Crottes, crottins, fientes et manis en Anjou
p. 235-250
Entrées d’index
Index géographique : France
Texte intégral
1Antoine Follain et Tony Guéry
2Nous avons voulu que Jacques Maillard trouve dans notre contribution un sujet qui soit local et inédit. Nous avons même exploité un ensemble d'archives unique en France, disponible depuis toujours dans les archives publiques mais jamais mis en valeur, repéré dès notre arrivée à Angers (1996) et que nous avons aussitôt réservé aux étudiants1. Placé sous une double signature, « Crottes, crottins, fientes et manis2 » illustre donc ce que peut être à l'université une chaîne de solidarité et de transmission du savoir, entre l'étudiant (Tony Guéry) et l'enseignant-chercheur (Antoine Follain) ou le maître de conférences et le professeur. Cette contribution en histoire rurale — ce qui nous permet d'adresser un clin d'œil à Brigitte Maillard — recoupe plusieurs aspects des rapports entre l'Angevin de ville et l'Angevin des champs. Ainsi, les histoires urbaine, sociale et culturelle sont bel et bien là.
Une documentation étonnante
3Si l'on remet dans l'ordre chronologique les principales pièces conservées dans les archives de Soulaire, tout commence le 31 août 1772 par une requête adressée à la maîtrise des Eaux et Forêts d'Angers pour assigner des particuliers pour abus de pâture et - ce qui est inédit - des ramasseurs de crottes sur la commune de Soulaire :
Sur ce qui nous a été sumonstré par le procureur du roy audit siège que dans l'étendue de la paroisse de Soulaire, il y a des communes appartenants aux biens tenants et paroissiens dans lesquels les habitants ont droit d'envoyer pacager leurs bestiaux ; ces paroissiens ont été moyennant finances conservés dans le droit ; il a été fait différents règlements sur les conclusions et réquisitoires de lui, procureur du roy, pour empêcher les abus qui se peuvent commettre dans l'exercice de ce droit [...] il a été encore instruit d'un autre abus qui s'est introduit, encore plus préjudiciable : l'envi de gagner, la chèreté des marnes, a déterminé quelques particuliers à enlever et faire enlever de sur les dits communs les fiantes et crottes de tous les animaux qui vont pacager ; cette fiante et crotte produit la fertilité de l'herbe ; de l'enlèvement de ces marnes naît la stérilité.
Un abus inédit commis sur les communaux de Soulaire
4Curieux délit, dont la justice a été informée on ne sait par quelle voie, sinon qu'il n'y a aucun « acte d assemblée » correspondant, ni dans les archives de Soulaire, ni dans les fonds des notaires ; aucune mention du syndi de Soulaire, ni même, pour employer les titres angevins, du « procureur de communauté » ni du « procureur de fabrique » qui sont les représentants ordinaires des habitants. Or il n'est pas dans les habitudes de la justice d'Ancien Régime de se mouvoir d'elle-même et la motivation de cette « introduction de cause » pose déjà un problème. Le procureur du roi justifie ensuite ses remontrances et ajoute une requête destinée à obtenir une sentence immédiate :
Il n'est pas naturel que certains particuliers s'en richissent au préjudice de la communauté ; qu'il est du devoir et de l'exactitude du ministère de luy, procureur du roy, d'empêcher de semblables contraventions aux règlements aussi préjudiciables au public ; à ces causes, a requis acte de sa remontrance et y faisant droit qu'il lui sois permis de faire assigner par devant nous en notre audience à jour précis de samedy les contrevenants pour voir dire que les règlements seront exécuté selon leur forme et teneur ; en conséquence [...] deffence seront faites à toutes personnes d'enlever ou faire enlever aucune crottes ni fiantes de sur les dits communs ; que pour la contravention au dit règlement ils seront chacun à leur égard condamné aux amendes portées par jour et au coût de signification des présentes ; [...] et cependant au moyen de ce qu'il est instruit qu'il y a des tas considérables de ces fiantes et crottes enlevées de dessus les dits communs, il lui sois permis de les faire saisir et vendre au plus offrant et dernier enchérisseur, le denier en provenant, les frais de saisis et ventes prélevés, desposé ès main de maître Bry notaire, l'un des biens tenants pour être employés aux nécessités des dits paroissiens et biens tenants, à la charge par lui d'en rendre compte ainsi qu'il appartiendra.
5Le juge Buchet de Chauvigné « fait droit » aux remontrances. Dès le lundi suivant l'audience du samedi, Pierre Cottanceau, huissier audiencier en la sénéchaussée d'Anjou, résidant à Angers, est sur place. Il est accompagné par ses « adjoints ordinaires », praticiens - et gros bras ? – demeurants aussi à Angers. Bien renseigné, il se rend aussitôt « au canton de Guigne Folle ditte paroisse de Soulaire » pour constater « les contraventions » et « à l'effet de saisir si il y a lieu les marnis qui sont et ont été ramassés ». Il se fait aussi conduire auprès du syndic de la communauté pour l'obliger à les accompagner et guider :
[...] à quoy a obéy et sur le champ sommes transportés dans un jardin appartenant au nommé Marc Gillet journallier dem[euran]t au village de la Marottière ditte paroisse de Soullaire, là où nous y avons trouvé, saisi cinq chartés de crotte de mouton, crotte de cheval et fiante de beuf et vache, le tout couvert de ronche verte juchées exprès, lesquelles choses nous avons saisy et mises sous main de justice ; ensuite sommes sorty dans le chemin qui conduit de la commune au bourg de Soullaire, là où nous y avons trouvé dans les fossés sur le bord dudit chemin cinq autres tats de pareille mari que celuy ci-dessus, lesquels nous avons aussy saisy et mis sous main de justice [...] et ensuite sommes transporté pour aller au village des Chapelles, nous avons trouvé dans un fossés sur la gauche environ deux chartés de pareil marny, et dans un autres fossés sur la droite aussy sur le bord du chemin nous y avons trouvé environ deux chartés de pareil manny près la maison de la Muchetière ; et ensuitte au village des Chapelles où nous y avons trouvé et saisy, premier dans le jardin d'Étienne Hury closier environ trois chartés de pareil manny ; dans le jardin du nommé Bonvens environ quatre chartés de pareil manny ; dans chemin qui conduit des Chapelles au bourg de Chefs cinq monsseaux de pareil manny contenant ensembles environ six ou sept chartés de pareil manny ; dans le petit chemin qui conduit du village des Chapelles à Noyant un tats de manny contenant environ une charte ; dans le chemin qui conduit au bourg de Soullaire nous y avons trouvé et saisy en trois différents endroits environ quatre chartés de pareil manny que ceux ci-dessus...
