Conclusion générale
Mythe et réalité
p. 225-243
Texte intégral
1Le rapport au travail articule et mêle en un tout complexe, histoires individuelles et collectives à des environnements en évolution ; au plus intime, ces dimensions sont là qui sommeillent. Par leurs enchevêtrements, les individus, ici, les cadres, deviennent le lieu d’une rencontre. Pourtant, et puisqu’il faut discerner pour cerner, il a fallu trancher au cœur de ce tissu de relations afin de donner à comprendre ce que pouvaient être amenés à vivre les cadres au cours de leur vie au travail. Ainsi, en ayant établi pour axe de recherche que l’on pouvait voir dans une dialectique du Même et de l’Autre un principe de construction des identités individuelles et catégorielles, on a essayé de faire apparaître que, d’un bout à l’autre du temps des vies, non seulement ce principe variait dans son intensité structurante d’une famille à l’autre – jouant par là, notamment, sur les conditions de production d’une certitude de soi –, mais, qu’à l’intérieur du monde du travail, son rendement devait être revu à la baisse, l’affaiblissement de ce pouvoir de construction étant à mettre sur le compte d’une prolifération, comme par « excès », de référents spatiaux, temporels, affectifs et actifs. En faisant ressortir certains, parmi les plus saillants, des effets de cet affaiblissement, on voudrait, après avoir résumé l’ensemble des difficultés auxquelles les cadres doivent faire face dans leur quotidien, tenter de donner un contenu au type de rationalité susceptible de minimiser – chez eux – le coût psychologique de leur adaptation aux réalités de travail qu’ils ne peuvent manquer de rencontrer1.
LES EFFETS DU RENDEMENT À LA BAISSE DE LA DIALECTIQUE DU MÊME ET DE L’AUTRE
2Le monde du travail se gonfle de diversité. Prolifèrent les situations, les activités et, par elles, la somme d’autruis fréquentable décuple. Cette luxuriance s’accompagne d’une profusion et d’un brouillage de référents qui porte en elle le risque d’anéantir le pouvoir structurant de la dialectique à produire des identités catégorielles. Les cadres ne sont pas épargnés par ces métamorphoses des conditions de mise en œuvre du travail ; tâchons donc de reprendre, en les résumant, les conséquences que peut avoir sur eux ce déficit de pouvoir structurant.
Une précarisation des identités
3L’éclatement des configurations de travail s’accompagne d’une singularisation des expériences qui a contribué à accentuer la mise en lumière de l’hétérogénéité de la catégorie cadre. Ainsi, les chances de se reconnaître par le nom se sont-elles dissipées… encore un peu plus que par le passé. Cette difficulté croissante à subsumer sous une appellation unique des réalités de travail par trop éparpillées tend à rendre nécessaire et même légitime le sentiment d’une carence de la notion ; la représentation, même fantasmée, d’une condition partagée, s’écaille. Mais, l’effet le plus marquant de l’amoindrissement du pouvoir de cette dialectique tient probablement au fait que se trouvent posées, ou plutôt imposées, les conditions qui enjoignent les cadres à re-construire le puzzle éparpillé de leur identité. Si ce travail du quotidien s’impose dans l’espace, il doit aussi s’effectuer dans la durée du fait de la nécessité dans laquelle ils se trouvent plongés d’administrer, en les renouvelant, les preuves jamais définitivement établies de leur valeur. Ce travail est coûteux ! Mais il l’est d’autant plus qu’il prolonge une forme d’épuisement de la dialectique déjà survenu à l’extérieur du monde du travail, redoublant ainsi chez certains l’épreuve qui consiste à poser et surtout à répondre à la question de savoir ce qu’il en est de son être social.
Un pesant monologue
4Cet affaiblissement d’un pouvoir structurant du monde du travail à produire des identités catégorielles s’accompagne d’une disparition des moyens mis à disposition des individus pour – se – penser – dans – la différence et la ressemblance. Cette disparition conduit à réduire le lien social à un sentiment rare et intime : ici, la prise de conscience de ma ressemblance à l’Autre se réduit au sentiment de pouvoir m’imaginer être à sa place du fait que je partage avec lui un ensemble fini de conditions d’existence ; ce sentiment a donc peu de chances de voir le jour2. Dans cette forme de prise de conscience, l’Autre se réduit à un ensemble limité de Mêmes. On sait pourtant que conscience de l’autre et conscience de soi s’enroulent dans une circularité discursive. L’Autre donne accès au Je. Le cercle ne peut se rompre… Néanmoins, tout laisse à penser que les conditions actuelles de l’ajustement des hommes au procès de production ferment le circuit de ce dialogue aux autres. De la même façon que Hans-Georg Gadamer voyait dans une circularité dialogique entre le tout et les parties, le moyen d’alimenter l’exercice de la compréhension3, il semble que les conditions actuelles du travail défassent ce cercle qui mène à soi à travers un détour par l’autre, laissant ainsi l’individu dans un monologue intérieur, tel un étranger à lui-même. La dialectique du même et de l’autre trouve alors un refuge au sein d’un individu isolé, elle fonctionne en circuit fermé. Dans ces circonstances, les cadres atomisés deviennent les dépositaires (au sens de réceptacle) involontaires de contradictions qui les dépassent. Héritant de difficultés extérieures, il leur incombe personnellement, si ce n’est de les résoudre, pour le moins, de s’en arranger.
L’HÉRITAGE DES CONTRADICTIONS SYSTÉMIQUES
5C’est donc sur ce cadre inscrit dans un processus d’individuation – individu par soustraction de référents collectifs et par multiplication de référents singuliers4 – et en proie à l’atomisation, que se déversent nombre de contradictions qui émanent des recompositions globales du paysage de la production et des métamorphoses des modes d’organisation du travail qui les accompagnent. Reprenons brièvement, dans leurs grandes lignes, ces contradictions qu’on a mises au jour ici et là et qui imprègnent le quotidien des cadres.
La force d’un impensable pouvoir
6Pour partie produites des processus de fusions-acquisitions et des réorganisations de la production au sein des entreprises, la dispersion et la concentration des signes du pouvoir et de ce et ceux qui le représentent ont amené les cadres à devoir faire face à la présence-absence d’une hiérarchie et d’une autorité diffuses, complexes, lointaines et proches… pressantes. De plus, alors que le pouvoir se métamorphose, les mots qui permettraient de le penser sont évacués des représentations mentales. L’opposition, la lutte, le conflit disparaissent de la scène du discours. Il n’en reste pas moins que les cadres sont placés dans l’obligation de construire de toutes pièces de la cohérence au milieu du flot de décisions qui leur parviennent dès lors qu’ils (se) doivent (de) les – faire – appliquer.
