L’histoire, les tempêtes et la prospective littorale face aux changements climatiques
p. 71-86
Texte intégral
1En ce début de XXIe siècle, sur le littoral du Centre-Ouest français, les « tempêtes du siècle » ont tendance à se répéter. Lothar puis Martin (26-27 décembre 1999) ont frappé les côtes atlantiques à mi-marée. Ces événements ont pris la forme de vents très violents (200 km/h à Oléron). Ils ont frappé les esprits par les dégâts infligés aux infrastructures (eau, électricité, téléphone), aux biens (toitures emportées, véhicules écrasés) et aux personnes (88 morts en France). Xynthia (27-28 février 2010) a frappé au pic d’une marée haute de fort coefficient (102), alors que le baromètre s’effondrait (969 hPa) et que les vents, sans être très violents, étaient à leur pic (160 km/h sur Ré). Cet événement reste associé à la submersion meurtrière (53 victimes dans le Centre-Ouest) du littoral entre Loire et Gironde. Quant à Dirk (24 décembre 2013), ce modeste coup de vent s’est accompagné d’une houle particulièrement longue et ample, qui a duré plusieurs jours. Début janvier 2014, avec des marées de fort coefficient (108 le 3 janvier), des vagues de 5 à 6 mètres à la côte ont été mesurées. Les plages et des dunes des rivages océaniques ont subi un lessivage continu et partout l’érosion a été maximale.
Avec leurs caractéristiques différentes, ces événements extrêmes météo-marins frappent nos consciences par les dégâts occasionnés, par l’écho qu’ils rencontrent dans les médias, par le climat d’insécurité environnementale qu’ils entretiennent. La violence des éléments telle qu’elle s’est exprimée en une quinzaine d’années (1999-2014) contraste avec le calme des décennies précédentes. Les pertes humaines, matérielles et environnementales infligées à nos littoraux nourrissent aussi nos craintes pour l’avenir. À notre tableau de bord collectif, les voyants virent au rouge. Le système plage-dune est mis à mal par l’érosion, dans un contexte de pénurie sédimentaire1. Les falaises calcaires reculent aussi. Les zones basses paraissent surexposées à la submersion2. Les climats de houle se renforcent dans l’Atlantique nord3. Le niveau des océans monte à une vitesse qui croît4. Les observations réalisées depuis une vingtaine d’années, les modélisations rétrospectives disponibles et la mémoire humaine affichent des signaux cohérents. Très forte houle, vents violents, surcotes de marée, ces phénomènes naturels ne sont ni inconnus, ni inédits. En ce début de XXIe siècle, c’est la conjugaison de leurs effets, dans un contexte de changements climatiques, qui crée la nouveauté. La probabilité de vivre en quelques décennies des changements que les générations précédentes ont vécus sur plusieurs siècles n’est plus totalement exclue.
2Nos ancêtres disposaient de temps pour s’adapter. Nous sommes vraisemblablement engagés dans une course contre la montre. Pourtant, qui envisage aujourd’hui sérieusement de chercher dans l’histoire de l’adaptation les solutions à nos problèmes à venir ? En dépit d’une volonté de les coordonner, nos efforts restent dispersés et désordonnés. Il manque un cadre, une perspective, un cap. La prise en compte des dynamiques de changement sur les littoraux est traitée de manière instantanée dans la presse. Sa gestion par nos institutions s’effectue à court ou moyen terme. Les sciences de la terre ou la géographie affichent leur prudence et demandent du temps pour confirmer leurs hypothèses5. Ce temps et ce recul dont on manque, l’histoire le fournit, sur le littoral elle est le miroir d’un futur incertain.
3En une quinzaine d’années, Martin, Xynthia et Dirk ont ouvert l’éventail des problèmes à traiter : l’élévation du niveau marin et la submersion, la mobilité du trait de côte et l’érosion, la sensibilité des zones littorales, la vulnérabilité des constructions et des usages qui y sont implantés. Ces sujets participent d’un système. Ce système doit être envisagé globalement, au sein d’unités d’observation et d’action d’échelle humaine, donc locale. La reconstitution des trajectoires historiques des territoires du risque est la méthode adaptée. Pourtant, ni le « buzz » médiatique, ni les rapports d’expertise, ni les projets rédigés dans les bureaux d’études, ni les agendas politiques n’intègrent sérieusement la valeur ajoutée portée par la lecture historique. À l’heure actuelle, comment les changements des environnements littoraux sont-ils perçus ? Chaque territoire littoral possède son histoire immédiate, que livre notre récit collectif de l’événement, porté par la presse régionale. Vers quels scenarii les littoraux s’acheminent-ils pour le siècle à venir ? La piste offerte par l’histoire consiste à revenir sur nos pas, une option parmi d’autres « stratégies sans regret » préconisées par les spécialistes de la réduction de vulnérabilité. La richesse documentaire de la période qui court du XIXe siècle aux années 1990 documente la rencontre entre le développement littoral d’une part et la question environnementale de l’autre. Le modèle des rapports entre l’Homme et la mer aux temps modernes (XVIe-XVIIIe siècles), dans un contexte de changements lents, nous enseigne une forme d’humilité à réinventer aujourd’hui, face aux changements accélérés auxquels nous nous affrontons.
L’OPINION, LA PRESSE ET LA POLITIQUE ENTRE TEMPÊTES ET SUBMERSION
4Martin, Xynthia et Dirk ne se ressemblent pas. Les vents violents de Noël 1999, la submersion meurtrière de février 2010 et la puissance destructrice de la houle des premiers jours de janvier 2014 livrent une typologie des événements extrêmes météo-marins sur le littoral du Centre-Ouest. Leur lecture par les médias révèle leur perception par les riverains et les réactions de la classe politique. L’essai d’histoire immédiate confirme la difficulté humaine à distinguer, dans l’actualité, l’écume des choses de ce qui relève des tendances lourdes, témoins de changements en cours.