6Non seulement l'huissier a dû contraindre le syndic, mais il interpelle des habitants de lui dénoncer les contrevenants — ce qu'ils refusent — et il doit assurer la surveillance des amas :
[...] et nous étant informés à divers particuliers qui étoient les personnes qui ont apporté ou charoyé [lesdits tas], lesquels ont refusé de nous le déclaré [...] et la nuit étant intervenus nous avons cessés nos oppérations et laissé à la gardes desdits marny lesdits Malherbe et Lanthomme mes tesmoins et adjoins, à la charge pour eux d'y veiller soigneusement affïn qu'ils n'en soit enlevé, ce qu'ils ont promis faire jusqu'au jour de demain six heures du matin ; et avons fait, clos et arresté le présent procès verbal audit village des Chapelles, lesdits jour et an que dessus, sur les environs sept heures de la relevés, et remis la continuation d'y celuy au dit jour de demain...
7Le lendemain, Cottenceau réquisitionne en « aides » deux habitants et « métayers » nommés Lépinne et Crochet, sommés « de se transporter sur le champ avec leurs bœufs et charettes » pour leur faire « charger des fiantes et des crottes » ramassées sur les communes. Bien qu'il offre « de leur payer salaires », l'huissier doit eux aussi les menacer. Les opérations du mardi sont connues par un rapport de Cottenceau et un procès-verbal contrôlé et validé devant la maîtrise des eaux et forêts :
[...] continuant le procès verbal de saisie du jour d'hier [...] après avoir fait annoncer dans le bourg du dit Soullaire qu'en conséquence de la remontrance de mon dit sieur, le procureur du Roy, nous allions présentement procéder à la vente et adjudication aux plus offrants et derniers enchérisseurs de tous les tas de fiante par nous saisis suivant notre procès verbal du jour d'hier, qui ont été ramassés sur les communes de la ditte paroisse de Soullaire, au moyen de ce qu'il n'est pas possible d'en charger aucuns gardiens, étant dispersés en divers endroits...
8Pour cette vente, Cottenceau a requis « pour les faire valloir » l'aide d'un sieur Fesneau « marchand de Cherrée " à Angers. À quel titre ? Fesneau est un marchand de cendres tirées des foyers domestiques et des fours des gens de métier. Soit les cendres fournissent l'ingrédient principal des lessives ménagères, soit les « cherrées » sont répandues sur les terres. Lorsque les cendres servent à la lessive, l'utilisation agricole vient après la domestique, mais sous forme de boues, récupérées sur ou dans le cuvier après avoir « coulé la lessive ». L'appel à ce « marchand de Cherrée » doit signifier que la vente d'engrais aux paysans représente une part de son activité. Sans doute ne collecte-t-il pas que des cendres. Le ramassage des « boues et immondices » et « fumiers » par des « entrepreneurs » et des paysans a d'ailleurs été réglementé dès 1678 par la municipalité3. Même si Fesneau n'est pas dit « marchand de cherrées et de vidanges », il faut bien que cet Angevin de ville fasse commerce dans la crotte avec les Angevins des champs pour avoir été pris comme expert :
À l'effet de quoy nous avons procédé à la vente des dits mannis aux plus offrants et dernier enchérisseurs, ainsi que s'en suit :
Premier, vendu et adjugé après plusieurs enchèrres, un tas de mannis au village des Chapelles, au sieur Bouttin, marchand, tonnelier au dit lieu, pour neuf livres, cy 9 1.
Item, un autre petit tas de mannis, vendu et adjugé à la veuve Crochet, demeurante ditte paroisse de Soullaire, pour vingt sols, cy 1 1.
Item, un autre petit tas de mannis, vendu et adjugé à marny e Colombel, fille demeurante au dit Soullaire, pour vingt sols, cy 1 1.
Item, un autre petit tas de mannis, vendu et adjugé à la demoiselle, veuve La Grège, demeurante au dit Soullaire, pour quatre livres, cy 4 1.
Item, un autre tas de mannis, vendu et adjugé à Mathurin le Soyeux, demeurant paroisse du dit Soullaire, pour trois livres, cy 3 1.
9Idem devant chaque tas et dans chacun des hameaux, les veuves et filles profitant de l'occasion pour acheter de quoi pour leur jardin.
[...] qui sont toutes les fiantes et mannis compris en notre dit procès verbal du jour d'hier que nous avons vendus et adjugés conformément à l'ordonnance cy dessus dattée et le calcul fait de la ditte vente, elle s'est trouvée monter à la somme de soixante quatorze livres, cy 74 1. Laquelle somme sera par nous remise ès mains de maître Brie, conseiller du Roy, notaire à Angers, les frais préalablement prélevés, conformément à la ditte ordonnance susdattée.
10Le rapport de Cottenceau était aussi une requête pour défalquer certaines sommes du produit de la vente. Mais cela montait à 67 livres, sans compter la vacation du juge, ce qui aurait consommé presque tout le produit de la vente, d'où une « taxe » plus sévère prononcée par le juge :
Et sur laquelle somme a été par nous payée à Jean Crochet, métayer aux Goupillières, la somme de trois livres, et à Jean Lépine aussi métayer à la maitérie du Bois pareille somme de trois livres pour avoir charoyés les marnis cy dessus. Les sujets ont déclaré ne sçavoir signer. Et pareillement payé la somme de quatre livres au dit Fesneau pour la journée par lui employée à faire valoir les dits marnis. Et trois livres autres débourcés pour les gens de peine par nous employés pour le ramas des dits marnis. Lesquels débourcés cy dessus faits, se montent à la somme de treize livres, cy 13 1.