Absence à soi, présence pour autrui
7Le risque potentiel de la perte d’emploi génère, on l’a vu, un climat d’insécurité, parfois même de la suspicion à l’égard des employeurs et des autres salariés, pourtant les cadres sont enjoints de s’investir sans compter dans des objectifs hétéronormés. En outre, ces objectifs se cumulent, se superposent et s’enchevêtrent. Ainsi, la durée, que leur juxtaposition dessine, se brouille-t-elle et, avec elle, le temps mesurable s’étiole, qui permettrait la construction de soi par la projection de soi dans le faire (le produit, fini). Alors que l’assurance et l’affirmation de soi sont requises, le flou et l’incertain se profilent pour unique horizon ; la demande d’investissement de la part des entreprises s’accompagne d’une absence de promesse d’avenir. D’un côté, donc, un avenir incertain, ailleurs peut-être, de l’autre, une nécessité de s’investir pleinement, ici et maintenant. À cela il faut ajouter que croît le sentiment de leur interchangeabilité chez les cadres alors que se diffuse dans le monde du travail et ailleurs une représentation idéalisée d’un homme autonome et unique, indispensable… provisoirement.
« Guerre et paix »
8La diffusion généralisée de la concurrence pousse à évacuer du champ des possibles l’idée selon laquelle ma réussite passe nécessairement par l’échec d’un Autre (on pense notamment ici à l’obtention de primes et à l’éviction de salariés, mais on pourrait étendre ce raisonnement à l’ensemble des produits qui circulent sur les marchés), elle en est la face sombre. Alors que se diluent des discours qui tentent de légitimer un engagement féroce de chacun au service de la guerre économique, les cadres sont appelés à faire coopérer les hommes dans la souplesse, par la persuasion. La protection-conservation de l’Autre dans le présent et la durée s’inscrit dans une atmosphère concurrentielle. D’une façon plus générale encore, nombre de cadres se trouvent pris par des nécessités qui leur imposent tout à la fois de revendiquer et de chercher à atteindre une autonomie pour l’ensemble des salariés et pour eux-mêmes, alors que, dans le même temps, perdure la volonté d’un contrôle sur l’ensemble du système de production et de ses éléments. Ces configurations de travail se développent alors que l’individualisation de la relation salariale croît et qu’un appel à une éthique (prétendument partagée) se répand, qui tente d’unifier par le « haut » des cadres divisés par le « bas5 ». S’écartant par trop des intentions de ceux qui le mettent en œuvre, le travail dans sa finalité éthique tend à disparaître de l’horizon du désirable bien que nombre d’entreprises s’affairent, en extériorité, à construire une politique commune. Dans ces conditions, l’affect, l’acte et sa finalité semblent condamnés à se dissocier. On a là nombre de signes annonciateurs d’une crise de la transcendance par un déficit de cohérence.
Des mondes sans soi
9Les modes d’évaluation sur le court et le long terme imposent aux cadres de renouveler, dans une succession de présents, les preuves de leur valeur. Cet exercice ne serait peut-être pas si périlleux si on ne leur demandait dans le même temps de faire comme s’ils en étaient déjà assurés alors que la détermination de celle-ci reste constamment suspendue au regard de l’Autre. Plus généralement, il semble qu’on assiste, toujours dans le monde du travail, à l’inflation d’une injonction à l’instrumentalisation de soi – dans le rapport – à l’autre, que redouble une convocation des individus à être « eux-mêmes » ; on a pu parler, à ce propos, d’autonomie hétérorégulée. À ce titre, l’expression de la parole dans le monde du travail renferme quelque chose de paradoxal. Pour partie expression d’une intériorité hétéronormée, elle est en même temps appelée à comparaître dans la transparence et la sincérité ; les profondeurs de l’intime, à la fois façonnées et interrogées, construisent une réalité étrangère aux individus qui contribuent pourtant à la produire… et qu’ils doivent habiter.
La face cachée de l’injonction paradoxale
10Mais, et c’est là un point important, la mise au jour de ces contradictions procède d’un travail de reconstruction a posteriori. Dans la réalité des propos tenus par les personnes interrogées, elles apparaissent rarement avec autant de netteté, ce qui ne signifie pas qu’elles ne détiennent pas un mode d’existence qui leur soit propre. Par cette précaution analytique, nous voulons simplement attirer l’attention sur un aspect particulier d’un effet spécifique à l’approche sociologique qui, par abstractions successives, se débat dans un jeu nécessaire entre le particulier et le général. Si donc ces contradictions apparaissent rarement en tant que telles, c’est aussi parce que le monde du travail génère un type d’injonction paradoxale bien particulier. Précisons. Là où, en toute rigueur, cette forme d’injonction déploie un double discours, un langage contradictoire, le système de production tend à n’émettre qu’une voix, à ne proclamer explicitement qu’une « moitié » de l’injonction, l’autre, qui constitue par cumul des voix le paradoxe, relève, elle, du non-dit, de l’informulé, de l’interdit pourtant perceptible, mais difficilement pensable. Par exemple, un cadre et son supérieur peuvent fort bien – se – définir des objectifs à atteindre et, par là, se lancer dans un investissement de soi important afin de les réaliser, alors que l’un et l’autre savent, sans toutefois pouvoir le dire explicitement, que ces objectifs courent le risque de ne pas être menés à leur terme, soit par abandon du projet, soit parce que le cadre en question aura cherché ailleurs, dans une autre entreprise, le moyen de maximiser ses chances de faire carrière. On pourrait aussi prendre pour exemple, parmi bien d’autres, l’omniprésence d’un discours qui appelle à la collaboration alors que se mettent en place, dans le même temps, des conditions qui favorisent l’expression d’une concurrence entre collègues. Les cadres deviennent alors les dépositaires de contradictions qui se dissimulent en tant que telles. Pire encore, c’est à eux que revient la tâche douloureuse de faire, dans le silence, de l’injonction, un paradoxe.
Une maximalisation des effets
11Les effets de ce type d’injonction ne sont pas atténués dans ce jeu entre le formulé et l’informulable, le dit et le non-dit, peut-être même atteignent-ils des sommets, puisqu’ils déplacent, sans recours réflexif, le lieu du conflit à l’intérieur des individus pris isolément. Si l’on peut considérer qu’hommes et systèmes puissent devenir des « avaleurs » de contradictions, il convient alors aussitôt de remarquer qu’ils disposent de moyens inégaux pour parvenir à les « digérer ». Toutes ces contradictions se renforcent doublement chez les cadres, d’une part, en vertu du rôle de relais de la direction – et, plus largement, de l’ambiguïté taxinomique – dont ils se font l’écho, de l’autre, en raison de l’atomisation en cours dans le monde du travail qui ne les épargne pas. Les propriétés de positions dont ils héritent font probablement des cadres les salariés les plus enclins (ou contraints) à opérer sur eux-mêmes un travail qui les pousse à – se – persuader pour – se – convaincre. Porteurs d’une transcendance qui se dissout et qui leur conférait une légitimité statutaire, ils deviennent le lieu d’une conflictuelle ré-conciliation des contraires.