Martin (1999) : la « tempête du siècle » réinventée
5Au lendemain de Noël 1999, en deux soirées, la France renoue avec les tempêtes du siècle. La moitié nord du pays est surprise par Lothar et le lendemain, Martin frappe le Centre-Ouest. Forêts, toitures, poteaux électriques et téléphoniques sont fauchés par des vents très violents (plus de 200 km/h en pointe à Oléron). Le pic de vent ne coïncide pas avec la pleine mer, mais la rive nord de la Gironde connaît tout de même la submersion. Les médias titrent sur le caractère inédit de l’événement. Le contexte environnemental – on parle alors de « réchauffement climatique »– n’est pas ou peu évoqué. Ce qui domine, c’est la surprise face aux conséquences d’une tempête hors norme.
6Pour les scientifiques, Martin offre une hypothèse de travail sur les effets du changement climatique. Depuis la création du Groupe intergouvernemental sur l’évolution du climat (GiEC) en 1988, deux rapports ont été publiés et ont alimenté des travaux des conférences internationales et des sommets de la Terre (Rio en 1992, New York et Kyoto en 1997). Les années 2000-2010 voient la recherche en géomorphologie et en géosciences, développer des observatoires de l’érosion des plages et des dunes, victimes de reculs importants6. Côté histoire, on s’intéresse à la chronique des colères de la nature7. On inscrit Martin dans une longue lignée d’événements documentés. En termes de mémoire du risque, le relativisme, la minimisation et l’oubli sont les réflexes naturels des sociétés humaines8. La chronologie des événements extrêmes météo-marins confirme que Martin rompt une période d’accalmie : nul événement d’une telle ampleur n’avait été enregistré depuis 1957. On rappelle aussi que depuis le XVIIe siècle, ce type d’oscillations est fréquent, avec des phases agitées, où les événements sont nombreux et fréquents, et des périodes d’accalmie9.
7Pour l’opinion publique et nombre d’élus, Martin est seulement un drame qui commande une réparation. Comme le montrent les archives depuis le XVIIe siècle, la catastrophe sollicite les formes de solidarité du moment, sans poser la question du modèle dominant de développement littoral. Outre les exonérations de charges et d’impôts liées à la perte de l’outil de travail des riverains, un jeu d’indemnisations pour les personnes privées et de subventions pour les collectivités s’enclenche. Cela aboutit aux réparations des infrastructures endommagées par le vent ou la houle (digues, jetées portuaires). Dans les années qui suivent on intervient sur les réseaux (téléphone, électricité). Parade contre les vents violents, des travaux d’enfouissement sont décidés. Ils rencontrent des préoccupations de protection des paysages. Les mêmes normes qui effacent les poteaux et les fils du paysage préconisent la construction de maisons basses et de plain-pied en bord de mer. Esthétique, la maison de pêcheur charentaise ou la bourrine vendéenne offre un modèle traditionnel de lutte contre le vent, par son architecture au ras du sol10. C’est une valeur sûre du catalogue des agences immobilières. La submersion n’interfère ni dans ces chartes architecturales ni dans les documents d’urbanisme. En tant que risque, elle fait une entrée timide dans les plans de prévention, plus ou moins compris – et admis – par les élus locaux.
Xynthia ou la mémoire retrouvée ?
8Fin février 2010, lorsque la météo annonce l’arrivée d’une dépression associée à des vents violents, l’opinion attend une réplique de Martin, ou de Klaus (2009), qui a ravagé et ruiné les Landes voisines. Les dispositifs de prévention et d’alerte anticipent un pic de vent violent mais Xynthia est un phénomène météo-marin atypique11. Le 28 février 2010, les médias bruissent d’un terme quasi inconnu : la surcote. Entre 3 h 30 et 4 h 30 du matin, la cote de marée haute prédite par calcul a été dépassée. Au moment d’une pleine mer de fort coefficient (102), l’œil du cyclone est passé au-dessus de la mer des Pertuis charentais. Ce creux barométrique important (969 hPa) a dopé la pleine mer. Une houle génératrice de vagues fréquentes et très cambrées a accentué la rugosité de la surface de la mer des Pertuis, offrant sa prise à des vents forts (160 km/h en pointe sur l’île de Ré)12. Tout ce que le littoral habituellement abrité compte de zones basses a été submergé. La mer a atteint la cote 5,50 mètres dans le fond de la baie de L’Aiguillon, face aux digues de Charron. À la stupeur des services de secours, la terreur n’est donc pas venue de l’océan. Traditionnellement, la mer des Pertuis et ses estuaires sont abrités par les grandes îles charentaises. Des villes de La Rochelle et Rochefort à une guirlande de villages anciens entourés de lotissements récents, la diversité des sites touchés renvoie à l’occupation ancienne des rives de la mer des Pertuis.
9Ce qui domine d’abord, c’est l’horreur devant le bilan humain. La presse est également unanime à saluer la réaction rapide des secours. Les côtes océaniques logiquement exposées, ont été épargnées, et les littoraux normalement abrités sont éprouvés. L’analyse à chaud s’effectue dans un contexte renouvelé. Depuis 1999, les conférences internationales sur le changement climatique se succèdent et leur audience s’accroît. L’Union Européenne a ratifié le protocole de Kyoto en 2002. Le 3e rapport du GiEC, paru en 2007, comporte un volet sur les mesures gouvernementales à engager face aux conséquences « soudaines », voire « irréversibles » du réchauffement en cours. En 2009, le sommet de l’ONU réuni à Copenhague sensibilise un peu plus les esprits13. En 2010, la submersion fait partie de la boîte à outils des gouvernants et de leurs conseillers. Un outil de prévention lui est associé : le repli stratégique des zones submersibles, la dépoldérisation14. Il s’agit de préparer les populations à abandonner à la mer les zones identifiées pour leur sensibilité aux changements graduels. La submersion de Xynthia, événement extrême et atypique, est vite assimilée à un jalon dans cette élévation graduelle du niveau des océans. Les zones submergées en février 2010 sont identifiées comme les plus sensibles à cette montée des eaux marines. Le volontarisme de la doctrine Sarkozy (avril 2010) préconise le rachat avant destruction des maisons par l’État et transforme les habitants en réfugiés climatiques. Le fonds d’indemnisation Barnier, alimenté par la taxe catastrophe naturelle des contrats d’assurance, est le levier financier de l’opération.
10Pour l’opinion, soutenue par la plupart des municipalités, l’incompréhension est immédiate. La doctrine des zones noires provoque une forte demande d’information et d’explications. Les recherches entamées après 1999 apportent alors leurs premières conclusions. C’est l’histoire qui établit que la submersion de 2010 n’est pas corrélée ni aux changements climatiques, ni à l’élévation du niveau des mers15. Sur le littoral régional, une centaine d’événements de ce type sont identifiés depuis le début du XVIe siècle16.