Répétition et extension du délit
11Un deuxième ensemble de documents atteste de la répétition du délit en 1776, peut-être de sa perpétuation entre 1772 et 1776, et en tout cas d'une extension à une « infinité » de ramasseurs :
Sur ce qui nous a été remontré par le procureur du roi à ce siège qu'il dépend des communs considérables apartenants au général des biens tenans et paroissiens de Soulaire et de Bourg, qui leur sont d'une très grande utilité ; il a été rendu differens règlemens à l'occasion de ces mêmes communs, soit pour leur nombre et qualité des bestiaux que chaque usager peut envoier paccager sur ces mêmes communs, soit pour faire deffenses à toutes personnes de ramasser et enlever les fiantes et crottes que les différentes espèces d'animaux laissent sur ces communs ; ces deffenses sont fondées sur de grandes raisons d'équité, ces fiantes et crotins produisent la fertilité de l'herbe ; s'ils sont enlevés, ces communs ne produisent plus d'herbes et deviennent entièrement inutiles ; cependant, nombre de particuliers, entre autres les nommés Marvillé journalier, Bonvent closier aux Chapelles, Trotier journalier aux chapelles, Hamelin et Marc journaliers aux Marotiers et une infinité d'autres, s'occupent journellement, même pendant la nuit, à ramasser toutes les fiantes et crotins dessus les dittes communes ; non seulement ils s'y occupent entièrement, mais encore ils prennent des gens pour leur aider ; ils en font des tas considérables qu'ils vendent et s'enrichissent ainsi aux dépens du public ; ils font plus...
12Le procureur du roi dénonce alors l'extension du délit à une catégorie de pâtures qui ne sont pas entièrement « communes » car le fonds appartient soit à des particuliers, soit à une communauté, avec une distinction entre la première herbe réservée au propriétaire ou à son locataire et destinée à faire du foin, et la seconde herbe qui est commune et consommée sur pied. Dans son esprit, il s'agit manifestement de quelque chose de plus grave encore :
Il y a dans l'étendue des dittes paroisses des prairies considérables qui sont les seules dépendantes des lieux situés dans ces paroisses, et qui règnent le long de la rivière de Sartre (sic) qui sont communes après la première herbe coupée sur lesquels ces particuliers vont également enlever et ramasser les fiantes et crotins, ce qui dégraisse entièrement ces prairies et les rend stériles ; il y a quelques années que lui, procureur du roi, nous donna pareille plainte et en vertu de notre ordonnance, il y eüt différents morceaux de ces fiantes et crotins saisis et vendus ; le procureur du roi se flattoit que cet exemple corrigeroit les délinquans mais il est instruit par nombre de biens tenants et habitans que le mal n'a fait qu'augmenter...
13Pas plus qu'en 1772, l'inititiative n'est venue des habitants :
Ils ussent dub eux mêmes en porter leur plaintes ; il désire qu'ils s'assemblent pour prendre à ce sujet délibération qu'ils jugeront à propos, mais en attendant il est de son devoir et de l'exactitude de son ministère, les habitants ne le faisant pas, de veiller à ce que les règlemens soient exécutés, et à la conservation du bien commun...
14Le procureur du roi demande ensuite l'assignation des nommés Marvillé, Bonvent, Hamelin, Marc et Trotier, pour les faire sommer d'arrêter leur trafic, ainsi que « à tous autres ». Il demande une condamnation solidaire de 100 livres « aplicables aux pauvres desd[ites] paroisses, au coust de la signiffication et frais faits en conséquence ». Comme en 1772, il demande la saisie et la vente des amas. Enfin, il requiert un ordre « aux paroissiens de s'assembler » pour en débattre, faute de quoi il se réserve la possibilité de prendre « pour le bien public et pour la bonne police » toute autre mesure nécessaire. Plus d'un mois après, le 26 juin 1776, une requête est adressée au nom des « bientenans, paroissiens, manans, et habitans de la paroisse de Soulaire ». Mais nous n'avons pas retrouvé de procès-verbal d'une telle assemblée. La requête serait-elle plutôt des « biens tenants » que des « habitants » ? Les intérêts des auteurs ne sont pas confiés au syndic ou à l'un des habitants, mais au sieur Jullien Heurtelou « l'un des bientenans » demeurant à Angers, paroisse Sainte-Croix. La lettre reprend très largement les termes de la remontrance du procureur du roi. Elle y ajoute une inquiétude sans doute révélatrice de l'identité sociale des auteurs de la requête, à savoir l'inconvénient pour l'embauche des journaliers et le coût de leurs journées, que représente une activité concurrente et apparemment plus rémunératrice pour eux que le travail chez les propriétaires :
Monsieur le maître en la maîtrise particulière des Eaux et Forêts d'Anjou à Angers, suplient humblement les bientenans, paroissiens, manans, et habitans de la paroisse de Soulaire et vous exposent que de cette paroisse il dépend une commune très utile et absolument nécessaire pour l'usage des supliants qui, par la manoeuvre pratiquée par quelques particuliers, leur devient presque totallement inutile ; depuis quelques années, certaines gens du canton se sont avisés d'enlever toutes les crotes et crotins dessus cette commune ; ils prennent même des journaliers qu'ils paient pour leur aide à faire ces amas ; les prairies qui font partie des lieux situés dans les paroisses de Bourg et Soulaire situées sur le bord de la rivière de Sartre sont pour la plus grande partie communes après la première herbe ; ces particuliers sans aucun devoir vont également sur ces prairies ramasser les crotes et crotins, ce qui les rend absolument stériles, en vendant l'amas qu'ils en font, ils s'enrichissent aux dépens du public, ce qui ne fut jamais permis. Monsieur le procureur du roi, toujours attentif à maintenir le bon ordre, donna il y a quelques années sa remontrance pour empêcher ces abus considérables [...] il fut procédé à la saisie et vente de différens monceaux de ces crotins ; on espéroit que ces malfaiteurs se corigeroient, mais il s'en manque beaucoup ; le nombre de ces gens s'est augmenté ; quelques uns d'eux prennent même des journaliers pour leur aider, de sorte que ceux qui ont des ouvrages ne trouvent pas de journaliers. Cette commune qui estoit fertile est devenue totalement stérile, les prés ne produisent presque plus d'herbe. Ce sont entre autre les nommés Marvillé journalier, Bonvent closier, Trader journalier, Hamelin et Marc journaliers, qui se livrent tout entier à cette occupation. Les supliants ont un intérest bien sensible de s'opposer et d'empêcher un pareil abus aussi préjudiciable.