DE QUELQUES MODALITÉS DE LA COMPOSITION
12Le système de production engendre contradictions et paradoxes dont héritent les cadres. Tus ou lisibles, entretenus volontairement, ou pas, ils imposent à ces derniers des formes de composition. L’occultation, le dépassement, la dénégation, la résignation, la résolution comptent parmi les modalités possibles d’un « composer avec » ces productions systémiques susceptibles de générer en eux des tensions. Contenues, ces tensions s’accumulent et se transforment dans la durée (Des cadres au travail), imposant aux individus des adaptations d’autant plus coûteuses au travail que s’accroissent, par le bas, les écarts entre leurs chances objectives d’ascension professionnelle et leurs espérances subjectives de parvenir aux positions qu’ils convoitent (Le souci de soi). On a ainsi montré que les dispositions acquises ne suffisaient pas à elles seules à minimiser le coût de l’adaptation à ces difficultés du quotidien. Mais on a aussi mis en évidence, au fil de l’écriture que, pour y faire face, certaines aptitudes spécifiques étaient pourtant implicitement requises par le monde du travail. On voudrait en dresser ici un panel idéal. Par la suite, on cherchera à identifier l’une des sources, ou plutôt, l’un des ressorts susceptibles de maximiser les chances de dépassement de ces contradictions.
Construire dans l’incertitude sa valeur dans l’échange
13Outre les compétences techniques nécessaires à l’accomplissement du travail, on peut donc faire ressortir un ensemble idéal-typique d’aptitudes requises qui permettent de faciliter l’adaptation aux contradictions que génère le système. À ce titre, la faculté à lire dans le flou et le foisonnement des signes les preuves toujours à renouveler de sa valeur, permet assurément de faciliter l’obligation de se contenter de l’incertitude d’un état de grâce jamais acquis définitivement. L’avenir incertain et la prolifération des espaces n’affaiblissent pas, ils l’amplifient même, cette nécessité pressante qu’il y a à prouver continuellement aux autres et à soi-même l’importance de sa valeur. Ce travail de dé-monstration s’avère d’autant plus nécessaire et fastidieux que la relation salariale s’individualise toujours davantage et que les critères d’évaluation restent parfois opaques bien qu’omniprésents. L’aptitude qui consiste donc à pouvoir supporter, dans le temps court et le temps long, l’incertain, ou plutôt, l’assurance que rien n’est acquis, compte probablement parmi les dispositions les plus précieuses dans les conditions actuelles du monde du travail.
Trancher entre le nécessaire et l’illusion
14Dans un climat généralisé d’incertitude et de recherche constante et concurrentielle d’adaptation aux évolutions de la demande, la polyactivité, le cumul et la superposition de projets imposent une forme d’investissement mêlée de distance à ce qui est produit. Par là se profile un trait spécifique du travail des cadres qui invite ces derniers à une forme de dissociation – jamais atteinte définitivement – entre soi et ce qu’on produit. On peut ainsi avancer qu’une aptitude à une dissociation entre le travail et l’affect puisse compter parmi les dispositions susceptibles de favoriser l’adaptation des cadres aux exigences actuelles de la production. Cette forme d’inclination à la séparation et au détachement présuppose donc qu’ait été franchi le cap de la fusion entre soi et le faire. Cette protection de soi par la distance au faire, nécessaire au quotidien, l’est aussi dans la durée.
Croire sans être dupe
15Plus largement, la séparation des destins entre les entreprises et les cadres incite chacun de ceux-ci à faire de soi une source, un centre de profit, la mine d’une auto-exploitation. Mais composer avec l’incertitude de l’avenir impose aussi de s’autoriser à aller se vendre ailleurs, ce qui présuppose à la fois une forme d’assurance de soi et l’existence de réseaux suffisamment fournis pour permettre de satisfaire une recherche d’emploi. La proximité passagère entre les cadres et les entreprises favorise donc l’utilitarisme comme morale et fait du challenge sans fin l’idéal périlleux de la réalisation de soi. Mais, la conscience croissante de leur interchangeabilité chez de nombreux cadres annonce le développement d’une « qualité » inattendue qui, par l’effet d’un mouvement de balancier, se dévoile dans leur capacité à transfigurer ce déficit d’importance (de soi) en sentiment d’indispensabilité ; revirement sans doute nécessaire, probablement trompeur. Là encore, le risque de se perdre dans ce type d’auto-illusion comporte à n’en point douter des dangers potentiels. La bonne distance, ici, consiste à rester maître du jeu d’une auto-illusion nécessaire.
Coller au désir de l’Autre
16Là où, dans le management moderne, la mise en scène de l’affectivité est à la fois requise et boutée de l’interaction, la capacité au contrôle, de soi, de ses affects, de son expression et de son maintien, peut ainsi compter parmi les aptitudes indispensables pour un bon déroulement. Cet autocontrôle de l’économie pulsionnelle s’impose avec d’autant plus de force et de nécessité que prolifèrent les situations de travail et, avec elles, les autruis fréquentés. Cette hyper-correction de soi (dans la durée et les espaces) et cette mise en forme des affects permettent non seulement de minimiser les risques de devenir le jouet de ceux avec qui on travaille, mais aussi desquels parfois on dépend, elles comptent aussi parmi les conditions de la perpétuation de soi. La prolifération d’espaces impose donc d’ajuster son comportement aux individus qui naviguent dans chacun d’eux. Elle requiert une capacité à déceler rapidement les enjeux de chaque situation, de décoder les règles en vigueur dans chaque espace ; ici, le maître mot est l’adaptation, une adaptation déterminée et propulsée par les représentations que les cadres se font des désirs et attentes de ceux qu’ils rencontrent. Dans ce jeu en miroirs entre faux-semblants, la distance à soi permet de maximiser le rendement de la relation à l’autre.
Mettre en œuvre l’impalpable
17Par ailleurs, les modes actuels du management travaillent aussi à développer chez soi et les autres des aptitudes à la dissimulation, dissimulation qui concerne autant les tentatives d’occultation des principes au fondement de l’autorité, que les nécessités qu’il y a à feindre l’inexistence du pouvoir afin de permettre sa mise en œuvre, son application. Rappeler l’autorité sans la nommer requiert une maîtrise de la langue, qualité indispensable et pourtant insuffisante. Suggérer l’égalité dans la différence, présuppose une aptitude à aller vers l’autre tout en le maintenant à distance. On le voit, la souplesse et la force de persuasion permettent de faire marcher à son avantage une relation sociale inscrite dans un rapport d’autorité dans lequel l’art de l’animation des hommes sert un bellicisme tu. La capacité à l’instrumentalisation maîtrisée de soi – qui mène à l’autre – compte ainsi parmi les aptitudes requises qui permettent d’habiter une réalité hétéronormée.