11Pour les chercheurs, Xynthia après Klaus et Martin, signale surtout une accélération de l’érosion des côtes sableuses17. Face à l’océan, sur les côtes « au vent », les plages s’amaigrissent, les dunes reculent, la barrière naturelle contre les flots menace de se transformer en passoire. À Oléron, à Montalivet ou à Lacanau, de vastes marais rétrolittoraux sont submergés. Ce signal-là, bien que totalement conforme aux prévisions du GiEC et du sommet de la Terre, est brouillé et passe inaperçu. L’opinion et les institutions sont alors tendues vers la question des réfugiés climatiques, des « déconstructions » et des travaux de consolidation des digues. Pour avoir imposé le repli stratégique sur la base d’un événement extrême non significatif et atypique, la doctrine Sarkozy a en partie dévoyé les politiques d’adaptation aux changements littoraux.
Dirk et Hercule (2013-2014) entre stupeur et incompréhension
12Quatre ans après, la tempête Dirk se caractérise par de modestes pointes de vent, enregistrées à 138 km/h en Manche. La Bretagne fait la une des journaux, tant du fait de violentes rafales de vent que d’importants cumuls de précipitation sur des sols déjà saturés d’eau. À la vieille de Noël, les Français découvrent des fleuves bretons aux noms méconnus (Queffleuth, Elorn, Aulne, Isole, Leïta, Scorff, Vilaine) qui noient les centres-ville de Morlaix, Landerneau, Châteaulin, Quimperlé, Quimper ou Redon. L’événement n’est pas exceptionnel18. Sur le front météo-marin, Dirk connaît une prolongation de plusieurs jours. La tempête Hercule qui se développe dans son sillage entraîne deux semaines de forte houle. Durant 5 jours (1er-6 janvier), les vagues de l’océan hautes de 5 à 6 mètres déferlent toutes les 15 à 16 secondes. L’énergie délivrée sur les dunes est colossale car la marée de vives eaux est associée à de très forts coefficients (supérieurs à 90 et jusqu’à 108). Aux malheurs de la Bretagne inondée vient s’ajouter la liste des plages et des dunes ruinées ou amaigries. Dans la deuxième semaine de janvier 2014, l’assemblée départementale de la Charente-Maritime vote des travaux prioritaires sur 20 puis 34 sites littoraux. Initialement chiffrée à 500 000 euros, la facture grimpe finalement à 4 millions.
Pour la première fois depuis 1999, ce que l’opinion et les élus retiennent d’une tempête – les dégâts infligés aux plages – entre en résonance avec les travaux des chercheurs et les observations des services de l’État19. Sur les côtes de métropole, 24 % du linéaire de côte recule année après année du fait de l’érosion. Sur le littoral du golfe de Gascogne, 50 % des côtes de Vendée ou de Gironde et 55 % des côtes charentaises sont touchées. La presse régionale évoque Lacanau, qui pourrait bien devenir une île. On parle de Soulac-sur-Mer et du « Signal », copropriété de 5 étages prête à s’abîmer dans la mer et des travaux d’urgence à La Palmyre pour protéger le village du Club Med (2003). Les dunes oléronaises et plus encore celles de l’île de Ré doivent être consolidées avant les grandes marées de fin janvier-début février 2014, etc. Les secteurs touchés sont en recul constant depuis 1999. Zones sensibles aux changements graduels, la question de leur repli n’a pas pu être anticipée. Quatre ans après Xynthia et le fiasco des zones noires, un gradient d’attitudes politiques peut être observé. Le volontarisme politique au service de la défense contre l’érosion prévaut sur l’île de Ré20. Soulac-sur-Mer affiche un mélange de réalisme – l’abandon du « Signal »– et de volontarisme – projet d’épis rocheux encadrant la station balnéaire, destinés à protéger la plage de l’érosion21. Dans le Finistère sud, on procède à de nouveaux rechargements de plages et de dunes, sous l’œil critique des chercheurs22. Sur la côte landaise, les travaux du Groupe d’Intérêt Publique Littoral, animé par la Région Aquitaine, intègrent seuls la question du repli stratégique. Créé en 2006, le GiP. Littoral Aquitaine a mis en place des observatoires des rythmes du recul des côtes et des enjeux. D’ici à 2040, les Landes se préparent à rendre à la mer l’équivalent de 3 000 terrains de football23.
13Avec l’entrée dans une nouvelle phase agitée de notre histoire, dans un contexte de changements climatiques, la tempête change de signification. Elle porte deux signaux distincts. L’un appartient à la vision traditionnelle et populaire. L’opinion, reprise par la presse et une majorité d’élus, envisage l’événement extrême pour lui-même. On met alors en avant la capacité des sociétés humaines à s’en relever : c’est la résilience24. Depuis 15 ans, les chercheurs se concentrent sur la tendance et envisagent ces tempêtes comme des révélateurs des changements environnementaux. L’étude historique du marégraphe de La Rochelle montre une accélération de l’élévation du niveau marin : + 0,2 à + 0,4 mm par an sur la période 1860-1902 ; + 1,41 mm par an entre 1902 et 1970 et + 2,5 mm par an entre 1970 et 201125. Sur fond de renforcement des climats de houle, l’érosion en est une manifestation. Pourtant, ni l’ouragan Martin, ni la submersion Xynthia n’ont été envisagés sous cet angle, ni par les médias, ni par le monde politique. Le GiP. Littoral Aquitaine offre un modèle d’actions concertées, un outil d’adaptation. La doctrine Sarkozy constitue un antimodèle. Elle a imposé sans concertation le repli généralisé et l’a appliqué sans discernement à des zones submergées par un événement atypique mais nullement menacées de destruction par l’érosion.