15Les requérants ne demandent pas la saisie et vente — c'est un peu tard - mais l'assignation des cinq habitants et leur condamnation. Fait nouveau, ils réclament aussi des « dommages [et] intérêts » pour les quantités de crottes ramassées et la « stérilité » de l'herbe : « pour raison desquels ils se restraignent » (sic) à... 3000 livres ! Et « si mieux n'avoient suivant l'estimation qui en sera faite par experts ». Les requérants, plus encore qu'en 1772, tiennent à récupérer de l'argent, quitte à écraser les ramasseurs, que l'on imagine mal payer une telle somme. Dès le lendemain, 27 juin 1776, l'huissier Joseph Charles Pinson vient à Soulaire leur signifier la sentence d'assignation à comparaître, ce qui est fait le samedi 6 juillet :
A tous ceux qui ces présentes lettres verront, Anselme René Buchet seigneur de Chauvigné, conseiller du roy, maître des Eaux et Forêts d'Anjou en la maîtrise particulière d'Angers, salut. Sçavoir faisons qu'en l'audiance de la cause d'entre les biens tenants et parroissiens de la parroisse de Soulaire, poursuitte et diligence du sieur Jullien Hurtelou l'un des biens tenants demandeurs [...] Marvillé journallier et Bonvent closier, Trottier journallier, Hamelin journallier, et Marc Gillet aussy journallier, tous deffendeurs [...] d'autre part. Ont comparus les partys, sçavoir les demandeurs par maître Thomas François Maugars leurs procureurs, et les dits Bonvent, Trottier, Hamelin et Gillet par maître Delaunay, avocat, assisté de maître Pierre René Rabouin le jeune, leurs procureurs ; à l'égard de Marvillé, journallier, il n'a comparu ny autres pour luy, quoy qu'audiancés en la manière accoutumée, pour quoy le dit maître Maugars en a requis deffault, et pour le profit a persisté dans les fins et conclusions prises par ses requêtes et exploit introductifs de l'instance, avec dépends.
16Voilà pour Marvillé, condamné par défaut. Le juge ordonne ensuite l'exécution du règlement donné par lui le 9 août 1768 — le dernier en date :
En conséquance faisons défances aux partyes Delaunay et au dit défaillant de ramasser et enlever à l'avenir aucuns crottes, crottins ny marnes de sur la commune de Soulaire, et pour l'avoir fait nous les condamnons en la somme de dix livres chacun d'amende vers le roy et en pareille somme de dix livres chacun de dommage et intérêts vers les partyes de Mangars et aux dépends, le tout solidairement...
17Le 19 juillet, l'huissier Pinson signifie la sentence au procureur des défendeurs à Angers et aussi à chacun des cinq accusés, y compris Marvillé, « en parlant à leurs personnes ». Il n'y a pas de suite connue, ni de paiement des amendes, cf. le registre des audiences de la maîtrise et le rôle des amendes.
Des pratiques et des tensions propres au xviiie siècle
18Dans tous les règlements précédents, rendus tant pour les communaux de Beaufort que nous avons étudiés en premier (1471, 1623, etc.) que pour ceux de Soulaire (1538, 1559, 1561, 1623 et 1674) et rendus tant par la justice seigneuriale que par les officiers royaux ordinaires et ceux des Eaux et Forêts, il n'a jamais été question que d'abus dans les droits de pâturage, de coupes de foin et de dates de « mise en défense » et d'ouverture des prairies. Rien sur le ramassage des crottes. Le délit apparaît au début du xviiie siècle mais il y aurait deux époques. Jusque vers 1770, il serait occasionnel, à usage personnel et peut-être même toléré par les habitants. Il n'aurait jamais suscité les plaintes des communautés. Dans les années 1770, le ramassage devient exagéré, tourne au commerce et énerve les « biens tenants » mais pas tellement les habitants.
Le délit dans les règlements propres à Soulaire
19La toute première mention d'enlèvements des « fiantes et crottins » est de 1705. Elle figure dans une sentence rendue aux Eaux et Forêts d'Angers sur la plainte de « plusieurs habitants et propriétaires » de Soulaire. L'exposé des diverses « contraventions » et le rappel des dispositions figurant dans la « sentence en forme du règlement » du 30 avril 1674, sont accompagnés en 1705 d'un interdit nouveau :
[...] quelques desd[its] parroissiens et autres particulliers depuis quelques années ont pendant l'esté serré et enlevé les crottes des bestiaux quy servent d'engrais ausd[ites] communes et par ce moyen ls dégraissent entièrement [...] A ces causes [...] faisons aussy deffances à touttes personnes d'enlever ny oster les crotes des bestiaux de dessus lesd[ites] communes à peine de dix livres d'amande contre chascun contrevenant et de confiscation des harnois et chevaux qu'on en trouvera chargé4...
20Mêmes plaintes contre les abus de pâturage en 1716, même intervention des Eaux et Forêts, et reprise presque mot pour mot du passage sur l'enlèvement des fumures :
[...] quelques des dits paroissiens et autres particulliers depuis quelques années ont pendant l'esté [enlevé] les crostes des bestiaux qui servent d'engrais aux dits communes et par ce moyen les dégressent entièrement [...] Faisons pareillement deffences à toutes personnes d'enlever ny oster crottes des bestiaux de dessus les dites communes à peine de dix livres d'amandes contre chacun contrevenant et de confiscation des harnois et chevaux qu'on en trouvera chargés...