Percevoir et sentir la continuité
18L’obligation de devoir reconstruire le puzzle de soi dans une prolifération d’espaces ne va pas sans comporter de nombreux risques pour qui n’est pas assuré de la certitude de soi. Cettecertiduo sui, acquise précocement, est un rempart (le seul ?) qui peut permettre de résister – au mieux – aux effets déstructurants des divers processus de dépersonnalisation qui ponctuent les parcours des trajectoires professionnelles des cadres. Là où l’altérité s’immisce dans l’intériorité, détenir le pouvoir de conserver un quant à soi minimise les risques de se perdre dans la pluralité de situations auxquelles il convient de faire face dans une incessante recherche-recréation d’identité.
19Mais, s’il y a un leurre à penser qu’un individu peut se transformer de fond en comble au gré des espaces dans lesquels il travaille (qui peut se défaire totalement de ce qui s’accumule en lui dans chacun de ces espaces ?), il convient alors d’envisager les risques encourus par chacun au cours de ces différentes traversées. Du fait de cette multiplication de visages offerts à l’Autre, quelque chose se brouille, dans la durée, qui relève de la visibilité du même en soi. Ce qui manque à ce cadre pour se construire une identité, si ce n’est catégorielle, pour le moins, individuelle, c’est du même dans la durée, ce que Paul Ricœur nomme l’identité-idem6. Seule cette continuité peut permettre à l’individu de savourer l’authenticité de son existence et, par là, son degré de réalité, par l’inchangé qu’il contemple derrière lui, par celui qui se présente en lui et ce-lui qui se dessine au devant. Or, le contexte qui le contraint à de perpétuelles adaptations, à de perpétuels ajustements, ne lui procure que difficilement les moyens d’y parvenir quand le temps de la construction de soi semble se réduire au cumul d’expériences passagères qui ne tissent pas nécessairement les unes avec les autres un lien de continuité. On voit là se dessiner une relation constituante de l’individu, bercé entre le temps et l’espace. D’un côté, le principe dialectique du Même et de l’Autre tend vers une profusion d’autruis singuliers, d’un autre, la durée qui porte le Même semble se dissoudre au profit d’un cumul d’instants sans relation de continuité. D’autres que soi se succèdent en soi qui dépossèdent les individus des moyens d’accéder à une re-connaissance d’eux-mêmes dans la durée.
Pouvoir endosser les figures du changement
20Tout se passe donc comme si le monde du travail imposait aux cadres un douloureux et semble-t-il nécessaire travail de composition d’un soi (pour-autrui) façonné au gré des espaces et des désirs supposés de l’Autre. La faculté qui permet aux individus de prendre, mais aussi de conserver des distances à l’égard d’eux-mêmes dans cette course à l’adaptation perpétuelle, trouve probablement où s’alimenter et se déployer dans lacertiduo sui. Cette certitude minimise le risque de la perte de soi. Elle permet la distance à soi, celle qui procure la possibilité de changer aisément de rôle, et évite celle qui tend à faire de l’individu un étranger à lui-même.
21Par ailleurs, la construction d’une pluralité d’images – acceptables – d’un soi pour autrui (requise par la prolifération des espaces que traversent les cadres) permet aussi d’accompagner, en les rendant possibles et légitimes, des changements d’attitudes, des revirements de comportements. Une variation ample d’attitudes s’accommode fort bien d’une cohérence – de soi – à temps partiel, de la même façon qu’une constellation de relations éphémères permet un engagement de soi dans la relation à l’autre tout relatif ; dans cet éparpillement d’expériences, la conscience de l’Autre peut se faire égoïste.
ÉBAUCHE DE DÉFINITION D’UN ASPECT DE LA « RATIONALITÉ PATHIQUE »
22On le voit, certaines de ces aptitudes, implicitement requises, permettent aux cadres, dans des proportions différentes, de faire face aux contradictions qu’ils rencontrent dans les contextes actuels du travail. Toutes participent aux modes de compositions qu’ils peuvent avantageusement développer. Probablement insuffisantes, elles ne sont donc pas pour autant négligeables. Fort de tout ce qui vient d’être dit ci-dessus, nous voudrions à présent faire apparaître un des moteurs cachés de l’investissement au travail. Non pas que ce moteur puisse faire l’économie de ces aptitudes, mais il suggère, comme on va le montrer, d’en repenser l’importance. Ce cheminement nous conduira à proposer une définition d’un type de rationalité susceptible de maximiser les chances d’adaptation des cadres au travail. Penchons-nous brièvement sur deux cas qui nous mettront sur la voie de cet impensé fort structurant.
L’acceptation comme règle de la réalité
« Louis : Ce que je reproche beaucoup à notre gauche française, c’est de ne pas avoir franchi le pas de la sociale démocratie et d’être encore avec des réflexes d’un autre monde, complètement. Ils rentrent à reculons dans la modernité. Je ne les crois pas du tout modernes en d’autres termes.
Enquêteur : Pour vous, la modernité, ça signifie quoi ?
Louis : La modernité, c’est d’accepter que nous sommes dans un échiquier mondial et que l’Europe est une excellente… […]
Enquêteur : Quand j’ai commencé à vous demander de définir ce que pour vous était la modernité, vous avez commencé à dire : “l’Europe est une excellente…” et puis, vous vous êtes arrêté là…
Louis : Oui, c’est ça que je voulais dire : l’Europe est un vecteur de modernité.
Enquêteur : Et donc, pour vous, une définition que vous donneriez à cette modernité c’est… ?
Louis : C’est accepter… Je pense que les réalités économiques s’imposent et que la modernité, c’est de les regarder en face. »
« Enquêteur : Est-ce que par exemple, il peut vous arriver, avec tes collègues, de devoir travailler ensemble et puis, à un autre moment de devenir pratiquement concurrent au sein de l’entreprise ?
Philippe : Concurrent par rapport à l’obtention d’un poste ?
Enquêteur : Par exemple.
Philippe : Oui, ça arrive. […]
Enquêteur : Et vous pouvez en même temps faire ça et, dans le même temps, travailler sur un projet commun ?
Philippe : Oui, bien sûr, ça fait partie des règles du jeu, tout le monde le sait. Celui qui ne le sait pas, il est naïf, c’est tout.
Enquêteur : C’est vivable ça ?
Philippe : Eh bien, tu n’as pas le choix, ça fait partie du truc, il faut accepter. C’est chiant, oui, il y a plein de trucs chiants, on n’est pas dans le meilleur des mondes, ça c’est sûr, mais bon… Ce sont les règles du jeu7. »
La foi, un principe de justification
23Ici, « la croyance fondamentale dans la valeur des enjeux et du jeu lui-même8 », dans sa réalité, semble servir de support à l’action, elle la rend légitime, la justifie. On peut ainsi voir, dans l’invocation et l’acceptation de caractéristiques semblant définir le fonctionnement de cette supposée réalité9, un puissant ressort qui permet le dépassement des nombreuses contradictions que produit le système de production, dans cette nécessité de croire pour concilier l’inconciliable, un principe fort de justification d’investissement au travail. L’acceptation devient le moteur de la foi au sens durkheimien du terme, sorte d’« élan à croire10 » susceptible de favoriser le dépassement des contradictions.