QUELS LITTORAUX POUR DEMAIN ? L’HISTOIRE AU CHEVET D’UN FUTUR INCERTAIN
14Le succès de la méthodologie du GiP. Littoral n’est pas uniquement dû à la qualité du dialogue organisé en Aquitaine. L’histoire des côtes landaise et médocaine joue son rôle. À l’exception du bassin d’Arcachon, ces dunes ont longtemps été désertes. La plantation de la forêt des Landes, fin XIXe siècle, a créé l’arrière-pays. La bande littorale s’est développée plus tard, sous l’impulsion de la Mission Interministérielle d’Aménagement de la Côte Aquitaine (MIACA). Des années 1970 aux années 1990, l’État-stratège26 a imposé un schéma de développement et proposé un modèle. Les stations balnéaires landaises aujourd’hui confrontées à l’érosion sont récentes et isolées. Leur devenir face aux changements environnementaux est concerté certes, mais les acteurs sont peu nombreux et les économies exclusivement balnéaires. Là où l’occupation des côtes est plus ancienne, les problématiques sont plus complexes et l’histoire peut en assurer la pédagogie.
L’oubli, produit de la conquête des terres sur les mers
15L’histoire du littoral atlantique peut être envisagée comme un puzzle. Le littoral est une tunique à laquelle on a ajouté des pièces, à mesure que progressait la conquête. Le mouvement commence sur l’estran vaseux avec l’aménagement de polders et de salines par les abbés du Moyen Âge. Sur les côtes océaniques, il débute avec la plantation de pins dans les dunes, au XIXe siècle. Tout s’achève globalement dans les années 196027. Ce double mouvement dessine une carte des zones sensibles. Le puzzle n’est qu’une partie du jeu. Il faut lui ajouter sa dimension humaine. Un jeu de rôles s’est déroulé dans les salines, les marais, les polders et les dunes forestières. Nous vivons la fin d’une ère de développement balnéaire massif et populaire qui s’est emparé de la plupart de ces espaces gagnés sur la mer. Le littoral avait connu un premier développement balnéaire, plus élitiste et appuyé sur quelques stations historiques. Parallèlement, le poids des économies agromaritimes n’a cessé de décliner tandis que le littoral est devenu l’espace attractif de la société postindustrielle (seniors, métiers du tertiaire, périurbains). Le croisement des deux jeux – le puzzle et le jeu de rôle – permet de comprendre la vulnérabilité actuelle de nos zones côtières.
16L’action de la MIACA (1970-1996) en Aquitaine marque la dernière étape du développement littoral, celle de la consommation, vers un tourisme balnéaire de masse. Le mouvement a débuté dans les années 1960. Il a dévoré un foncier atomisé par des opérations immobilières non concertées, modestes mais nombreuses28. Le jeu de rôles a couvert le puzzle de maisons. Dans les Landes ou en Languedoc, autour de stations balnéaires créées de toutes pièces, la tache urbaine s’est étendue. Dans le Centre-Ouest, cette tache a recyclé les friches délaissées par les stations historiques. Sur la côte de Beauté, autour de Royan, on a bâti dans de vastes marais rétrolittoraux et pour finir dans les dunes de La Palmyre, avec le village du Club Med (2003). Sur la côte océanique de l’île d’Oléron, avec la mise en service du viaduc en 1966, les villas ont poussé sur des dunes jusqu’alors occupées par des militaires et des douaniers. Les marais rétrolittoraux, asséchés aux temps historiques, et les marais salants reconvertis en claires ostréicoles, ont aussi été touchés. Le lotissement des Bris à Saint-Trojan ou les résidences vacances de La Rémigeasse/Beaurepaire (Dolus) continuent à descendre vers le marais. Le nord de l’île de Ré (Loix, Les Portes et La Couarde) a vécu le même phénomène 20 ans plus tard. Sur le continent, à Port-des-Barques, Les Boucholeurs ou Aytré, on a loti des zones basses, de tous temps désertées. À Charron, La Faute et L’Aiguillon-sur-Mer, les polders jusqu’alors dédiés à l’agriculture ont été lotis à leur tour.
17L’ensemble de ces chantiers repose sur l’appropriation de terres que l’on qualifiait autrefois de « vagues et vaines ». Dépourvues d’infrastructures (routes et réseaux inexistants), elles étaient vides de tout enjeu29, d’où l’absence de traces de catastrophes naturelles. Les submersions attestées n’ont fait ni la une des journaux, ni l’objet de procédures repérables dans nos archives. Sur la période 1960-2000, qui abrite le boom des constructions, aucun événement lanceur d’alerte n’est venu les décourager ou les freiner. On a construit à l’abri d’une météo hivernale relativement clémente. On a construit pour exploiter un foncier abordable. On a construit dans le respect des normes architecturales, des maisons de plain-pied. On a construit en feignant d’ignorer les premiers règlements de prévention des risques naturels. C’est là que la submersion associée à la tempête Xynthia a piégé le plus de victimes.
18Cette tempête atypique a épargné de vastes régions remaniées durant les Trente Glorieuses, qui ont échappé de peu à la catastrophe. Il s’agit des côtes exposées aux houles de l’océan, des côtes « sauvages ». Dirk (2013) et Hercule (2014) nous rappellent leur fragilité. Le risque y est double. Si les dunes littorales amaigries cèdent, des centaines de maisons peuvent être submergées. L’érosion accentue le risque de submersion. La catastrophe à redouter est non seulement humaine, mais encore écologique. Qui sait précisément ce que contiennent les mares dans les dunes, longtemps à usage d’égout, qui pourraient un jour être le jouet des flots ? On s’active déjà pour protéger les stations d’épuration installées là pour des raisons pratiques (pente) et économiques (foncier marécageux de faible valeur)30. Qui saurait précisément localiser les décharges publiques des années 1960-1970, enfouies sous les sables31 ? Dans l’estuaire de la Gironde, pourra-t-on indéfiniment mettre à niveau les digues du polder de Brau-SaintLouis et éviter ainsi toute réplique de la submersion de 1999, associée à un discret mais réel incident de niveau 2, dans l’usine nucléaire du Blayais ? Que faire de la friche industrielle Saint-Gobain, sur le port de Marennes, toujours en attente de dépollution ? Toutes ces questions renvoient à un mode de développement périmé mais qui résiste. Le jeu de rôles a semé le puzzle de traces visibles – quartiers et infrastructures – et invisibles – déchets et pollutions – qui compliquent un peu plus la partie aujourd’hui. Face à la montée des eaux et à l’érosion des côtes, on voit mal comment les enjeux sans une enquête historique.