21En 1723, les plaintes des habitants et la sentence obtenue des Eaux et Forêts ne portent plus que sur les abus de pâturage. En 1739 par contre, nous retrouvons les mêmes formules :
[...] quelques particuliers s'immissent aussy pendant l'été de serrer et ôter les fiantes des bestiaux de sur les dits communs [...] Faisons aussy deffences à toutes personnes d'enlever ny ôter les crottes ou fiantes des bestiaux de sur les dits communs à peine de dix livres d'amende et confiscation des harnais à chevaux qu'on en trouvera chargés...
22Est-ce parce que les articles sont répétés, sans que le délit soit réellement constaté ? En 1755, la nomination de « gardiens des bestiaux » par les habitants comporte à leur égard des consignes générales (veiller au respect des règlements de 1674 et 1739) et des consignes particulières relatives aux abus de pâturage, mais il n'y a rien de spécifique aux fumures. Tout change en 1772 : l'enlèvement des fumures est promu à Soulaire au rang d'« abus encore plus préjudiciable » que les délits de pâturage.
Le ramassage des crottes dans les autres paroisses
23Les mêmes délits apparaissent en même temps dans une autre paroisse de la vallée du Loir, dont les « biens tenants et habitants » rappellent les règlements pour l'usage des communaux et dénoncent les abus, dans une lettre du 3 juin 1772 adressée à la maîtrise :
[...] il se commet encore un autre abusse sur ses mesmes communes et égallement intéressant de réprimer : plusieurs particulliers de la paroisse et circomvoisins faisant depuis quelque temps de ramasser et anterrer journellement les bouses, crottes et fiantes que les besteaux respande sur les communes en pacagent et par là en ôtent les engrais et empesche l'herbe d'y croistre et d'y pousser ; à comparaître devant vous à jour précis de sommation en votre audiance ceux qui depuis environ trois ou quatre mois ont ramassé et enlevé de dessus les dittes communes des bouses, crottes et fientes des besteaux et moutons [...] à peinne de cinquante livres de dommages et intérests5...
24Il s'agit peut-être moins d'un commerce qu'à Soulaire, puisque les bouses sont ramassées « et enterrées journellement ». Il n'y a pas de surprise puisque l'interdiction de ramasser les crottes est formulée dans un acte d'assemblée du 1er janvier 1772, alors que les délits ne sont constatés qu'à partir des mois de février et mars. Nous voyons aussi la question apparaître dans le comté de Beaufort, dans le règlement donné en 1777 par la gruerie du lieu :
[art. 9] Faisons très expresses inhibitions et défenses d'enlever tant sur lesdits communaux que sur les communnes de ce Comté, fiantes ny crottin des bestiaux en quelques temps et saisons de l'année que ce puisse être, à peinne de 10 livres d'amande contre chasque contrevenant6.
25D'année en année, de règlement en règlement, le dispositif se précise et s'adapte sans doute à des constatations. Ainsi dans le règlement donné en août 1782 aux paroisses des Ponts de Cé et de Sainte-Gemmes :
Sixièmement, faisons défense aux dits paroissiens [ainsi] qu'à tous autres de ramasser aucune fiante de bestiaux sur lesd[ites] prairies et communes, le tout à peine de dix livres d'amande envers le roy contre chacun des contrevenants et vingt livres en cas de récidive, même de saisie dont les pères et mères, maîtres et maîtresses seront responsables7.
26Il n'est pas sûr que le ramassage des crottes soit effectif partout, mais la juridiction diffuse partout ses sentences et les adresse aussi aux procureurs fiscaux des justices seigneuriales8. L'affirmation d'autorité a un intérêt pour l'historien de la justice mais elle ne fait pas preuve du délit pour l'historien ruraliste.
De l'intérêt des crottins...
27Il est sans doute utile de rappeler quel intérêt avaient les crottes et fiantes. L'équation est simple : pas de cultures sans fumures et pas de fumures sans bestiaux. Les fumures se ramassent à l'étable et le fumier se fabrique dans la cour de la ferme. Les déjections sont aussi répandues sur les terres : la jachère et la vaine pâture sont des moyens pour que les déjections tombent là où il faut. La répartition est gérée par l'installation et le déplacement des « parcs » et par les tours de « nuits de fumature ». Le parcage économise la paille nécessaire pour fabriquer le fumier et la peine pour le répandre, mais les déjections animales sont des « engrais puissants mais incomplets » auxquels il manque les potasses et l'acide phosphorique ; d'où l'intérêt des apports de cendres ou « cherrées ». L'engrais est précieux. En montagne, on redescend même à dos d'homme, dans les vallées, des hottes pleines de crotte séchée. On sait que l'ordre de grandeur serait d'une demie ou d'une tête de « gros bétail » nécessaire par arpent, ou 6 à 10 moutons, ce qui, d'approximation en arrondissement, conduirait à un rapport de 2 ou 3 « grosses bêtes » pour u hectare à cultiver. De toute manière, on aurait toujours et partout beaucoup moins que ce qu'il faudrait. Les paysans sont donc très sensibles à ces besoins. D'où la réaction très modérée des habitants de Soulaire, alors que les biens tenants sont plus excités.
Où l'on retrouve la grande histoire de France et de l'Anjou
La faute au marquis de Turbilly...
28Le marquis, « héros » de la « révolution agricole », mérite-t-il l'honneur que nous lui faisons ? Si ce n'est lui, c'est donc quelqu'un des siens... Disons que dans la seconde moitié du xviiie siècle la pensée agronomique est portée par des « administrateurs », des « initiateurs » comme de Turbilly et de « simples praticiens ». Mais le marquis doit être cité comme voisin et entrepreneur en défrichements, comme conseiller du contrôleur général Bertin et corespo sable des édits sur les défrichements, ainsi que comme gloire et figure emblématique de l'Anjou. Son domaine est localisé entre Noyant à l'ouest - où l'on touche à notre zone d'étude - La Flèche au nord, Le Lude à l'est et Baugé au sud - où l'on est proche du comté de Beaufort. De Turbilly incite ses paysans à défricher, propose des avances en argent, grains et outils et même une prime par arpent défriché ! Mais comment cultiver sans engrais ? On connaît les expériences du marquis dans son domaine de Vaulandry en Bas-Anjou et son Mémoire sur les défrichements (1760) :
[...] ayant trouvé la plus grande partie de mon terrain délaissé ; je me suis attaché à en faire défricher une portion chaque année [...] le succès a répondu à mon attente & m'a encouragé dans mes travaux, que je continue toujours. mes défrichemenst, situés en Anjou, & pratiqués dans toutes les espèces de etrres, forment aujourd'hui un ensemble assez considérable pour l'étendue & le revenu...