24Cette propension au dépassement n’est donc pas sans effets sur le rapport au travail des cadres. Tout se passe ici comme si le déni de son affect chez chacun permettait une mise à distance de la culpabilité que sa réintroduction pourrait engendrer. Ici, l’acceptation des règles du jeu impose, permet et justifie la séparation, la dissociation entre l’acte – de travail – et l’affect. L’acceptation devient le fondement légitime de la dénégation de l’affect. Ou, pour le dire autrement, la référence à une réalité supposée comme mode de justification de l’acte séparé de l’affect compte parmi les réponses légitimes produites par des cadres soumis aux contradictions du système.
25On a bien dit dépassement, et non résolution ! En fait, s’il semble que l’on puisse voir dans l’acceptation le moteur possible d’un dépassement des contradictions systémiques, il ne s’ensuit pas que les tensions produites par ces contradictions ne continuent pas d’exister et d’agir, cette fois à l’intérieur de l’individu qui en hérite. Les revirements d’attitudes soudains chez les cadres – dont on a vu qu’ils pouvaient résulter d’un écart devenu insoutenable entre chances objectives et espérances subjectives d’ascension – illustrent probablement cette survivance des tensions au-delà du dépassement apparent des contradictions qui les produisent. L’acceptation qui mène au dépassement ne résout donc pas nécessairement les tensions, celles-ci poursuivent leur chemin dans un monologue intérieur et silencieux.
Désinvestir pour s’investir
26Dans l’absolu, on peut voir, dans toute forme d’acceptation, l’entrave à la réalisation de ses propres désirs, le renoncement – au moins pour un temps différé – de ses espoirs et prétentions chez un individu. Mais cet absolu théorique se rencontre rarement dans la réalité de l’action sociale. Aboutie, la production de l’illusio dissipe jusqu’au sentiment de renoncement qu’accompagne, dans l’absolu, l’intériorisation, par un individu, du désir d’un autre (désir intentionnel et subjectif, mais aussi cristallisé dans les institutions et structures). En fait, si l’on peut renoncer sans accepter on peut tout aussi bien accepter sans avoir l’impression de renoncer. Mais, la prise en compte des déterminations sociales semble renvoyer cette dichotomie au rang des illusions scolastiques. Aussi, tous les jeux semblent permis entre la résignation feinte, le consentement distancié, la dépossession de soi librement consentie, le sentiment de liberté, etc. difficile donc de savoir, dans ces conditions, ce que l’illusio renferme de conscience et d’inconscience, de volontaire et d’involontaire, de distance et de fusion. Pour s’en convaincre, il suffirait de reprendre les propos tenus par ceux qui, parmi les cadres, se désinvestissant du travail et de son monde à la suite des difficultés qu’ils y rencontrent, quittent le jeu sans nécessairement en rejeter les règles. Les ruptures, même brutales ou progressives, n’entraînent pas mécaniquement l’abandon d’une forme de croyance dans le bien-fondé des règles (d’un jeu, d’un fonctionnement, d’un système) ; leur acceptation perdure au-delà du nécessaire. Les tentatives qui consisteraient à essayer d’évaluer les conséquences subjectives de ce type d’acceptation qui prédispose à l’adaptation au monde du travail risquent donc d’avorter ; et pourtant, le coût de l’« acceptation » n’est pas négligeable11 ! Il n’est en effet pas simple de s’avouer à soi-même qu’on n’a pas de choix. Cette forme de renoncement mêlé de résignation qui mène à l’acceptation, passe par un travail d’abandon de l’idéal du moi12 chez celui qui rentre dans l’action. Mais, le courage et le renoncement ne font pas bon ménage, et le caractère figé, rigide et péremptoire des réponses apportées par Louis et Philippe peut probablement s’interpréter comme le refus de (re)voir émerger ce socle occulté au principe de leur investissement. Ici, l’acceptation forme un cercle, elle se trouve au fondement d’un investissement au travail qui découle lui-même d’un travail de désinvestissement de l’idéal du moi.
Une composante de la rationalité pathique
27Probablement il y a-t-il un jeu de nécessités réciproques entre « degré » d’adhésion aux règles et aptitudes possédées (aptitudes qui permettraient aux cadres de surmonter les contradictions que génère le système). Gageons que ce travail d’occultation-résignation soit d’autant plus nécessaire que les qualités et aptitudes qui pourraient permettre de faire face au moindre coût aux contradictions sont absentes. Ou, pour le dire différemment, que le sentiment de renoncement puisse être à la fois feint et auto-instrumentalisé à mesure que croissent ces aptitudes requises. Quoi qu’il en soit, vécue comme telle (ou pas), cette condition d’entrée dans le jeu produit de la réalité. C’est à l’intérieur de celle-ci qu’un type particulier de rationalité se déploie ; nous proposons de le définir de la façon suivante : agit de façon adaptée aux contradictions systémiques celui qui, étant parvenu – dans la connaissance ou la méconnaissance – à une forme d’abandon d’idéal du moi, parvient à constituer au quotidien des formes plurielles d’identité acceptables aux yeux des autres dans un souci calculé de la préservation de l’Autre ajusté au bénéfice de soi. Ce type de rationalité mêle en un tout périlleux certains éléments de l’action rationnelle, en valeur et en finalité, auxquels s’ajoute la nécessité mimétique d’une dépossession – de soi – passagère. Dans ce jeu mimétique, l’instrumentalisation de l’Autre passe aussi par l’instrumentalisation de soi. La linéarité entre fins, moyens et conséquences est quelque peu désarticulée. Ici, le sujet de l’action réduit l’autre à un moyen au service d’une fin alors qu’il devient lui-même moyen et fin en soi.
28En fait, ce type de rationalité spécifique du cadre adapté qui parvient à transfigurer sa résignation – contrainte, obligée, involontaire, volontaire – en raison d’agir, peut probablement être considéré comme une passerelle vers un type de rationalité plus large.
SUR LES TRACES DE L’HOMO ŒCONOMICUS
« L’être humain est-il un être social ? Il serait intéressant de voir ce qu’il en sera dans le futur d’un être sans structure sociale profonde, sans système ordonné de relations et de valeurs – dans la pure contiguïté et promiscuité des réseaux, en pilotage automatique et en coma dépassé en quelque sorte – contrevenant ainsi à tous les présupposés de l’anthropologie. Mais n’a-t-on pas de l’homme […] une conception trop anthropologique13 ? »
29L’analyse du contenu de la diffusion au monde du travail – mais pas seulement – d’un idéal de l’homme proche de ce que Luc Boltanski et Ève Chiapello ont appelé « le grand de la cité par projet », ne dit rien quant à sa matérialisation effective14. Pour notre part nous avons mis en évidence tout au long de cet ouvrage que la réappropriation de cet idéal par les cadres avait un coût. Ce coût, dont on mesure l’importance à travers l’ampleur des difficultés que peuvent rencontrer les cadres à s’adapter aux réalités de travail qui sont les leurs, dépend aussi des moyens dont chacun dispose pour faire face au quotidien. Le coût de l’adaptation au travail dépend donc en grande partie des moyens dont disposent les individus pour mettre en mouvement cet idéal.