19Des politiques de repli stratégique devraient être développées en direction de ces quartiers derrière la dune mais la loi tarde à reconnaître que « dune vaut digue » et le fond Barnier ne reconnaît pas l’érosion comme un risque. Les lotissements « vue sur la mer » plantés derrière la dune sont pourtant devenus parmi les plus vulnérables. Le littoral français compte 2 300 km de côtes sableuses (40 % du linéaire métropolitain) dont 150 km font l’objet d’une protection « dure » que réclame l’opinion, suivie en cela par quelques élus. À Fouras ou Châtelaillon, de tels travaux ont été réalisés au début du XXe siècle. Séparées de leurs dunes par un mur, ces plages sont en sursis. Leur survie tient aux rechargements de sable prélevé à Oléron32. À La Brée-les-Bains (Oléron) l’enrochement complet du front de mer a tout bonnement fait disparaître la plage. L’absence de solution efficace et globale face à l’érosion commande des choix. L’histoire a son mot à dire pour définir les priorités. L’existence de Lacanau, dont on protège artificiellement le front de mer, est compromise sauf à accepter que la station ne devienne une île33. Biarritz doit réfléchir à son casino, construit sur la plage et régulièrement submergé, mais le roc met la station qui s’est développée sur le site du vieux port de pêche basque34 hors de danger. Sur la mer des Pertuis, Charron (au nord de la Charente-Maritime), bâti sur un archipel, est séparé des flots par deux ceintures de digues, tout comme La Perrotine (Oléron), bâtie sur une dune en rive de son chenal. Leur estran vaseux s’engraisse de sédiment qui conforte leurs digues. On peut réduire leur vulnérabilité avec succès. La problématique est différente sur Ré, dont la moitié nord est constituée de trois îlots soudés par l’aménagement de salines aux temps modernes. Les dunes amaigries qui font face à l’océan et les levées (digues) des marais salants qui les complètent sont très sensibles à l’érosion. L’histoire éclaire ici d’une lumière crue les choix à réaliser. Seule la reconstruction permanente des dunes et l’entretien des levées peut éviter le retour à l’archipel rétais du XVIIe siècle. Cependant, à moyen ou long terme, ces moyens-là ne seront-ils pas désuets ?
20Sur le littoral du Centre-Ouest, la connaissance de la géohistoire des sites littoraux permet d’éclairer les décisions à prendre. Les changements climatiques sont peut-être à l’origine des événements extrêmes (vents violents, submersion) mais ils sont sûrement impliqués dans le recul accéléré des côtes sableuses. C’est la réversibilité de tout un pan du développement contemporain qui est interrogée. Si on choisit de défendre un statu quo précaire, les outils disponibles sont peu nombreux. La protection « dure » des côtes (enrochements, digues) doit être réservée aux enjeux les plus critiques. L’histoire peut aider à les sélectionner. La protection « souple » (épis et pieux pour les plages, ganivelles et plantations dans les dunes) fait seulement gagner du temps. La connaissance de l’état des territoires avant le temps du « désir de rivage35 » offre un point de mire pour la prospective des zones à défendre ou à abandonner.
Vivre en paix avec l’Océan : les leçons des temps modernes
21Dans un contexte de changements graduels et lents, les sociétés modernes se sont maintenues en équilibre face à la mer. Du XVIe au XVIIIe siècle, leurs moyens étaient limités, souvent détournés par des guerres nombreuses avec les puissances maritimes (Espagne, Hollande, Angleterre). La monarchie absolue et les seigneuries littorales ont pourtant accompagné les changements. Avant les grands travaux du XIXe siècle, le moindre aménagement de même que toute installation humaine en zone littorale était évalué en termes de risques et de bénéfices. L’implication des riverains était systématiquement recherchée par l’autorité. Ils étaient associés à titre de conseil avant les travaux. Leur contribution par l’impôt et/ou la main-d’œuvre était totale durant leur exécution. La coconstruction des aménagements publics assurait le partage de la culture du risque. Cette culture n’était pas exclusivement celle de l’ingénieur ou de l’administrateur, mais aussi celle du seigneur, du paysan ou du pêcheur36. Ni notre médiation, ni notre transmission de la culture du risque ne sont à la hauteur de ce qui a existé aux temps modernes. Dans ces conditions, la géographie des routes, des ports et des villages de paysans-pêcheurs nous renvoie à nos défis pour demain. En effet, si nous disposons de moyens bien supérieurs aux sociétés des XVIe-XVIIIe siècles, le rythme des changements actuels paraît bien supérieur à celui des temps passés. Cette même humilité qui s’imposait aux acteurs littoraux d’autrefois, faute de moyens, nous est imposée aujourd’hui par les changements rapides. En dépit de notre science, de notre puissance de calcul, de nos moyens financiers et matériels, nos ressources ne sont pas inépuisables et nul ne peut affirmer que la Nature n’en viendra pas à bout.