29Le système qu'il adopte pour mettre en culture des landes ne comporte pas d'innovations et ni plantes, ni rotations nouvelles. Il est fondé sur la répétition des labours, l'écobuage et les fumures. Acharné à produire des grains et faute d'un cheptel. suffisant, Turbilly associe aux « fumures naturelles » des « fumures artificielles » à base de chaux, de bruyères, de gazon incinéré et d'ordures. Les paysans devaient penser que l'on ne pouvait se passer de vrais engrais. De Turbilly n'est pas le seul agronomaniaque angevin et si l'Anjou n'a pas eu de société spécifique, il s'en est fallu de peu9. Au début de 1760, quelques personnes s'engagent dans la création d'une société consacrée à l'agriculture et aux autres activités économiques. L'un des buts est que « le cultivateur instruit » puisse grâce à leurs conseils « augmenter l'abondance dans les terrains fertiles et la faire naître dans ceux qui paroissent moins propres à la culture10 » (sic). Les statuts sont adoptés le 25 mai, mais l'initiative est en contradiction avec un projet du contrôleur général Bertin conseillé par le marquis de Turbilly : une circulaire adressée en août 1760 aux intendants veut inciter à la création de sociétés d'agriculture dans tout le royaume et selon les intentions affichées, Tours doit en être le siège. Du fait de la configuration de la généralité, un bureau serait installé dans chacune des trois provinces de Touraine, de l'Anjou et du Maine. Une société est instituée entre septembre 1760 et février 1761 par arrêt du conseil. Le marquis de Turbilly est aussi l'inspirateur de l'arrêt du 16 avril 1761 en faveur des défrichements et de la déclaration royale du 13 août 1766. Le premier encourage les entreprises au moyen d'une exemption de la taille, des vingtièmes et des autres impositions pendant dix années pour les revenus des terres défrichées. La seconde allonge l'exemption à 15 ans et institue ou systématise l'obligation de procéder à une déclaration au greffe d'une juridiction11.Il obtient en mars 1763 la concession des défrichements dans le comté de Beaufort mais il échoue - aussi - dans cette entreprise et après 1768 l'histoire ne le fait plus résider en Anjou, quoique l'on ne sache presque rien de sa vie entre 1771 et 1778.
...ou la faute aux marquis de Varennes ?
30Pour faire entrer en scène ces personnages, il nous faut présenter les seigneuries de Sautré et de la Roche-Joullain d'une part, et de Bourg et Soulaire d'autre part, ainsi que les deux marquis de Varennes, père et fils, que l'on pourrait aisément confondre tant l'action du second prolonge celle du premier, notamment en matière d'agronomanie... Les seigneuries de Sautré et de la Roche-Joullain n'ont pas toujours été réunies. À l'époque moderne, la seigneurie de la Roche-Joullain change une première fois de mains en 1534. De qui relève-t-elle ? En 1539, l'acquéreur, Jean Goureau, est obligé de rendre un « double aveu » au seigneur-évêque d'Angers et au roi. En 1541, un jugement décide que la seigneurie relève de l'abbaye Saint-Aubin et ensuite du roi pour son domaine du château d'Angers. Toutes les anciennes incertitudes négligées lors des mutations seront exploités lors de procès dans les années 1760, 70 et 80. En 1620, la terre de la Roche-Joullain est vendue en partie à René Leclerc de Sautré (sous réserve d'un espace de prés ; source de complications à venir...) qui réunit ainsi des seigneuries voisines.
31Introduisons maintenant les Varennes12. Auguste François de Goddes de Varennes (1684-1771) est le fils de François II de Goddes de Varennes et de Lucie Leclerc de Sautré. Faute d'autre successeur, la baronnie de Sautré est transmise aux Varennes en 1741 et 1754, après les décès de René Chrysanthe le Clerc, baron de Sautré, puis de la baronne douairière de Sautré. En 1742, il arrondit le domaine par l'acquisition des fiefs de Quincé et de Coincé en Feneu et en 1750 il acquiert le fief des Palluaux en Soulaire. Il se retire vers 1754 dans une maison à Angers, abandonnant la baronnie et ses revenus à son fils. Auguste Claude François de Goddes de Varennes (1715-1782) est qualifié de parfait « homme des Lumières » par son biographe en raison de ses multiples intérêts pour les sciences (physique, histoire naturelle, médecine, etc.) la technique (textile, imprimerie, etc.) et les livres (sa bibliothèque en comptera jusqu'à 20 000). Les deux seigneuries de Bourg et Soulaire sont possédées jusqu'aux années 1760 par le chapitre Saint- Martin d'Angers, dont les chanoines rendent aveu au roi comme propriétaire du château d'Angers. Les deux seigneuries sont aliénées entre 1764 et 1768 au profit d'Auguste Claude François de Goddes, à l'exclusion des droits de patronage. Le marché de 1764-1768 prévoit la cession au chapitre de trois métairies dont il était propriétaire dans les paroisses de Sceaux et de Feneu et le versement d'une rente de mille livres pendant six années, après lequel temps il céderait aux chanoines des domaines et des fermes qui restaient à déterminer mais dont la valeur était convenue depuis que les seigneuries avaient été estimées à 18 700 livres par un expert et arpenteur. Manifestement, les chanoines tenaient à se désengager de la gestion seigneuriale pour redéployer leurs facultés dans la propriété de métairies. Ce n'est pas l'option choisie par les Varennes qui vont jouer des privilèges seigneuriaux pour attaquer les communaux qu'ils disent relever de leur domaine. Leur méprise est importante. Dans la seconde moitié du xviiie siècle, le processus étant achevé en 1777, les Varennes ont constitué un grand ensemble de terres dont ils sont les seigneurs - où bien sûr il y a domaine et mouvance - ou bien dont ils sont les propriétaires dépendants d'autres seigneurs. Auguste Claude François de Goddes, marquis de Varennes, est ainsi « baron de Sautré et seigneur des châtellenies de Soulaire, Noyant et la Roche-Joulain, Bourg, Sceaux et autres lieux ». Cet ensemble s'étend, d'ouest en est, depuis les paroisses de Neuville et Grez, jusqu'à celles de Soulaire et Noyant, et il occupe la majeure partie du triangle formé à la confluence de la Mayenne et de la Sarthe. L'espace est caractérisé par des herbages dans les zones basses et humides et des landes dans les parties hautes et sèches.
