lorsqu’il analyse l’implantation portuaire de l’activité pétrolière.
6Bien entendu, cette interconnexion peut mener à des conflits entre communautés ou entre zones. Les maillages complexes de communautés et de juridictions, aussi bien au Moyen Âge (Jean-Luc Sarrazin) que de nos jours (Gérard Le Bouëdec) interrogent véritablement la notion de « bien commun » : peut-elle être applicable dans de telles conditions et offrir une solution pérenne aux problèmes d’appropriation des ressources et des espaces littoraux et maritimes ? La dimension économique des conflits d’usage est également soulignée par le biais des revendications sur les espaces littoraux, les rendements et même l’utilisation des plages pour des activités prédatrices. Cette spécificité des espaces littoraux conduit à l’émergence d’une opposition entre le « dedans » (le milieu littoral) et le « dehors » (avant ou arrière-pays), entre un « nous » et un « eux » que l’on retrouve dans la plupart des articles : entre les associations de protection des plages californiennes et les vacanciers qu’elles regardent avec un mépris de classe (Elsa Devienne), entre les habitants du littoral et les ingénieurs qui font intervenir l’« extérieur » dans le « local » (Thierry Sauzeau, Gérard Le Bouëdec), entre les investisseurs locaux et les interventions de l’État dans les ports (Morgan Le Dez). Les difficultés spécifiques de ces espaces littoraux et maritimes se trouvent en effet dans cette interaction complexe entre l’échelle locale et l’échelle régionale : au fur et à mesure que l’importance des ressources littorales (aussi bien alimentaires que touristiques) se fait plus évidente, les sociétés côtières sortent de leur marginalité et s’intègrent progressivement aux communautés de l’arrière-pays. Toutefois, dans un même mouvement, c’est également l’arrière-pays qui fait irruption dans des collectivités organisées depuis longtemps autour de problèmes particuliers d’adaptation et de lutte contre leur milieu naturel. Vivre près de la mer et de la mer, semble-t-il, n’est jamais anodin ; l’ensemble des articles montre bien que dans un double mouvement de prédation et de protection, les sociétés humaines ont progressivement pris conscience de leurs littoraux.
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