22Parmi nos côtes en danger, deux systèmes doivent être distingués. Le premier renvoie aux polders et aux zones humides ayant succédé à nos salines (fig. 1). En remuant la vase pour gagner ces terrains sur la mer, l’Homme a totalement bâti ces paysages. Submergés par Xynthia, ces systèmes sont bien connus des géographes37 et bien étudiés par les historiens38. Qu’elle date du XIIIe siècle au nord de l’Anse de L’Aiguillon ou des années 1920 dans l’estuaire du Lay, la colonisation des estrans par endiguement et assèchement a semé derrière elle des villages, des hameaux et des exploitations agricoles (les « cabanes » des marais charentais39) dont le principal facteur de localisation était topographique. L’Homme s’est installé sur le trait de côte ou les îlots gallo-romains, devenus aujourd’hui des buttes et des talus (anciennes dunes ou falaises mortes)40. On ne bâtissait que des abris précaires dans les marais salants, pour partie convertis en pâturages extensifs et pour partie en claires ostréicoles, toujours associées à leurs villages de cabanes multicolores. Ces paysages sont des éponges. L’hydraulique permet au besoin l’entrée et la sortie des eaux salées et des eaux douces, qui ruissellent des bassins-versants. De tels espaces n’ont été lotis qu’à partir des années 1960, à Saint-Trojan sur l’île d’Oléron, dans les communes du nord de l’île de Ré ou du côté de Lauzières, commune de Nieul-sur-Mer (au nord de la Charente-Maritime). Ces trois sites submergés par Xynthia ont été classés en zones noires en mars 2010. À la différence des salines ou des claires, les zones endiguées ne sont pas des éponges mais des cuvettes. Elles sont protégées des incursions marines par leurs digues, bâties avec les matériaux de l’estran. Leur hydraulique s’articule sur un canal, un exutoire, qui ne fonctionne que dans un sens, la sortie. Le flot de marée y est bloqué à marée montante par des clapets aux noms variables (varaignes, aboîteaux, pelle, écluse). Ces équipements évacuent les cumuls de précipitations comme les submersions accidentelles. Tant que le monopole des usages agricoles s’est maintenu, on n’y a pas construit d’habitations. Sous la pression de la demande périurbaine de La Rochelle ou Rochefort, à Aytré, Charron ou Port-des-Barques, pour répondre à la demande balnéaire à La Faute-sur-mer, on a construit sur les marges et jusqu’au cœur de ces polders. Ces cuvettes ont elles aussi été submergées en 2010. Plus meurtrières que les marais, elles ont été ciblées par les autorités dans le cadre de la doctrine Sarkozy. Conçues par les sociétés des temps modernes pour les besoins de leur subsistance, ces zones étaient restées désertes jusqu’aux années 1950. En y autorisant les constructions, positivement ou par défaut d’interdiction, la politique contemporaine est responsable des victimes de Xynthia. La doctrine des zones noires a donc été appliquée par un État « en surplomb », dans le but de rayer d’un trait de plume les erreurs d’urbanisme et de d’aménagement du littoral imputées aux collectivités locales. Les changements climatiques auront servi de prétexte. Le maintien de l’Homme dans ces paysages est évidemment possible car les dynamiques d’engraissement jouent en faveur de ces littoraux. Dans les limites que nous enseigne l’histoire et avec l’humilité des communautés des temps modernes, si les villages sont perchés, les maisons à étages, les réseaux hydrauliques et les digues entretenus et mis à niveau, le repli n’est pas une fatalité. L’État a fini par admettre ces considérations, du bout des lèvres, au terme d’un dialogue de sourds. Suite à l’affaire Xynthia, on détruira moins de maisons que prévu, même si des bâtiments et des quartiers patrimoniaux sont inutilement et bêtement condamnés41.
23Les côtes sableuses, exposées aux houles de l’océan ont une tout autre histoire (fig. 2). On parle ici des « côtes sauvages » de nos offices du tourisme. Partout où l’on les a étudiées, elles sont totalement vides aux temps modernes. De la Normandie au pays Basque, les « affreux dézerts » et les « montagnes de sable42 » sont un lieu commun des archives des XVIe-XVIIIe siècles. Les routes y sont des pistes qui relient les villages des paysans, situés à bonne distance de la côte, et les plages. Les plages sont le domaine des pilleurs d’épaves, les pêcheurs « écluziers » et les ramasseurs de « sart », « gousmon » ou « maërl », algues et boues fertiles utilisées pour engraisser les champs. Sur Ré, Oléron, Aix ou Noirmoutier comme à La Tranche-sur-Mer, les roches à l’avant de ces côtes inhospitalières sont bardées d’écluses à poissons, comme autant de briselames contre les houles d’ouest43. Cela n’empêche pas ces côtes sableuses d’être instables, trouées de passes et de bouches bien visibles sur les cartes du XVIe siècle. De vastes anses submersibles communiquent avec l’océan. C’est le cas avec le Barbareu en Arvert qui se jette dans la Gironde. La même configuration existe sur Oléron à La Perroche, La Cotinière, Les Huttes ou La Brée dont les zones basses communiquent avec l’océan. C’est le cas à Châtelaillon, à l’Île-d’Olonne, etc. De plus, sous l’effet des vents d’ouest les « sables marchent » alors dans ces régions côtières. Les dunes avancent parfois, elles reculent aussi. Elles engloutissent alors les champs, les fermes et jusqu’à des villages entiers à Saint-Trojan ou au Vieux-Soulac. Au prix de cette errance, fatale pour les riverains, elles restent intactes et barrent la route aux submersions. Sans la pénurie sédimentaire qui est la nôtre, la fermeture des passes et l’assèchement de ces anses atlantiques étaient tout de même précaires. Les colères de la mer ont régulièrement remis en question les fragiles victoires enregistrées par les communautés océanes44. La prétention d’avoir dompté cette nature violente s’est toujours payée comptant. Dès le XIXe siècle, la disparition du hameau de La Durandière (1849)45, près du Douhet sur l’île d’Oléron est contemporaine des premières installations d’épis perpendiculaires à la côte. On cherche alors à enrayer la disparition du sable contre laquelle nous mesurons toujours l’impuissance de ces recettes. Face à l’érosion continue qui accompagne les changements climatiques, la question du devenir des plages et des lotissements balnéaires des côtes sauvages est posée. Les sociétés anciennes avaient résolu d’implanter leurs enjeux loin des colères de l’océan, en misant sur la profondeur stratégique. Il n’est peut-être plus totalement exclu de les imiter.
Conclusion
24En une quinzaine d’années (1999-2014), trois tempêtes du siècle se sont succédé, rompant un demi-siècle de calme relatif. Au-delà de l’écume des choses, aussi dramatique soit-elle, ces événements s’inscrivent dans une tendance. Peu à peu la presse, l’opinion et le personnel politiques s’approprient les questions de fond. Les changements climatiques entraînent l’accélération des dynamiques marines et côtières. Si ces dynamiques ne sont pas inédites, c’est leur rythme qui l’est. Au début de l’ère chrétienne, la mer baignait les falaises aujourd’hui mortes, nos presqu’îles étaient des archipels, nos marais des golfes. L’histoire plus récente nous révèle d’importants mouvements de trait de côte, comparables à ceux que l’on mesure depuis 1999. Entre la carte de Claude Masse (1720) et celle de Beautemps-Beauprè (1825) on observe un recul de 1 km à la pointe de Saint-Trojan46.