Les Goddes de Varennes et les entreprises de défrichement
32Dès 1752, Auguste François de Goddes de Varennes adresse une requête au conseil du roi exposant qu'il possède dans les « dépendances de la baronnie de Sautré » environ 2 000 arpents de landes situées sur les paroisses de Sceaux et Feneu, pour lesquelles il demande une exemption d'imposition pour sept ans pour ceux qui les mettraient en culture. Un privilège pour 6 ans lui est effectivement accordé13. Avec quel résultat ? On n'en sait rien car l'obligation de déclaration n'a été instituée qu'en 1766. En 1764, Auguste Claude François prétend que « les communes de Soulaire sont de sa mouvance » et il en demande le triage14. La première attaque n'aboutit pas, notamment du fait des incertitudes trop nombreuses sur les droits à demander le triage. La situation est plus favorable au marquis en 1776-1777, une fois ses possessions mieux réunies. Les procédures sont multipliées, mais certaines questions vont rester insolubles. Comme il est écrit dans un mémoire pour les habitants et biens tenants de Soulaire :
Le marquis de Varennes ne sçait trop encore en quelle qualité il doit réclamer les communes de Soulaire, si c'est comme seigneur de la Roche- Joullain, ou en qualité de seigneur haut justicier de la paroisse de Soulaire, et dans l'incertitude il cumule les deux qualités, et prétend que les communes de Soulaire sont de sa mouvance et relèvent de lui, qu'elles sont présumées de la concession du seigneur, que les habitants n'en ont que l'usage et non la propriété, et que dans tous les cas le seigneur est fondé à en demander le triage...
33Les intentions du marquis sont toujours de mettre en valeur des « terres vaines et incultes ». Son biographe le dit actif « dans tous les domaines concernant l'agronomie ». Effectivement, on sait qu'il entretient des relations avec de Turbilly et avec du Cluzel, intendant de la généralité de Tours. On le trouve parmi les principales personnalités qui animent le bureau de la Société d'agriculture à Angers, où l'on discute de métayage, de plantes, de races et... d'engrais — cf. les Affiches d'Angers. On sait que le marquis encourage des entreprises de défrichement dans les paroisses de Sceaux, Feneu, Bourg et Soulaire, où des particuliers reconnaissent « tenir de lui à titre de concession » les parcelles qu'ils tentent de mettre en culture15. Auguste Claude François de Goddes de Varennes aurait à son crédit près de 500 arpents gagnés entre 1761 et 176616.
Hypothèses sur l'activité des crottiers et la réaction des « biens tenants »
34Quels ont été les résultats de la politique de défrichement dans le royaume et en Anjou ? D'une part, on connaît les propos enthousiastes du marquis de Turbilly et de quelques autres sur les résultats de leurs merveilleuses entreprises. D'autre part, en raison de l'obligation de déclaration, il existe des sources. Des statistiques ont donc été établies, tant en superficies défrichées qu'en pourcentage calculé par rapport à la superficie précédemment cultivée. C'est médiocre. Le plus intéressant, du moins pour notre étude, est dans l'identification des principaux émules angevins du marquis de Turbilly — à savoir les marquis d'Armaillé et de Varennes — et dans le repérage de certaines paroisses, notamment deux cantons qui comptent chacun pour un millier d'arpents, l'un constitué de La Roë, les Ballots, Livré et Saint-Michel — qu'il faut attribuer au marquis d'Armaillé - et l'autre constitué des paroisses de Feneu, Sceaux, Bourg, Thorigné et Grez... - derrière lequel se trouve de Varennes.
35La plupart des défrichements - sinon tous - étaient voués à l'échec. Il n'est pas difficile de trouver des avertissements quant à la vanité des entreprises, ou a posteriori des commentaires. C'est ainsi que l'enquêteur de la Commission intermédiaire a noté en 1788, à propos de la paroisse de Thorigné, que « faute de moyens de les engraisser » les terres nouvellement mises en culture recommençaient « à devenir incultes17 ». C'est qu'après un certain nombre de récoltes, de telles terres ne peuvent plus rien donner sans y investir beaucoup de peine, y multiplier les façons et surtout les apports, notamment du « gras » donc des « crottes, crottins et mannis ». La mise en culture précoce des landes dans les parties sèches et hautes des domaines des Varennes, a dû attirer l'attention sur les quantités de déjections perdues sur les communaux. Contrairement au marquis de Turbilly qui s'est entêté dans les années 1740 à 1760 à faire cultiver des landes en n'y apportant que d'ingénieux mais insuffisants ersatz de fumiers, on aurait pu vouloir dans les années 1770 et 1780 maintenir en culture les landes de Bourg et Feneu tout juste mises en culture, en y transportant des « chartés » et « monsseaux » de « mannis ». Ce que l'on ne peut savoir, c'est la part de l'initiative paysanne - suite à l'échec de la mise en culture ordonnée depuis la ville - et la part du marquis de Varennes dans le ramassage des crottes. L'agronome angevin a fort bien pu tirer des leçons de l'échec de Turbilly...
36Quant à l'acharnement des « biens tenants » contre les paysans, il a aussi des raisons. Nous savons en effet que plusieurs des officiers de la maîtrise, tous bourgeois d'Angers, et aussi maître Bry, et plusieurs autres Angevins de ville, sont des propriétaires intéressés aux usages des communaux, dans la région de la Sarthe et du Loir comme sur les rives de la Maine et de la Loire et, dans le cas de Soulaire18, très intéressés aux « nécessités » financières de la communauté. Celle-ci est engagée dans un procès contre le marquis de Varennes - demandeur en « triage » des communaux – financé par leurs avances et une promesse d'« égail » des frais que les habitants ne mettront pas à exécution.