30Ce à quoi nous sommes parvenu laisse à penser que les mutations de la société (à l’intérieur comme à l’extérieur du monde du travail) enjoignent de revoir à la baisse le rendement de la dialectique du Même et de l’Autre à produire des identités individuelles et catégorielles. Par là, on veut aussi avancer que les transformations des conditions sociétales de la production de soi et d’un-soi (collectif) sont contemporaines de la disparition de formes plurielles de transcendances15 et, avec elles, d’une perte de la fonction symbolique16. Ces enchaînements nous amènent à faire apparaître le principal résultat de ce travail : nous pensons pouvoir avancer que la société vise un idéal pour l’homme dont elle sape – pour le plus grand nombre – les conditions de réalisation. Mais rentrons à présent dans le détail de l’explication d’une formule au contenu lapidaire.
Le miroir de soi
31Là où la lisibilité de leur position dans l’espace de l’entreprise donnait à la plupart des salariés le sentiment de savoir ce qu’il en était de leur être social, là où une forme de hiérarchisation permettait la construction de soi dans un rapport à un Autre identifiable dans et par ses différences, les transformations du monde du travail imposent au cadre, bricoleur de son identité, de faire face, dans la solitude, au cumul de contradictions devenues difficilement supportables. Dans cette solitude intérieure par prolifération de sollicitations extérieures et multiplication de référents, les cadres sont portés à chercher à ajuster leurs comportements et attitudes aux représentations qu’ils se font des attentes et désirs des autres. Cette obligation d’une re-composition de soi présuppose d’en supporter le coût. Celui qui s’achemine vers le renoncement de l’idéal du moi, que ce renoncement soit feint, extorqué, consenti, volontaire ou involontaire, se laisse envahir par le désir de l’autre, que ce désir soit imaginé ou réel. Ainsi, la tautologie de l’acceptation renferme-t-elle la fin de la dialectique du Même et de l’Autre. L’individu devenu à lui-même sa propre transcendance est aussi privé de l’accès à la re-connaissance de soi que seul permet un détour par l’Autre. En outre, la nécessité réciproque qui lie abandon de l’idéal du moi et adaptation protéiforme aux situations plurielles, ouvre le risque de la perte du sentiment de l’unité de soi chez l’individu pris à ce jeu ; à l’horizon se dessine progressivement un sujet schizoïde.
L’impossible convocation à être soi-même
32Le porteur et dépositaire du type de rationalité qu’on a tenté de définir plus haut incarne de l’inconciliable qui tiraille de l’intérieur, d’un côté, sublimation d’un renoncement fondateur, de l’autre, et dans le même temps, nécessité de se porter à la hauteur d’un idéal d’un individu entrepreneur de lui-même, symbole de toute puissance, d’autonomie et de liberté. Pourtant, l’individu entrepreneur de lui-même est autant une fiction qu’un mythe. En tant que fiction, il témoigne de la diffusion d’une vision dominante de l’homme soustraite à l’analyse de ses conditions sociales de production, ce que Karl Marx appelait des « robinsonades », ces « plates fictions du XVIIIe siècle17 ». En tant que mythe, il offre à la conscience collective, sous forme d’idéal, de quoi faire face – sans toutefois lui procurer les moyens de les surmonter – à toutes les tensions que génère le système (organisationnel mais aussi sociétal). Dans cet abîme qui sépare, en les occultant, les conditions qui permettraient de faire vivre l’idéal des moyens réels dont disposent les individus pour y parvenir, chacun se trouve piégé face à sa propre impuissance. Si « chacun, en tant qu’il est le producteur de lui-même, est responsable de son corps, de son image, de son succès, de son destin18 », il se trouve que l’idéal ne fournit pas en lui-même les moyens qui permettraient de l’atteindre.
Ouvrir la cage
33Mais si l’idéal ne fournit pas les clefs de la réussite, il devient alors essentiel de comprendre ce qui peu malgré tout en favoriser l’expression, ou, au contraire, l’entraver. Nous ne sommes pas démunis pour nous engager dans cette voie. Souvenons-nous qu’à la fin de la conclusion de la première partie, nous avions avancé que le redoublement des processus d’acculturation et d’atomisation en cours à l’intérieur mais aussi à l’extérieur de la société salariale n’était en rien susceptible de faciliter l’adaptation des cadres aux réalités actuelles du monde du travail. Pour autant, une structuration identitaire optimale en amont de l’entrée dans le monde du travail ne favorise pas nécessairement cette adaptation, pas plus qu’elle ne facilite l’adoption du type de rationalité que l’on vient de définir plus haut, le cas de Louis en témoigne.
34Mais il va de soi que la garantie de scientificité de cette proposition pèche par le nombre. En fait, on pourrait aussi bien envisager le contraire et avancer que les moins structurés en amont du monde du travail – qui sont aussi les plus touchés par les processus d’atomisation et d’individuation en cours – parviendraient, eux aussi, avec aisance, à s’accommoder des réalités qu’il produit. Rien n’empêche d’infirmer ces propos, mais rien non plus n’autorise à leur accorder une quelconque véracité. Pas un parmi les cas retenus n’abonde dans ce sens. Pourtant, cette éventualité n’est pas à négliger, pas plus que ne le serait son coût psychologique pour la société.
35Seuls certains parmi les plus structurés tireraient leur épingle du jeu. Ce résultat d’une extrême banalité renferme pourtant quelque chose d’étonnant ! En effet, si l’on considère que le néo-libéralisme rejette tout collectif institué au rang de l’archaïsme sous prétexte de permettre l’explosion des libertés individuelles, on sait aussi à quel point il oublie, ou méconnaît que ce sont ces mêmes collectifs qui peuvent permettre aux individus d’assumer et d’atteindre une forme de liberté. De notre côté, nous avançons qu’une forte cohésion dialogique entre des collectifs institués contribuerait à alimenter, puis à fortifier les facultés d’adaptation des hommes au travail ; mais nous n’en sommes plus là… Il y a, dans cette propension sociétale à scier la branche sur laquelle se constitue le pouvoir de l’adaptation, une démarche suicidaire, pour les autres.
36On a là, sous forme d’illustration, un début de complément à apporter au paradoxe que soulevait Pierre Bourdieu dans un de ses derniers textes, Le néo-libéralisme, utopie (en voie de réalisation) d’une exploitation sans limites19. Alors que les solidarités instituées sont accusées, par les tenants du néo-libéralisme, d’enfreindre et d’enchaîner la liberté des individus de « l’ordre nouveau », l’auteur montrait, dans le même temps, que ces solidarités, jugées dépassées par les uns, maintenaient la cohésion et retardaient l’effondrement de l’« ordre social ». L’ironie du sort veut donc que ceux-là mêmes qui détiennent les moyens de s’adapter à l’idéal qu’ils contribuent à produire, cherchent aussi, par ailleurs, à saper les conditions sociales au principe de leurs facultés d’adaptation.