25À la veille de deux malines d’hiver aux coefficients très forts (114) début février et mars 2014, le diagnostic de l’historien des temps modernes ancré dans les réalités contemporaines est clair. Notre rapport au temps est totalement inadapté à la gouvernance des zones côtières. La rapidité des changements que nous vivons commande de s’intéresser au passé de nos côtes en danger. En quelques décennies, la mer peut menacer des terres gagnées sur plusieurs siècles. On ne peut continuer à parler d’histoire pour évoquer, au mieux, les années d’entre-deux-guerres. C’est sur le temps long (XVIIe-XXIe siècle) que l’histoire reconstitue la trajectoire des communautés villageoises face à la mer et qu’elle reconstitue la fréquence des événements extrêmes qu’elle peut même caractériser.
26À l’heure de la géomatique, des bases de données et des modèles numériques, l’histoire permet d’envisager l’avenir de deux types de paysages littoraux bien différents sur le littoral du golfe de Gascogne. Les côtes abritées des houles sont sensibles au jeu des marées. Le risque de submersion n’y est pas aggravé par l’érosion. Créées de la main de l’homme, ces côtes sont peuplées de villages anciens, localisés sur leurs buttes ou leurs dunes, derrière leurs digues. Il s’agit de restaurer ces aménagements dans leur état d’intégrité d’origine, de les entretenir et de restaurer la culture du risque chez leurs habitants. Hors du périmètre des villages d’avant-guerre, il convient d’assécher la tache urbaine en organisant l’extinction progressive de la propriété privée, au profit de la domanialité s’il le faut.
27Les côtes sauvages nécessitent une autre approche. Ici l’histoire délivre un message plus radical. Les espaces en question sont des plages et des dunes. À l’arrière, on trouve des marais rétrolittoraux longtemps restés en communication avec l’océan. Sur le trait de côte, les dunes étaient autrefois libres de se déplacer. Le rempart contre la submersion était mobile, la défense souple. Aujourd’hui, ces dunes sont coincées par le ruban de bitume de nos « routes touristiques ». Tout recul signifie un amaigrissement et le démembrement du rempart contre la submersion. Toute protection dure de ces dunes signifie un amaigrissement des plages avec lesquelles elles font système. Les dynamiques actuelles nous conduisent à adopter comme schéma prospectif, l’organisation en vigueur au XVIIIe siècle, avec des infrastructures réduites et pas ou peu d’habitations. Ce n’est certainement pas un objectif à atteindre. C’est en revanche une perspective certaine si nos visions collectives laissent de côté la dimension historique des changements environnementaux et du miroir ainsi proposé pour l’observation du futur de nos littoraux.
Notes de bas de page
1 Paskoff R., Les littoraux. Impact des aménagements sur leur évolution, Paris, Armand Colin, 1985, rééd. 2003, 260 p. ; Duvat V., Magnan A., « Des archipels en péril ? Les Maldives et les Kiribati face au changement climatique », [VertigO] La revue électronique en sciences de l’environnement, vol. 10, n° 3, décembre 2010.
2 Henaff A., Meur-Ferec C., Lageat Y., « Changement climatique et dynamique géomorphologique des côtes bretonnes. Leçons pour une gestion responsable de l’imbrication des échelles spatiotemporelles », Cybergeo, 2013, p. 654.
3 Dodet G., Bertin X., Taborda R., « Wave climate variability in the North-East Atlantic Ocean over the last six decades », Ocean Modelling, janvier 2010, 31, p. 120-131.
4 Gouriou Th., Évolution des composantes du niveau marin à partir d’observations de marégraphie effectuées depuis la fin du XVIIIe siècle en Charente-Maritime, thèse de doctorat en océanographie, université de La Rochelle, 2012, 493 p.
5 Depuis 2010, Jenste W. Van Des Meer, expert hollandais est mandaté par la communauté de communes de l’île de Ré. Le conseil général de la Charente-Maritime et la communauté de communes de l’île d’Oléron financent depuis 1999 les travaux des professeurs Virginie Duvat (géomorphologie) et Éric Chaumillon (géologie côtière) du laboratoire Littoral Environnement Sociétés de l’université de La Rochelle.
6 Allard J., Enregistrements des changements environnementaux dans les sédiments littoraux : cas des Pertuis charentais et du bassin d’Arcachon, thèse de doctorat en géologie marine, La Rochelle, 2008, 248 p.
7 Audé J. -L., Chronique du climat en Poitou-Charentes Vendée, Melle, Lonali Éditions, 2006, 152 p.
8 Langumier J., Survivre à la catastrophe : paroles et récits d’un territoire inondé. Contribution à une ethnologie de l’événement à partir de la crue de l’Aude de 1999, thèse de doctorat en ethnologie et anthropologie sociale, EHESS, Paris, 2006, 353 p.
9 Garnier E., « Les tempêtes des siècles », L’Histoire, n ° 341, 2009, p. 40-42.
10 Suire Y., Le Marais poitevin : une écohistoire du XVIe à l’aube du XXe siècle, Centre vendéen de recherches historiques, La Roche-sur-Yon, 2006, 525 p.
11 Giloy N., Caractérisation des événements météo-marins extrêmes : données historiques, données d’observations météorologiques et réanalyses atmosphériques, mémoire de master 2, océanographie, université de La Rochelle/université populaire du Littoral charentais, 47 p.
12 Bertin X. et al., « Importance of wave age and resonance in storm surges : The case Xynthia, Bay of Biscay », Ocean Modelling, 42, 2012, p. 16-30.
13 Observatoire national sur les effets du réchauffement climatique (ONERC), L’adaptation de la France au changement climatique, La Documentation française, 2012, 126 p.
14 Goeldner-gianella L., Verger F., « Du polder à la dépoldérisation ? », L’Espace géographique 4, 2009, vol. 38, p. 376-377.
15 Garnier E., La crise Xynthia à l’aune de l’histoire. Enseignements et enjeux contemporains d’une histoire des submersions, contribution aux missions d’enquête parlementaire et sénatoriale sur Xynthia par le groupe de recherche Submersions, 2 juillet 2010.
16 Giloy N., Caractérisation des événements météo-marins extrêmes…, op. cit., p. 45.
17 À titre d’exemple : Suanez S., Cariolet J. -M., « L’action des tempêtes sur l’érosion des dunes : les enseignements de la tempête du 10 mars 2008 », Norois, n ° 215, 2010/2, p. 77-99 et Duvat V., Les impacts de la tempête Xynthia sur les plages de l’île d’Oléron : les réalités de terrain, rapport d’expertise, La Rochelle, mars 2010, 29 p.