Notes de bas de page
1 D'où : Tony Guéry, Le village de Soulaire et ses communaux du xve au xixe siècle, mémoire de Maîtrise de l'université d'Angers, 2003, 166-116 p. Les archives de Soulaire (10 volumes de pièces de procédures, descriptions, etc. et environ 8 000 pages) étaient déjà référencées dans le vieil inventaire de la série E. Le tout a été réclassé en AC (Archives Communales déposées). Les pièces citées sont en 40 AC DD 7, entre la p. 125 et la p. 170 Mais comme souvent les archives du village ont été dispersées après 1790 et d'autres parties de la mémoire de Soulaire sont en série G et en G suppl[ément]. Le procès de 1776 a été suivi dans le registre des audiences des Eaux et Forêts, 8 B 15, avec d'autres étudiants : Arnaud Saulnier, Nathalie Seillery, Yann Vernois-Cruchet et Viriya Vongsavath. Voir aussi note 18.
2 « Mani » ou « mâni » désigne en vieil angevin le fumier. Le mot anglais « manure » a la même racine.
3 « Règlement pour le nettoiement des rues d'Angers » du 2 avril 1678, M Jacques Maillard, Le pouvoir municipal à Angers..., tome II, p. 289-292. Acte resté en vigueur jusqu'en 1789.
4 Arch. dép. de Maine-et-Loire, G 2737, 7 juillet 1705. Idem pour les 23 mai 1716, 5 juin 1723, 6 mai 1739 et 17 mai 1755.
5 Arch. dép. de Maine-et-Loire, G 2821, Villevêque, 3 juin 1772. Nulle mention de délit de ramassage dans les actes des années 1700 et 1730-1 740.
6 Arch. dép. de Maine-et-Loire, C10.
7 Arch. dép. de Maine-et-Loire, G 2172, Sainte-Gemmes.
8 L'enregistrement a par exemple été repéré par Estelle Lemoine, étudiante, dans les achives de la justice de Chalonnes-sur-Loire : Arch. dép. de Maine-et-Loire, G 69, audience du 5 septembre 1780.
9 F. Uzureau, « La société royale d'agriculture d'Angers, 1761-1793 », Mémoires de l'Académie d'Angers, 1914, p. 43-82 ; François Lebrun, Les hommes et la mort en Anjou, Paris, 1971, p. 79-82, et Sylvie Delanoë, Les débuts de la société d'agriculture d'Angers (1760-1761), mémoire de Maîtrise de l'université d'Angers, 2000, 183-165 p.
10 « Registre de la Société d'agriculture, de commerce et des arts », Bibliothèque municipale d'Angers ms 1263 (1034) f° 4.
11 Arch. dép. de Maine-et-Loire, 1 B 29 et 1 B 253 à 257 (sénéchaussée d'Angers) de 1766 à 1781, et 2 B 14à21 et 61 à 64 (sénéchaussée de Baugé) de 1761 à 1778. Les documents sont perdus pour Beaufort et Saumur.
12 Xavier Ferrieu, Une famille de haute noblesse : les Goddes de Varennes en Anjou aux xviie et xviiie siècles, mémoire de Maîtrise de l'université de Rennes, 1975, 196 p.
13 Arch. dép. de Maine-et-Loire, E 2643, « Extrait des registres du Conseil d'État ».
14 Arch. dép. de Maine-et-Loire, 40 AC DD 6. Idem pour tout ce qui oppose le marquis à la communauté.
15 Arch. dép. de Maine-et-Loire, 1 B 249 (entre autres) où les déclarants parlent pour eux-mêmes, sauf un seul qui se réclame du marquis d'Armaillé et... 16 du marquis de Varennes !
16 Arch. dép. de Maine-et-Loire, 1 B 29.
17 Arch. dép. de Maine-et-Loire, C 192.
18 Le dossier « Soulaire » a été confié à Estelle Lemoine, doctorante à l'université d'Angers sous la codirection de Antoine Follain (Professeur à l'université Marc Bloch de Strasbourg 2) et de Michel Nassiet (successeur de Jacques Maillard à l'université d'Angers). Les questions financières évoquées dans le présent article sont développées dans : Estelle Lemoine, « La conduite et le financement des procès dans une communauté rurale. L'exemple de Soulaire en Anjou aux xviie et xviiie », à paraître dans Histoire et sociétés rurales n°26, décembre 2006. Les oppositions entre l'Angevin de ville (propriétaire) et l'Angevin des champs (paysan) se retrouvent dans : Antoine Follain et Estelle Lemoine, « Réguler soi-même ou s'en remettre aux juges ? Recherche sur les questions de pâture en Anjou, des communautés et des juridictions d'Ancien Régime aux municipalités et aux juridictions et administrations de la France contemporaine », Les justice locales dans les villes et les villages du xve au xixe siècle, Rennes, PUR, 2006, p. 63-96.
Le texte seul est utilisable sous licence Licence OpenEdition Books. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
Un constructeur de la France du xxe siècle
La Société Auxiliaire d'Entreprises (SAE) et la naissance de la grande entreprise française de bâtiment (1924-1974)
Pierre Jambard
2008
Ouvriers bretons
Conflits d'usines, conflits identitaires en Bretagne dans les années 1968
Vincent Porhel
2008
L'intrusion balnéaire
Les populations littorales bretonnes et vendéennes face au tourisme (1800-1945)
Johan Vincent
2008
L'individu dans la famille à Rome au ive siècle
D'après l'œuvre d'Ambroise de Milan
Dominique Lhuillier-Martinetti
2008
L'éveil politique de la Savoie
Conflits ordinaires et rivalités nouvelles (1848-1853)
Sylvain Milbach
2008
L'évangélisation des Indiens du Mexique
Impact et réalité de la conquête spirituelle (xvie siècle)
Éric Roulet
2008
Les miroirs du silence
L'éducation des jeunes sourds dans l'Ouest, 1800-1934
Patrick Bourgalais
2008