Le visage de l’abîme
37En prenant pour point d’appui et de référence le cas de Philippe (devenu artificiellement, pour les besoins de la démonstration, une figure paradigmatique) – qu’on opposera sommairement à Christophe et Thierry –, il sera permis de constater que celui qu’on sait capable de mobiliser le type de rationalité adapté aux réalités actuelles du travail, se rapproche aussi, dans le même mouvement, d’une conception dominante de l’homme, ou plutôt, d’une représentation théorique de l’homme sous-jacente à la production de modèles visant à le penser. Ses propos témoignent de la mise en place d’un modèle anthropologique de l’économie néo-classique, l’homo œconomicus20. Assisterions-nous à l’incarnation d’un tel modèle ? L’idéal théorique prendrait-il visage humain ?
Quand la réalité dépasse la fiction théorique21
Un mode de gestion indifférencié : « Ce sont les valeurs de l’homme qui sont dans l’entreprise, ce sont les valeurs de l’homme qui sont dans la vie de tous les jours, en dehors de sa vie professionnelle. » ; Dégagé des appartenances : « Moi, j’ai très peu de contraintes matérielles. J’en ai parce que… […] Je n’ai pas de famille, je n’ai pas de femme, de machins, etc. » ; Liberté et autonomie : « En deux jours, je peux décider de me barrer. J’ai zéro contrainte, je suis hyper libre. Enfin, libre… la liberté a un prix. » ; L’Autre, une source de profit : « Tu peux considérer les gens comme de la ressource machine hyper flexible. » ; L’Autre à mon compte : « Comment je fais pour faire en sorte que les ressources que je peux avoir, qui sont des ressources humaines, poussent dans le sens de mon intérêt, et mon intérêt étant celui de ma société ? et là, il y a du boulot, mets-toi là-dedans, tu as du business d’enfer. » ; Soi, comme source de profit : « Le licenciement, la meilleure affaire de ma vie » ; Le sentiment de l’autonomie : « Si tu veux quelque chose, il faut t’en donner les moyens. Tu sais, le : « Aide-toi, le ciel t’aidera », il n’y a pas plus vrai que ça. […] Je ne dois rien à personne. » ; La mesure de toute chose : « La seule unité qui permet de tout mesurer, c’est l’argent. […] C’est le mètre étalon, il n’y a pas à tortiller. Le temps, pareil, c’est de l’argent. » ; La société du spectacle : « Mais la télé c’est magnifique. Ça permet de, pas de manipuler… mais… ça permet de gérer les… bon, le peuple est con, tout le monde le sait, la masse… La télé c’est un truc extraordinaire. » ; L’art du simulacre : « Dans la politique, c’est pas d’être un bon gestionnaire, c’est être un bon communiquant. Tu sais, on est dans le monde de la forme. Les politiques fonctionnent comme des commerciaux. » ; Un désengagement : « Moi, à Paris, je ne prends pas ma voiture, c’est une perte de temps. Aujourd’hui, ça me coûte trop cher de voter. »
38Ces propos traduisent une diffusion à tous les domaines de l’existence d’un mode de pensée spécifique. Cet état d’esprit contient et révèle : une attitude gestionnaire, une obsession d’une rentabilisation de la vie, un sentiment d’autonomie, de liberté, une réduction de l’Autre à un moyen au service d’une recherche de profit personnel, une transformation de soi rationnelle en finalité, une acceptation résignée et heureuse des règles du jeu, une recherche de maximisation du rapport temps/argent qui régulerait la totalité des rapports humains.
Le temps des distances
39Mais, parler d’un modèle fait homme est probablement exagéré. Dans une perspective évolutionniste, Philippe, Christophe et Thierry pourraient apparaître comme des paliers, comme des distances temporelles22 qui sépareraient les individus d’une représentation idéale et dominante – ou bien plutôt, idéale parce que dominante – de l’homme. Non pas que Philippe incarne ce qui n’est à l’origine qu’un modèle théorique pour penser l’homme, mais, au cœur du jeu mimétique – de l’imitation, de la convoitise de ce qui est désiré par l’autre, du summum de l’aliénation de soi, de l’arraisonnement de soi ayant pour étalon la représentation qu’il se fait de ce que l’autre attend de lui –, il témoigne de l’intériorisation qui est la sienne des catégories dominantes23. Philippe justifie et explique son mode d’existence à travers le prisme de schèmes de pensées qui se trouvent à l’état condensé au cœur du modèle théorique. Chez lui, le symptôme se confond avec le dogme. Mais peut-être faut-il voir aussi dans cette proximité apparente entre Philippe et le modèle, l’actualisation de dispositions qui le condamnent à en adopter les contours. De son côté, Christophe oscille et vacille, Thierry, lui, a déjà abandonné. L’un et l’autre peinent à s’adapter à un environnement complexe. À l’hyper-réactivité de Christophe répond l’écroulement de Thierry. L’écart qui croît entre l’amplitude du renoncement à soi et le dessèchement de l’illusion qu’une ouverture à tous les faisables est possible rend l’adaptation au monde du travail particulièrement douloureuse pour l’un et l’autre. Tendre vers ce modèle c’est courir le risque de sa propre perte. Tel Icare, ils ne peuvent approcher l’idéal qu’en se décomposant ; la réussite est piégée.
40Rares sont ceux dont l’assurance de soi autorise à ces renoncements à soi au moindre coût. Rares aussi ceux qui peuvent sortir indemnes de ce processus identificatoire qui pousse nombre de cadres à tenter d’endosser la figure idéale et idéalisée de ce « monstre anthropologique24 ». Pourtant, sur chacun d’eux, la force attractive du modèle semble avoir agi. D’une certaine façon, le désinvestissement relatif de certains cadres à l’égard du travail atteste des résistances de la matière à se fondre dans l’idéal. Mais, si l’histoire se poursuit par la lutte et dans les crises, ici c’est dans le renoncement qu’elle s’effectue, comme par défaut, ou par aveu d’impuissance à pouvoir se hisser à hauteur du modèle. Le moteur de la lutte s’alimente à cet abandon signe d’un désaveu, d’une rétractation. N’y a-t-il pas quelques dangers à concevoir la défense et la critique sous l’angle de la défaite, d’autres encore à fonder la légitimité de l’action en prenant appui sur une transcendance aussi hétérorégulée que vaporeuse25 ? La figure archétypale du cadre continue de jouer un rôle de premier ordre dans le théâtre changeant de l’esprit du capitalisme. Au cœur de ses métamorphoses, de nouveaux visages apparaissent. Pour un temps, ils comblent l’abîme de la condition humaine et permettent aux hommes d’habiter le présent, mais n’annoncent-ils pas un changement de régime de la norme, une passerelle vers un autre monde ?