18 Des recherches sur le régime fluvial de la Vilaine aux temps modernes sont menées par Katerine Dana, doctorante à l’université de Bretagne-Sud, Lorient.
19 Meede, Les décisions : pour une politique cohérente de gestion du risque d’érosion et de submersion marines, dossier de presse, 16 janvier 2014.
20 « Deux millions d’euros de travaux pour l’île de Ré », Sud-Ouest, 14 janvier 2014.
21 « Conjuguée à une grosse houle, les fortes marées ont entamé littoral atlantique. À Soulac-sur-Mer, le bâti menace ruine », « Le littoral dans la mâchoire de la marée », Sud-Ouest, 6 janvier 2014.
22 Interview de Serge Suanez, professeur en géomorphologie littorale à l’Institut universitaire européen de la Mer à Brest, « Les enrochements ne servent à rien », Le Télégramme, 7 janvier 2014,
23 Présentation du GiP. Littoral par Renaud Lagrave, vice-président du conseil régional d’Aquitaine, 24 mai 2013, organisée par l’université populaire du Littoral charentais.
24 Tranchant M., « Culture du risque et résilience en Occident », in Sauzeau Th. (dir.), Expliquer Xynthia, comprendre le phénomène, conseil régional de Poitou-Charentes, Poitiers, 2010, p. 7-11.
25 Gouriou Th., Évolution des composantes du niveau marin…, op. cit., p. 417-418.
26 Merckelbagh A., Et si le littoral allait jusqu’à la mer ! La politique du littoral sous la Ve République, Paris, Quae, 2009, 349 p.
27 Verger F., Zones humides du littoral français, Paris, Belin, 2009, 400 p.
28 Renard J., « Le tourisme : perturbateur des économies littorales traditionnelles, l’exemple du littoral atlantique entre la Vilaine et la baie de L’Aiguillon », Cahiers Nantais, 1969, n° 2, p. 5- 26 ; ID., « Tourisme balnéaire et structures foncières : l’exemple du littoral vendéen », Norois, environnement, aménagement, société, Rennes, n° 73, 1972, p. 67-79.
29 Charpentier E., Le peuple du rivage. Le littoral nord de la Bretagne au XVIIIe siècle, Rennes, Presses Universitaires de Rennes, 2013, 406 p.
30 « L’eau s’est engouffrée derrière la digue et est venue lécher l’une des cuves de la station d’épuration distante de 6 à 10 mètres de la mer », « Île d’Aix : travaux sur la digue », Sud-Ouest, 16 janvier 2014.
31 « Ces décharges ont été autorisées par l’État pour combler les cratères creusés par les bombes de la Seconde Guerre mondiale », interview du maire du Grand-Village-Plage, « Île d’Oléron : sous la plage, des milliers de tonnes de déchets », Sud-Ouest, 7 mai 2013.
32 Pupier-Dauchez S., « Le rechargement sédimentaire des plages vendéennes et charentaises : vers une gestion globale du littoral ? », Le littoral : subir, dire, agir, Lille, 2008.
33 « C’est sans issue. Il faut se replier. Il est impossible d’arrêter un phénomène d’érosion qui est en marche », interview de Gérard Depeyris, shaper et maître-nageur historique de la station. « Érosion à Lacanau : “Cela devient incontrôlable” », Sud-Ouest, 29 janvier 2014.
34 Robin D., Histoire des pêcheurs basques au XVIIIe siècle, Baiona, Elkar, 2002, 413 p. Le GiP.Littoral a mesuré une érosion de 12 cm par an à Cibourre.
35 Corbin A., Le territoire du vide, l’occident et le désir de rivage (1750-1840), Aubier, 1988, 407 p.
36 Sauzeau Th., Acerra M., « Zones construites, zones désertes sur le littoral atlantique français : les leçons du passé », in Mercier D. (dir.), Xynthia. Regards de la géographie, de l’histoire et du droit, Norois, Rennes, n° 222, 2012-1, p. 123-143.
37 Verger F., « Xynthia en Vendée et la vulnérabilité des zones humides du littoral français », Bulletin des Amis du muséum d’Histoire naturelle, septembre 2010, n° 243, p. 33-35.
38 Garnier E., Surville Fr. (dir.), La tempête Xynthia face à l’histoire. Submersions et tsunamis sur les littoraux français du Moyen Âge à nos jours, Le Croît Vif, 2010, p. 146-148.
39 Suire Y., Le marais poitevin : une écohistoire, op. cit., et Jousmet R., Paysans d’Aunis à la vielle de la Révolution, Paris, Le Croît Vif, 1999, 363 p.
40 Sauzeau Th., « La géographie de l’habitat des gens de mer du quartier de Marennes (fin XVIIIe-début XIXe siècle) », Les Littoraux, colloque de Nantes, 1999, CTHS, 124e congrès, 2001, p. 69-87.
41 Suire Y., Le patrimoine architectural compris dans les zones de solidarité définies après la tempête Xynthia, rapport d’expertise, Service régional de l’Inventaire, Poitou-Charentes, 2010.
42 Peret J., « Les “montagnes de sable” du pays d’Arvert (XVIe-XIXe siècles). Paysages, usages, représentations », in Cabantous A., Chappey J.-L., Morieux R., Richard N. et Walter Fr. (dir.), Mer et montagne dans la culture européenne (XVIe-XIXe siècles), Rennes, Presses Universitaires de Rennes, 2011.
43 Sauzeau Th., Bordereaux L., Desse-Berset N., Les écluses à poissons d’Oléron. Mémoires de pierre, La Crèche, Geste Éditions, 2009, 198 p.
44 Bodiou J., Le marais salé. Cinq siècles d’aménagements, Saint-Pierre-d’Oléron, Local, 2006, 176 p.
45 Arch. dép. de Charente-Maritime, Ponts et Chaussées, subdivision Oléron, ADCM 1441W 129.
46 Pouget Fr., « Mobilité du trait de côte et cartographie historique », in Chaumillon É., Sauzeau Th., Garnier E. (dir.), Les littoraux à l’heure du changement climatique, Paris, Les Indes Savantes, 2014.
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