Notes de bas de page
1 Les cadres, ou plutôt le cadre dont on parlera ici n’est autre qu’un sujet idéal identifiable par un ensemble d’attributs et de dispositions particulières ; un sujet adapté au monde du travail.
2 Quand cette coïncidence se produit, l’Autre devenu semblable risque aussi de se transformer en un concurrent potentiel. C’est cette lutte presque fratricide entre des cadres au chômage mis en concurrence pour l’obtention d’un poste que Costa-Gavras illustre dans Le Couperet, 2005.
3 Comprendre, dit H.-G. Gadamer, « C’est toujours se mouvoir dans un tel cercle et c’est pourquoi le retour répété du tout vers les parties, et inversement, est essentiel. » H.-G. Gadamer, Vérité et méthode, Paris, Éditions du Seuil, 1996, p. 209.
4 « Cependant, dans cette société existent des formes d’individualisation que l’on pourrait qualifier d’individualisme négatif, qui s’obtiennent par soustraction par rapport à l’encastrement dans des collectifs. » R. Castel, Les métamorphoses de la question sociale, Mesnil-sur-l’Estrée, Éditions Fayard, 1996, p. 463. Il convient d’insister sur ce point, l’extraction de collectifs s’accompagne d’une prolifération de situations singulières. Ce cadre idéal-typique est à penser dans ces deux dimensions, par défaut de collectif et par trop plein de singularités.
5 Voir É. Roussel, « À quelles conditions peut-on parler d’éthique en entreprise ? », Cadres et société, 2007, n° 1.
6 P. Ricœur, Soi-même comme un autre, Paris, Éditions du Seuil, 1990, p. 12.
7 Cet extrait, quelque peu découpé, provient d’un fragment d’entretien déjà utilisé dans Une relation discordante. La dynamique de l’adaptation aux contradictions du système.
8 P. Bourdieu, Les structures sociales de l’économie, Paris, Seuil, 2000, p. 21.
9 Le noyau dur de ce type de croyance comporte un ensemble de traits caractéristiques majeurs : une forme de primauté accordée à la logique de la rationalité économique, une représentation de l’économique détachée, surplombant le social, l’assurance que la poursuite des intérêts particuliers profite à l’intérêt général, le sentiment que l’accumulation du profit témoigne et atteste de la preuve de la valeur de l’individu (raisonnement lui-même fondé sur l’idée que la volonté d’enrichissement est inhérente à la nature humaine), etc. Mis ensemble, ces traits désignent des motifs d’acceptation – des enjeux – du jeu qui justifient qu’on s’y investisse.
10 É. Durkheim, Les formes élémentaires de la vie religieuse. Le système totémique en Australie, Paris, PUF, 1985, p. 515.
11 Il est ainsi envisageable de voir dans l’augmentation des maladies psychiques l’expression de symptômes qui, en se montrant, cachent ce qu’ils refoulent ; voir Alain Ehrenberg, L’individu incertain, Paris, Calmann-Lévy, 1995, 351 p. On pourra aussi se reporter à l’étude réalisée par Tanguy Bothuan qui, non seulement se livre à un descriptif détaillé des nombreuses études qui attestent de l’existence de liens entre les formes actuelles de l’organisation du travail et la santé des cadres, mais fourmille aussi de données sur les prises de médicaments chez ces derniers ; T. Bothuan « La gestion de l’inaptitude des cadres », op. cit., 81 p.
12 « Terme employé par S. Freud dans le cadre de sa seconde théorie de l’appareil psychique : instance de la personnalité résultant de la convergence du narcissisme (idéalisation du moi) et des identifications aux parents, à leurs substituts et aux idéaux collectifs. En tant qu’instance différenciée, l’idéal du moi constitue un modèle auquel le sujet cherche à se conformer. » J. Laplanche et J.-B. Pontalis, Vocabulaire de la psychanalyse, op. cit., p. 184.
13 J. Baudrillard,Télémorphose, Paris, Sens & Tonka, 2001, p. 26-27.
14 Tel n’était d’ailleurs pas l’objectif poursuivi par les auteurs. Voir en particulier le chapitre La généralisation de la représentation en réseau in L. Boltanski et È. Chiapello, NEC, op. cit., p. 208-230, mais aussi L. Boltanski et L. Thévenot, De la justification. Les économies de la grandeur, Paris, Gallimard, 1991, 483 p.
15 On pense notamment à l’affaiblissement du pouvoir coercitif des récits de légitimation politiques, religieux, mais aussi scientifiques et parfois même industriels.
16 « Ce que produit immédiatement cette désinstitutionnalisation, c’est bien une désymbolisation des individus. » D.-R. Dufour, L’Art de réduire les têtes. Sur la nouvelle servitude de l’homme libéré, à l’ère du capitalisme total, Paris, Denoël, 2003, p. 235.
17 K. Marx, Contribution à la critique de l’économie politique, Paris, Éditions Sociales, 1972, p. 149.
18 L. Boltanski et È. Chiapello, NEC, op. cit., p. 235-236.
19 P. Bourdieu, Contre-feux, op. cit., p. 108-119.
20 Pour une analyse généalogique et épistémologique détaillée du concept d’homo œconomicus, voir P. Demeulenaere, homo œconomicus. Enquête sur la constitution d’un paradigme, Paris, PUF, 1996, 288 p.
21 Tous les propos qui suivent sont ceux de Philippe, les titres en italique sont nôtres.
22 « À chaque moment du temps, dans un champ de lutte quel qu’il soit (champ des luttes de classes, champ de la classe dominante, champ de production culturelle, etc.), les agents et les institutions engagés dans le jeu sont à la fois contemporains et temporellement discordants. » P. Bourdieu, « La production de la croyance. Contribution à une économie des biens symboliques », Actes de la Recherche en Sciences Sociales, n° 13, février 1977, p. 40.
23 « L’idéal semble prendre du poids et de l’autorité quand nous postulons qu’il exprime ce que nous sommes vraiment. » C. Taylor, Le malaise de la modernité, Paris, Cerf, 1994, p. 40.
24 P. Bourdieu fait ici référence à l’homo œconomicus ; voir Les structures sociales de l’économie, op. cit., p. 256.
25 Le passage par une référence transcendante, qu’elle soit réelle (la Loi) ou informelle (une représentation dominante, celle de l’homo œconomicus, ou celle du marché, par exemple), dédouane et déculpabilise celui qui agit, il l’intronise dans le champ du faisable. Pourtant, l’une et l’autre diffèrent quand on les rapporte à ce à quoi l’on renonce quand on met en œuvre ce qu’elles autorisent, ce qu’elles désignent. Si d’un côté, la Loi est obéissance à soi-même, le respect à une référence fantasmée est synonyme d’un abandon du sujet par lui-même.
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